Le Roi Louis XVII/02

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Le Roi Louis XVII
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 784-813).
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LE ROI LOUIS XVII

II[1]
LA COMMUNE

Le nouveau pouvoir intrus qui siégeait à l’Hôtel de Ville portait, en effet, sinon dans ses intentions ardemment révolutionnaires, du moins dans ses aptitudes, la tare de son recrutement. Après avoir tenté d’esquisser l’installation de la famille de Louis XVI au Temple et avant de pénétrer dans le récit des énigmatiques péripéties de la captivité du Dauphin, il importe de connaître quelles étaient l’origine et la composition de cette Commune parisienne qui, abusant de la pusillanimité du Corps législatif, s’arrogea la garde des prisonniers royaux dont elle demeure comptable envers l’Histoire Elle naquit illégalement d’un mouvement populaire auquel la grande majorité des électeurs parisiens ne prit aucune part.

Dans la nuit du 9 au 10 août, l’Assemblée générale des quarante-huit sections de la capitale, siégeant à la salle des Enfants-Trouvés, a décidé de nommer « trois délégués par section, afin d’aviser aux moyens prompts de sauver la chose publique, » en obtenant la déchéance du Roi. Un certain nombre de sections s’empressèrent de répondre à cette invitation et, peu après onze heures du soir, tandis que dans la ville le tocsin commençait à sonner, les premiers commissaires désignés « par acclamation » arrivaient à l’Hôtel de Ville où se tenait, dans la grande salle du premier étage, le Conseil général, constitutionnellement élu cinq mois auparavant et composé de cent quarante-quatre membres.

Les nouveaux venus entraient à la maison commune manifestement très perplexes sur la façon dont ils allaient procéder pour « sauver la chose publique ; » parmi les premiers arrivés se trouvaient un menuisier, Boisseau ; un ancien commis aux barrières, Huguenin ; un ouvrier bijoutier, Rossignol, envoyés par la section des Quinze-Vingts ; un mercier, Bonhomet ; un marchand de vins, David, et un homme de loi, Lulier, représentant la section Mauconseil ; un contrôleur au Mont-de-Piété, Concedieu, faisant partie de la délégation de l’Arsenal ; un homme de lettres, Robert, et le cordonnier Simon, dépêchés par la turbulente section du Théâtre-Français. Peu à peu ce petit groupe se renforça : à trois heures du matin, vingt des sections de Paris y étaient représentées ; ce n’était pas encore la majorité, et les commissaires, ne se sentant pas en force, relégués, sans rien faire ni décider, dans une pièce voisine de celle où continuait à siéger le Conseil général, jugèrent urgent d’expédier à leurs mandataires des émissaires pour réclamer l’adjonction de trois délégués supplémentaires par section, ce qui devait porter leur nombre total à 288, double de celui des membres du Conseil légal. En même temps, ils convoquaient en hâte la force armée parisienne, et bientôt 1 600 hommes, répondant à l’appel, se massaient sur la place de Grève et entouraient la maison commune.

À l’aube, les sectionnaires sont au nombre de 82 : ils représentent vingt-sept sections ; le moment est venu d’agir : ils pénètrent dans la salle du Conseil général, l’expulsent et prennent sa place. À sept heures du matin, la substitution est opérée et c’est à cette même heure que la populace armée se porte en foule vers les Tuileries ; à neuf heures et demie, le premier coup de canon est tiré. Tant que dure la bataille, les sectionnaires ne quittent pas l’Hôtel de Ville ; ils s’y constituent, sous la présidence d’Huguenin, en Assemblée des représentants de la majorité des sections, s’activant à procurer des munitions aux assaillants du Château, donnant l’ordre de le démolir, s’il le faut, de ne faire grâce à qui que ce soit, appelant à l’aide les patriotes de la banlieue. Dans la cour de l’Hôtel de Ville, quatre-vingt-seize soldats Suisses, défenseurs des Tuileries, sont amenés prisonniers et immédiatement massacrés ; à midi, on annonce enfin que la demeure du Roi est au pouvoir du peuple. Quelle joie ! Quel tumulte ! Quels cris de triomphe ! On en a l’écho par ces ligues du journal de Chaumette : « À midi je cours à la maison commune ; on m’y reçoit au milieu des embrassements ; on me place sur le champ au bureau… Le sang… les quatre-vingt-seize Suisses… les filous et mille autres… J’aurais besoin de verser une larme. Un de mes amis, la tête bandée, la figure déchirée, me tend les bras : « Je vis, « me dit-il, et nous avons gagné la victoire ! » Je me précipite sur son sein, mon cœur se dégonfle, mes yeux se mouillent. Oh ! comme je suis soulagé !… » Cinq lignes hachées, on pourrait dire haletantes, plus instructives qu’un procès-verbal.

