Le Robinson suisse/XVII

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Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 165-173).

CHAPITRE XVII

Travaux dans l’intérieur de la grotte. — Le plâtre. — Le parc de tortues. — Les harengs. — Manière de les saler et de les fumer. — Les chiens de mer. — Les écrevisses d’eau douce. — Pêche aux saumons et aux esturgeons. Invention de Jack. — Le caviar ; comment on le prépare. — La colle de poisson.


Il s’agissait de rendre notre grotte habitable. Je commençai par arranger l’entrée, par percer des fenêtres sur la façade. Comme nous ne devions plus séjourner que l’été dans notre arbre, j’en enlevai la porte et les fenêtres et les adaptai à notre nouvelle demeure. Voici quelle en fut la disposition intérieure : d’un côté la cuisine, les écuries et la chambre de travail ; de l’autre, la chambre à coucher de ma femme, celle des enfants et la salle à manger ; à l’entrée, nous avions ménagé un assez grand espace pour servir de remise à notre charrette et à notre traîneau. Je conservai, autant que possible, les magnifiques cristaux de sel de la voûte ; cependant je dus abattre ceux de l’écurie, de peur que les bestiaux, naturellement très-avides de sel, n’en mangeassent jusqu’à se faire mal ; les colonnes et les gros blocs furent transportés dans notre plus grande salle. Toutes les pièces dont je viens de parler étaient séparées les unes des autres par des cloisons de roseau.

On pense bien que ces travaux ne s’exécutèrent point en un jour, comme par enchantement : il nous fallut du temps et de la patience ; mais, tout en faisant les architectes, les menuisiers, etc., nous ne négligions pas le soin de nos provisions d’hiver. Ce fut alors que nous eûmes occasion de découvrir, dans une anse écartée, un grand nombre de tortues. Elles se rendaient là, chaque jour, au lever du soleil, pour pondre leurs œufs dans le sable. Mes fils coupaient la retraite à quelques-unes des plus grosses, les renversaient sur le dos et les tuaient ; nous faisions de leurs œufs un excellent plat, et de leur chair un bouillon délicieux. Mais il nous vint une idée fort singulière au premier abord, et que, pourtant, nous exécutâmes. Manger toutes ces tortues eût été chose impossible ; nous pensâmes à en faire un parc. Au lieu donc de les tuer nous leur passions de fortes cordes dans l’écaille, et nous attachions ces corder à des pieux solides, très-près de la mer, où nos prisonnières pourraient entrer.

Pour les homards et les crabes, ils étaient, la plupart du temps, abandonnés aux chiens. Nous avions pris goût aux huîtres.

Un matin, au moment où nous longions le rivage, Ernest nous fit observer, à notre grande surprise, un mouvement extraordinaire dans la mer, du côté de la baie du Salut ; on aurait dit qu’un feu souterrain mettait l’onde en ébullition : elle s’élevait et s’abaissait par un mouvement rapide ; au-dessus des petites vagues écumantes voltigeaient des mouettes, des frégates, des fous, des albatros, et d’autres oiseaux aquatiques que nous ne connaissions pas. Ensemble ils poussaient des cris rauques et sauvages ; voulaient-ils combattre entre eux, ou se livraient-ils à de joyeux amusements ? Nous hâtâmes le pas. Mes fils faisaient toutes sortes de suppositions contradictoires.

« Je serais assez porté à croire, nous dit Ernest, qu’il y a là-bas quelque gros cétacé, baleine ou cachalot, qui, de temps en temps, élève à la surface de la mer son dos, sur lequel se trouvent toujours beaucoup de petits poissons ; les oiseaux, sans doute, viennent pour les avaler. Vous verrez bientôt ce monstre, qui se réchauffe maintenant au soleil, étendre ses nageoires, puis, par une secousse violente, se précipiter au fond de l’abîme, laissant après lui un tourbillon assez fort pour engloutir un vaisseau.

jack. — Je suis de l’avis d’Ernest, d’autant plus que je crois déjà distinguer les nageoires, armées de pinces, qui s’ouvrent et se ferment successivement. Si cet animais élançait hors de l’eau, ne serions-nous pas en danger ?

