Le Robinson suisse/XL
CHAPITRE XL
Un jour que le vent nous était très-favorable, nous appareillâmes pleins d’espérance, et nous partîmes accompagnés des vœux de ma femme et de François. Nous emmenions avec nous le jeune Knips, singe que nous avions apprivoisé après la mort du vieux ; le chacal de Jack, qui commençait à vieillir, le chien Bill, qui se trouvait dans le même cas, et les deux jeunes chiens Braun et Falb, devenus alors si vigoureux, qu’ils pouvaient se comparer à ceux que le roi indien Porus offrit à Alexandre le Grand, et qui, dit-on, étaient assez forts pour tenir tête à des lions et à des éléphants.
Jack insista pour partir avec son frère Fritz ; il se plaça dans le nouveau trou que celui-ci avait pratiqué dans son caïak ; ils devaient nous servir de pilotes, et reconnaître pour nous les passages les plus sûrs entre les écueils. Sous leur direction, nous ne craignîmes pas de nous aventurer dans les rochers des Lamantins, où les brisants présentaient en plus d’un endroit l’aspect le plus menaçant. Ils nous servirent de guides avec une prudence consommée, au point que je me décidai même à hisser une voile. Dans notre traversée, nous vîmes sur plusieurs rochers tantôt des dents, tantôt des squelettes tout entiers de lamantins ; mais nous n’avions pas alors de temps à perdre, et il fallut remettre à une autre fois le soin d’en faire une récolte. Arrivés dans les eaux tranquilles de la grande baie, nous trouvâmes une mer qui brillait comme un miroir, et sur sa surface d’élégants nautiles papyracés voguaient sans que rien tes troublât. Nous contemplâmes longtemps avec intérêt les manœuvres intelligentes de ces jolis petits habitants des flots. Nos pilotes du caïak en eurent bientôt pris quelques-uns des plus beaux, et nous décidâmes sur-le-champ que cette baie s’appellerait désormais la baie des Nautiles. Nous passâmes ensuite devant un cap que nous appelâmes le cap Camus, parce qu’il ressemblait effectivement au nez d’une personne camarde. Quand nous l’eûmes doublé, nous vîmes de loin le promontoire de l’Arche, derrière lequel, d’après ce que nous dit Fritz, se trouvait la baie des Perles.
À la vue de l’arche, nous fumes saisis d’étonnement et d’admiration. C’étaient à la fois la hardiesse et la légèreté de l’architecture gothique jointes à la grandeur et à la solidité des constructions cyclopéennes. En la traversant, nous fîmes une ample récolte de nids d’oiseau. Ernest fut le seul qui remarqua qu’il y avait de notre part quelque chose de ridicule à prendre tant de peine pour rassembler ces nids, puisque nous ne savions pas si jamais bâtiment étranger approcherait de notre île et consentirait à nous les acheter. Je répondis que l’espérance est un des trésors les plus précieux pour l’homme : elle est fille du courage et sœur de l’activité, car l’homme courageux ne désespère jamais, et celui qui espère ne cesse de travailler pour parvenir au but de ses désirs ; il ne s’épuise pas dans d’inutiles labeurs et ne perd pas ses forces dans l’oisiveté. Après cette observation, je donnai l’ordre de cesser la récolte des nids, et je m’y décidai d’autant plus volontiers que la marée, qui commençait à monter, devait nous aider à sortir plus vite de l’arche.
Nous sortîmes de dessous l’arche, et nous nous trouvâmes dans une des plus belles baies qu’il fût possible de voir. Elle pouvait avoir sept à huit lieues de circonférence, et répondait parfaitement à la description de Fritz. Le seul reproche que l’on pût faire à cette baie, c’était qu’il s’y trouvait un ou deux bancs de sable et quelques hauts-fonds ; mais ces derniers se composaient principalement de bancs d’huîtres placés à fleur d’eau, faciles, par conséquent, à apercevoir et n’offrant aucun danger.
