Le Roi/Le Roi IX

La bibliothèque libre.
Le Roi (1900)
Flammarion (p. 322-330).

IX


La victoire d’Ivry, glorieuse, devait être politiquement stérile, moralement féconde. La poussée vers la capitale répugnait aux catholiques qui ne voulaient pas d’un chef protestant, aux huguenots qui appréhendaient sa conversion ; il y eut alors des mutineries, chacun piétina. Pendant ce repos, du 18 mars au 1er avril, la cité se fit forte, appela des troupes, et se ravitailla pour un mois. Le duc de Nemours, les Seize, les chefs du Tiers avaient reprisé ses murailles, fondu de nombreux canons, surchauffé au moyen des prêtres la haine de ses habitants. Défendue par trois mille hommes réguliers, quarante mille bourgeois en armes, cette ville insultait aux treize mille soldats du Gascon trop faibles pour l’assaillir ou l’étreindre. Il fallait donc, songea le roi, tenter de la « soumettre sans navrer personne », et renoncer à son investissement. Le blocus eut lieu.

— Au moins, rit le Gascon, ceci est de la guerre miton mitaine qui ne fait ni bien ni trop de mal.

Une suite d’heureuses manœuvres le rendit maître de tout le cours de la Seine ; la nourriture n’afflua plus par eau, et l’appétit de la cité en quelques semaines épuisa l’Île-de-France. Dès les premiers jours de mai, ce fut la disette.

