Le Roi/L’enfant IV

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. 26-35).

IV


Sevré à deux ans, le prince de Navarre montra qu’il aimerait de bonne heure ce que son grand-père appelait « le vivre et le rire ».

Quand ce prince en blouse, en béret, les cheveux drus et frisés, l’œil clair et la patte noire s’avança vers les paysannots, ils s’assemblèrent craintivement :

— Qué boulès ? (Que voulez-vous ?)

— Jogua.

Ce fils du Château parlait gascon comme eux, il voulait « jouer » avec eux ; ces petites âmes s’ouvrirent.

— Aquéts soun manans, dit l’un en montrant les autres. (Ceux-ci sont des manants.)

Amits, dit le prince.

La troupe de moineaux, fière, entoura ce chardonneret. Alors, pour les décider, il tira de sa poche une fronde de cuir à gaufrures et des cailloux bleus. Un marmouset ébloui s’avança pour baiser sa jambe, mais le prince le saisit au cou, l’embrassa, et lui donna même la fronde. Immédiatement on le tutoya :

— Coumo t’appélan ?

— Hénric.

Cinquante bérets voltigèrent :

— Bibé nouste Hénric !

Et la bande eut un roi.


Ce fut sa première victoire. Ce garçon poussé par sa mère « en lieux fort rudes et pierreux », vêtu en hiver du sayon montagnard, de poil de chèvre ou d’agneau, en été d’une courte tunique de toile, volant dans le grésil comme une corneille et courant les rues dans des espadrilles, ce futur monarque eût indigné Marguerite, la gracieuse fleur de Valois chantée par les musettes et les flageols de Ronsard. Mais la cour de Pau, rude, s’en accommodait.

La reine aussi. Ayant dit un jour publiquement qu’elle « le voulait rendre capable et enseigné par les peines et le labeur », on conçut pour lui le plan d’une éducation qui pouvait d’abord se passer de maîtres : la morale, l’art de l’épée et la pratique du cheval. Et on commença par la morale.

Quatre des Dames bourgeoises, élues par la reine, assirent le prince au milieu d’une chambre, sur une jonchée d’herbes, de giroflées et de roses qui couvrait le sol, et sous l’œil du roi, ces femmes sans culture, mais intelligentes, imaginèrent de présenter à l’enfant les vérités universelles, sous une forme brève et large, à la fois solide et gràcieuse et autant qu’il se pouvait amusante. Elles n’eurent qu’à se rappeler le précieux trésor des sentences élaborées, retouchées par l’âme nombreuse du pays, les phrases toutes faites, hardies, et malignes, les admirables lieux communs qu’elles avaient entendus naguère, autour des établis, des comptoirs, dans les vieilles boutiques à cornières et à la table familiale. La leçon jaillit aussitôt comme un chant à mille couplets ; et ce n’était plus elles, ce fut la France, de tous côtés, qui parla au prince.

D’une voix douce, aidant leurs mémoires de l’une à l’autre, les mains égarées dans le flot des fleurs qui les entouraient et faisant de ces choses graves un jeu, elles initièrent le prince aux idées, aux personnages de l’Église, aux saints, aux prêtres, aux religions diverses, comme on cause : « Tel chapelain, disait l’une, tel sacristain ». « L’abbé mange le couvent », ajoutait une autre. Et encore : « En petite maison Dieu a grand’portion », « Péché enlaidit », « Il n’y a si petit saint qui ne veuille aussi sa chandelle », « Les laboureurs sont les évêques des champs », « Dieu donne le froid suivant la robe ». — À ces sentences, les bourgeoises toujours donnaient une explication, la plus simple, en souriant, et l’accommodaient parfois d’anciens contes. Ces histoires excitaient l’enfant à écouter. Les femmes, d’ailleurs, avaient la voix fraiche, pleine de mots drôles, vifs, saillants, qui peignaient : elles appelaient le derrière « l’arc Saint-Bernard », les cailloux « des miches de Saint-Étienne », le lâche « un bénitier de pleurs », et disaient des goutteux qu’ils avaient « le mal Saint-Genou ». Puis, des saints, elles passaient aux hommes, à la terre, avec l’enjouement tranquille de leur caste. Elles montraient au prince les fruits, les plantes, la culture, ce qui pénétrait le sillon, ce qui en sortait, les grâces d’en haut et la tâche humaine : « En petit champ croit bon blé », disait une voix. Suivaient une explication, un exemple. « Il ne change pas de pays celui qui voit toujours le soleil », « Faut un homme alerte pour semer l’orge, et un homme lent pour semer l’avoine », « N’est pas tout or qui reluit, ni farine ce qui blanchit ». Et ce qu’avaient dit et redit et tant de fois répété vingt générations travailleuses s’épurait à leurs lèvres calmes : « Petit homme abat grand chêne », « De bois noué court grandes vendanges », « Labour d’été vaut fumier », « Neige qui tombe engraisse la terre », « Le laboureur n’a rien, mais le monde a beaucoup de lois », « Fèves fleuries, temps de folies », « La faux paie les prés », « D’humble scintille s’enflambe une ville. »