Je n’ai pas besoin de dire que nous voguâmes avec un plaisir extrême sur cette nappe d’eau, longeant l’agréable rivage qui nous offrait à la fois de riantes prairies, des bois touffus, des collines verdoyantes et de limpides ruisseaux. Nous nous dirigeâmes vers une crique assez vaste, tout près du banc d’huîtres sur lequel Fritz avait péché ses perles : nous y étions attirés par la vue d’un ruisseau dont les eaux nous promettaient un doux rafraîchissement. Nos compagnons de voyage, à qui nous n’avions pu distribuer pendant la journée qu’une assez faible ration d’eau douce, sautèrent par-dessus le bord pour arriver plus promptement au ruisseau. Maître Knips seul n’eut pas le courage d’imiter ses camarades, et nous ne pûmes nous empêcher de rire en voyant ses gestes étranges ; il hésitait entre le désir de les suivre et la frayeur que lui causait la seule pensée de se rendre à terre a la nage. J’eus pitié à la fin du pauvre animal : je lui jetai une grosse corde par laquelle il descendit en tremblant sur le rivage.
Nous suivîmes sur-le-champ notre petit danseur de corde, et, le soleil baissant déjà à l’horizon, nous songeâmes à nous préparer un souper en règle. Il se composa d’une soupe de pemmican, de pommes de terre et de biscuit de maïs. Pour combustible, nous nous servîmes de morceaux de bois jetés sur le rivage par les flots ; ils étaient du reste assez secs ; mes fils en rassemblèrent une quantité considérable pour pouvoir entretenir pendant toute la nuit un grand feu de bivac. Cela fait, nous nous disposâmes à dormir. Les chiens restèrent auprès du feu, où ils se trouvèrent fort bien ; quant à nous, ayant regagné notre chaloupe, nous allâmes mouiller à quelque distance du rivage, prêts à saisir nos armes au premier signal de danger que nous donneraient nos gardiens restés à terre. Pour surcroît de précaution, j’attachai Knips au pied du mât, plein de confiance dans son active surveillance. Tout étant ainsi arrangé, nous nous retirâmes à la poupe de notre petit bâtiment, où nous dressâmes une tente de toile à voiles, et où nous nous étendîmes sur nos peaux d’ours et d’hyène. Nous passâmes une nuit tranquille, pendant laquelle nous n’entendîmes d’autre bruit que les hurlements des chacals, auxquels le nôtre joignait sa voix.
Le lendemain matin nous fûmes debout de bonne heure, et, après un bon déjeuner à la fourchette, nous nous rendîmes au banc d’huîtres, où nous fîmes une pêche si abondante, que je résolus de rester trois jours entiers en cet endroit. Nos huîtres étaient rassemblées en un grand tas sur la grève, pour y sécher au soleil : j’y ajoutai une certaine quantité de deux plantes que j’avais remarquées dans les environs, et qui me parurent être du kali et de la soude. Je désirais beaucoup pouvoir parvenir à fabriquer cette dernière matière, qui devait m’être fort utile, surtout pour faire du savon et pour raffiner le sucre. Vers le soir, une heure environ avant le souper, nous allions chaque jour en excursion dans l’intérieur du pays, et nous ne revenions jamais sans rapporter avec nous quelques oiseaux connus ou inconnus.
La dernière soirée de notre pêche, nous éprouvâmes un grand désir de pénétrer un peu plus avant que de coutume dans le petit bois. Nous croyions avoir reconnu le cri de coqs d’Inde ou de paons, et nous n’aurions pas demandé mieux que d’abattre, en même temps, un quadrupède, s’il s’en fût présenté. Ernest et le brave Falb nous précédaient. Derrière eux marchait Jack avec son chacal. Fritz et moi étions restés sur la grève, où nous avions encore quelques dispositions à faire. Soudain nous entendîmes un coup de fusil suivi de cris affreux, et puis d’un second coup. À l’instant même Bill et Braun s’élancèrent du côté d’où le bruit était parti, et Fritz y courut aussi, tenant son aigle sur le poing. Il le décapuchonna, le lança, et puis tira un coup de pistolet. Les cris de détresse furent alors remplacés par ceux de : Victoire ! victoire !
