Le Roi George V

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Le Roi George V
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 796-822).
LE ROI GEORGE V

Lorsque, le 21 avril, les Parisiens verront George V descendre cette avenue des Champs-Elysées, par où passait il y a onze ans, au mois de mai 1903, Edouard VII, quand il apportait à la France, au lendemain de difficultés oubliées, un message de bonne volonté, ils seront dupes d’une ressemblance plus superficielle que profonde, plus apparente que réelle.

Le Roi diplomate avait la tête ronde et le front carré, la prunelle sombre et le regard vivant des Cobourg. Un visage ovale et un front étroit, l’œil clair et le regard rêveur donnent à son fils une extraordinaire ressemblance avec le Tsar, trahissent son origine scandinave et sa parenté danoise. Le successeur de la reine Victoria avait hérité de sa vigueur germanique. Solide et trapu, il résista sans effort aux longs horaires des voyages continentaux et aux fantaisies culinaires des protocoles européens. Seuls, un accident et une maladresse ont pu rendre éphémère un règne, dont tout permettait de prévoir la longévité. Ni la mer, ni le sport, ni la discipline du marin, ni les rigueurs du puritain n’ont donné à George V la robustesse de ses aînés. Parfois les mêmes sourires éclairent la figure pleine et ronde du père, le visage allongé et grave du fils. Mais ils n’ont pas les mêmes caractères. L’un était l’expression d’une bonhomie spirituelle et d’une santé plantureuse. Dans l’autre, il y a un peu de mélancolie et beaucoup de bonté.

Edouard VII fut préparé à sa tâche de monarque, suivant un programme dressé par un philosophe politique. Il connut un entraînement progressif et des études spécialisées, un régime intensif et un isolement austère, qui lui donnèrent, avec la connaissance du droit constitutionnel, de l’histoire contemporaine et des langues vivantes, l’horreur des livres. George V n’apprit jamais qu’un métier, celui de marin. Il a quinze ans de services à la mer, a conquis ses diplômes à l’école et risqué sa vie par gros temps. Si le fils de la reine Victoria et du prince Albert, victime de son éducation première, n’hérita point de leur passion pour les « livres bleus » et de leur culte pour les mémorandums, ces besoins d’ordre et de méthode revivent chez leur petit-neveu. Il dépouille, avec autant de conscience que ses grands-parens, le stock quotidien des dépêches diplomatiques, dont la dactylographie a décuplé le volume. Il recueille et annote les documens parlementaires. Edouard VII, servi par la facilité de son intelligence, par sa connaissance des hommes et le charme de sa personne, n’écrivait qu’avec peine et négociait avec joie. La conversation était pour lui la plus sûre des armes et la meilleure des méthodes. George V, méditatif et timide, recule devant un dialogue et se dérobe à un entretien. Il s’isole et s’enferme, il réfléchit et rédige. L’un fut un causeur charmant, l’autre est un orateur écouté. Le père sut trouver, d’instinct, le mot qui déride, séduit ou riposte. Le fils sait prononcer, avec autorité, des discours rarement banals, toujours substantiels et élevés, qui éveillent et retiennent l’attention. Telle de ces allocutions prononcées sous les voûtes du Guildhall, sur les marches d’Ottawa ou sous le dais d’un Durbar, ont eu un retentissement, qu’ignore, le plus souvent, l’éloquence sonore et vide des chefs d’Etats.

Edouard VII fut un politique d’instinct, qui, arrivé tard au trône, y apporta des dons précieux et une expérience plus précieuse encore. George V ne quitta que par hasard et à regret la passerelle de son croiseur pour les lambris des palais. Marin de carrière, il devint avec angoisse un roi d’occasion. Si dix ans d’efforts lui permirent d’effacer ce qu’il y avait dans sa sincérité et sa spontanéité, dans sa raideur et sa timidité, dans son éducation et sa connaissance, d’incompatible avec la neutralité sereine, l’action discrète et l’habileté diplomatique du souverain constitutionnel, il le doit autant aux conseils quotidiens d’un grand Roi qu’aux encouragemens répétés d’une princesse éminente. Aujourd’hui, comme en 1850, l’Angleterre possède, en fait, sinon en droit, deux souverains. Le pouvoir est le résultat d’une collaboration constante et d’un partage voulu. Les deux couronnes et les deux sceptres ne sont point une fiction traditionnelle, mais une réalité tangible. Le jour même où il prit, comme roi, la parole pour la première fois, George V l’a proclamé : « Je trouve un précieux encouragement, dans le fait que je sais que j’ai, dans ma chère femme, une collaboratrice quotidienne, dans chacun de mes efforts pour le bien de notre peuple. » Victoria souffrit toute sa vie, de ce que les juristes et les parlementaires lui aient interdit de prononcer, ex cathedra, le même aveu. Il éclate, du moins, à chaque page de sa correspondance.

Le goût et les habitudes des deux rois sont aussi dissemblables que leurs tempéramens et leurs formations. Et ces différences sont peut-être les plus caractéristiques de toutes.


Edouard VII resta, aussi longtemps qu’il le put, un fervent des chasses à courre. A ce sport ardent et fiévreux, aristocratique et élégant, George V préférait, tant que le protocole le lui permit, les flâneries solitaires, dans les taillis et sous les bois, un fusil sous le bras, en compagnie d’un chien fidèle, qui bat l’air de la queue et fouille les touffes du museau. Le père ne manquait pas une réunion de courses : fier de son écurie, il collectionnait jalousement primes et prix. Le fils ne se décida qu’avec peine à garder jockeys et entraîneurs. Aux hasards du turf, il préfère les prouesses du rugby ou les rudesses de la boxe. Chaque année il préside les matches, qui mettent aux prises les officiers de terre et de mer, les équipes nationales du Royaume-Uni. Hier encore, il patronnait une exhibition de base ball, le sport d’été des joueurs de foot-ball. Le 16 mars dernier, le colonel honoraire du 2e Life Guards a présidé un tournoi de boxe, dans lequel figurait, à côté des gloires régimentaires, le Bombardier Wells. De ces deux rois, l’un avait la passion des cartes. Passé maître dans la science du bridge, habitué à tenir lui-même sa comptabilité, il regretta longtemps les incertitudes du baccarat et les bluffs du poker. L’autre se refuse obstinément à tailler une banque et à tenir une carte. Il a la passion des lectures. Edouard VII avait celle du théâtre. Il encouragea les tournées françaises et parut souvent dans les coulisses.. Il acceptait sans sourciller la gravité des pièces à thèse et les légèretés du Palais-Royal. George V est trop marin pour ne point aimer le théâtre ; mais il lui faut un théâtre sain et simple, des comédies honnêtes ou des drames sanglans. Pour distraire l’empereur Guillaume, au mois de mai 1911, il fait jouer une pièce de Bulwer Lytton, l’Argent, une tragédie bourgeoise et sensible, qui date de 1840, et d’où la vertu et le vice sortent récompensés et flétris, dans la personne d’une amoureuse désintéressée et d’une coureuse de dots. Edouard VII était rompu à toutes les complexités de l’art musical. Une villégiature à Bayreuth ne l’eût point effrayé. George V recule devant un opéra wagnérien plus que devant une mer démontée ; mais les chefs-d’œuvre de Mendelssohn et de Gounod charment l’oreille et bercent les mélancolies du Roi marin. Il lui est arrivé de pêcher à la ligne : jamais le Roi diplomate n’aurait pu se plier à cette patience, à cette immobilité, à cette solitude.