Et l’assemblée des sectionnaires, ivre de son succès, félicitée par le Corps législatif qui a peur, acclamée par tout ce que Paris compte d’exaltés révolutionnaires, s’érige en gouvernement et organise, sans délai, la Terreur. Tout de suite, elle comprend qu’il lui faut profiter de sa victoire, et c’est alors que, sans désemparer, au cours d’une séance qui, de vingt-quatre heures, ne sera pas suspendue, elle exige la détention du Roi, désigne pour geôle le Temple et assume la garde des captifs, en stipulant que le Trésor public en fera les frais ; elle rend ses arrêts et dicte ses conditions avec une énergie si farouche que, en moins de deux jours, la voici souveraine, « en dehors et même au-dessus de l’Assemblée nationale. »

Pourtant, rien n’est plus trouble que son origine : aucun Procès-verbal n’a été dressé de l’élection de ses membres ; on n’en pourra même jamais établir des listes fixes et authentiques ; même lorsqu’elle sera constituée et que, non sans hésitation, elle aura usurpé le titre de Conseil général, sa composition demeurera incertaine ; elle se modifiera fréquemment ; sur ses bancs, siégeront des « passants » « à peine entrevus » et que remplaceront sans tarder d’autres éphémères. On aura ainsi l’occasion de voir surgir, dans le récit de la captivité du Dauphin, des personnages présentés et agissant comme membres de la Commune, jouant l’emploi avec autorité et dont les noms ne figurent en aucun répertoire officiel ; figures d’inconnus mêlés à ce drame sans que rien justifie leur rôle et dont l’ingérence inexpliquée suscitera des hypothèses sans solution et des légendes singulièrement tenaces. Les modifications successivement apportées à la composition de la Commune ne changeront rien à ces errements : le désordre et l’incurie démagogique de ces administrateurs novices, leur mépris des formes et les soupçons de prévarication que permet l’immoralité de quelques-uns, rejailliront toujours en harcelantes énigmes sur l’histoire confuse du Temple : c’est par là pourtant que, dès les premiers jours, la Commune du 10 août conquit une part de son étonnant prestige sur le populaire émerveillé de pouvoir se familiariser avec cette puissante machine gouvernementale et pleinement satisfait de la voir activement broyer tout ce qui, jusqu’alors, était réputé intangible et sacré.


La Commune révolutionnaire tenait ses séances dans la grande salle de l’Hôtel de Ville que lui avait abandonnée sans résistance, dans la nuit du 10 août, le Conseil général légal dont il ne sera plus question. Cette pièce « immense » donne par sept fenêtres sur la place de Grève et occupe tout le premier étage du corps central de l’Hôtel de Ville : une monumentale cheminée à chaque extrémité : le portrait de Louis XIV surmonte l’une ; sur l’autre est représenté Louis XV rendant à la Ville de Paris les lettres de noblesse qui lui avaient été retirées. Aux murs, au-dessus des portes, d’autres tableaux où sont figurés les échevins de la Ville prosternés aux pieds des rois. Les bustes de Louis XVI, de Bailly, de Necker et de La Fayette ornent la salle. Dès sa première séance, l’assemblée des sectionnaires, agissant comme si elle était chez elle, s’indigne de la présence de ces effigies provocantes. — Sans attendre les ouvriers qui doivent les descendre, « quarante bras se lèvent aussitôt pour terrasser ces fausses idoles. Elles tombent et sont réduites en poudre aux acclamations des tribunes. » Les tableaux où sont peints « les despotes subalternes de l’Ancien régime » ne sont pas davantage respectés ; le 13, on les enlève « pour les reléguer dans quelque coin obscur de la maison commune. » Un buste de Brutus remplacera avantageusement ces vestiges d’un temps d’esclavage ; quelques semaines plus tard, on placera sur le socle vide du buste de Louis XVI une caisse et un fusil pris aux ennemis par les soldats de Westermann, on suspendra au mur, comme trophée, l’écharpe du collègue Le Meunier, le premier municipal mort dans l’exercice de ses fonctions et on disposera des couronnes de chêne et de laurier avec cette inscription : Elles attendent les vainqueurs.

