Le Roi/Le Grand

La bibliothèque libre.
Le Roi (1900)
Flammarion (p. 360-371).

LE GRAND

Au château de Pau, il y avait une chambre de mystère qu’aucun n’avait vue, sinon dans le temps jadis le roi de Navarre, et qu’on assurait pour déserte ou visitée seulement par les génies silencieux.

Dans cette chambre, trois métiers à tapisserie, de haute-lisse, étaient installés. Rien n’y manquait : la chaine verticale comme une immense harpe de fils blancs, les bâtons de croisure et le peigne d’ivoire qui servait à tasser, puis à égaliser le tissu. Autour de ces trois métiers, épars dans la salle, mille pelotons de laine gisaient en multicolores tas rouges, bleus, vermeils ; il y en avait de dorés, mais il y en avait aussi de noirs.

À travers chaque trame, derrière ces fils tendus, régnait un visage. Trois ombres, trois spectres aux visages féminins, aux cheveux grisâtres, aux traits troubles, aux regards droits et froids, aux fronts impénétrables et aux lèvres closes occupaient ces vastes métiers. Leurs mains allaient le long des trames, entraînaient les fils rouges, bleus, vermeils, les fils d’or comme les fils noirs, et en formaient par leur assemblage des événements et des figures. Une rumeur montait de leurs mains agiles, emplissait la grand’chambre d’un sourd écho d’atelier ; mais ces femmes ne regardaient pas leur travail entre leurs mains hautes et obéissantes, elles s’appliquaient à copier d’invisibles choses.

On n’eût pu les reconnaître, on n’eût pu aussi les nommer ; elles manquaient de réel visage, et n’avaient point de patrie. Elles venaient d’on ne savait où, de loin, de derrière ce qui est loin. Peut-être avaient-elles tissé dans les temps anciens les histoires d’Andromède et d’Amione, d’Artapherne assiégeant Erétrie, de Xercès et des Thermopyles et d’Athos percé ; peut-être les avait-on vu poser l’écarlate à Jérusalem sur le voile du Temple emporté par Antiochus à Olympie. Indistinctes, rayées par les longs fils du métier, aucune passion humaine n’altérait leur front nuageux ; mais en contemplant leur travail, on voyait qu’elles savaient le monde, le ciel, les hommes, la Vérité.

Vingt-cinq panneaux, dans le clair-obscur, montraient en éblouissants jets de couleur une histoire, incompréhensible d’abord, où revenait sans cesse le mâle visage d’Henri IV, au long des événements qui avaient eu lieu de 1569 à 1594, depuis l’enfant de quinze ans jusqu’au roi qui venait d’entrer dans Paris.

Un groupe de six tapisseries représentait les jeunes luttes, l’apprentissage de « l’homme » : Son effroi à Jarnac. — Son hymen malheureux. — La Saint-Barthélemy. — Son passage au Louvre. — Ses études. — Sa fuite. — Ce n’étaient que tableaux grandioses, laines vermeilles. Une seule tache noire dans cet espace de huit ans

Consciences ne lui avaient rien reproché, sauf une heure perdue au jeu.

Neuf autres tapisseries racontaient les premières batailles du « capitaine » : Le recrutement de l’armée gasconne. — La fin de son idylle avec la paysanne agenaise. — La prise de Cahors par des dormeurs. — La scène du Picard ennemi promu officier par le roi lui-même en souvenir des braves coups qu’ils s’étaient mutuellement portés par la tête à l’assaut de la ville. — L’épisode de la Corde. — L’histoire véridique du général Lonlenlas. — L’attaquement de Coutras. — Les chansons du roi après la bataille. — Les drapeaux espagnols chez sa belle maîtresse Corisande. Là aussi, ce n’étaient que visions grandioses. Une seule tache noire en cet espace de dix ans : les Consciences ne lui avaient rien reproché, sauf une heure perdue à table.