Le fils a couru le globe et boudé l’Europe. Sept fois seulement [1], il lui est arrivé d’accepter l’hospitalité d’un palais continental. En revanche, il est allé à deux reprises dans l’Afrique Méridionale et en Australasie ; trois fois aux Indes et à Ceylan ; six au Canada. Ses biographes ont établi qu’il détient le record de la distance parcourue : six fois la circonférence du globe. Le père avait plus souvent utilisé sa berline que son yacht. Il aimait la vieille Europe. Il méprisait les terres neuves. Il s’exprimait en français comme un boulevardier et en allemand comme un Cobourg. Les beautés de la langue italienne ne lui étaient point inconnues et les plaisanteries de l’argot parisien lui étaient familières. George V, s’il lit l’allemand, ne le parle pas, et sa science du français reste celle d’un midshipman. Deux fois par an, en mars et en août, Edouard VII franchissait la Manche, s’installait à Biarritz et à Marienbad, rayonnant à travers le continent. Son fils fuit les villes d’eaux européennes, mais accepte l’hospitalité de l’aristocratie britannique. Les Devonshire, Derby, Rosebery ont été honorés d’une visite royale : elle a toujours été brève. George V ne se plaît qu’à son foyer. Il quitte « son bord » toujours à regret et par devoir.

Son père avait tellement soif de vie, qu’il lui eût été impossible d’accepter un horizon aussi limité et une existence aussi monotone. Il avait besoin d’errer par monts et par vaux. Il a lancé les modes internationales, inventé le « smoking, » établi le « pantalon à pli, » encouragé le « chapeau mou. » George V réserve toutes ses faveurs et toutes ses commandes aux industries britanniques. Édouard VII acceptait dans son intimité des naturalisés de fraîche date : sir Ernest Cassel, lord Sassoon. Il recherchait la compagnie et appréciait la conversation des financiers et des industriels cosmopolites. Il avait à Paris et à Vienne un cercle d’amis fidèles. George V, en dehors des liens de parenté et des obligations du protocole, n’admet à son foyer que quelques marins ou soldats, qu’il a connus jadis, au temps où il servait, lui aussi. Sa Majesté la Reine. Mais ces camaraderies n’exercent aucune influence sur son esprit.

Il se méfie des confidences et est rebelle aux conseils. Édouard VII sollicitait les unes et acceptait les autres. Il aimait trop la conversation pour ne pas se livrer un peu. Il était, parfois, victime de sa spontanéité charmeuse et de son esprit indulgent. Son fils ne pèche que par excès d’efforts et de scrupules. L’un fut une belle intelligence. L’autre restera une noble conscience. Le premier eut surtout de la facilité ; celui-ci a surtout de la volonté. L’un fut un causeur. Le second est un grand laborieux. Le père fut un gentilhomme au sens français du terme. Le fils est un gentleman, au sens britannique du mot.

Cette transformation n’eût point été pour déplaire à la reine Victoria. De tout son cœur de grand’mère, elle avait souscrit au jugement, que portait un de ses familiers, sur ce petit-fils préféré, dont elle affectait d’oublier les farces redoutables et de ne point entendre les jurons de matelot : « Franc, viril, le cœur chaud, doué d’une capacité plus que moyenne, simple dans ses goûts, affranchi de toute affectation égoïste, le Prince est toujours dirigé par un sincère désir de faire son devoir, qu’il s’agisse d’une chose grande ou petite, dans toute la mesure où il le peut. »


Il y aura demain quatre ans que George V a recueilli l’héritage d’Édouard VII. Les événemens politiques en ont singulièrement alourdi le poids. Ces quatre années resteront connues de l’historien, comme celles de la bataille budgétaire et du conflit constitutionnel, de la poussée ouvrière et de la crise irlandaise. Le flux et le reflux de ces passions auraient pu ébranler la monarchie anglaise. Il n’en a rien été.

Par ses actes, George V a accru le prestige religieux et l’éclat de la couronne : il a augmenté la popularité et l’apostolat social de l’Empereur et Roi. Cette œuvre, si elle reste conforme aux traditions de la dynastie britannique, à l’exemple de Victoria ! et aux conseils d’Edouard VII, n’en porte pas moins l’empreinte d’un tempérament [2].


I

Un des livres qu’on retrouvait le plus souvent ouverts sur la table du midshipman, fils de roi, était Westward Ho ! ce roman, où le pasteur Ch. Kingsley, au lendemain des batailles de l’Aima et d’Inkermann, formule la doctrine de l’Impérialisme, dessine les silhouettes de ces pionniers qui, la Bible d’une main et l’épée de l’autre, conquièrent et annexent, défrichent et organisent, vendent et achètent. Fidèle à ces souvenirs, George V, dès son avènement, a parlé à l’Angleterre radicale et démocratique la langue biblique et puritaine, qui n’a cessé, depuis la Réforme, de nourrir les pensées et de former les consciences britanniques.

Le 20 mai 1910, — il n’était roi que depuis treize jours, — il écrit à l’archevêque d’York : « Les fondations de la gloire nationale ne resteront inébranlées, que si la vie de famille, dans notre race, dans notre nation, est forte, simple et pure. » Le 2 mars 1911, à la veille de son couronnement, il déclare aux délégués de la Convocation de Canterbury, ce parlement laïque de l’Eglise anglicane : « Vous pouvez compter sur mon appui, dans les efforts que fait l’Eglise pour purifier et ennoblir la vie publique et privée du peuple anglais, et pour rechercher les consolations de la foi chrétienne, dans leur simplicité et dans leur perfection. » Le 21 mars, les protestans anglais de toutes croyances se réunissent, en des assises solennelles, et célèbrent le tricentenaire de « la version autorisée de la Bible. » Une délégation remet au Roi un exemplaire du Livre Saint. Et celui-ci de s’associer à cette manifestation du nationalisme religieux, avec l’élan sincère et reconnaissant d’un héros de Charles Kingsley : « Depuis trois cents ans, des millions croissans d’êtres humains, appartenant aux races anglo-saxonnes, plus largement répandues que jamais sur la surface du globe, se sont tournées, dans leurs besoins, vers le texte grand et simple de la Version autorisée, et y ont trouvé des sources inépuisables de sagesse, de courage et de joie. J’espère fermement que mes sujets ne cesseront jamais de chérir le noble héritage de la Bible anglaise : elle est, au point de vue laïque, la première des manifestations nationales et, au point de vue spirituel, l’objet le plus précieux que cette terre puisse nous donner. » La reine Victoria et le prince Albert n’écrivaient pas d’une encre différente. Et, à un demi-siècle d’intervalle, leur petit-fils retrouve, sans effort, la seule parole religieuse, le seul geste rituel, que comprenne l’Anglais.

Un incident plus significatif encore s’est produit, au mois de décembre 1912. Interrogé par M. F. C. Brading, secrétaire de la Scriptures Gift Mission, lord Knollys, secrétaire de George V, a officiellement confirmé le fait, qu’avait révélé M. G. W. E. Russell : « Il est parfaitement exact, que le Roi a promis à la reine Alexandra, depuis aussi longtemps qu’en 1881, de lire, tous les jours, un chapitre de la Bible, et qu’il est toujours depuis resté fidèle à cet engagement. » Ce communiqué, reproduit par toute la presse, éveilla, dans les milieux les plus différens, la même émotion. Au nom des salutistes, le général Bramwell Booth déclare au Daily Chronicle « que ce témoignage public est un des événemens importans de notre époque. » Etant donné le siècle et ses mœurs, cet acte de foi est « un splendide acte de courage. » Et si demain « les soldats et les marins du Roi suivent son exemple, » l’Angleterre aura « une armée et une marine, comme le monde n’en a point connues depuis les jours de Cromwell et des Côtes-de-Fer. » Les piétistes ne sont pas seuls à admirer. Le Daily Telegraph, un organe conservateur et anglican, qui répugne d’ordinaire aux enthousiasmes puritains du boutiquier radical, croit devoir consacrer à l’incident un leading article (14 décembre 1912). Après avoir rappelé que les représentans les plus illustres du « siècle de Victoria, » sir Robert Peel et le général Gordon, le positiviste Stuart Mill et le physiologue Huxley, avaient trouvé, dans une lecture fréquente des Saintes Écritures, une source précieuse de vie intérieure, le journal proclame qu’il convient, désormais, « d’avoir une plus haute opinion du roi George, une plus grande confiance dans son dévouement au devoir et dans la clarté de sa vision morale. »

Même si ces incidens n’avaient pas donné à l’héritier d’Édouard VII l’occasion de revenir aux traditions religieuses de la dynastie britannique, cette réaction se serait manifestée discrètement dans la liturgie du couronnement.