Une haute estrade portait le fauteuil et le bureau du président, des secrétaires et du procureur de la Commune ; deux amphithéâtres de gradins lui faisaient face, l’un réservé aux membres du Conseil, l’autre aux postulants et aux députations des sections qu’un « maître des cérémonies » était chargé d’introduire. Aux deux extrémités de la salle étaient les tribunes du public ; il y avait une buvette, tenue par le concierge, où les membres du bureau étaient gratuitement fournis de rafraîchissements, et on ménagea dans la salle même une tribune pour « M. Marat, » chargé de rédiger le journal des débats de la Commune.

Tel était le décor ; il s’animait tumultueusement à chacune des séances : à peu près permanentes depuis le 10 août jusqu’au 8 septembre, elles se tenaient ensuite le soir et se prolongeaient tard dans la nuit. Bien avant l’heure, les tribunes regorgeaient de spectateurs dont l’encombrement débordait dans les vestibules et dans les couloirs ; les membres du Conseil arrivaient dans leurs costumes de bureau ou de travail, les artisans en veste et en tablier ; tous arboraient l’insigne, le ruban tricolore en écharpe et la cocarde sur le cœur ; la règle était qu’ils fussent porteurs de la carte qui leur avait été délivrée et signassent une feuille de présence déposée sur le bureau d’un des secrétaires. Puis ils prennent place sur leurs gradins et, quand le président ou son remplaçant s’est installé sur son estrade, la séance commence dans le vacarme.

On possède quelques récits de témoins oculaires qui pénétrèrent, bien à contre-cœur, du reste, dans cette salle où s’entassaient, — dit l’un, — « deux à trois mille personnes, » ce qui paraît exagéré. D’abord, c’est Hue, le valet de chambre de Louis XVI, qu’on amène dans la nuit du 19 au 20 août ; on le fait monter à côté du président ; il domine de là toute l’enceinte : le groupe nombreux des municipaux, les tribunes bourrées d’hommes du peuple, de femmes et même d’enfants : « une partie de cette assemblée bizarre est couchée sur les bancs et sommeille ; » on a passé la nuit et il est six heures du matin. Le valet de chambre du Roi est enfin interpellé de déclarer ses nom et prénoms : il se tourne vers le substitut du procureur de la Commune, — c’est Billaud-Varenne, qui le questionne ; mais celui-ci l’admoneste « d’un ton sénatorial : » — « Citoyen, réponds au peuple souverain. » — Hue adresse donc sa justification à l’assistance, « dont la majeure partie dort et ne donne pas plus d’attention aux demandes qu’aux réponses. » Ceux qui ne dorment pas l’interrogent tous à la fois : il ne sait lequel entendre…

Pauline de Tourzel avait comparu avant lui ; comme Hue on l’invita à monter sur l’estrade, et le tableau qu’elle trace doit être exact, car il concorde de tous points avec la description précédente : « Une foule immense de peuple, — des tribunes remplies d’hommes et de femmes, — Billaud-Varenne debout, questionnant, — un secrétaire écrit les réponses sur un grand registre. » — « Je n’avais nullement peur ; je demandai très haut d’être réunie à ma mère et de ne plus la quitter ; plusieurs voix s’élevèrent pour dire : Oui, oui ! D’autres murmurèrent. »

Un an plus tard, en septembre 1793, le protocole communal n’est pas plus façonnier : on est sur ce point renseigné par le spirituel académicien Morellet, désireux d’obtenir une carte de civisme sans laquelle il ne peut toucher sa modique pension ; il a déposé dans les bureaux de la Commune le certificat favorable délivré par sa section ; le Conseil Général doit décider en dernier ressort. Morellet, alors âgé de 67 ans, entreprend bien des fois, au cours de l’été, le voyage de la Maison Commune ; du faubourg du Roule, où il demeure, jusqu’à l’Hôtel de ville, il y a loin ; son insistance demeure sans effet : « on ne retrouve pas ses papiers ; les bureaux ont changé de local ; son tour n’est pas venu ; » on le renvoie à huit jours, puis à quinze. Enfin, le 17 septembre, au matin, il reçoit une convocation à comparaître à la séance du soir pour y subir l’examen préalable à la délivrance de la précieuse carte.