Les dix derniers panneaux magnifiaient la conquête, le duel contre les ligueurs, le triomphe définitif du « Roi » : La reconstitution de l’armée gasconne, ses manœuvres. — La ville de Darnétal sauvée par un enfantelet de deux ans. — Le cercueil du capitaine picard entraînant les hommes dans la plaine d’Arques. — Le coq de fonte, animé d’une vie soudaine, s’envolant de son haut clocher pour sauver le roi. — Corisande armée chevalière. — L’héroïque attitude des gentilshommes à la bataille d’Ivry, et la charge finale autour de la Chemise transformée par le roi en merveilleuse cornette. — La leçon politique d’un vieux cheval du moulin. — Le désintéressement du roi au siège de Paris. — L’échange des baisers entre Jésus et Bourbon. — L’entrée dans la capitale ; un soc de charrue, image du règne, glorifié par les troupes. — Comme dans les autres tapisseries, ce n’étaient partout qu’orgueilleuses visions. Mais une tache noire, là encore, gâtait son entrevue avec Corisande : à ce moment solennel, veille de bataille, les Consciences lui avaient reproché l’importunité de l’amour, une heure perdue au lit.

Ces simples traits, ces trois taches posées par les femmes enseignaient le sens de leur ouvrage, le stoïque évangile des hommes d’action. Au cours du période qui avait précédé son avènement, l’ex-agitateur devenu roi de France avait commis sans doute des fautes graves, mais elles n’étaient pas sur le métier. Vingt-cinq ans auparavant, la reine Jeanne, le bras tendu vers les ouvrières qui allaient représenter en images la vie publique de son fils, avait dit au prince ces paroles : « Regardez, Henri ; la première de ces femmes est le Bien, la deuxième le Mal, la troisième n’est ni le Bien ni le Mal, et c’est pour les hommes la plus sinistre, car si les braves sont grands et si les lâches sont infâmes, les chefs inutiles inférieurs aux méchants sont la honte des morts eux-mêmes. » C’est ainsi qu’indistinctement crimes et grandeurs, les triomphes et les désastres étaient tous marqués sur les fils par d’éblouissants écheveaux, et que les plus légères peccadilles, les moindres fautes contre l’action, les heures perdues seulement étaient en noir.

En face du troisième groupe de panneaux, les Tisseuses terminaient le couronnement du Gascon. L’œuvre le figurait au Louvre, assis sur ce trône que tant de peines lui avaient conquis. L’une des femmes, soudain, noua le fil, les deux autres reculèrent l’ouvrage au mur, et la salle s’emplit de fantastiques clartés.

Plus grand, plus large que les autres, un quatrième châssis apparut entre elles et le jour, muraille d’innombrables fils, vaste métier qui emplissait la salle et semblait attendre, comme une âme où rien n’est encore écrit, le rêve qu’y allaient chanter les laines d’or, les laines vermeilles et d’azur, les magnificences promises de l’idée, de la couleur, de la vie.

Ce n’est plus l’histoire du chevau-léger, ni du capitaine, ni du victorieux des grands combats d’Arques et d’Ivry, ce n’est plus le roi de Navarre qu’elles s’apprêtent silencieusement à imager ; le nouveau règne a fait un autre homme : c’est mieux que le roi de France, c’est Henri le Grand ; et malgré qu’elles soient à Pau, leurs yeux qui peuvent tout voir percent la matière, annulent la distance, touchent l’ame qu’elles ont mission d’observer ; actives, leurs mains posent le premier fil.

Il glisse, il court, il s’étend ; la laine s’ajoute à la laine, les couleurs pointent sur la trame comme l’aube dans les ténèbres, les réseaux d’azur apparaissent, l’or, l’argent, les teintes glorieuses, et le jour surgit sur le grand métier ; c’est que le roi, là-bas, œuvre dans la lumière, et que le travail des Tisseuses en est le reflet. Les mois passent, la vision s’ébauche : groupes, multitudes, événements, et le rêve historique s’exhale des laines superposées. — Soumission des ordres religieux et de la Sorbonne. — Intronisation du roi validée par le pape. — Une guerre imminente entre Henri IV et Philippe II se lit dans le galop du roi vers les Pyrénées. — Non loin, cinq femmes assaillies l’implorent : la Picardie, la Bourgogne, la Bretagne, le Lyonnais, la Provence. — Il coupe leurs liens dans la plaine de Fontaine-Française, et arrache le voile qui couvre l’est de la France. — La tapisserie se déroule ; au fur et à mesure les faits s’y posent, et il n’y a pas de taches funèbres. D’allégoriques voix l’acclament ; c’est Lyon, Marseille. — Les dues ligueurs sont à ses genoux ; — et la France des frontières, soudain, apparaît comme un groupe souriant, une ronde de cités aux mains unies : le territoire national est sauf, l’Unification est créée.

