Le Roi/Le Roi XI

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Le Roi (1900)
Flammarion (p. 340-349).

XI


Il recommenca d’entourer Paris, où le pain une fois de plus se fit cher. Il conquit les villes circonvoisines, ferma les rivières, occupa les grands chemins, et se retrouva en face d’alliés haineux, d’un groupe de trois forces qui s’apprêtaient à fondre de nouveau sur lui : l’Espagnol Philippe impatient d’usurper la France, le pape Clément VIII inféodé à l’Espagne, le duc de Mayenne, et une autre non moins redoutable qui allait combattre son cœur : Paris affamé pour la seconde fois.

Tous les périls, toutes les tristesses. Des États-Généraux se formaient qui allaient livrer à la multitude l’examen dangereux de son droit au trône. Déjà, le Légat disait que « les Bourbons étant hérétiques ne pourraient jamais être rois ». Et les Espagnols continuaient après le Légat : « Donc, si les Bourbons sont exclus, la loi salique est annulée d’elle-même, et l’infante Isabelle, fille de notre souverain, succède de droit à la couronne de France comme la plus proche héritière d’Henri III ; les Français la nommeront en chœur par reconnaissance pour le roi d’Espagne, sans qui la France serait depuis longtemps sous le joug du roi de Navarre, lequel, au dire du pape, est un homme « absurde, hérétique, schismatique, impie, et tout embrasé d’un esprit de révolte contre l’Église ».

— Moi ? souriait le Gascon étonné, c’est de moi ce portrait ?

Au fond, tout cela n’était qu’ambitions d’Espagne et terreurs françaises, épouvantes de factieux pour le maître juste dont ils craignaient les représailles.

— S’ils vous connaissaient pardonneur, dit Rosny, tous ensemble vous proclameraient. Mais ces catholiques vous croient un entêté protestant, et je sais, hélas ! (Rosny, sectaire, soupira), que vous n’êtes ni l’un ni l’autre.

— Un homme, murmura le Gascon.

Il reprit tout haut :

— Un homme, sans plus, désolé de voir souffrir les Français par la faute des méchants et des étrangers. Le bien du pays m’emplit la tête et le cœur, voilà ma foi, le reste n’y a nulle place.

— Je sais cela, sire ; hélas ! nous savons cela dans les compagnies.

— Et que dit-on de moi ?

— Rien, répondit Rosny, on souffre et on se tait ; on vous y aime tant qu’on ne sait s’il faut plus gémir de vous connaître sans religion que de vous voir perdre le trône à cause d’une religion qui n’est plus la vôtre.

Le Gascon se décida vite. Ce roi qui satisfaisait, sans croyances, aux deux morales, ce lutteur selon la Bible, ce pasteur selon l’Évangile fit appeler immédiatement les évêques pour s’  « informer ». L’archevêque de Bourges Renaud de Samblançay et le cardinal du Perron accoururent ; les conférences eurent lieu à travers les galops du camp.

— En sais-je assez ? demanda le roi un matin.

— Oui, sire, vous avez la grâce, mais…

— Mais ?

Le Gascon sourit.

— Justement, dit le cardinal, ce sourire

— Me préféreriez-vous chigneux ? D’ennui point de fruit, et qui a santé il a tout ! Que va penser le pape de mon abjuration, messeigneurs ?

Il prit machinalement une poignée de terre.

— Le pape ne s’y attend pas, dit Samblançay, et votre réconciliation avec lui s’embarrassera de quelques délais par la faute des étrangers.

— Il y a conférence des députés ligueurs à Suresnes, dit Henri. (La terre écrasée recélait un grain, il le détacha) Monsieur l’archevêque de Bourges, vous irez leur faire part de ma réconciliation avec l’Église (rêveur, il pesait le grain), et vous ajouterez aussi (le grain nu montrait son cœur blanc) que pour ne pas retarder, en continuant la guerre, une si louable détermination, je propose une trêve de trois mois, malgré que cette trêve suspende mes avantages et soit fâcheuse à mon but. (Il jeta le grain) Le peuple, pendant ce temps, recueillera le blé des campagnes.


La Ligue, étonnée, refusa la trêve ; mais le Parlement fit transcrire la déclaration du roi qu’il répandit dans le public. L’honnêteté du Gascon émut les faubourgs.

— Qu’on laisse entrer le Béarnais ! cria le peuple. Puisqu’il est converti, qu’attend-on ? Qu’il vienne ! Vive Henri !