À six heures, il entre dans la salle ; les deux amphithéâtres sont déjà garnis de femmes du peuple « au maintien soldatesque, » tricotant, raccommodant des vestes et des culottes, « payées pour assister au spectacle et applaudir aux beaux endroits. » Après une heure d’attente, le Conseil se forme ; le président et le secrétaire gravissent les degrés de leur estrade, s’installent ; lecture du procès-verbal de la veille ; diatribe d’Hébert, le Père Duchesne, protestant, au nom de l’austérité républicaine, contre les jeunes et jolies solliciteuses qui assiègent les bureaux ; entrée de la délégation d’une section venant présenter son contingent de conscrits ; une seconde délégation succède à la première ; puis une troisième, une quatrième, une cinquième ; chacune de ces troupes entre dans la salle à grand renfort de tambour ; l’une d’elles est précédée d’une musique militaire. On pérore, on se promet de « nettoyer le sol de la liberté des satellites de tous les despotes ; » à quoi le président Lubin, un peintre, fils d’un boucher de la rue du faubourg Saint-Honoré, riposte en entonnant la Marseillaise que toute l’assistance reprend en chœur. Après la Marseillaise, c’est le Ça ira, accompagné de claquements de mains et de battements de pieds. Quand on a entendu cinq fois ces deux hymnes, paraît un soldat blessé, venu pour faire hommage de sa valeur à la Commune de Paris. Il parle : — « Citoyens, j’ai-t-été à l’armée, et j’ai-t-eu une blessure que la v’là !… » Après le blessé se présentent trois déserteurs autrichiens proposant leur service à la République française ; ils sont acclamés ; Lubin reçoit leur serment et les honore de son accolade fraternelle. Enfin c’est le tour des pétitionnaires : à l’appel de leurs noms, ils se placent sur l’estrade devant la table du président, face au public ; Lubin demande : — « Y a-t-il quelqu’un qui connaisse le citoyen N… et réponde de son civisme ? » Si personne ne prend la parole : Ajourné ! Quelqu’un des municipaux dit-il : — « Je connais le citoyen, j’en réponds : » Accordé ! prononce le président. Telle est la formule.

Morellet, ce directeur de l’Académie française fourvoyé en cet antre démagogique, s’entendit, comme bien on pense, ajourner : on nomma trois commissaires chargés d’enquêter sur son civisme ; il retint soigneusement leurs noms : c’étaient Viallard, Bernard et Pàris. Descendant de son estrade, il s’approcha humblement de Viallard et le pria de lui désigner l’heure à laquelle il lui serait possible de conférer avec lui. Le municipal indiqua, comme date, le lendemain, comme lieu de l’entretien cette même salle de la Commune où il se trouverait, avec ses deux collègues, à midi précis. Morellet fut exact : il arriva trempé de sueur et de pluie, accompagné d’un sac contenant huit ou dix volumes de ses œuvres que portait son domestique. La salle était vide. Il s’assit, ruminant son plaidoyer, et le temps ne lui manqua pas, car il attendit plus de deux heures.

Enfin un homme se présente : c’est Viallard, et, tout de suite, l’Académicien ouvre son sac et commence naïvement sa démonstration : toute son œuvre témoigne de ses sentiments patriotiques, de sa tolérance. et de son culte pour la liberté. Le municipal écoute distraitement, tourne du bout du doigt quelques feuillets ; il entr’ouvre un second volume, le rejette, passe à un troisième : — « Oui, oui, cela est bon, » dit-il. Pourtant, comme cet examen le fatigue visiblement, il y coupe court : — « Mais, ce que vous me montrez là ne fait rien à la chose… Il faut prouver votre civisme dans les journées du 10 août et du 31 mai… Tous les académiciens sont ennemis de la République. » Morellet s’excuse sur son âge qui le condamne à l’inaction ; il essaie d’attendrir son juge, alléguant que, étant réduit de 30 000 livres de rentes à 300 écus, il a perdu un peu de son ardeur combative. — « Eh ! oui, vous avez perdu, soupire Viallard ; tout le monde en est là… Moi… j’étais coiffeur de dames ; j’ai toujours aimé la mécanique et j’ai présenté à l’Académie des sciences des toupets de mon invention… » Déjà Morellet entassait les livres dans son sac.