Il ne faudrait pas croire qu’Édouard VII, ce diplomate spirituel, toujours prêt à comprendre et à douter, ce gentilhomme d’autrefois, accueillant pour les idées et pour les hommes d’aujourd’hui, se soit désintéressé de son sacre. Il voulut au contraire donner au cérémonial une pompe archaïque et une beauté solennelle. Mais seuls des scrupules d’aristocrate et des calculs de politique avaient dicté cette révision des rites traditionnels. Dans les modifications apportées par son fils, on sent, au contraire, percer une pensée plus religieuse qu’utilitaire, moins artistique que minutieuse[3].

Le texte du service a été sensiblement allongé. La » Litanie » a été réintroduite dans le Missel, sous une forme plus complète. Une formule de prière a été ajoutée au récitatif de la Communion. La Préface, qui avait été supprimée, a été rétablie. J’entends bien que la santé d’Édouard VII, compromise par une récente maladie, suffirait pour expliquer les coups de ciseaux, donnés dans la Liturgie. Un incident, cependant, ne saurait être oublié. Lorsque vint le moment où le Souverain doit être oint des Saintes Huiles sur le front, les mains, et sur la poitrine, les prélats entourèrent de telle sorte Édouard VII, qu’il parut à des spectateurs de bonne foi que l’onction sur la poitrine n’avait été que simulée. Et il semble bien que ces rites archaïques devaient coûter quelque peu à ce monarque si parisien et si moderne. George V n’eut pas ce respect humain. Je le revois encore, mince et pâle, dans la courte tunique écarlate, qui lui donnait l’aspect de je ne sais quelle silhouette byzantine. Seul, sur l’estrade rouge, en face du Primat, en pleine lumière, il tendait son front et ses mains : il entr’ouvrit, ensuite, lui-même sa tunique, et reçut l’onction sainte, dans toutes les formes prescrites par la Liturgie.

Au texte de l’hommage, rendu « aux Rois du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, » ont été ajoutés quelques mots significatifs : « et des Possessions Britanniques au delà des mers, Défenseurs de la Foi, Empereurs de l’Inde. » Le même effort pour accroître le caractère impérial de cette cérémonie religieuse apparaît dans d’autres détails. Sur l’étole et le ceinturon en drap d’or, bordé de soie écarlate, le lotus, la feuille d’érable, une branche de mimosa, la croix du Sud, — ces symboles des armoiries indienne, canadienne, sud-africaine et australasienne, — figurent à côté de la rose d’Angleterre, du chardon d’Ecosse, du trèfle de l’Irlande et du dragon de Galles. Les étendards des quatre grands domaines impériaux figurent désormais dans le cortège, à côté des couleurs des quatre royaumes et des objets ; rituels du sacre, épées et orbes, portés par les lords et par les pairs. Les ministres et les gouverneurs ne sont plus seuls à représenter, sous les voûtes de Westminster, l’Empire britannique : près d’eux viennent s’asseoir des princes indiens et des délégations parlementaires. Et il est probable que les yeux de l’Amiral Suprême, à son entrée et à sa sortie de l’Abbaye, s’arrêtèrent moins sur les princes, qui, dans les stalles, représentaient les dynasties et les nations européennes, que sur les colons et sur les indigènes, dont la présence lui rappelait les terres qu’il avait foulées, les océans qu’il avait sillonnés, au cours de quinze années passées au service de la Reine et de l’Empire.


A peine étaient-ils remis des fatigues du sacre, que George V et la reine May entreprirent une tournée à travers les terres historiques, dont l’ensemble forme le Royaume-Uni. Ces visites traditionnelles ne mériteraient pas de retenir l’attention de l’historien si, dans des détails, n’apparaissait point la marque d’une volonté.

Certes l’héritier d’Edouard VII n’eut qu’à s’inspirer des souvenirs laissés par son père, à suivre ses conseils et à relire.sa parole, pour provoquer l’enthousiasme, toujours débordant, de l’Irlande, toujours sentimentale, il a néanmoins fort adroitement profité des circonstances et utilement réchauffé un loyalisme intermittent. C’est par Dublin qu’il a commencé sa tournée à travers les capitales britanniques ; — et cette préférence a flatté l’orgueil celte. Il n’a pas craint, insistant sur un thème cher à Édouard VII, de saluer l’ère nouvelle, qui va se lever pour l’Ile d’Erin ; — et cette allusion a touché le patriotisme irlandais. Et comme George V était le premier souverain, dont le serment d’accession ne contint aucune formule injurieuse pour la foi romaine, le nouveau Roi reçut, jusque dans les quartiers les plus pauvres de Dublin, qu’il ne manqua point de parcourir, sans escorte, en observateur attentif et ému, un accueil, qui arracha des larmes à la reine May.

Le pays de Galles rivalisa d’enthousiasme avec l’île d’Erin. Et par une de ces apparentes contradictions, dont s’étonne la logique française, c’est dans la patrie de Lloyd George, dans la citadelle du radicalisme, dans la capitale du puritanisme, que se déroula, le 13 juillet 1911, une des cérémonies les plus originales et les plus pittoresques qui aient marqué cette année de fêtes.

Pour la première fois depuis 1301, depuis le jour où, du haut d’un porche encore debout, Édouard Ier présenta aux Gallois, quelques heures après sa naissance, son fils aîné, un prince de souche anglo-saxonne : « Eich dyn. Votre homme[4], » il fut procédé à l’investiture solennelle de l’héritier de la couronne britannique[5], dans le cadre même de Carnarvon. Il en est peu d’aussi pittoresques. La ville qui s’enorgueillit de posséder les ruines de Segontium, la citadelle romaine, la doyenne des églises galloises, la chapelle de Llanbeblig, le tombeau de l’empereur Constantin et la maison de l’apôtre Wesley, la capitale du nationalisme gallois, le centre de sa vie intellectuelle, dessine sa silhouette, entourée de murs, couronnée du château à neuf tours, bâtie par Édouard Ier, en marge de la mer, sur un fond de bois et de moors.

Une pensée, minutieuse dans sa méthode et religieuse dans son esprit, a réglé tous les détails de cette cérémonie. Sur les rives de la Tamise, comme dans la capitale de l’Eryri, l’art est mis au service de la politique. La reconstitution d’une cérémonie médiévale est conçue de manière à satisfaire les hommes de goût et à ménager les hommes de parti. La fête, qui pourrait n’être qu’une cavalcade de bon aloi, un spectacle gratuit pour la foule, prend la valeur d’un spectacle de beauté et d’une messe du patriotisme.