Il va sans dire que moi aussi je me dirigeai le plus promptement possible vers la scène du combat. Au bout de deux minutes, j’aperçus entre les arbres Jack, qui s’avançait en boitant, soutenu par Ernest et Fritz. Quand ils furent près de moi, Jack, s’étant arrêté, commença à se tâter tous les membres en gémissant et en pleurnichant. De temps en temps il s’écriait : « J’ai mal ici, et ici, et ici ; je suis moulu comme un grain de poivre. »
Je me hâtai de le déshabiller pour l’examiner ; mais j’eus beau le regarder et presser tous les endroits, je ne trouvai rien de cassé ni de démis. Il respirait librement, et je ne vis rien d’extraordinaire sur son corps, si ce n’est trois ou quatre taches bleues, suite de coups ou de foulures. Aussi, quand je reconnus ce qu’il en était, je ne pus m’empêcher de lui dire : « Est-il permis à un héros en herbe de se livrer à des plaintes si vives, de soupirer et de pleurer pour si peu de chose !
jack. — Vous appelez cela peu de chose ! J’ai été moulu, foulé aux pieds, presque écrasé. Cet animal m’a, pour ainsi dire, tiré l’âme du corps. Il s’en est fallu de peu qu’il ne m’ait éventré, et alors adieu le héros en herbe. Heureusement les braves chiens et le pistolet de Fritz ont traité le monstre comme il le méritait.
moi. — Dis-moi donc quel est le monstre qui t’a si cruellement moulu ; je n’en ai encore aucune idée.
jack. — Quant à toi, Fritz, n’oublie pas de me garder la tête de cette horrible bête !… Oh ! mon genou !… Oh ! ciel ! ma jambe ! il faut la couper tout de suite !… Ah ! mon dos !… Nous en souperons ce soir et nous en déjeunerons demain ; il y aura assez pour deux repas.
moi. — Encore ! Est-ce le délire de la fièvre qui le fait parler ainsi ? Tu veux qu’on te coupe la jambe et que nous mangions ton dos pour notre souper !
jack. — Non ! non ! Mais je veux que la tête et les défenses soient conservées dans notre musée. Elles m’ont fait une belle frayeur, ces dents-là !
moi. — Saurai-je enfin, étourdis que vous êtes, de quel animal il s’agit ?
ernest. — C’est d’un horrible sanglier d’Afrique que nous parlons. Il était effrayant à voir avec les peaux qui lui pendaient sous les yeux et sur les tempes, avec ses défenses longues de près d’un pied, avec son large groin, qui remuait la terre comme le soc d’une charrue et y creusait de véritables sillons.