Il prit congé de Viallard, qui ne lui donna aucune espérance et lui conseilla de voir son collègue Bernard et de s’entendre avec lui.

Le jour suivant, l’immortel se met de nouveau en route et s’achemine vers le faubourg Saint-Antoine où demeurait Bernard. Morellet trouve un homme « d’une figure ignoble, fait comme un brûleur de maisons, et avec lui une petite femme assez jeune, mais bien laide et bien malpropre. » Tandis que celle-ci déjeune d’un morceau de fromage avec un « grand drôle » qui paraît être l’ami de la maison, Morellet entreprend son commissaire : celui-ci compatit à la pénible situation du ci-devant académicien : — « Mais, moi aussi, j’ai perdu à la Révolution, car, tel que vous me voyez, je suis prêtre, et prêtre marié, et voilà ma femme… Eh bien ! je n’ai que mille francs comme vous et cinq cents francs qu’on me donne pour être ici gardien de l’église ; et nous vivons fort bien, ma femme et moi ; et nous avons encore de quoi donner à déjeuner à nos amis. Il faut que vous voyiez Paris, » conclut-il ; et il promit d’aller le soir à la Commune pour s’y concerter avec ses collègues.

Morellet salua le prêtre et la prêtresse, ainsi que le grand drôle qui s’était mêlé à la conversation. À six heures du soir, il était à l’Hôtel-de-Ville ; harassé de ses continuelles randonnées, il s’établit, pour guetter l’arrivée de ses commissaires, dans la chambre de la secrétairerie, où passaient les municipaux pour se rendre à leurs places. De là il entendait les cris, les transports de l’Assemblée, et le Ça ira et l’hymne patriotique, et les clameurs de joie des femmes des tribunes : des trois personnages qu’il attendait, il n’aperçut, d’ailleurs, que le coiffeur Viallard, tout chaud encore d’une harangue qu’il venait de prononcer sur la question, de la taxation des denrées alimentaires. À onze heures du soir, las d’attendre, le pétitionnaire reprit le chemin du route : le lendemain, dès l’aube, il était en courses, à la recherche de Paris, désigné comme troisième juge. Paris habitait rue des Carmes, près la place Maubert ; lui, du moins, était un lettré ; il connaissait les ouvrages de son justiciable et lui en parla fort honnêtement ; mais pas plus que les autres, il ne consentit à s’engager, et il parut à Morellet qu’il avait peur.

Le soir, l’Hôtel de Ville revit le malheureux solliciteur, posté au secrétariat parmi deux cents personnes comme lui dans l’expectative de protecteurs d’occasion ; dans la grande salle voisine, de sept heures à neuf heures, les chants, les harangues des sections, les acclamations, ne cessèrent point : à la Marseillaise succédaient des couplets d’opéra-comique, par exemple, sur l’air du Moineau qui t’a fait envie, dont Lubin se gargarisait avec des roulades et des agréments dont les auditeurs étaient ravis : — « Mais, c’est drôle de passer tout le temps de leur assemblée à chanter ; est-ce qu’ils sont là pour ça ? » disait une femme du peuple assise à côté de Morellet et qui se morfondait sans résignation. Quand il se décida à pénétrer dans la salle, un jeune citoyen à cheveux noirs et luisants tombant sur ses yeux, la poitrine découverte, entonnait un cantique patriotique à douze couplets où, en vers boiteux, il préconisait « le massacre des prêtres rassasiés de crimes et la nécessité de les ensevelir sous leurs autels ensanglantés. » Les femmes trépignaient, les chapeaux s’agitaient au bout des bras et les spectateurs approuvaient sans restriction, — « F… le b…, il attaque bien ça ! C’est du bon ! C’est excellent ! » — si bien qu’il fut arrêté que la chanson serait imprimée aux frais de la Commune et envoyée aux départements.