Dans la cour intérieure du château de Carnarvon, revêtue des mêmes tapisseries à fond bleu qui donnèrent à Westminster une parure digne de ses ogives, défilèrent successivement deux cortèges. Si le Roi et la Reine parurent escortés des shériffs et des lieutenans des comtés gallois, des lords de la terre galloise, figurans ordinaires des pompes monarchiques, le Prince de Galles est accompagné par les maires de ses bourgs, dont trois au moins, le lord maire de Cardiff et ses collègues de Swansea et de Newport sont les élus de la classe ouvrière, et par les députés de sa province, dont l’un, J. Keir Hardie, est un apôtre du socialisme collectiviste. A côté de lui se trouvent plusieurs de ses collègues du Labour party. L’occasion a été saisie pour élargir le cadre des officians habituels et entretenir le loyalisme des « nouvelles couches. »

Par mille détails, on a voulu flatter le patriotisme gallois et conquérir cette force impériale. Les chanteuses portent le chapeau haut de forme et la mante écarlate, le costume national. Des druides aux robes blanches et bleues figurent parmi les délégations chargées de saluer les souverains. Dans le clergé, qui doit appeler les bénédictions célestes sur la tête du prince de Galles, se trouvent, à côté des prélats anglicans et d’un évêque catholique, le Président de l’Union congrégationaliste galloise, le modérateur des calvinistes méthodistes, le Président de l’Assemblée méthodiste wesleyenne. L’hymne sera chanté, la bénédiction sera donnée en anglais et en gallois. Une place importante est faite au dialecte celtique dans les adresses des municipalités et dans les discours du Prince. Tout l’or nécessaire pour la couronne et la verge, pour l’anneau, l’épée et la boucle a été fourni par les mines de Carnarvon. Dans l’ornementation de ces objets -rituels, le narcisse et le dragon gallois jouent un rôle prépondérant. Sur l’épée seront inscrits, en gallois, le nom et la devise du Prince. Ses armoiries ont été modifiées. L’écusson de Saxe a disparu : il a été remplacé par celui de LIewellyn, le dernier prince de race celtique et le champion des libertés galloises.

Ses descendans, boutiquiers méthodistes, ouvriers socialisans, flattés dans leur orgueil et touchés dans leur patriotisme, constitueront, désormais, pour la couronne anglaise, des sujets plus loyaux encore que par le passé.


Je sais bien que M. D. Lloyd George s’est attribué tout le mérite de cette innovation et tout le succès de ces fêtes. Il est en effet possible que le député de la circonscription et le constable du château de Carnavon ait cru trouver, dans cette cérémonie, le moyen de faire oublier à un monarque, conservateur par ses origines et par ses sympathies, qu’il avait ligoté ses pairs et pressuré son aristocratie. En admettant que l’idée appartienne au démagogue gallois, il est certain, — et nul ne le nie, — que dans sa réalisation pratique, dans le caractère et les détails de cette « investiture, » la volonté royale a joué un rôle prépondérant.

En tout cas, les dernières fêtes, qui marquèrent cette année impériale de 1911 sont, au vu et au su de tous, dues à l’initiative de George V. Le Daily Chronicle, l’organe officieux du cabinet Asquith, l’a reconnu nettement : « Ce projet nouveau, sans précédent dans l’histoire anglaise, la pensée que le Roi quitterait l’Angleterre pour trois mois, s’exposerait à des dangers vagues, inconnus, sur une terre d’Orient, inspiraient des appréhensions à quelques-uns de ses conseillers. Les seuls désirs de Sa Majesté furent le facteur décisif. » Or le Durbar de Delhi, par les manifestations qu’il a provoquées et l’accalmie qui l’a suivi, restera une date dans l’histoire politique de l’Inde anglaise.

Il faut avoir présens à l’esprit les péripéties de la crise indienne, le boycottage des marchandises britanniques et les essais de grèves politiques, les émeutes dans la rue et les explosions de bombes, les angoisses du gouvernement impérial, l’énergie de sa répression et l’audace de ses réformes [6], pour comprendre la joyeuse surprise qu’éveillèrent les manifestations du loyalisme indigène.

Le Congrès national indien, siège hier encore de démonstrations hostiles, se réunit le 27 décembre 1901 à Calcutta, au moment où la visite royale approche de son terme. Le président du comité de réception, l’hon. B. N. Basu, déclare, dans son discours de bienvenue, que « la présence du Souverain a effacé tous les différends, qui séparaient la dépendance de la métropole. » « Jamais l’Inde ne brisera un lien, si heureux pour ses intérêts. » Le président du Congrès, un avocat, le Pandit Bishen Narain Oar, en ouvrant les séances, compare l’attitude de la Grande-Bretagne vis-à-vis des races indigènes, avec celle de l’Allemagne, de la France et des Etats-Unis, salue la restauration de Delhi au rang de capitale politique, et ajoute : « Grands et nobles sont les monumens de sa splendeur passée. Et cependant d’autres plus grands et plus nobles s’élèveront, non pas pour atténuer, mais pour accroître encore cette splendeur, en l’associant avec la bonté et les bienfaits d’un des souverains les plus nobles, dont l’histoire indienne fasse mention. » Le jour où le Roi et la Reine se rembarquent à Bombay, le 12 janvier 1912, les journaux indigènes expriment leur admiration et leur grati- tude. Le Jamejamshed « dit adieu à George, le conquérant des cœurs. » Le Sanjvariman affirme « que les noires nuées, qui traînaient sur le pays depuis quelque temps, ont disparu : une ère nouvelle est ouverte. »

A peine les souverains ont-ils foulé le sol anglais, qu’il leur arrive des Indes un message plus caractéristique encore. Les membres élus du Conseil législatif du Vice-Roi avaient organisé, dans toutes les villes importantes, des réunions publiques. La même motion fut proposée, acclamée et adoptée. Et dans cet ordre du jour, télégraphié par lord Charles Hardinge, le 4 février 1912, se détachent quelques phrases : « La visite de Leurs Majestés Impériales, si heureusement conçue et terminée avec tant de succès, a produit, dans le pays, une impression profonde et ineffaçable. Leurs Majestés Impériales par leur attitude gracieuse, par leur sympathie inépuisable, par une profonde sollicitude pour le bien-être de toutes les classes, ont resserré les liens qui unissent l’Angleterre et l’Inde, et ont rendu plus profonds et plus intenses les sentimens traditionnels de loyalisme et de dévouement au trône et à la personne du Souverain. » Le sentiment, qui poussait les foules, accourues de Delhi, de Calcutta, de Bombay, à se prosterner sur les marches des dais vides, n’était pas seulement la poussée inconsciente d’instincts héréditaires. Voici qu’il dicte aux avocats, aux journalistes, aux politiciens, à l’élite qui dirige le mouvement nationaliste, une manifestation plus durable et plus réfléchie.

J’entends bien que cette accalmie n’est pas l’œuvre du Roi seul. Les fonctionnaires de l’Indian Civil Service ont utilisé avec tant d’art les souvenirs historiques et les légendes religieuses, que ces fêtes devaient exercer sur les imaginations populaires une action profonde. Lord Charles Hardinge, en réservant pour le Durbar de Delhi la promulgation des réformes administratives et des largesses fiscales, les unes hardies, les autres généreuses, lui assurait un durable retentissement. Il eût été moins grand si le décret avait été lu, en face des mêmes spectateurs, dans un décor identique, du haut d’un dais semblable, mais au pied d’un trône vide. La présence de l’Empereur et Roi donnait à ces évocations historiques plus d’éclat et à ces promesses politiques une garantie. Ces pompes n’avaient rien d’artificiel. Ces engagemens prenaient la valeur d’une charte.

George V s’est d’ailleurs attaché par ses discours à frapper l’imagination et à conquérir la sympathie de ses sujets indiens. Jamais il n’a été mieux inspiré. Ses allocutions, plus longues que de coutume, n’ont rien de banal, ni dans la forme, ni dans le fond. Il n’a point impunément sillonné les routes mouvantes de l’Empire. Les problèmes lui sont connus. Les âmes lui sont familières. Il connaît les choses dont il parle. Il sait à qui il s’adresse. Les souvenirs de sa jeunesse rendent la parole plus vibrante et dictent des formules plus hardies [7].

