Le Roi/L’enfant VI

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. 44-52).

VI


La chevauchée du prince, précédée de huit fourriers des logis, escortée de quatre cents capitaines et d’un bagage de cent mules, mit de longs mois à traverser, par rocailleuses étapes, les vaillantes ovations gasconnes. Ce n’étaient partout que fêtes, jeux, parades militaires où le prince se montrait, d’après le dire du temps, « si agréable qu’on faisait la presse pour le mieux voir ». « Il entrait dans les conversations comme un fort honnête homme, parlait à propos, et ne disait rien que ce qu’il fallait dire en la place où il était ». « Il a le visage plein d’agrément, ajoute un autre, le poil enflammé, les yeux doux, le nez hardi, le teint brun, et tout cela est animé d’une vivacité si peu commune que s’il n’est pas bien un jour avec les dames, y aura malheur. » En attendant, le prince se livrait à la joie de découvrir sa Gascogne ville à villette, sente à sentier, âtre à tison, et quasi herbelette à herbe.


Tandis que les violes divertissaient le peuple sur la reposade du « Gravier », un jeune garçon qui musait dans les rues désertes, le long du rempart d’Agen, s’arrêta près d’un vieux paysan qu’il jugea, non sans quelque bout de malice, furieux et embarrassé.

— Eh done ! lui dit-il, à quoi pensez-vous devant ce tonneau, papette ? Vous voulez savoir, je devine, si votre vin est bon.

Le paysan regarda de travers celui qui parlait, il vit un enfant.

— Crodi ! donneur de conseils déjà ! Va-t’-en jouer sur la reposade, follet !

L’enfant quitta la rue, entra dans le courtil, et mettant un bras sur la pièce :

— Quand un homme du métier de la vigne va visiter une pièce de vin, il ne demande pas : Est-il blanc ? sent-il mauvais ? a-t-il les cerceaux brisés ? On ne juge les maladies que par l’intérieur. Il y regarde lui-même. (L’étrange enfant ouvrit la bonde) Puis, des deux mains, il donne un grand coup de poing de chaque côté du fond. Frappez de ce côté, grand-père, j’ai le bras trop court.

Les deux poings retentirent.

— Alors la vapeur s’en va par en haut, et ainsi on reconnaît…

L’enfant s’interrompit, flaira la bonde :

— Votre vin est un clairet de deux ans qui a mûri sur de la gravaille.

C’est la vérité, dit le paysan.

Mais il vous faudra le garder du vent de bise qui pourrait lui pincer la fleur ; c’est du bon.


Peu à peu, sans se faire entendre, une demoiselette s’était arrêtée au seuil du jardin, curieuse, le pied sur une planche comme un rossignol sur un brin d’épine. L’enfant l’aperçut, ôta son béret.

— Je rentre la barrique, dit l’homme. Quand on n’en a qu’une ! La vendange, cette saison, s’est laissée griller par l’été.

— Et le blé aussi a faussé promesse.

— Tu es donc de la « terre », pour savoir ça ?

— Oui, dit l’enfant.

Il sourit à la fille. Un coq traversa l’enclos, ils lui jetèrent des cailloux. Elle s’assit, il s’assit. Elle devint rouge, il l’était déjà. L’homme, hâtif, prit sa herse et poussa la porte du dehors : « Adieu bien ! cria-t-il de loin, merci, vigneronnet ! » Les enfants l’écoutèrent partir. L’heure était coite ; et bientôt il n’y eut plus d’en vie, près d’eux, qu’une cropetonneuse vieille ensommeillée sur sa quenouille, un fil à son doigt pendant.

— Vous êtes de la ville ?

— Oh ! non. Je demeure, dit le garçon, plus de trois fois loin que d’ici Savoie.

— C’est beau, chez vous ?

— Oui. Y a un castel, une rivière, des haies enjonchées, un parc myrtin, frais bocages aux cheveux verdelets, et des champs qui toutes choses produisent où l’on peut s’asseoir dessus l’herbe.

— Vous parlez comme Le Hamus le procureur, dit-elle. Et vous faites métier ?

— Oui, dit le garçon rougissant. (Après rêverie, il plaisanta) Je suis astucier.

— Vous ne faites que rire, dit-elle avec inquiétude. Et encore ?

— Chercheur de rébus, Allumeur de feux-follets. Ah ! dit-il soudainement, vous sentez bien bon !

— C’est un tortis de violettes que j’ai placé là.

— Les violettes, il y a des hommes qui en mangent.

— S’on peut dire ! qui mangent des fleurs ?

— J’en ai vu aux foires de Nérac, je sais faire comme eux.

Il en mangea une bravement. Mais d’un gentil coup de doigt mi-caresse, mi-gifle, la demoiselette ressaisit les autres. L’enfant frémit comme un luth, de toute sa peau effleurée.

— Demandez-moi plus près de vous, murmura-t-il.

— Oui, vous avez l’air d’un chien en reculet, venez çà ! Mais ne me faites plus de mauvaisetés. (Comme il s’approchait, elle rit) Vous avez mangé l’aillée à ce matin, garçon. Et dites un peu !

— À dix heures.

— Vous dînez si tôt chez vos grands ?

— C’est une règle de madame ma mère : lever à six, dîner à dix, souper à six, coucher à dix.

Elle moua sa bouche si dédaigneusement qu’il s’attendit presque à en voir tomber un pleur rose, comme d’une cerise écrasée :

— On ne badine pas ses parents, n’y a que les seigneurs qui disent madame à sa mère.