Cet intermède lyrique marqua la fin des relations de Morellet avec le Conseil général. Lassé de tant de démarches vaines et de si musicales attentes, il renonça au certificat de civisme et revint à son faubourg, bien décidé à n’en sortir que le moins possible. Sa déconvenue nous vaut le précieux tableau dont on ne donne ici qu’une réduction et qui révèle l’aspect, trop rarement décrit, des séances du Conseil, en même temps que la physionomie de certains de ses membres. Les trois figures de Viallard, Paris et Bernard forment précisément une synthèse parfaite de l’ensemble des municipaux ; quoique la composition de la Commune eût été plusieurs fois modifiée au cours de la Révolution, son niveau intellectuel et moral ne change guère : elle sera toujours riche en artisans, marchands ou petits patrons que la mauvaise chance a aigris ; en littérateurs sans génie, en professeurs faméliques, en médecins sans clients, en prêtres dévoyés ; en « hommes de loi, » titre vague qui impose aux petites gens et sous lequel se dissimule souvent plus d’astucieuse âpreté que de respect du droit. La vulgarité du plus grand nombre, l’infatuation de quelques-uns, le cynisme des plus effrontés, — ou des plus poltrons, — l’aversion de ces gens médiocres pour la supériorité de naissance, d’intelligence ou d’éducation, tels sont d’importants éléments du drame qui se déroule quotidiennement au Temple et dont ces municipaux sont les imprésarios et les protagonistes. Tenir en leur possession et molester à loisir le Roi issu de tant de rois et la belle Reine de Trianon, quelle voluptueuse et perverse aubaine pour des hommes naturellement haineux de toute beauté et de toute noblesse !


Le choix des chefs de chœur dont la Commune accepta presque amoureusement la direction justifierait, s’il en était besoin, ce jugement qui paraîtra peut-être trop général et trop sévère : elle eut deux idoles : Chaumette et Hébert, et, quoique la téméraire manie de la réhabilitation ait cruellement sévi depuis un demi-siècle, ce sont là deux noms que nul encore n’a tenté et ne tentera jamais sérieusement d’imposer à l’admiration de la postérité. Fils d’un cordonnier de Nevers, écolier indiscipliné, renvoyé de son collège, embarqué comme mousse à treize ans, plus tard élève en chirurgie, étudiant en physique, maître d’études, secrétaire d’un médecin anglais, enfin vague gazetier à Paris, Chaumette, à vingt-sept ans, en 1790, était le modèle achevé de ces aventuriers, « épaves de la lutte pour la vie, » qui, n’ayant rien approfondi, parlent de tout avec audace et parviennent à s’imposer par leur savoir aux ignorants et par leur aplomb aux gens instruits. La Révolution fut un port de salut pour beaucoup de ces naufragés ; Chaumette, ardent orateur de clubs, dut un renom rapide à son éloquence à la fois boursouflée et « bon enfant, » dont s’ébahissaient les naïfs patriotes de sa section. Désigné par eux, comme on l’a vu, pour compter au nombre des commissaires chargés de « sauver la chose publique, » il s’évertua si bien, parla avec tant d’abondance et une conviction sincère ou si bien jouée, que le 12 décembre, il était élu procureur général syndic de la Commune. — « Acclamations du peuple, joie délirante de sa part. Je suis couvert de bénédictions et d’applaudissements, » écrit-il dans le carnet de poche sur lequel il note ses impressions ; et il ajoute : — « Louis Capet, je te défie, lorsque tu étais roi, d’avoir joui autant que moi… »