moi. — Rendons grâce à Dieu de ce que nous avons échappé à un si grand danger, et occupons-nous maintenant du pauvre patient. Quoiqu’il ne soit pas blessé, la frayeur pourrait avoir pour lui des suites fâcheuses que nous devons prévenir. »
En achevant ces mots, je donnai au petit chasseur un verre de vin de Canarie de notre propre fabrique, je lavai ses membres meurtris avec ce même vin ; après quoi je le portai dans la chaloupe, où il s’endormit si promptement, que je n’eus plus aucune inquiétude sur son compte. Cela fait, je dis à Ernest de me raconter ce qui s’était passé, et voici un abrégé du récit qu’il me fit :
« J’étais entré le premier avec Falb dans le bois, quand celui-ci me quitta tout à coup, en aboyant avec force, pour poursuivre un grand animal qui s’approchait par le taillis, et qui s’arrêta près d’un gros arbre pour y aiguiser ses défenses. Sur ces entrefaites, Jack était arrivé aussi, et son chacal s’était joint à Falb pour attaquer le sanglier. De mon côté, je m’approchai avec précaution derrière les arbres, épiant le moment favorable pour lui tirer mon coup de fusil. Le chacal, trop prompt dans son attaque, reçut de l’animal un coup de pied qui lui fit jeter les hauts cris, et qui mit Jack dans une si grande fureur, que, sans bien mesurer la distance, il tira sur le sanglier, qui ne fut que légèrement effleuré par la balle, et qui, comme il fallait s’y attendre, tourna toute sa colère contre son nouvel assaillant. Jack, suivant sa louable habitude, se sauva à toutes jambes. Je crus devoir alors tirer sur le monstre, mais la blessure que je lui fis ne fut pas mortelle et augmenta seulement sa rage. Cependant, comme notre Jack sait courir aussi vite qu’un Hottentot, il aurait sans doute échappé s’il n’avait pas heurté du pied contre une racine d’arbre. Il tomba, et je le crus perdu ; mais le chien et le chacal attaquèrent si vigoureusement le sanglier par derrière, que celui-ci eut besoin de toutes ses forces et de toute son adresse pour se défendre contre eux, et tout ce qu’il put faire à Jack fut de le fouler et de le meurtrir avec ses pattes et ses genoux. Dans l’intervalle, j’avais rechargé mon fusil ; Bill arriva avec Braun en même temps que l’aigle de Fritz fondit du haut des airs sur notre ennemi. Assailli de tous côtés, il se laissa approcher par Fritz, qui lui déchargea son pistolet à bout portant dans la tête ; c’est là, mon père, le troisième coup de feu que vous avez entendu.
Quand j’arrivai sur la place, tout était fini. Jack se releva en pleurant ; Fritz et moi le prîmes sous le bras, et, ayant jeté un regard en arrière, je vis avec étonnement le singe et le chacal qui semblaient se disposer à partager entre eux les restes du sanglier. Cependant, m’étant rapproché, je reconnus que c’était une espèce de navets qu’ils se disputaient, et j’eus de la peine à leur en arracher une demi-douzaine que je vous rapporte dans ma gibecière. À en juger par l’odeur, ils ne valent pas grand’chose, car je la trouve forte et désagréable. »
Pendant que nous nous entretenions de la sorte, le soleil avait disparu, et la nuit nous avertit qu’il était temps de songer au souper et au repos. Nous aurions bien désiré avoir nos chiens, mais ils étaient restés auprès du sanglier, et il était trop tard pour les aller chercher. Nous allumâmes, selon notre usage, le feu de bivac, et, après avoir pris quelques aliments froids, nous allâmes nous coucher dans notre loupe, où nous passâmes une nuit presque aussi tranquille que si nous eussions été à Felsheim.
Le lendemain, de grand matin, nous nous mîmes en route pour le champ de bataille, afin d’examiner le sanglier tué et de tenir un conseil sur l’utilité que nous pourrions en retirer. Nous laissâmes pourtant reposer le pauvre Jack, qui, après son aventure, n’était nullement disposé à se joindre à notre expédition. Dès que nous fûmes près du bois, le chacal et les chiens vinrent au-devant de nous en sautant de joie, et nous reconnûmes avec plaisir qu’il ne leur était arrivé aucun accident pendant la nuit. À la vue du sanglier, je fus surpris de sa grosseur monstrueuse, ainsi que de son excessive laideur. Pendant que je le regardais en silence, Fritz remarqua que nous avions là une excellente occasion de remplacer nos jambons de Westphalie, dont la provision était depuis longtemps épuisée. Je répondis qu’il était à craindre que la chair d’un vieux sanglier, comme celui-ci, ne fût pas fort tendre ni bien facile à digérer, et que, selon moi, il valait mieux commencer par examiner le terrain pour voir si nous ne trouverions pas encore des truffes. Il n’y en avait plus à l’endroit où mon fils avait pris les premières ; mais, l’œil perçant de Fritz n’ayant pas tardé à distinguer des essaims de petites mouches qui voltigeaient de distance en distance, nous fouillâmes le sol, et nous ne fûmes pas longtemps à faire une récolte abondante de ces précieux cryptogames.