La conférence de Suresnes, transportée boulevard Saint-Martin, activait l’œuvre de l’élection. Autre danger : les Espagnols qui avaient acheté le quart de la France et le Légat n’attendaient qu’un signe pour s’emparer des frontières. Feria, Taxis et Mendose, pour la troisième fois, déclarèrent « que si on voulait élire l’infante, Philippe II nommerait un seigneur français, parmi ceux de la maison de Lorraine, qui épouserait sa fille pour partager le trône avec droits égaux. Un mois après l’élection, ajoutaient-ils, il y aura une armée sur la frontière, deux mois après un second corps de troupes, de l’argent et de beaux honneurs pour les chefs. »

La main princière, le double trésor des Indes, une telle couronne alarmèrent Rosny et d’Aubigné, mais ne purent émouvoir le Parlement parisien.

— Ce serait la France espagnole, dit-il.

Hardiment, à la face des ligueurs et des étrangers, il leva le flambeau de la justice, et arrêta « qu’il fut enjoint au duc de Mayenne, lieutenant-général, d’assurer qu’il ne fut fait aucun pacte remettant la couronne à quelque prince ou princesse d’une nation étrangère ; déclarant au surplus que ces dits traités seraient nuls, contraires à la loi salique et autres lois fondamentales du royaume ». — « Nous sommes vrais Français, terminèrent les conseillers, et perdrons la vie et les biens devant que jamais être autres. »

Le roi, de son camp, assistait à ces courtes luttes.

— Voilà qui est répondre, approuva-t-il. Convient de humer les choses avant d’y goûter, car il y a toujours du poison dans un plat de figues d’Espagne.

Non découragés par l’arrêt, les Espagnols proposèrent cette fois, et sérieusement, le jeune duc de Guise. Acharnés à leur élection, ils demandèrent que les États « donnassent le trône aux deux époux, sans partage, et qu’Isabelle, épousant Guise, eût la Bretagne seule pour dot ». Harcelé par tous, le jeune duc allait accepter, mais Mayenne devenu jaloux l’arrêta : « Ne croyez point, dit-il à son neveu, que nous voulions nous mettre, nous autres princes, sous la domination de Philippe. Si vous acceptez ce trône, les protestants d’Allemagne, l’Angleterre et presque tous les Français se révolteront contre vous. » Le duc hésitait encore. Mais un homme se dressa soudain aux États, l’un des maréchaux de la création de Mayenne nommé La Châtre, qui représenta l’imprudence d’élire un roi tandis qu’on n’avait point de troupes, « que le Béarnais, pendant ce temps, préparait les siennes qui étaient fort bonnes et martiales, et qu’il fallait bien plutôt accepter sa trêve dont on avait grand besoin ».

Cette proposition était la seule sensée. Mais que d’heures perdues. Tant de cérémonies, tant de phrases pour tomber si bas. Un orateur de l’assemblée, finalement, remercia l’Espagne de ce qu’elle avait fait pour la cause, proclamant que la gravité des affaires ne permettait plus l’élection. Que dirent là-dessus les ambassadeurs ? On en attendait quelque éclat. Peureux, ils balbutièrent, assurant « que le roi leur maître n’avait travaillé que pour le bonheur de la France, et qu’elle ne l’avait pas compris ». Puis ils se turent.

Un pareil dénouement au drame le rendit burlesque, c’est ce qu’attendait le Gascon. Le livre qui flagellait les États, révélait les crimes et la bêtise espagnole était sous sa main, il l’ouvrit, lâcha la Satire Ménippée qui s’envola sur ses fortes ailes de chimère, et un inextinguible éclat de rire souleva la France :

— À bas les princes ! À bas les mauvais moines ! À bas le prévôt ! La trêve ! Nous réclamons la trêve ! Vive le brave homme !

Le roi, en son camp de Saint-Denis, écoutait ces acclamations.

— J’entends bien, disait son sourire, mais toutes ces clameurs n’ouvrent pas les portes.

Il vit à ses côtés le grave Rosny.

— Que ferais-tu à ma place ?

— Sire, je ne peux répondre, je crois.

— Et que ferais-tu, malgré ta foi ?

Une rumeur, à ce moment, roula au-dessus de Paris, plainte coutumière, long et sourd cri de faim. L’honnête protestant frissonna.

— Sire…

— Écoute ces échos ! (Le roi désignait Paris) Et après avoir entendu, que te vient-il au cœur, croyant ? Haine ou pitié ? Parle ! Que ferais-tu ?

Rosny n’hésita pas. — J’abjurerais au plus vite, murmura-t-il, je donnerais le bonheur au peuple, et j’attendrais le grand Jugement.