C’était un petit homme à la face large et épaisse, avec des yeux bleus un peu « étonnés, » le nez gros, le menton lourd, la lèvre sensuelle ; il portait longs ses cheveux blonds ; un portrait le montre mal peigné, avec un large col chiffonné serré d’une cravate négligemment nouée. Au moral ?… C’est le mystère, — « le chaos, » a dit Henri Martin. À la fois naïf et rusé, enthousiaste et bas. cachant un grand fond de lâcheté sous des élans d’audace, envieux et jaloux, pourtant compatissant et facilement attendri, pudique et dépravé. À ces contradictions il est redevable d’un incontestable talent de comédien, d’un instinct très sûr du ton qu’il lui faut prendre selon la qualité ou la disposition de ses auditeurs. Pitre finaud et consommé, il joue tantôt la rondeur sympathique, tantôt l’indignation ; il est tour à tour poétique, familial, grossier, ironique, emporté, doucereux, mystique à la façon de Rousseau, ou gouailleur en imitation de Figaro, mais avec infiniment moins d’esprit : — « Je m’appelais autrefois Pierre Gaspard Chaumette parce que mon parrain croyait aux saints, dit-il en manière de discours de réception lors de son installation comme procureur de la Commune ; depuis la Révolution, j’ai pris le nom d’un saint qui a été pendu pour ses principes républicains ; c’est pourquoi je m’appelle aujourd’hui Anaxagoras Chaumette. » Telle est sa manière et on s’extasie. Comme il boit souvent un coup de trop et qu’il est souvent, sinon ivre, du moins « échauffé » par le vin, sa voix est toujours voilée d’un enrouement chronique qui force l’attention et commande le silence ; à moins que ce ne soit une habileté de plus, une rouerie d’orateur vaniteux et sans gêne, soucieux de se distinguer des braillards ses collègues. Et tel est l’homme qui, pendant plus d’un an, va être le maître absolu de la prison du Temple et régira la captivité de la famille royale suivant les exigences changeantes de sa popularité et de son intérêt.

Hébert, son substitut, avant de figurer en cette qualité à l’Almanach National, a été inscrit en 1786, dans l’Almanach des Spectacles, comme « ouvreur de loges » au théâtre des Variétés. Chassé d’Alençon, sa ville natale, minable, éculé, lui aussi avait battu le pavé de Paris, le ventre vide, à la recherche d’un dîner ; durant des années, sans un écu en poche, vivant de rencontres, il accumulait contre les riches et les heureux tant de fiel et tant de rancunes qu’il en avait « à revendre : » la révolution survenue, il en vendit : son ordurier Père Duchesne, son mariage avec une religieuse sécularisée et surtout ses trafics au ministère de la Guerre lui valurent l’aisance. Il était âpre, froid, maître de soi, circonspect et insinuant ; bourrant son journal de jurons et d’obscénité, se faisant représenter au frontispice de sa feuille sous la figure d’un rustre musclé, hache en main, pipe aux dents, bicorne en tête, pistolets à la ceinture, il était, en réalité, de maintien correct et d’allure chétive ; son nez droit, ses lèvres minces, ses yeux méfiants, son menton perdu dans une haute cravate, sa mine impénétrable et soupçonneuse lui donnaient l’aspect d’un homme en garde, flairant en tout compère l’ennemi et redoutant les clairvoyances. Brasseur d’affaires, se croyant de taille à combiner de grandes intrigues, ambitieux d’argent, n’hésitant devant aucune ignominie pour atteindre au but, mielleux à ses heures, courroucé sans efforts, il personnifie la fausseté calme et la dissimulation pénétrante. Un homme terrible. Lui aussi rôdera dans le Temple à discrétion, mais il le fera prudemment, non point, comme tant d’autres, pour la vaine curiosité d’approcher les prisonniers et de jouir de leur abaissement, mais seulement lorsque quelqu’une de ses ténébreuses combinaisons le lui commandera et quand il escomptera de la visite un avantage personnel.