moi. — Tu crains déjà d’être avalé par lui, comme tu avales toi-même une bouchée de pain ? Laissez là toutes vos suppositions, quelque ingénieuses qu’elles vous paraissent. Les plus grands cétacés n’occuperaient pas seulement, en longueur et en largeur, la dixième partie de l’espace de ce banc mouvant.

ernest. — J’ai pourtant lu que les baleines sont si grandes, que souvent des navigateurs, les prenant pour des îles, ont jeté l’ancre sur leur dos, et ont été entraînés par elles au fond de la mer avec leurs vaisseaux.

moi. — Il y a dans ces récits beaucoup d’exagération ; j’admets cependant que de loin on pourrait prendre le dos d’une baleine pour un îlot, mais en approchant d’elle il est facile de reconnaître son erreur ; quant aux vaisseaux entraînés au fond de la mer par une baleine, c’est un conte inventé à plaisir. Il me semble tout simplement que ce que nous voyons là est un banc de harengs. Il ne tardera pas à entrer dans cette baie, joignons-le et profitons d’une si bonne occasion pour amasser des provisions.

françois. — Qu’est-ce donc, papa, qu’un banc de harengs ?

moi. — On appelle banc de harengs une énorme quantité de ces poissons qui parcourent d’immenses espaces de mer, dans l’ordre le plus parfait, et si serrés les uns auprès des autres, qu’ils ne forment, pour ainsi dire, qu’une seule masse compacte de plusieurs lieues de large. Tu dois connaître les harengs, car tu en as mangé bien souvent en Europe.

françois. — Oui, papa, je me souviens que ce sont des poissons très-salés, et qui vous déchirent la bouche et le gosier. Ceux que nous voyons là viennent, sans doute, de la Suisse ? moi. — Oh ! ceux-ci seront très-bons et très-frais. Ils ne viennent point de la Suisse, mais de la mer Glaciale, où on les pêche par milliers. Malgré leurs ennemis de toutes sortes, sans compter l’homme, tels que dauphins, chiens de mer, esturgeons, dorades, bonites, oiseaux voraces, leur race subsiste toujours ; la nature leur a accordé une fécondité vraiment merveilleuse. On a compté, dans une femelle de grosseur ordinaire, plus de soixante-huit mille œufs.

fritz. — Ainsi, mon père, vous êtes persuadé que ce sont des harengs ?

moi. — Je n’en douterais pas si je connaissais mieux les parages où nous nous trouvons. Mais que ce soit des harengs ou d*autres poissons, sachons leur faire bon accueil. »

Déjà le banc mouvant entrait dans la baie ; les harengs, sautant un peu hors de l’eau les uns par-dessus les autres, présentaient au soleil leur ventre, couvert d’écailles argentées. Je tirai sur le sable notre bateau de cuves et le posai sur de grosses poutres ; ma femme et Jack le nettoyèrent, tandis que moi et mes enfants, nous avançant dans l’eau, nous prenions les harengs avec nos mains et avec des seaux de calebasses ; ma femme et Jack les vidaient à l’instant même et plaçaient le poisson dans les cuves, en ayant soin de mettre une couche de sel entre chaque couche de harengs. Cette pêche dura une semaine ; chaque jour nous emplissions une tonne, dont je fermais l’ouverture avec des planches et un enduit de terre glaise. Pendant ce temps, le hareng frais, accommodé de plusieurs façons, fut notre principale nourriture.