— À la moindre lassitude du prince, ces femmes riaient soudain, se lançaient des fleurs et terminaient la séance par des contes de peau d’ânon. D’autres jours, elles parlaient à l’enfant des hommes, des femmes, des membres, des organes, des maladies, des médecins avec le même sens pratique, une rigoureuse vue augmentée encore par la concision des termes : « Dame qui se mire peu file », « Homme matineux, sain et affaireux », « Qui n’a qu’un agneau le fait gras », « Craintif et sans courage porte son cœur en son visage », « Est heureux qui a des enfants, n’est pas malheureux qui n’en a point », « Boire dans du bois vaut mieux que boire en or », « De parler aux fous vient mépris », « Le fol se coupe de son couteau », « De petit homme, grande ombre », « Au regarder, on connaît la personne », « < Plaideur, menteur », « Homme n’a nul demain », « Ventre plat trouve tout bon dans le plat », « Un homme qui dort est une bête morte », « De langue double, maint trouble », « Les gourmands font leur fosse avec leurs dents », « Douleur de tête veut manger, douleur de ventre veut purger », « L’occasion a tous ses cheveux au front », « Chaque homme est un petit monde », « De jeune médecin cimetière bossu », « Quand le médecin boit de son vin, il est malade », « Les médecins sont les notaires des apothicaires », « Trop de docteurs, peu de médecins », « Le mal vient à cheval », etc… Les commentaires qui accompagnaient ces pensées, tantôt graves, tantôt joyeux, bienveillants toujours, transportaient le prince, de conte en conte, jusqu’au tomber de la nuit, vers six heures ; et s’il paraissait un peu las :

— Hénric ! aou ! lui criait sa mère, héré pla ? (Est-ce que ça va bien ?)

L’enfant se levait, saluait les dames.

— Sai (Viens.)

Et sur un escabeau sans nappe, il allait manger aux pieds de la reine quelque bouillie gasconne, les choux de la garbure ou le maïs des armottes, et frotter son bœuf dans le sel.