Nous nous décidâmes ensuite à n’emporter que la tête et les quatre membres du sanglier. Comme ils étaient fort lourds, nous fîmes cinq claies avec des branches d’arbre ; nous attelâmes à chacune des trois premières un de nos chiens, je traînai la quatrième, et Fritz et Ernest la dernière. Cependant, peu accoutumés à la bride, nos attelages ne suivirent pas, dans leur marche, un ordre bien réglé, d’autant plus que le chacal, auquel nous n’avions point assigné de tâche, allait et venait de l’un à l’autre, dérangeait les chiens, et cherchait, en outre, à s’emparer d’une partie du produit de la chasse. En conséquence, Fritz se vit obligé d’abandonner à Ernest tout seul le soin de traîner la claie où se trouvait la monstrueuse tête du sanglier, et de prendre sur lui le rôle de guide de la caravane. Arrivés sur la grève, à peine eûmes-nous rendu la liberté à nos chiens, que ceux-ci retournèrent, avec la rapidité de la flèche, aux restes du sanglier, et ne revinrent auprès de nous que quand ils se furent amplement repus de sa chair.
Comme nous nous disposions, après cela, à mettre en pièces nos claies, nous remarquâmes que la plupart des branches dont elles se composaient étaient chargées d’une espèce de noix fort douces, mais qui, au lieu de noyau, renfermaient du colon long et fin et d’une couleur fauve, ressemblant beaucoup à celle du nankin, qui en effet est fabriqué d’un coton dont la couleur naturelle est celle de l’étoffe ; il est originaire de la province de Nanking en Chine. Je pensai donc que ce pouvait bien être là la véritable plante du nankin, et je mis soigneusement de côté toutes les noix que je pus recueillir, afin de les faire voir à ma femme, me réservant de saisir la première occasion pour en ramasser le plus possible, et en même temps pour choisir deux jeunes arbustes bons à être transplantés.
Sur ces entrefaites, Fritz et Ernest songeaient à rôtir la hure du sanglier à la mode otahitienne pour notre souper, après l’avoir préalablement farcie de truffes, ce qui nous promettait un repas fort délicat. Jack, qui s’était réveillé, sortit de la chaloupe et vint aider ses frères, pendant que, de mon côté, je faisais les premiers préparatifs nécessaires pour fumer les cuisses et les épaules. Le coucher du soleil nous surprit dans ces diverses occupations, et je n’avais encore eu que le temps d’allumer un petit feu, quand tout à coup le silence des premières ombres de la nuit fut interrompu par un rugissement terrible qui retentit du fond du bois voisin, et que les échos rendirent bien plus affreux en le répétant. À ce bruit, le sang se glaça dans nos veines. Pendant un moment, nous osâmes nous flatter que ce bruit ne se renouvellerait pas, et qu’il n’avait été causé que par la chute d’un rocher. Mais notre espérance ne fut pas de longue durée, le rugissement ne tarda pas à se faire entendre de nouveau ; et bientôt d’autres rugissements, les uns plus éloignés, les autres plus rapprochés, s’y joignirent comme pour y répondre.
« Quel infernal concert ! s’écria à la fin Fritz en sautant sur ses jambes et en saisissant son fusil de chasse. Des dangers nous menacent. Attisez le feu, retournez à la chaloupe, et tenez vos armes en état. Je vais aller à la découverte dans mon caïak ; car je crois avoir entendu des rugissements fort rapprochés, sur la côte même. »
En un clin d’œil le brave jeune homme fut dans son canot, se dirigeant vers l’embouchure du ruisseau ; il disparut dans l’obscurité de la nuit. Pour le reste, nous suivîmes, quoique à regret, ses instructions ; nous ajoutâmes du bois au feu et rentrâmes dans la chaloupe, prêts à tirer ou à forcer de rames pour nous éloigner, selon que le cas l’exigerait.