Les débris de harengs, que nous avions jetés dans l’eau, attirèrent des chiens de mer, poissons du genre squale. Leur chair ne vaut rien, mais leur peau épaisse fournit un cuir excellent pour courroies, brides, chaussures, etc., et leur graisse est bonne à brûler. Mes fils, armés de bâtons et de pieux, partirent pour assommer une douzaine de ces animaux. Ceci me fournit l’occasion de remarquer que les enfants ont un goût naturel de destruction qui dégénère facilement en cruauté : cette disposition était aussi dans mes fils ; mais ils tâchaient eux-mêmes de la corriger, comme je le vis alors. Ils revinrent vers moi et me demandèrent quelques balles et un peu de poudre, pour tuer les chiens de mer d’un seul coup, sans les faire souffrir. Je me rendis à leur prière ; car, si, d’un côté, je regrettais de dépenser la poudre, trésor si précieux pour nous, d’un autre côté, j’étais ému de cette pitié ressentie par mes enfants. N’allez pas croire cependant que la vue d’un poulet qu’on tue, ou d’écrevisses qu’on fait bouillir vivantes, me donne des évanouissements ; je trouve cette sensibilité d’autant plus ridicule que les personnes qui l’affectent mangent de bon appétit et la poule et les écrevisses, sur le triste sort desquelles d’abord elles ont gémi : nécessité fait loi ; les animaux doivent servira nourrir l’homme, seulement nous n’avons pas le droit de tuer pour nous distraire et nous amuser.

Quand nous eûmes le nombre de chiens de mer que je désirais, je les dépouillai avec facilité pendant qu’ils étaient frais, et, après avoir frotté intérieurement les peaux avec du sel, je les laissai sécher au soleil. La graisse fut fondue dans une grande chaudière, puis épurée et versée dans des tonnelets ; je pensais dès lors à m’en servir plus tard pour fabriquer du savon, et ma femme se réjouit à l’avance de l’idée de pouvoir faire la lessive ; les vessies de ces poissons, qui sont assez grosses, furent lavées et destinées à contenir des liquides ; nous jetâmes le reste dans le ruisseau du Chacal, ce qui attira une multitude d’écrevisses. Mes enfants, ayant pris beaucoup de ces écrevisses, les enfermèrent, par mon conseil, dans de grandes caisses de bois percées de tous côtés, et maintenues à moitié dans l’eau au moyen de grosses pierres posées sur le couvercle ; c’était un réservoir fort commode pour nous ; nous prîmes la même précaution pour quelques centaines de harengs, dans la baie du Salut. Je fis aussi une importante amélioration à notre traîneau : après l’avoir fixé sur deux petites poutres servant d’essieu, j’y adaptai quatre roues ôtées aux canons du navire ; j’eus ainsi une voiture assez légère et commode par son peu de hauteur. Nous allâmes passer notre dimanche à Falkenhorst, où nous rendîmes grâces à Dieu pour toutes les faveurs dont il nous comblait.

Chaque jour nous travaillions à l’arrangement intérieur de la grotte. Pour comble de bonheur, je découvris au milieu des cristaux de sel quelques fragments de gypse commun ou pierre à plâtre ; après avoir cherché pendant plusieurs jours, j’arrivai à une grosse veine de ce minéral, et, à coups de pioche, à l’aide de la poudre, j’en détachai d’énormes fragments que mes fils firent rougir au feu et réduisirent en une poudre très-fine : ce plâtre nous fut très-utile dans la construction des cloisons, et nous évita de longs et pénibles travaux de menuiserie.

Je mis une légère couche de ce plâtre sur les couvercles de nos tonnes de harengs, excepté sur deux, que je destinais à être fumés et séchés. Voici comment nous procédâmes à cette dernière opération : dans une cabane de planches et de bambous, un gril fut suspendu ; sur le gril nous plaçâmes les harengs, et en dessous nous allumâmes du feu avec de la mousse et des rameaux verts qui donnèrent beaucoup de fumée.

Environ un mois après la visite des harengs, nous vîmes arriver des poissons fort gros qui s’efforçaient de pénétrer jusqu’au fond de la baie et de la rivière du Chacal, sans doute pour déposer leurs œufs entre les pierres. Jack fut le premier à remarquer l’approche des nouveaux venus ; il nous annonça avec son exagération ordinaire que des milliers de baleines longeaient nos rivages et forçaient l’entrée de notre ruisseau.