Aucun habitant n’ignorait que ce malheur était dù à la politique, et non à la différence de religion comme on le voulait faire croire aux gens simples. Le bien public fut l’ensorcellement, l’intérêt la cause. Un vrai roi attendait aux portes, on ne pensa point à les lui ouvrir. Les Parisiens eussent été heureux d’être assiégés, une fois assiégés d’être saisis ; au lieu de cette salutaire violence, ils brûlèrent jusqu’à la mort au petit feu. Abusant du roi, ses capitaines rebroussaient en se cachant les mesures qu’ils prenaient au jour, réduisaient les bonnes dispositions, fournissaient des aliments à la ville au lieu de l’en priver pour la vaincre, et commerçaient « sur les sauvegardes et les approvisionnements clandestins ». Le mal que l’on soigne est moins grave, Paris consolé par ces apparences résista longtemps. Givry lui-même, héros corrompu, fit entrer chaque soir des vivres dans la capitale par Charenton et Conflans, et permit aux assiégés d’attendre le secours du prince de Parme. Le 9 juillet 1591, Henri prit Saint-Denis, puis Dammartin. Un renfort, la double poussée du Centre et du Midi portant son armée à vingt-cinq mille hommes, il attaqua le 27 juillet les dix faubourgs parisiens, et s’en empara. Lorsque ces dix portes furent sous son canon, le moindre brin de paille n’y put entrer : régna la famine, et Paris eut la gale aux dents. Citadelle d’Espagnols, de Wallons, de Napolitains et d’une foule de roitelets tyrans, la ville bientôt ne fut plus qu’une plaie. Il sembla que Monsieur Saint Denis et Madame Sainte Geneviève, patrons de France, l’avaient abandonnée pour toujours. Paris, ayant faim, mangea de tout ; quand il n’eut plus rien à manger, il se mangea. Mais un homme nu ne peut s’habiller d’un homme nu ; le désordre, l’anarchie régnèrent : Hôtel de Ville vassal, Sorbonne déshonorée, princes et pairs, grands noms à litière « pour les chevaux de Messieurs d’Espagne et de Guise ». Pour subsister, on vendit meubles et vaisselles ; les chambres « tant bien garnies » furent dépouillées ; au fromage suisse réduits, les Parisiens blêmirent ; qu’importe ! au ventre tout entre on fit banquets de rats, réjouissances d’herbes crues, festins de chiens ; somptueux qui avait sa miche d’avoine et sa bouillie de son. La ville riait encore ; quand Paris pleurera le ciel tombera. Des charognes barraient les seuils, les femmes passaient dessus. Chaque Parisien eut six aunes de boyaux vides, et il sembla aux ventres que le diable avait cassé les mâchoires. Ne trouvant plus rien au logis, les épouses, moins stoïques, se révoltèrent. Un dicton affirmait que leurs cerveaux étaient « de crème de singe et de foie de renard », la douleur les fit fermenter. « Sous la peau de la femme, disait encore un proverbe, plusieurs bêtes marchent à l’ombre. » Mères, sœurs, filles, jusqu’à des vieilles, beaucoup s’échappèrent dans les hauts quartiers, vers les Halles, et se mirent à mordre leurs lèvres, à balancer leurs croupes et à semer des cornes. Une fois repues elles rentrèrent, criant d’une nouvelle ardeur contre le Gascon « huguenot ». Toutes étaient aux moines. Anges à l’église, diables en chambre, sapajous dans le lit, elles refirent par leurs caresses un plus fort tremplin à la haine. Paris qui succombait se redressa, le nombril collé au dos, l’arquebuse au poing. Corps vides : âmes désolées ; corps et âmes mouraient, mais les dents ne faisaient plus mal. Les cimetières avaient l’air de bossus couchés. Les petits enfants succombaient, surtout dans les classes nobles qui les nourrissaient de laits de poule : « À un pauvre homme sa vache meurt, au riche son enfant. » À travers les murs perça le squelette de Paris. Plus de Sorbonne ; des vaches maigres paissaient dans ses cours désertes, et çà et là quelque laboureur fou de faim y grognait au milieu des livres sa lente mélopée natale. Plus de collèges, plus de ces leçons en plein air où aux pieds d’un grave savant, accourus de tous les coins de l’Europe et assis sur la paille qu’ils apportaient, l’écritoire à la ceinture et la plume prête, les écoliers copiaient la chanson antique. Agité par les trois factions de Lorraine, d’Espagne et des Seize, le bâtiment parisien sombrait peu à peu. Dans les rues, au Palais, dans la galerie des Merciers autrefois grouillante l’herbe croissait, un zonzon de mouches malsaines succédait à l’activité artisane, les boutiques puaient la mort. Sur les ponts, aucune de ces nombreuses charrettes qui menaient à la cité la vie des campagnes, seul le carrosse du Légat, silencieux. Plus de blés dans les ports de Grève et d’École, rien qu’un dernier chat famélique qu’un dernier fantôme hagard poursuivait. Une femme mangea ses enfants morts et creva ensuite d’horreur. Avec les os pilés du cimetière des Innocents quelques malheureux se nourrirent ; ce fut, dit le peuple, « le pain de madame de Montpensier ». D’effrayants paquets humains gisaient dans tous les ruisseaux ; il périssait par jour cent, deux cents, parfois trois cents hommes, et ceux qui ensépulturaient se faisaient au bout de la route enterrer eux-mêmes ; trente mille succombèrent de faim.

Le roi regardait ce supplice.

Pour fatiguer sa douleur, il montait à cheval, tournait autour de la ville et séchait ses larmes dans le vent. Il n’osait regarder à gauche vers les lueurs de la cité, vers le drame. Cent fois il eut l’envie de lever le siège, de licencier ses troupes, de jeter son épée par-dessus la haie et de rentrer à Pau, le bâton en main, comme le garçon de l’Evangile au rêve brisé. D’autres fois, se sentant utile au bien de France, il lançait son cheval et frappait une porte dans la nuit.

— Au seuil du règne, hurlait-il, vais-je succomber ? Paris ! Paris ! qui te rendra le bon sens ?

— Courage, sire, dit Rosny, les Parisiens sont à bout. Point de faute, s’il vous plaît, il est plus facile de médiciner que de curer ; une fois les maîtres, nous raccommoderons. Ensorcelés par les moines prêcheurs, corrompus par l’appât de l’or espagnol et les espérances des princes qui ne veulent les rendre faibles que pour mieux les rouler à bas, ces malheureuses gens n’y voient goutte, mais ils se reprendront. Ce jour-là, sire, vous verrez les traîtres au bagage.

— Mais ces morts !

— Ce seront les derniers. (Rosny, ardent, tenait tête au roi) Si vous abandonnez la lutte, le roi d’Espagne prend la Navarre et le Béarn et aussi quelques bonnes villes de Champagne et de Picardie. L’argent d’Espague aide Mayenne qui s’en sert pour ameuter Paris contre vous ; Mayenne est l’allié de Parme.