« Je suis pourtant surpris, dit Jack, que Fritz nous ait ainsi laissés dans l’embarras au moment où il savait que nous avions si grand besoin de son secours. Je croyais que c’était un garçon de cœur.
— Et je suis sûr qu’il l’est, répondis-je ; si je crains quelque chose, c’est plutôt son intrépidité, qui pourrait bien le pousser à s’exposer à de trop grands dangers. Que le ciel le préserve !
— Ce que je ne conçois pas, dit Ernest, c’est qu’il ait osé partir ainsi dans son caïak sans que vous lui en ayez accordé la permission.
— Cela s’explique, mon enfant, par son courage, par son ardeur, et surtout par sa présence d’esprit, qui lui fait comprendre en un instant quel est le meilleur parti à suivre. C’est une supériorité que prennent toujours sur les autres hommes ceux de qui la bravoure est prouvée. »
Nous parlions encore, quand nous vîmes notre singe Knips, le chacal et les chiens accourir en toute hâte auprès de notre feu. Knips fit une terrible grimace quand il s’aperçut que nous nous étions embarqués sans lui. Il s’assit sur la table que nous avions dressée pour le souper, et tint des regards inquiets fixés sur l’intérieur des terres. Il tremblait de tous ses membres et ne cessait de se gratter. Le chacal et les chiens s’assirent, au contraire, par terre derrière le feu, regardant du même côté que le singe, et faisant entendre alternativement des aboiements de colère et des hurlements d’effroi.
Cependant les rugissements devenaient toujours plus fréquents et semblaient se rapprocher. Je crus les entendre du côté de notre champ de bataille. Je m’imaginai alors que c’étaient des léopards ou des panthères, qui, attirés de ce côté par l’odeur du sanglier mort, avaient forcé nos quatre compagnons à une retraite si précipitée. Mais bientôt nous aperçûmes, à la faible lueur que jetait au loin notre feu, un animal monstrueux, s’avançant par bonds rapides, et qu’à ses rugissements plus distincts et à sa forme nous reconnûmes pour être un lion, mais d’une taille telle, que jamais on n’en a vu de semblable en Europe dans aucune ménagerie. Notre feu semblait exciter sa colère. Il s’assit comme un chat sur ses pattes de derrière, et jeta, tantôt sur nos chiens, tantôt sur la hure, des regards où la rage et la faim se peignaient à la fois. Il frappait avec force la terre à coups de queue, et tous ses mouvements indiquaient les désirs avides dont il était animé.
Le roi des forêts daigna, au bout de quelque temps, se relever avec majesté, et se mit à marcher lentement. Il rugit encore, mais son rugissement était moins plein, plus criard, et exprimait du dépit plutôt que de la fureur. Il se rendait souvent au bord du ruisseau pour rafraîchir sa gueule altérée ; puis il revenait avec une promptitude qui me faisait craindre, à chaque fois, qu’il ne se décidât à une attaque. Je crus remarquer aussi que les cercles qu’il décrivait devenaient de plus en plus resserrés, jusqu’à ce qu’il finit par prendre une position des plus menaçantes. Il s’étendit de toute sa longueur par terre, les yeux étincelants tournés de notre côté, et redoublant la rapidité des mouvements de sa queue. Mais, avant que j’eusse eu le temps de décider s’il fallait tirer ou gagner le large, j’entendis, du sein des ténèbres, retentir un coup si terrible, que j’en tressaillis de frayeur et presque de colère.
« Oh ! voilà Fritz ! » s’écria Ernest avec un soupir qui trahissait toute son inquiétude. Le lion sauta en l’air avec un rugissement effroyable, demeura immobile pendant quelques secondes, puis chancela et resta sans mouvement sur la place d’où naguère il nous épiait.