Il s’amincit, raide et pâle, comme si les langues de l’enfer léchaient déjà sa poitrine.

Le roi ne répondit pas d’abord il revoyait l’ancien drame, vision de ses vingt ans, la Saint-Barthélemy, sa tournée le soir du massacre, toute l’histoire du chapelet rompu dont les grains, un à un, tombant dans les plaies des morts, avaient emporté avec eux ses enfantines croyances. De ce soir-là, il avait douté. En butte aujourd’hui aux fureurs d’un pape, ces fulminations l’empêchaient d’entendre, il n’apercevait plus le ciel à travers ces torches, il ne croyait plus.

— Je reconnaîtrai, dit-il au bout d’un moment, l’obstacle d’opinions qu’il t’a fallu rompre pour me conseiller, toi protestant, de me convertir en catholique. Je suivrai ton avis puisqu’il va au-devant de mes projets : Credo en la seule France !

L’index de Rosny, à la dérobée, traça un signe de croix.

— Je vous en conjure, sire, ne dites à quiconque ces laides paroles.

— Ventre-Saint-Gris ! c’est seulement à toi que je parle, non à d’autres qui m’accuseraient, comme hier, d’hérésie, d’impiété, de schisme et autres fadeurs, sans comprendre que je suis Latin qui adore nombre de dieux, lesquels sont la beauté des femmes, l’art d’une ligne, la pensée d’un mot, l’héroïsme d’un cœur, l’honnêteté d’une âme et cent mille belles autres choses palpables et bien vivantes dont j’ai fait mes dévots autels !

— C’est de Dieu qu’elles viennent, murmura Rosny.

— Qu’en sais-je ? J’attends qu’il me le fasse savoir. Et, le saurais-je même demain, qu’y aurait-il de changé en moi ! (Coléreux, le roi se haussait) Je suis las de ton dur Très-Haut qui ne connaît plus que brouiller, menacer, punir ; il est temps de moraliser, et malgré que ce soit plus œuvre de prêtre qu’occupation de soldat, c’est l’ « excommunié », demain, qui va rappeler au monde l’Évangile ! (Il leva son bras vers la capitale) Fanatique cité, je cède ! J’humilie à la tienne la foi de mes troupes. Ma comédie pour ton repos ! la Messe pour ta gloire ! L’ours va passer sous la chatière, mais Rome, malgré elle, sauvera la France !

En dépit des empêchements du Légat, des menaces de Mayenne et des injures des moines, il convoqua les princes de sa suite et ses gentils-hommes, et le matin du 25 juillet, à huit heures, vêtu de blanc, se rendit à la grande église de Saint-Denis. L’archevêque de Bourges l’attendait à la porte, une main sur les Évangiles ouverts : « Qui êtes-vous ? » — « Le Roi », dit le Gascon. « Que demandez-vous ? » — Il sourit : « À être reçu dans le sein de l’Église catholique. » — « Le souhaitez-vous sincèrement ? » — « De tout mon cœur. » Et avec le même sourire aux lèvres, énigmatique, il prêta le serment et se mit à genoux.

C’est alors qu’eut lieu le prodige.

« Bon ou mauvais homme, songeait le roi, qu’importe au clergé, pourvu que j’assiste enfin à sa Messe. C’est l’objet de toute religion dogmatique où l’essentiel est de croire ou de le paraître, non d’agir selon la croyance ». Me voici agenouillé devant qui ? Des saints ? Non, des agitateurs. Je suis cependant plus éclairé que ces prêtres : la doctrine protestante dont toutefois je me gausse encore plus que de la catholique m’imposant de raisonner avec la Parole lorsque la doctrine des autres m’oblige à l’admettre. Et pourquoi suis-je alors ici ? Une voix me répond : « Monarque, c’est à l’Unité du royaume, à son indépendance compromise, à ton devoir de chef qui est de rendre la paix au peuple que tu fais un tel sacrifice ; il en coûte à ta vanité, rien à ton cœur, baisse done les yeux. » — Le roi, toujours à genoux, entendit rugir le Te Deum. — Générosité, humblesse, dévouement, vertus d’Évangile, cette âme excommuniée les avait toutes. Penché sur la patène que lui tendait l’archevêque, il les offrit au peuple dans un acte de foi sublime en l’inébranlable raison et l’universelle pitié ; mais comme il touchait la face de Jésus, l’or s’anima…, il sentit sous sa bouche que deux autres lèvres, longtemps fermées, s’avançaient soudain vers les siennes, et ces deux prisonniers de l’Église, le Chrétien et le Paien, se baisèrent.