A Bombay, le 2 décembre 1911, George V rappelle « qu’il n’est point un étranger » sur le sol indien. En ouvrant le Durbar de Delhi, il salue une terre, « qu’il a déjà appris à aimer, » et où il « a déjà trouvé la douceur d’un foyer. » L’allocution qu’il prononce pour répondre aux souhaits de bienvenue, exprimés par la municipalité de Delhi, contient tout un programme de réformes agricoles et hygiéniques. Le 7 janvier, l’Université de Calcutta recevait les souverains. George V prend de nouveau la parole. Il donne à l’émancipation intellectuelle des races indigènes la plus haute des approbations : « Il y a six ans, dit-il, j’envoyai d’Angleterre à l’Inde un message de sympathie. Aujourd’hui, d’ici, je donne à l’Inde pour mot d’ordre : espoir. » Partout, je vois les signes et les impulsions d’une vie nouvelle. L’instruction vous a appris à espérer ; et sur une instruction meilleure et plus haute, vous fonderez des espérances plus hautes et meilleures... C’est mon désir qu’on puisse jeter sur toute cette terre un réseau d’écoles et de collèges, d’où sortiront des citoyens loyaux, virils et utiles, capables de tenir leur place dans les industries, dans l’agriculture et dans toutes les branches de la vie. C’est également mon désir que les foyers de mes sujets indiens puissent être illuminés et leur labeur adouci par la diffusion du savoir, avec tout ce qu’il entraîne après lui : un plus haut degré de vie intellectuelle, de bien-être et d’hygiène. Par l’instruction, mon désir sera réalisé. La cause de l’instruction me tiendra toujours fort à cœur. » Et les étudians indigènes, les larmes dans les yeux, baisèrent le sol, sur les pas de l’Empereur et Roi. Cette adhésion aux revendications morales des nationalistes, cet encouragement à leurs aspirations intellectuelles décuplaient la valeur des réformes promises. Le peuple indien pouvait, désormais, compter sur le plus puissant des interprètes et le plus élevé des arbitres. La blanche et blonde effigie, venue d’Occident sur un blanc steamer, apparaissait comme le messager d’une ère nouvelle.

Et pour un temps, les cris de haine cessèrent ; les bombes se turent ; les poignards rentrèrent dans le fourreau. Les Indes connurent une accalmie aussi précieuse qu’inattendue.


Aux acclamations des villes indiennes, répondent celles des villes anglaises. Les journaux, les photographies, le cinématographe centuplent le nombre des Européens privilégiés, qui avaient pu assister au Durbar de Delhi, et aux processions de Calcutta, le Nauruz Mahométan et le Dasahara Hindou. Le régal coûteux de quelques touristes devint le spectacle bon marché des multitudes ouvrières. Elles voyagent à leur tour. Elles s’embarquent. Elles naviguent. Elles arrivent. Et voici que les visions, que, depuis des années, les romans et les journaux évoquent devant les yeux du petit employé et du travailleur manuel, deviennent une réalité tangible. Les éléphans caparaçonnés défilent. Les rajahs endiamantés s’inclinent. Les cipayes manœuvrent. Les lanciers caracolent. L’Empire britannique étale ses richesses. La Monarchie anglaise affirme sa puissance. Ces images distrayent les yeux las. Un frisson passe sur ces âmes simples. Et avec un élan de sincère gratitude, ces auditoires démocratiques acclament le Roi, à qui ils doivent ces spectacles et ces émotions.

L’ovation est telle, que les feuilles radicales jugent prudent de s’associer à cette explosion de ferveurs loyalistes. Le Daily Chronicle (5 février 1912) écrit que George V « a accompli une grande mission impériale... Ayant pensé, qu’il était de l’intérêt de l’Empire qu’il allât aux Indes, il entreprit ce long voyage avec le courage calme et le sens élevé du devoir qui le caractérisent. Le Roi a été amplement récompensé de ses peines... Nous croyons que de grands et bienfaisans résultats découleront de cette visite. Ce fut une audacieuse innovation : elle a réussi triomphalement. » Le Daily News lui-même n’est pas moins chaleureux : « C’est aux résultats les plus profonds et les moins mesurables de cette visite que l’opinion publique songera, en souhaitant aujourd’hui la bienvenue à Leurs Majestés. Le voyage du Roi et ses paroles auront, au point de vue de leur influence sur l’état d’esprit dans l’Inde, une valeur inappréciable... »

En réalisant le projet, qui hantait ses rêves de marin, George V avait atteint un double objectif, consolidé l’Empire là-bas, et le Trône ici. Les doctrinaires s’étonneront, s’indigneront, peut-être, que de pareilles causes aient produit de semblables effets. Un voyage, des cavalcades, des discours, il n’y a là, semble-t-il, que des moyens d’action sans grande originalité et sans valeur vraie. Les visions n’ont point encore perdu, ne perdront jamais leur puissance d’attraction sur les masses humaines. Pour en être surpris, il faut ignorer la maxime élémentaire de l’art politique. C’est par l’imagination, qu’on gouverne les hommes. Napoléon l’a dit. George V s’en souvient.


II

Il ne faudrait point en conclure que, rompant avec les conseils d’Edouard VII et avec l’exemple de Victoria, leur héritier aspire à d’autres pouvoirs que ceux d’un souverain constitutionnel ou d’un kaiser allemand. Quand il présida, pour la première fois, à l’ouverture d’une session parlementaire, une double modification fut apportée au protocole.

Les souverains firent leur apparition, sur l’estrade, dans la Chambre des Lords, la couronne en tête et le sceptre au poing. Edouard VII jugeait cet apparat inutile. Il ne sortait qu’à regret des coffres-forts les reliques médiévales. Il se sentait mal à l’aise sous ces symboles archaïques et religieux. Il trouvait suffisant de porter la tunique écarlate et le chapeau à plumes de maréchal. George V ignore ce respect humain et cette ironie moderniste. Il a pour les insignes monarchiques le respect du marin pour « la grande tenue » et celui de l’officiant pour « les objets rituels. » Il obéit à la consigne et à la tradition, chaque fois que les circonstances le demandent et que sa conscience l’exige.

Un monarque absolu n’eût pensé qu’à rehausser d’un geste le prestige impérial. Souverain constitutionnel, George V a songé également au prestige parlementaire.

L’usage voulait que le gentleman Usher of the Black Rod attendit pour « se rendre dans un autre endroit, » et appeler ces Messieurs des Communes à la barre des Lords, que le Roi et la Reine fussent assis sur leur trône. Les députés se précipitaient et se bousculaient, d’autant plus volontiers que la place qui leur était réservée était plus insuffisante. Désireux d’épargner au Parlement cette course et ces pugilats, George V donna l’ordre, à Black Rod, à l’amiral sir Henry Stephenson, de convoquer les députés, aussitôt que le carrosse royal serait arrivé au pied de l’escalier de Westminster. Et lorsque les souverains pénétrèrent dans la Chambre des Lords, ils trouvèrent en face d’eux les membres des Communes, correctement rangés en ordre serré. Ceux-ci furent sensibles à la délicatesse du procédé. Ils rendirent hommage à l’esprit parlementaire de ce souverain constitutionnel.

Les « prérogatives » de la couronne britannique sont plus limitées, en droit, que ne le sont les « prérogatives » de la présidence française. Le Monarque n’a pas de contact avec les Chambres : il ne possède ni le droit d’exiger une nouvelle délibération, d’interjeter appel et d’imposer un sursis, ni celui de rédiger des messages parlementaires, de poser, devant l’opinion, un problème grave et de communiquer aux élus des événemens diplomatiques. Le Roi n’a pas de contact avec ses ministres : il a perdu le droit de présider leurs conseils périodiques, de diriger les délibérations collectives et de critiquer une décision individuelle, de provoquer un débat et de résumer une discussion.