« J’ai peur, mon ami, lui dis-je, que tu n’aies vu des baleines que comme tu as vu les bras du fameux monstre dans le banc des harengs : à peine notre ruisseau serait-il assez large pour laisser passer une baleine.

jack. — Veuillez venir vous-même avec moi pour vous assurer de la vérité de ce que je vous dis. Il y en a d’aussi grosses que vous ; si ces poissons ne sont point des baleines, je parie bien que ce ne sont point non plus des harengs. »

Je suivis Jack, et, arrive au bord de la mer, je vis un grand nombre de beaux poissons qui me parurent longs de sept, de huit et même de dix pieds ; d’abord, à leur museau pointu, je les pris pour des esturgeons ; après un examen plus attentif, il me sembla que c’étaient des saumons. Jack me dit d’un air fier et triomphant : « Vous avouerez, papa, que c’est bien autre chose que vos petits harengs ; un de ces poissons suffirait pour remplir une de nos tonnes.

moi. — Maintenant, mon ami, mets-toi à l’eau et tâche de me jeter ces poissons l’un après l’autre pour que je les sale, comme nous avons fait pour les harengs. »

Jack me regarda un instant avec des yeux étonnés, comme pourvoir si je parlais sérieusement ; puis, prenant son parti : « Permettez-moi, papa, d’aller à la grotte ; je reviendrai bientôt. »

Il se rendit à la grotte, d’où je ne tardai point à le voir sortir avec ses flèches, son arc, un paquet de ficelles et quelques vessies de chien de mer. « Maintenant, me dit-il tout joyeux, je suis prêt à exécuter vos ordres. »

À mon tour, je regardai Jack avec une extrême surprise, sans deviner ce qu’il ferait. Il serra fortement les vessies par le milieu, au moyen d’une longue ficelle, dont il attacha un des bouts à une flèche armée d’un crochet de fer ; il déposa le paquet près du rivage, après l’avoir chargé de pierres assez lourdes. Puis il banda son arc, et, ayant saisi le moment où un des plus gros saumons se présentait de côté, il le visa et l’atteignit. Le poisson blessé voulut fuir ; mais, comme la vessie retardait sa marche, nous eûmes le temps de saisir la ficelle et de la nouer à celle du paquet. Fritz accourut sur ces entrefaites et loua Jack de son habileté. « Bravo ! lui dit-il, tu seras bientôt aussi habile tireur que moi. À présent, je veux essayer si je ne pourrais pas, à mon tour, prendre un de ces beaux messieurs. »

Il courut chercher à la grotte le dévidoir et les harpons ; Ernest le suivait, désireux de se signaler aussi par quelque haut fait. Nous accueillîmes leur arrivée avec plaisir : le saumon blessé se débattait avec tant de force, que je craignais de voir la ficelle se briser et notre proie nous échapper. Ernest et Fritz nous aidèrent donc à le tirer sur le sable, où j’achevai de le tuer. Jack atteignit ensuite un énorme esturgeon ; moi, j’en perçai deux ; Fritz un de huit pieds que nous eûmes une peine infinie à sortir de l’eau. Ernest, moins heureux et n’ayant qu’un hameçon assez faible, tua deux saumoneaux. Je fis cesser la pêche, et nous nous occupâmes de la salaison de nos poissons ; les vessies furent mises à part pour faire de la colle ; je lavai les œufs trouvés dans le ventre des femelles, pour en faire un mets très-estimé des Hollandais et des Russes et qu’on nomme caviar. Voici comment je le préparai : après avoir lavé mes œufs, comme je l’ai dit, je les pressai dans une calebasse percée de mille petits trous et les laissai là vingt-quatre heures environ ; alors j’eus une masse compacte et dure assez semblable au fromage qui commence à se former. Je l’exposai à la fumée pour la faire sécher. Le caviar ainsi préparé se garde longtemps et se mange par tranches, comme le fromage. Nous en avions environ vingt-cinq à trente livres.

« Maintenant, dis-je à mes enfants, occupons-nous de notre colle de poisson ; nous avons de quoi en faire, et de la meilleure. »

Ils coupèrent les vessies en longues bandelettes d’un pouce de large, qu’ils nouèrent fortement par une des extrémités, roulant l’autre avec une pince en bois, jusqu’à ce que les bandelettes eussent pris la forme d’une coquille. On les mit ensuite sécher au soleil, où elles devinrent dures et transparentes, si transparentes même, que j’eus l’idée de m’en servir pour faire des vitres à nos fenêtres.

Quand on veut employer cette colle, il suffit de la couper par petits morceaux, que l’on dissout dans un vase plein d’eau chaude.