— Mais ces morts !

— Et les vivants ! dit à son tour d’Aubigné, Rosny a raison, sire ; le roi espagnol trouve que la France engagée entre sa nation et les Pays-Bas est un beau morceau à saisir. Le malheur pousse la victoire aux épaules, persistez.

— Mais ces morts ! mais tous ces cadavres ! répétait le roi.

C’était son idée fixe. Blême, il regardait avec rage la ville entêtée. L’air vert qui s’en exhalait fluait par sa gorge, empestait son haleine. Paris souffrait dans son cœur ; et tous les bruits entendus, les manœuvres de son armée, ses murmures de foule et ses chocs d’armes lui semblaient un glas continuel, l’avertissement dans des cloches qu’une ville entière mourait par lui.

Bientôt il n’y tint plus. On le devina.

— Sire, dit le maréchal de Biron, vous allez manquer de rigueur envers les coupables ; Votre Majesté se trouve à mi-chemin entre les endurcis et les innocents, entre la miséricorde qui est à droite et le châtiment qui est à gauche. Garde à vous, sire, le salut est d’un seul côté…

Le Gascon qui avait bondi s’arrêta encore. Par les fosses de ses deux yeux, étincelantes, une lutte se devinait. Âme bousculée comme un champ de bataille, des anges y assaillaient des furies. À la fin le combat cessa.

— Il ne faut pas que Paris soit un cimetière, dit-il, je ne veux pas régner sur des morts.


D’un bond il disparut, et malgré les supplications de ses capitaines délia Paris du poteau. Préférant faillir aux lois militaires qu’à sa bonté, il accorda passeports aux femmes, filles, vieillards, malades, enfantelets et à tous les jeunes écoliers qui voudraient sortir. Une acclamation répondit ! Chaque cœur, chaque pierre de la ville frémit vers cet homme calomnié, vers ce maître inconnu encore, né des sucs du terroir français dans le vrai « parterre des lys ». La cité se débarrassa. Eut-elle conscience qu’un acte sublime, s’accomplissait ? On peut le croire. En congédiant ses malingres, ses femmes, ses petiots, Paris soudain s’était tu ; son silence fut l’adieu à sa douleur. Effacé dans l’ombre, les pieds et les mains froids, sans souffle, un dernier éclair de vie en ses yeux, le Gascon regardait l’horreur défiler. Ce qui fuyait la ville, c’était sa faiblesse. En longue colonne misérable, sous les torches des cavaliers, une foule de femmes s’en allaient, emportant entre leurs mamelles des enfants qui trouvaient à peine à sucer ; des êtres difformes les suivaient, bancals. et manchots, tristes fous, estropiés de l’âme et des membres, soldats fantômes chancelants sur leurs bâtons, des garçonnets en loques, toute une marmaille souffreteuse qui ne savait plus la couleur du pain et le son du rire, déchets de révolte, bouches inutiles qui épuisaient Paris sans l’aider. Non loin, un spectre, d’un geste émouvant, toujours le même, permettait à chacun le droit de gite, la nourriture, la liberté, la vie. Éperdu de pitié, ce geste s’élargit encore. Forcé par de violents mouvements, le Gascon accordait la fuite aux soldats, aux chefs, jusqu’à ses pires ennemis, commandant qu’ils fussent « humainement reçus en toutes villes où ils se voudraient retirer ». Il ne demeura dans Paris que les plus forts, les résistants, ceux qui pouvaient attendre, debout, la diversion libératrice. Alors la ville ressaisit ses armes, regarda du côté de Meaux, pardessus la bande gasconne, pour voir si les Espagnols arrivaient. Et ce fut à recommencer ; — tandis que sous le soleil dont la gloire couchante illuminait la campagne, le Béarnais qui venait d’agir par honneur contre sa fortune considérait tristement, du haut de son cheval, le troupeau des mères en fuite dont les bras croisés sur leurs petits semblaient irrémissiblement emporter, comme il allait s’y asseoir, les lambeaux de pourpre de son trône.