« Ah ! ah ! dis-je à mon jeune compagnon, le lion est frappé au cœur, et Fritz a fait un chef-d’œuvre. Mais je veux aller à son secours, dans le cas où il aurait encore quelque danger à courir. Restez ici, prêts à tirer, si c’est nécessaire. »
Je donnai donc quelques coups de rames, et je sautai de la chaloupe à terre, en un endroit où l’eau était peu profonde. Les chiens m’entourèrent avec toutes les marques de la joie ; mais ils me quittèrent bientôt après, et continuèrent à jeter des regards inquiets vers le bois. Cette conduite m’indiquait qu’il fallait user de précaution. En effet, au bout de quelques instants, un second lion, un peu plus petit que le premier, arriva du même côté, s’approchant à grands pas du lieu de notre débarquement. Après s’être arrêté un instant à la vue de notre feu, il continua son chemin sans avoir l’air de s’inquiéter ni de notre feu, ni de notre présence et de celle de nos chiens. Il allait et venait d’un air préoccupé, cherchant évidemment son compagnon que nous avions tué, et l’appelant d’une voix qui n’avait rien d’aimable. Je compris que c’était la lionne, et je me félicitai de ce qu’ils n’étaient pas arrivés tous deux à la fois, puisque nous n’aurions pas pu résister à leur attaque réunie.
Après quelques minutes, elle trouva le lion ; elle le tâta avec ses pattes de devant, le flaira, lécha sa plaie sanglante, puis poussa un affreux rugissement de détresse et fit grincer ses dents.
Un coup partit, et l’animal souleva sa patte droite blessée. Les chiens, voyant que, de mon côté, je me disposais à tirer, s’élancèrent à la fois sur la lionne ; ils s’étaient déjà attachés à différentes parties de son corps, avant que j’eusse eu le temps de lâcher mon coup. Il s’ensuivit un combat terrible ; je puis bien dire que, de ma vie, je n’ai rien vu de si affreux.
L’obscurité de la nuit, les rugissements de la lionne, les cris plaintifs des chiens, qui indiquaient à la fois leur colère et leur frayeur, se réunissaient pour faire sur moi l’impression la plus vive. Je fus un moment embarrassé sur le parti que je devais prendre, et la lionne profita de mon incertitude pour donner au pauvre Bill, qui avait eu l’imprudence de s’attacher à sa gorge, un coup de patte qui l’éventra. Notre fidèle chien tomba mort à côté de son ennemie expirante, que j’achevai alors avec mon couteau de chasse. En ce moment, j’aperçus Fritz à la faible lueur de notre foyer. Il se disposait à tirer. Je fis quelques pas au-devant de lui, et, le prenant par la main, je le conduisis sur le champ de bataille, en l’engageant à se réunir à moi pour rendre grâce au ciel de nous avoir délivrés d’un péril si imminent. Nous criâmes après cela à Ernest et à Jack de venir nous joindre. Ils arrivèrent et se jetèrent dans nos bras en versant des larmes de joie et d’attendrissement. Restés seuls dans la chaloupe, ils avaient eu peur en même temps pour eux et pour moi, et cherchaient alors tous les moyens de se convaincre que nous étions réellement sains et saufs.
Après avoir ajouté de nouveaux aliments à notre feu de garde et allumé des torches, nous retournâmes sur le champ de bataille.
Le premier objet que nous y aperçûmes fut notre pauvre Bill, toujours suspendu à la gueule de la lionne, mais sans vie. « Ernest, s’écria Fritz, vois ce brave animal ! tu devrais bien lui composer une épitaphe ; il le mérite beaucoup mieux que l’âne, qui n’a péri que par sa propre faute et par sa bêtise.
— J’y songerai, répondit Ernest ; mais je dois avouer que la frayeur que j’ai éprouvée a glacé le sang dans les veines de ma muse. Quels lions ! ils sont grands comme des taureaux ! et que d’adresse et de sûreté dans leurs mouvements ! Il faut convenir que le ciel s’est montré plein de miséricorde pour nous.