L’évolution parlementaire est venue restreindre la dernière des « prérogatives, » dont dispose encore la couronne britannique, la faculté de désigner les ministres. La prépondérance croissante des Communes et l’homogénéité grandissante des partis limitent si étroitement la liberté du Souverain, qu’elles l’annihilent presque. Lorsqu’une crise s’ouvre, le Monarque ne peut aller chercher le chef du Cabinet que sur les bancs d’une seule Chambre et dans les rangs d’un seul parti. Leurs cadres sont tellement hiérarchisés, qu’il est même à peu près impossible au Roi de ne point faire appeler le leader. Il ne peut donc barrer la route à une décision administrative ou à une réforme législative, proposée par les hommes au pouvoir, que si l’opposition organisée, la minorité actuelle, est sûre d’avoir la majorité, après la dissolution, dans la Chambre de demain. Sinon, le souverain, découvert, entre en conflit avec la nation.

Le Président de la République française ignore toutes ces limitations : son choix peut se fixer aussi bien sur des sénateurs que sur des députés. La multiplication des groupes étend encore sa liberté : il n’y a point de collaboration indispensable, ni d’homme nécessaire. Le Roi ne peut décider qu’entre deux personnes, le leader de la majorité et le leader de l’opposition.

Et néanmoins, le Souverain britannique dispose, en fait, d’une autorité supérieure à celle que conserve encore le Président français. Si telle est la réalité, c’est que, jusqu’ici, tous les Cobourg ont eu de la conscience et du caractère. À condition de maintenir intacts le prestige monarchique et leur autorité morale, de dépouiller, avec patience, les dépêches diplomatiques et les documens parlementaires, de rester en contact avec l’élite de la Chambre et avec l’opinion du pays, Victoria et Édouard VII ont pu surveiller une négociation internationale, dicter une décision ministérielle, imposer un arbitrage parlementaire, consolider la paix sociale,

George V s’est efforcé, depuis quatre ans, de rester fidèle à cette tradition et de continuer cette œuvre,


Le 13 octobre 1909, Edouard VII tenta, mais en vain, d’éviter, par son intervention, le premier conflit que le budget socialiste de D. Lloyd George allait provoquer entre les Communes et les Pairs. Victoria avait été plus heureuse en 1869 et en 1884. George V, dans la mesure où le lui permirent les circonstances, essaya, lui aussi, d’enrayer par son arbitrage ces différends entre les deux Chambres, dont s’inquiète avec raison la monarchie britannique, comme d’une menace pour les privilèges aristocratiques et comme d’un péril pour la stabilité constitutionnelle.

Le 7 mai 1910, guidé dans ses débuts par lord Rosebery, il profite de l’émoi qu’éveillent dans l’Angleterre loyaliste la disparition subite du diplomate génial et l’avènement prématuré du marin inconnu, pour arracher à la majorité radicale et à l’opposition conservatrice un armistice. Une conférence parait être le moyen de résoudre, logiquement et pacifiquement, par un débat contradictoire, par des concessions réciproques et une révision constitutionnelle, les conflits périodiques qui mettent aux prises Lords et Communes, dès que les radicaux sont au pouvoir. Les leaders se réunissent et délibèrent. Ils examinent divers types de tampons et divers organes de liquidation. Ils étudient le différend de demain, — le Home Rule, — et recherchent le moyen de l’éviter. Le 10 novembre 1910, la Conférence se sépare, et la Chambre est dissoute. Les élections générales ont lieu et le parti radical garde le pouvoir. Le Parliament Bill devient définitif et le veto aristocratique est rogné. La poussée démocratique est victorieuse et la bataille irlandaise est engagée.

L’arbitrage royal avait échoué. Pouvait-il être renouvelé après un échec, dont le Souverain ne saurait être rendu responsable ?

Les têtes ardentes du parti conservateur le pensent. Et au fur à mesure que se rapproche la session de 1914-1915, au cours de laquelle la guillotine du Parliament Act assurera automatiquement la réalisation du Home Rule, un peu partout, dans les meetings et dans la presse, dans des discours et dans des lettres, parlementaires et juristes tories recherchent si George V ne manquerait pas à son devoir en accordant au projet de loi l’« assentiment royal, » avant qu’il ait été soumis au corps électoral par les ministres radicaux ou, à leur défaut, par un cabinet conservateur. M. Bonar Law se borne à une allusion discrète, lorsque, à Edimbourg, au mois de janvier 1913, il demande à ses auditeurs de « supposer que le Home Rule Bill soit soumis au souverain, afin de décider s’il aurait ou non force de loi, » et il ajoute : « Quoi que le Roi fasse, la moitié de son peuple pensera qu’il a failli à son devoir. » Ses collègues sont moins discrets. « Le Roi aura, à n’en point douter, un mot à dire dans cette affaire ! » s’écrie l’un d’entre eux. « Ne pouvons-nous pas espérer, que le monarque exercera son droit certain et dissoudra le Parlement [8] ? » ajoute un autre. Sir Edward Carson « se refuse à croire que, sous un pareil Roi, » ses amis de l’Ulster « puissent être jetés de côté [9]. » Sir William Anson, au mois de septembre 1913, avec la compétence d’un professeur de droit constitutionnel, affirme que George V peut, si sa conscience l’exige, empêcher l’application du Parliament Act et l’éclosion d’une guerre civile, exiger une consultation populaire et dissoudre les Communes radicales.

Au mois d’octobre, le Roi se décide à intervenir, mais d’un geste moins brutal : il sait manier la barre et éviter les à-coups. Sous son inspiration, lord Loreburn, hier encore collègue de M. Asquith, publie dans le Times un appel à la conciliation et l’esquisse d’une transaction. Profitant de l’émoi général, George V avise l’un de ses conseillers que, « si on lui demande de donner son assentiment au Home Rule Bill, il enverra au Cabinet une protestation écrite, qui sera soumise à l’examen des ministres et qu’il se réservera le droit de rendre public ultérieurement ce memorandum. » Si des collègues de M. Asquith se prononcent ouvertement en faveur d’une solution pacifique de la crise irlandaise, et si le premier Ministre accepte, à la fin de l’automne 1913, d’entrer confidentiellement en pourparlers avec les leaders conservateurs, comment ne point admettre que la communication royale a provoqué une heureuse évolution ? On affirme même que George V servit d’intermédiaire entre les adversaires et facilita l’échange de documens. Ces négociations secrètes échouèrent. Elles eurent, du moins, pour résultat de mettre le Cabinet dans l’obligation morale et politique de formuler, le 9 mars, publiquement, à la barre des Communes, des offres d’où sortira peut-être la solution pacifique d’une querelle séculaire.

George V aura été l’un des négociateurs d’une transaction qui, en sauvegardant la paix et en cimentant l’union, prouvera la solidité du jugement et la vigilance du patriotisme britanniques. Cet honneur suffira pour le venger de l’article du 4 mars dernier, où le Daily News, confirmant les bruits d’une intervention monarchique, rappelait au souverain, après lui avoir cité les exemples de George III et de Guillaume IV, que le « jour où un monarque parle de congédier ses ministres est un jour regrettable pour le pays et dangereux pour la couronne. »

Ces menaces sont bien inutiles. George V ne songe guère à sortir des limites étroites, où se meut son activité politique. Il sait trop que la neutralité constitutionnelle est à la fois un devoir et une garantie, doublement respectable aux regards d’un puritain scrupuleux. Ni en 1910, ni en 1913, il n’a innové. Il continue une tradition : il applique une méthode, dont soixante-quinze ans d’histoire ont démontré la valeur.