— Oui bien, dit l’enfant confus.

Étonné, il écouta, son cœur battre, en dedans, contre sa pochette, et regarda s’amie.

C’était une jolie chose, un caneton à la dodine, un pain perdu. Tandis qu’elle parlait, à genoux dans le jardinet, le soleil lui lançait au nez des pièces d’or neuves.

— Ah ! lui dit-il doucement, je ne sais pourquoi je voudrais être petit valeton qui n’aurait pas vaillant l’anse d’un seau, et m’engager auprès de votre père pour rester ici. (Elle se laissa prendre les doigts) Nous serions amis. Je vous aimerais loyaument. Je suis fort, expert en travail des champs, bon ouvrier de pain et de vin comme vous l’avez vu asteure.

— Plus de dits ! Vous vous plaisez de me déplaire.

Elle le regardait tout de même avec gentillesse, ses petits douze ans enchantés par ce gros amour inattendu.

— Votre main est mollette, dit le garçon, et blanche ; on dirait d’une poignée de neige. J’ai lu dans un livre que c’était la couleur des belles mains.

Elle éclata de rire, découvrit ses dents, toutes bien rangées, en habits de mai, comme des demoiselles qui feraient ronde, et puis tout à coup baissa les yeux.

— Vous me tracassez au dedans.

— Pourquoi cette bouche nouvelle ?

— Nous faisons mal.

Il fut effrayé, sans comprendre :

— Eh bien, il ne faudra le dire à personne.

— Oui, notre secret.

Ce mot les fit orgueilleux, ils se regardèrent comme des gens d’âge.

— Après mon partement, vous penserez à moi ?

— Toujours.

— Jusqu’au 1er août que les savetiers prennent leur bouillon, dit-il en la badinant ; mais n’importe ! faisons ménage : je suis le laboureur…

— Vous êtes le laboureur, et moi sa commère ; j’ai rangé la maison, les petits petiots sommeillent…

— Avant la retirade du soir et la prière, dit-il, on jouerait un peu. À quoi jouer ? C’est à vous à dire ; les garçons ne s’amusent qu’à l’escrépét ou à la matole.

— On jouerait sur l’herbe au cluquét.

— Oui ! au cluquét, le jeu que m’apprit M. le Cardinal !

— Le cardinal, rit-elle. Vous avez de la lune, au moins. Prenez garde que les sergents vous entendent. Pour le cluquét, mon mari, faut un peu d’herbe.

Ils roulèrent sur le gazon comme satyreaux, — mais soudain l’enfant se dressa, l’oreille à la ville :


Baom ! Pom ! Baum !


Ils se regardèrent, pâles.

— C’est la cloche de Saint-Caprais, dit-elle. On sonne à branle, à grands coups. Se passe un malheur…

L’ombre était venue, secrète. Autour des enfants levés, le crépuscule s’emplissait de bruits, de clartés fumeuses, d’oiseaux rouges. C’était l’orage. C’était aussi l’épouvante. Et se propageant de l’une à l’autre, les tristes et grosses cloches d’alarme sonnaient éperdument ensemble :

Baoum ! Bom ! Paaum ! — Pan ! Bamm ! Baaum !

— J’ai peur, dit la petite fille.

L’enfant lui donna son bras sec et ferme.

Les clameurs venaient à eux, houleuses, comme si la mer, par la Gironde, débordait la Garonne, se précipitait dans la ville. Le quartier devint rouge. Une trombe de flambeaux et de cavaliers rugissants creva la rue !

— Votre main, murmura-t-il, tout à plat, dessus la mienne.

Il avait poussé la claie du jardin. Un porteur de torches passait, il le saisit. Le soldat fit un brusque bond, le reconnut, lança au loin son râle de joie, et devant la porte, bientôt, vingt chevaux fumants s’arrêtèrent.

— Monsieur de Faudoas, dit l’enfant, pourquoi ce tumulte ? N’ai-je pas coutume d’aller promener seul ?

Le baron désigna la rue pleine de bourgeois et de peuple :

— Messieurs les magistrats désiraient souper avec vous, ce soir, en leur Maison de Ville, et le peuple ne vous voyant plus a sonné les cloches. Que Monseigneur pardonne.

— Un cheval, dit le garçonnet.

Le comte d’Esquiédaze donna le sien. L’enfant le monta, envoya bon soir à s’amie en larmes, et raide comme un écouvillon, brave pour deux, s’en alla sans tourner la tête.

L’histoire de ce prince qui au lieu de boire avec les seigneurs se sauvait lorsqu’il était libre, errait dans les faubourgs, pieds nus, donnait des conseils aux vignerons et jouait avec les paysannes, ce conte de fée passa de bouche en bouche, et dressé d’orgueil, inhabitué à ces caresses de prince, le populaire des échoppes, le bestial humain des labours accourut pour baiser l’enfant. Mais au geste qu’il fit, las, le front penché, on devina qu’il souffrait. Tout se tut. La foule misérable qui pactise avec la douleur dépassa le cheval du prince, raviva ses flambeaux, l’annonça et le précéda jusqu’à son logis sans rien dire ; — et dans le cours de sa difficile vie, rien, aucune expérience, aucun fait, aucune leçon de politique ne devait expliquer plus directement au prince la Bonne France que cet humble peuple s’instituant lui-même « silenciaire », et imposant par gestes, en redoutable avant-garde, le repos et la solitude, ch…… autour de la peine d’un enfant.