— La raison, que Dieu a daigné accorder à l’homme, reprit Fritz, le met en état de combattre avec avantage des ennemis incomparablement plus forts que lui. »
Il fut convenu que, quand le jour paraîtrait, nous nous emparerions des dépouilles opimes que notre victoire nous avait procurées ; mais nous ne voulûmes pas tarder davantage à rendre au pauvre Bill les honneurs funèbres. Son convoi eut lieu aux flambeaux, et Ernest composa pour lui une épitaphe dans laquelle il célébra son courage dans les combats, sa douceur au logis, et rappela qu’il était mort glorieusement en défendant ses maîtres contre une lionne.
Le danger passé, nous commençâmes tous à la fois à sentir que nous n’avions pas soupe. Nous courûmes au trou dans lequel notre hure cuisait à la mode d’Otahiti ; mais il aurait fallu voir la mine allongée de mes trois fils quand ils la trouvèrent noire comme un charbon. Moi seul je ne me livrai point au désespoir à cet aspect. Je cherchai la vérité sous ces apparences peu favorables, et je trouvai, en effet, l’intérieur cuit à point, et répandant, grâce aux truffes dont il était farci, le fumet le plus agréable. Le souper fini, nous nous couchâmes dans notre chaloupe, où nous fûmes obligés de nous couvrir avec soin, tant le froid nous parut vif. Cette fraîcheur des nuits explique pourquoi beaucoup d’animaux de la zone torride ont la peau garnie de longs poils.
Au point du jour, nous nous occupâmes à dépouiller les liens de leurs peaux, ce qui ne nous prit guère que deux heures : je me servis de ma pompe foulante. Nous abandonnâmes, ainsi qu’on peut le penser, les restes de ces animaux aux oiseaux de proie, qui ne tardèrent pas à venir fondre sur eux de tous les points de l’horizon ; on eût dit, à les voir arriver en si grand nombre, tandis qu’auparavant rien n’annonçait leur présence, qu’ils avaient été créés tout exprès pour cette occasion. Je montai dans la chaloupe avec Ernest et Jack, et Fritz occupa de nouveau son caïak, dans lequel il nous servit encore de pilote pour trouver la passe qui conduisait hors de la baie. Dès que nous fûmes arrivés dans la haute mer, il se rapprocha de nous et me remit une lettre, arrivée, à ce qu’il me dit, par la poste avant que je fusse éveillé. Accoutumé à des plaisanteries de ce genre, je pris l’écrit de l’air le plus sérieux, et me retirai à l’écart pour le lire. J’y vis avec regret que, toujours préoccupé du sort de la malheureuse Anglaise naufragée, il avait résolu de tenter une entreprise dont je regardais le succès comme impossible. Je réfléchis un instant aux arguments que je devais employer pour le décider à y renoncer ; mais, quand je revins sur le tillac, je vis qu’il était déjà parti et qu’il forçait de rames dans une direction opposée à celle que nous suivions. Je dus donc me borner à lui crier à l’aide du porte-voix : « Adieu, Fritz, sois prudent, que le ciel te protège et te fasse revenir promptement ! »
Nous nous dirigeâmes du côté du levant : il ne fallait pas laisser ma femme dans l’inquiétude, en attendant le retour de Fritz ; vers le soir, nous arrivâmes sains et saufs dans la baie du Salut ; mais la joie de ma femme en nous revoyant fut bien diminuée par l’absence de son aîné, et celle de François par la mort de Bill. En revanche, les divers objets que nous apportions nous valurent le meilleur accueil, et surtout notre coton-nankin et les graines de cette plante, dont la soigneuse ménagère s’empara, dans l’intention de saisir la première occasion de les planter. Je me chargeai de préparer les peaux des lions, et je les transportai, à cet effet, à l’île du Requin.