Un mystère plus profond enveloppe l’action du nouveau Roi au dehors. Sans doute les rapports de l’Angleterre avec le continent sont une des préoccupations de son esprit, mais il se défie de ce que son éducation diplomatique a encore d’incomplet, et, fidèle aux leçons de son père, il a une confiance aussi grande que légitime dans sir Edward Grey, ce gentilhomme whig qui sait, avec un art incomparable, concilier l’idéalisme des libéraux et le réalisme des conservateurs, le respect des impatiences radicales et le maintien des traditions diplomatiques, le culte de la paix européenne et la grandeur de la nation britannique. Il est un point, toutefois, sur lequel le sentiment personnel du Roi, d’accord avec celui de son gouvernement, est bien connu ; son voyage à Paris, accompagné de la Reine, en est le témoignage éclatant : c’est la nécessité de maintenir l’entente cordiale avec la France, qu’il considère comme une partie intégrante de l’héritage paternel. Pour le reste, George V se tient dans la réserve, dont il ne sort guère que pour discuter une promotion diplomatique : obtenir, par exemple, que les remarquables dons de lord Kitchener ne soient point inutilisés.

En revanche, fidèle à l’exemple de ses grands-parens, ce marin a lutté avec ténacité pour rétablir, sinon en droit, du moins en fait, le contrôle du Souverain sur les forces de terre et de mer, dont la puissance est la condition première de toute diplomatie agissante et respectée. Jamais Edouard VII n’eût songé, dès les premiers jours de son avènement, à s’installer avec la reine Alexandra, pour toute une semaine, dans les trois petites pièces du pavillon royal, à Aldershot. Au mois de juillet 1910, le nouveau Roi profite de ce que le camp d’instruction est sous les ordres du général sir Horace Smith-Dorrien, avec qui, quelques années auparavant, il avait discuté des problèmes de la défense et suivi les manœuvres des troupes indiennes, pour faire une retraite, dans ce cloître militaire. Rien n’est changé au programme : ni revues, ni escortes. George V suit de près l’entraînement progressif de la 3e brigade. Il assiste aux tirs. Il vérifie les cibles. Son attention se porte sur tous les détails de la vie militaire : il examine le nouvel équipement, que portent les Royal Dublin Fusiliers, fait sortir les soldats du rang, les examine et les interroge. Les obusiers du dernier modèle attirent sa curiosité : il se fait expliquer leur maniement et leurs caractéristiques.

Les journaux, le Morning Post en particulier, par la plume de à F. Prévost Battersby, ne manquent pas de souligner ce que cette intervention a de significatif. Ils voient « dans le rétablissement des contacts étroits, qui rapprochaient jadis l’armée de la Couronne, » un remède contre l’influence des coteries, une garantie pour la réalisation des réformes nécessaires et la diffusion d’un esprit nouveau. Cette semaine de juillet 1910 n’est point restée sans lendemain. Le 15 mai 1912, le Roi et la Reine s’installent, de nouveau, à Aldershot, et George V procède à une seconde inspection, avec la même minutie. Il ne se borne pas à distribuer des étendards, il rédige pour chaque régiment un bref historique. Il n’assiste pas uniquement à des évolutions contre un ennemi figuré, il examine dans le détail l’armement de l’artillerie (14e et 31e brigades, et les sections de projecteurs).

Sur terre, il surveille. Sur mer, il commande. Pas une année de Bon règne ne s’écoule sans qu’il hisse sur un cuirassé son pavillon d’amiralissime. Au mois de juillet 1910, il quitte Aldershot pour se rendre à Portsmouth. Il ne se borne pas à une visite d’apparat ou à une vision d’ensemble. Il se fait mettre au courant des innovations scientifiques introduites, depuis le jour où il a dû quitter son bord. A Whale Island, l’école des canonniers et celle des torpilleurs sont minutieusement inspectées. A Haslar Creek, George V étudie les derniers types de sous-marins et les appareils de sauvetage. Puis il s’embarque. Cette flotte, qui cale 700 000 tonnes et porte 1 200 canons, évolue dans la baie de Torbay. Quand le brouillard arrête les manœuvres, le Roi saute dans un canot et visite un nouveau cuirassé. Lorsque la brume se dissipe, il assiste à des tirs, où l’élite des canonniers rivalise d’adresse. L’année suivante, l’année du couronnement, je le vis passer, entre une haie de dreadnought, dans la rade de Spithead, Le 8 mai 1912, il prend, de nouveau, le commandement de ses escadres, concentrées dans la rade de Weymouth. Après une série d’évolutions, six cuirassés, choisis parmi les puissans, procèdent à des tirs, à des feux de salves, sur un but mouvant ; et le Roi vérifie l’état des cibles, calcule le pourcentage des ratés. Il embarque, ensuite, à bord de l’Orion, le super-dreadnought qui vient d’être mis en service, et assiste à l’essai des grosses tourelles. Du haut du Neptune, le vaisseau-amiral, il suit les attaques des sous-marins et prend part aux premières expériences d’hydroplanes. Après plusieurs jours passés au milieu des matelots, il ne descend pas à terre avant d’avoir plongé à bord d’un submersible.

« Quand, dans une occasion comme celle-ci, il prend le commandement d’une ses flottes, écrivait le Times (11 mai), le Roi ne le fait point avec apparat, en tant que chef suprême de la marine, mais d’une manière toute professionnelle, en tenue de travail, comme un officier, « qui connaît le métier, » et qui est aussi capable de juger, avec rapidité et sagacité, de la discipline, du bon ordre, du degré de préparation, qu’aucun de ses anciens camarades. » Et, en effet, dès qu’un navire d’un type inédit est mis à l’essai, quelle que soit la saison de l’année, George V quitte Londres. Le 5 février 1913, il est de nouveau à Portsmouth, afin d’assister au départ du croiseur dreadnought, New Zealand, le premier cuirassé offert par une colonie, le noyau de la future escadre impériale. Il en profite pour inspecter un submersible de gros tonnage, muni du télégraphe sans fil et de canons mobiles.

Si, malgré la crise des effectifs, le « corps expéditionnaire » de l’armée britannique a atteint, au point de vue du matériel et de l’entraînement, une valeur à laquelle les généraux Foch et de Castelnau ont rendu hommage ; si, malgré les criailleries des pacifistes germanophiles, la marine britannique a conservé toute sa supériorité sur sa jeune rivale, n’est-on point autorisé à conclure que le contrôle de la Couronne, le contact avec le Souverain, rétablis par George V et réalisés avec sa minutie coutumière, ont pu contribuer à un résultat, qui honore le peuple anglais et rassure les nations amies ?


Son action sociale a été aussi opportune que son œuvre militaire. De même que la poussée démocratique aurait pu affaiblir la force armée, si quelques ministres et le Roi ne s’étaient point trouvés d’accord pour maintenir intacte l’armure de Britannia ; de même, la crise révolutionnaire, qui ébranlait les couches profondes de la masse ouvrière aurait été plus sanglante et plus durable, si, aux forces de résistance économiques et politiques, le Souverain n’avait pas ajouté l’appoint de sa légitime popularité, et sans doute, ici encore, la reine Victoria, le Prince consort, et même Edouard VII ont, par avance, rappelé à leur héritier que l’apostolat social constitue le plus précieux apanage de la monarchie britannique. Mais George V, dans cette forme de son activité, comme dans les autres, a marqué l’originalité de son tempérament.