Les Tisseuses ne s’arrêtent pas, leurs mains. grises font courir les fils. Une image apparaît : le roi, pauvre comme son peuple, « en pourpoint troué aux coudes, assis devant une marmite renversée », tandis que l’ancien Rosny, le nouveau ministre Sully compte sur ses doigts la note du ménage français, car la dette de l’État monte à un milliard. — Tous deux, plus loin, se tournent vers l’Assemblée des Notables ; ils font voir leurs chiffres, et les conseillers signent la note pendant qu’on emporte en terre le spectre de la dilapidation « dame Grivelée ». — La tapisserie se couvre sans cesse : Amiens capturé ressaisi ; les Espagnols défilent devant les Français rangés en bataille, et la Ligue Bretonne se soumet au roi. — Les apparitions se succèdent : du tamis des trames s’envolent des figures ailées, la Tolérance et la Raison, vierges graves qui sourient au roi, mais qui semblent tout étonnées de leur venue en un siècle où un homme seul les comprend : c’est l’Édit de Nantes, la paix religieuse ; et tout à côté, réduisant l’Espagne aux pieds du roi de France, c’est le contrat de Vervins, la paix civile.

S’arrêtera-t-on là ? Les Tisseuses, sur ces hauts faits, vont-elles reposer leurs mains inlassables ? Tout ce que projette de lumière le code de l’Édit de Nantes a dù épuiser l’argent et l’azur, et les écheveaux vont manquer. Au contraire, les mains des Voyantes se précipitent, car le ton vermeil du modèle, l’aube montante de la patrie transfigurée veulent à présent des couleurs plus jeunes, et c’est dans une fièvre que les navettes bondissent ! Les peignes qui leur servent à tasser l’ouvrage font éclore un immense tableau heureux : les laines éblouissantes créent des cités, les maisons de travail murmurent, les édifices de la paix sortent de la terre aride, mille peintres et sculpteurs parent la nation. Mais les laines courent plus loin, descendent et affluent en des mers de blés, la campagne grouille d’un peuple libre et nouveau, de pacifiques hommes, aux blessures de soldat, sèment, vendangent ou labourent, des bœufs et des chars encombrent les sentiers, les canaux s’émeuvent dans un long mouvement d’échange et de transport, les collines apparaissent chargées de raisin, d’orge, de houblon, de maïs et de riz, les pâtures verdoient d’herbes nouvelles, les mûriers bordent les routes, les chaumines fument, les enfants jouent, les hommes et les femmes s’embrassent : la France chante !

Une flamme sacrée hâte les Tisseuses. Depuis quarante ans qu’elles travaillent, jamais plus splendides tableaux n’ont défilé sous leurs yeux. Voici quatorze ans que le roi entra dans Paris, et voici quatorze ans qu’au lieu de conter des guerres elles tissent, enthousiasmées, la fortune de France. Qu’y aura-t-il encore de plus grand dans cette œuvre d’Henri le Grand ? L’espace, devant leurs yeux, se déchire comme la nue, elles pénètrent l’âme royale…, et à ce spectacle, tout à coup, leurs fronts s’enchantent de pensées plus belles, leurs bras s’élancent plus rapides, et de vastes symboles naissent à nouveau sous leurs doigts tremblants. Elles en sont au fameux « Projet d’Henri IV », rêve de la confédération des États d’Europe contre l’orgueilleuse Maison d’Autriche pour le perpétuel établissement de la Paix. De tous les côtés du métier, à leur place géographique, en haut, en bas, des mains tissées se tendent : celle de l’Électeur Palatin liée par-dessus leurs peuples au bras du roi Jacques, des mains anglaises qui malgré la distance envoient des signaux, d’autres qui appellent du fond de la Suède, puis les gantelets d’Allemagne, de Savoie, des milliers de mains enchainées surgies du sol de la Hollande et d’autres encore, toujours et sur tous les points, des nuages, des foules et des multitudes de mains crispées vers la France libératrice ! Les Tisseuses éblouies continuent le Chef-d’Euvre. Au milieu des « mains » qui l’implorent, le roi est assis, il regarde l’Europe transformée, dans la sienne il va grouper ces étreintes, il va agir…

Mais à ce moment l’une des femmes qui tissait l’image du roi s’immobilise. Comme le couteau qui s’enfonce là-bas dans le cœur d’Henri, la navette perce la trame, s’échappe des mains, la laine rouge du peloton se dévide à terre.

Et poussant un long cri aigu, les trois Tisseuses s’envolent.


FIN


Mai 1898.