Lorsque son entendement et sa mémoire furent un peu plus développés, au moment où ses regards, inhabiles encore, s’essayaient à des voyages, par delà l’horizon de Pau, vers le monde des hommes et des idées, le groupe des éducatrices, insensiblement, passa aux connaissances particulières ; après l’éternel vint le spécial, à l’univers succéda le pays, avec son défilé de provinces, de villes, de villages, de bourgs, de hameaux, de fleuves, de ruisselets. L’histoire et la géographie, par images, s’animèrent en cris de combats, en trots de coches, en rumeurs de marchés, en rires de festailles. On lui dit que la France, riche en pain et en hommes, était « un pré qui se tondait trois fois l’année », qu’il la fallait « avoir pour amie, non pour voisine », et que « noble n’était en France que pour la guerre ». Elles avaient d’absolues sentences qui contaient, mieux qu’aucune histoire, la patrie, des mots clairs, nets et logiciens qui portaient le manteau, la canne, marchaient comme un parlement, des phrases audacieuses qui semblaient brandir la hallebarde, d’alertes comme des dames qui brillaient et sentaient, d’autres plus pesantes, au ahanement campagnard, et toutes, chacune à sa façon, expliquaient au prince les cœurs et le sol « Quand le Français dort, le diable le berce. » « Paris est bon pour voir, Lyon pour avoir, Toulouse pour apprendre, et Bordeaux pour dispendre (dépenser). » Ou bien : « Il n’est Comté que de Flandre, Duché que de Milan, Royaume que de France. » Les quatre merveilles du Midi étaient « l’église d’Albi, le clocher de Rhodez, le portail de Conques et la cloche de Mende ». Trois choses, à leur avis, gâtaient la Provence : le vent, le Parlement et la Durance. On était vieux « comme le pont de Rouen », ingénu comme les Picards : « Picard, ta maison brûle ! — Fuch ! j’ai l’clef dins m’poke », usurier comme à Cahors, donneur comme à Péronne, gourmand comme à Bourges, buveur comme à Auxerre, glorieux comme à Laon, ahuri comme à Candas, jureur comme à Bayeux, de dure détente comme les arbalètes de Cognac, danseur comme en Lorraine, orgueilleux comme à Besançon, etc. Lentement, naturellement, tout cela était expliqué. Ce que le goût commun des hommes, peu à peu, avait transformé en habitudes, d’habitudes en coutumes, puis en lois, ce qu’elles avaient apporté, à la longue, de spécial aux villes, l’erreur ou la vertu qui symbolisait la cité, ces femmes le disaient et le commentaient : « Bon Breton de Léon, bon Français de Vannes », « Choux pour choux, Aubervilliers vaut Paris », « Pavé de Chaumont, forte médecine », « Tourangeaux et Angevins ; bons fruits, bons esprits, bons vins », « Domfront, ville de malheure ; pris à midi, perdu à une heure », Fronsac, Cropignac et Broue ont fait aux Anglais la moue », « Il est de Châteaudun, il entend à demi-mot », « Le hasard du Gascon, trouver la messe dite », « Qui bon vin veut boire, faut aller dedans Issoire », « Suzon quelque jour noiera Dijon », « L’hiver passe par Lorraine en France », « Gas normand, fille champenoise, dans la maison toujours noise », « La grande forêt d’Orléans, est mort qui est dedans », « Mortain, plus de roches que de pain », « Un Manceau vaut un Normand et demi », « Du Mans le pays est bon, mais aux gens ne se fie-t-on », « Vous êtes de Péronne, tout le monde vous donne », « Les manières de Saint-Quentin, toutes les paroles dans la main », « À Lyon, la Saône perd son nom », « En Beauce, bonne terre et mauvais chemins », « Femmes de Tours, notaires y habitent, » etc., etc… Elles prônaient les récoltes, les richesses provinciales, les biens des champs, ce qui faisait la renommée, l’orgueil des foires : il n’était moutons que de Berry, baudets que de Flesselles, oies que de Noyon, veaux que de Brou et de Bapeaume, agneaux que de Caumont : « C’est comme les agneaux de Caumont, il n’en faut que trois pour étrangler un loup », cervoise que de Cambrai, aloses que de Bordeaux, esturgeons que de Blaye, loches que de Bar, rougeots que de Beauvais, truites que d’Andelys, raves que d’Auvergne, pigeons que de Cléry, crème que dijeonnaise : mout-me-tarde, échalotes que d’Etampes, porreaux que d’Arras, ail que de Gandelu, bois qu’en Vosges, godes qu’à Beauvais, pâtés que d’Amiens, etc., etc… Abbeville pareillement avait ses draps bleus, Alençon plus de bossus que de maisons, Angers ses sonneurs, Antibes ses cordeliers, Bérisi son lin, Sancerre ses pistolets, Boulogne ses rogneux, Compiègne ses coiffes, Lyon ses marrons, Flandre ses belles femmes, Eure ses pimperniaux, Doullens ses tartes, Châtenay ses fressuriers, Dinant son cuivre, Gascogne ses jongleurs, Bourg-la-Reine ses boyaux verts, Soissons sa ribaudie, le Vexin son blé, Limoges ses convois, Lisieux ses notaires, Guingamp ses rasoirs, Saint-Dizier ses « braves gas », Bretagne ses amoureux, et Châtellerault ses c… (c… de Châtellerault, cornes à pleins bateaux). — Le prince écoutait tout, se faisait expliquer, redire ces choses ; les villes désignées, comme des bouches immenses, insufflaient leurs gloires, une à une, dans cette oreille d’enfant, et la Francé semblait lui dire : Regarde où m’ont élevée le travail et la bonne humeur de mes fils ; voilà ce qu’ils savent faire, ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent, voilà mes trésors, voilà ce que j’ai le long de mes routes, dans mes magasins, sur mes marchés ; de tout cela tu auras ta part, petitot, tu auras ce que tu voudras si tu m’aimes un jour, si tu sais t’y prendre et me plaire !


Et sous ces bonnes assaillantes, les yeux du prince s’éclairaient ; une pensée, déjà, faisait sa besogne dans cet aventureux de six pouces, hâlé, à l’œil vif, pêcheur de truites au « rapetout » >, aimable aux humbles, gorgé de pain noir, de bœuf au sel, de fromage, et dont les dents nettes, au flair, semblaient autant de gousses d’ail. Ces leçons le peuplèrent. Il fut, réfléchi à la fois et passionné, une humanité enfantine. Qu’eût-il vu de mieux dans la science ? L’esprit qui s’était élancé dans les provinces, de campanile en clocheton, les saurait un jour unifier. L’enseignement des femmes, naïf, simple et audacieux, occupa une place plus grande dans cet enfant qu’on n’avait soupçonné d’abord : il y fut le lit de tout ; — et cette séculaire morale dirigea ses sèves, dès lors, sur un seul bourgeon, vers cet Henriquet de quatre ans qui devait être un jour le Fruit de France.