Certes, il n’innove point, lorsqu’il commence son règne par une visite au London Hospital (30 juillet 1910), ou lorsqu’il décide qu’un banquet offert à 100 000 enfans de Londres constituera une des fêtes de son couronnement. Il n’innove pas davantage, quand il préside, avec la Reine, à toutes les inaugurations d’œuvres sociales, inspecte, comme il le faisait le mois dernier, les bâtimens de la Young Mens Christian Association, à Tottenham court Road, et visite le nouvel édifice de l’Institut national pour les aveugles. Il reste également fidèle à de bienfaisantes traditions, lorsqu’il édifie des maisons modèles sur les terrains que possède à Londres, dans le quartier de Kensington, le duché de Cornouailles, ou quand il accorde à ses journaliers agricoles de Sandrigham une augmentation de salaires, la semaine anglaise et une garantie de six mois pour leurs tenures. Et cependant, une feuille radicale, le Daily Chronicle, crut devoir consacrer à cette décision un leading article, souligner l’importance de cet exemple, donné avec « l’unique désir de conserver une réputation bien méritée de landlord modèle et de patron modèle, »

Le jour où George V décida d’entreprendre des tournées périodiques dans les régions industrielles, des enquêtes personnelles dans les villes ouvrières, il tenta une expérience nouvelle.

Au mois de juin 1912, il commence par les régions minières du pays de Galles, centre de l’agitation révolutionnaire, patrie du néo-syndicalisme. Il débarque le 25 juin à Cardiff. Il inaugure. Il décore. Mais il se hâte de dépouiller tout apparat princier et de quitter la métropole du charbon. En automobile, avec la Reine, sans escorte, il parcourt lentement les vallées de la Rhondda et d’Aberdaze, où se sont déroulées, quelques mois plus tôt, des scènes sanglantes. Il met pied à terre, passe devant les mineurs en tenue de travail, inspecte minutieusement des exploitations, examine poulies et cages, feuillette les bordereaux de salaires, tandis que la Reine caresse les ponies, interroge leurs conducteurs, photographie des enfans. Après avoir donné aux municipalités ouvrières de Pontypridd et de Merthyr de sages conseils, le Roi va retrouver la Reine dans le cottage de M. Thomas Jones, prend le thé avec la femme du « piqueur, » feuillette sa Bible celtique et accepte un modeste souvenir.

Un mois plus tard, George V continue son enquête dans le West Riding du Yorkshire, dans cette région dont Sheffield est la capitale. Le 9 juillet, le lendemain du jour où une épouvantable catastrophe décimait les mineurs de Cadeby Colliery, le Roi descend dans le puits de Elsecar Main Colliery, arpente la galerie, inspecte les veines, et, pour mieux comprendre le travail des piqueurs, prend la pioche et détache du charbon. En retournant à Wentworth Woodhouse, chez leurs hôtes, le comte et la comtesse Fitzwilliam, les souverains arrêtent leur automobile, dans le village de Woodlands, près de Doncaster ; et, désireux de visiter les nouveaux chalets, bâtis par une Compagnie minière, pénètrent à l’improviste chez Mrs Brown et Mrs Aston, deux ouvrières, fort occupées à leur lessive.

Un an plus tard, jour pour jour, ils reprennent leur étude. Ils partent pour le Lancashire, visitent les « Six villes » de la porcelaine, traversent rapidement Liverpool, Manchester et ses satellites. Évidemment, dans cette tournée de 400 kilomètres, organisée par lord Derby, il y eut des visions hâtives et des défilés rapides, des revues et des fanfares, des arcs de triomphe et des concours d’orphéons, toutes les banalités des pompes démocratiques. Mais le Roi et la Reine ne restent pas cloîtrés dans leur limousine. Ils visitent minutieusement les principales usines de porcelaine, des tissages de soie et de coton. Ils interrogent ouvriers et ouvrières sur leurs professions et sur leurs gains. Et chaque fois que l’horaire le permet, à Burnley et à Rochdale, notamment, ils s’arrêtent, pour frapper aux portes d’un cottage inconnu. Le 14 juillet 1913, le Daily News, qui n’est point suspect de snobisme monarchique, écrivait : « Le roi George a inauguré des cérémonies royales d’un genre plus démocratique… Il n’est jamais plus à son aise que quand il apprend comment les choses sont faites et en voyant de très près les classes laborieuses. Aucun monarque n’est entré en contact aussi direct et aussi intime avec ceux qui travaillent de leurs mains, comme il l’a fait… Jour après jour, il a circulé à travers le Lancashire, non point avec une pompe préparée, mais avec le désir sincère de voir quelque chose des gens du peuple, dans leur vie normale. »

Certes, les ovations enthousiastes dont les souverains ont été salués n’auraient point à elles seules enrayé la floraison des grèves, particulièrement abondante en 1912 et 1913. Il ne suffit pas d’allumer quelques lampions et de dresser quelques oriflammes, afin d’établir sur des bases durables la paix sociale. Mais ni ces acclamations sincères, ni ces enquêtes monarchiques n’ont été inutiles. Celles-ci jettent, grâce à la publicité dont elles sont entourées, une précieuse lumière sur la situation matérielle des classes ouvrières. Heureuses les villes, dont les usines et les maisons résistent à l’épreuve d’une visite royale ! Si les chefs d’États, s’inspirant de cet exemple, entreprenaient, sans cortège ni apparat, des tournées, à travers ces faubourgs, que mon ami Pierre Hamp a dépeints dans les fresques minutieuses, qui rappellent à la fois les descriptions de M. R. Kipling et les toiles de Téniers, ils trouveraient, dans le pullulement des cabarets de ses Contes écrits dans le Nord, le Rail'', l’Engender, et dans les scandales des taudis, les sujets d’appels retentissans à l’intervention parlementaire et à l’initiative privée. Mais beaucoup d’entre eux pourraient-ils tenter cette expérience ? Ne risqueraient-ils pas, au cours de ces promenades familières, d’être reçus, sinon avec hostilité, du moins avec une indifférence insultante ? En soulevant partout, à Cardiff et à Sheffield, à Swansea et à Liverpool, à Pontybridd et à Woodlands, les acclamations des mineurs et des potiers, des tisseurs et des ajusteurs, George V a affirmé, par une preuve audacieuse et inédite, la solidité du trône britannique et la stabilité de la paix anglaise.


Appelé au poste suprême au milieu de circonstances difficiles, cet officier de mer, au cours des premières années de son règne, a révélé dans son action sociale, militaire et politique, dans les manifestations religieuses et les cérémonies impériales de son avènement, des qualités de noblesse morale et de minutie scrupuleuse, une connaissance de l’âme anglaise et des traditions britanniques, un sentiment de son devoir et de son rôle, une conscience claire et simple, un vouloir laborieux et obstiné, un tempérament et un caractère. C’est plus qu’il n’en faut pour que ce souverain ami, héritier d’un grand politique et petit-fils d’une grande Reine, qui a fidèlement maintenu l’entente cordiale avec la France, soit accueilli par elle avec sympathie et respect..


JACQUES BARDOUX.

  1. 1894, voyage en Russie ; 1898, enterrement de la reine de Danemark ; 1902 visite à Berlin ; 1904, séjour à Vienne ; 1906, mariage de la reine d’Espagne ; 1908 voyage en France et en Allemagne ; 1913, mariage de la fille de Guillaume II.
  2. Pour une analyse plus complète, je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre : Victoria I, Edouard VII, George V, 3e édit. Hachette et Cie.
  3. L. G. Wickham Legg. English coronation Records. — The official order Service.
  4. Ces mots forment encore la devise des princes de Galles.
  5. Le prince actuel est le dix-huitième prince de Galles. Le premier est Lelwellyn († 1282), le dernier souverain de race celtique.
  6. J’ai analysé sommairement cette crise indienne dans l’Angleterre radicale (1906-1913), Félix Alcan.
  7. Avant de monter sur le trône, George V était allé trois fois aux Indes et à Ceylan. Son dernier voyage en 1905 et surtout le discours, prononcé au Guildhall le 7 mai 1906, eurent un grand retentissement dans l’Empire indien.
  8. M. George Cave (septembre 1913).
  9. M. H. M, Campbell à Carlton House Terrace (déc. 1913).