Du portrait de ces deux personnages marquants il serait injuste de déduire que tous les membres de la Commune, leurs adulateurs, fussent uniformément des monstres. L’entraînement moutonnier des uns, la nullité des autres, le plaisir de jouer un rôle, d’être un important, d’occuper une place éminente et d’en tirer profit à l’occasion, tels étaient les mobiles de l’ardeur que la plupart d’entre eux apportaient à s’acquitter de leur fonction. Mais, à côté d’énergumènes impénitents, il y avait beaucoup de braves gens, dissimulant leur bonhomie sous des manières farouches ; même parmi ceux dont la grossièreté était native et incorrigible, se trouvaient nombre d’artisans, de boutiquiers parisiens, ni meilleurs, ni pires que ceux qu’on pourrait recruter aujourd’hui dans les mêmes classes sociales ; grandement flattés de leur panache d’élus du peuple, ils en concevaient aussi une sorte d’effroi et de gêne. À l’Hôtel de Ville, dans le brouhaha des séances, au bruit des tambours et des chants patriotiques, sous l’averse drue des harangues de Chaumette, peut-être se prenaient-ils au sérieux et se croyaient-ils devenus les dignes successeurs des Brutus, des Coclès et des Cassius dont on leur rebattait les oreilles et qu’ils ne connaissaient d’ailleurs que de nom. Mais une fois livrés à eux-mêmes et rendus à l’intimité de leur conscience, ils se découvraient timorés et perplexes ; quand ils n’étaient plus sous l’œil des maîtres et des camarades, ils se sentaient beaucoup moins crânes ; les sentiments, les croyances, voire les préjugés ataviquement accumulés depuis l’enfance dans leurs cœurs d’hommes ne se trouvaient pas subitement abolis du fait de porter l’écharpe municipale et de se parer du titre de commissaire. Et voilà qui explique l’embarras dont beaucoup témoignaient quand ils se trouvaient tête à tête avec la famille royale.


Dès les premières séances, la Commune insurrectionnelle avait décidé que, chaque soir, les noms des commissaires chargés de la garde du Roi seraient tirés au sort dans une urne contenant les noms de tous les membres du Conseil. » Il en fut ainsi, sans nul doute, au début ; mais, soit que ce système ne donnât pas satisfaction aux impatients, soit qu’on suspectât le hasard lui-même, il parut plus tard prudent de suivre pour la désignation des commissaires l’ordre alphabétique de la liste des membres. Les séances de la Commune commençaient ordinairement de six à sept heures du soir : en accordant une heure ou deux de préliminaires consacrés, comme le raconte Morellet, aux délégations et aux chants patriotiques, la désignation des commissaires du Temple n’avait pas lieu avant huit heures. En supposant qu’ils partissent aussitôt, qu’ils passassent à leur domicile pour y prendre leurs pantoufles ou leur bonnet de coton ou pour prévenir leur ménagère, ils n’arrivaient pas à la prison avant neuf ou dix heures du soir, et c’est bien là, en effet, l’heure que nous trouvons indiquée dans tous les récits des municipaux qui ont rendu compte de leur fonction. On soupait avec les huit collègues qu’on trouvait là installés et, après le repas pris en commun, comme on devait rester au Temple durant deux jours pleins et qu’on était « relevé par moitié, » les quatre municipaux arrivés l’avant-veille s’en retournaient chez eux ; les quatre autres qui n’étaient de garde que depuis vingt-quatre heures demeuraient avec les nouveaux venus : la réunion des huit commissaires formait le Conseil du Temple : c’étaient toujours les arrivants qui prenaient, vers minuit, la faction chez les prisonniers.

La famille de Louis XVI avait, le 25 octobre, quitté le logis de M. Barthélémy et pris possession de la grosse Tour. L’unique grande salle de chacun des étages avait été hâtivement divisée, au second et au troisième, en quatre pièces à peu près d’égales dimensions, mesurant environ 4 m. 50 sur 4 mètres. On avait tendu des toiles au second étage, en manière de plafonds, pour dissimuler la profondeur des voûtes ogivales et comme la Tour était sans cheminées on avait dû obstruer certaines fenêtres par des appareils de chauffage dont la fumée se dégageait à l’extérieur au moyen de longs tuyaux de tôle scellés aux murs et s’élevant jusqu’aux toits du donjon.

Le deuxième étage est réservé au Roi : une porte de bois, avec marteau de fer, une porte de fer ; chacune de ces deux portes est munie d’une forte serrure et de quatre verrous ; toutes deux sont percées d’un judas à coulisse. L’antichambre sur laquelle elles s’ouvrent est tapissée d’un papier figurant des pierres de taille. Immédiatement à droite de la porte d’entrée, un retrait de deux mètres de profondeur formant l’embrasure de la fenêtre, garnie de forts barreaux et d’un abat-jour extérieur. Dans cette embrasure, appliqué contre le mur de gauche, un grand poêle en faïence, de forme demi-circulaire, dont le tuyau va passer sous la croisée. Près du poêle, une lampe quinquet apposée au mur. En face de la fenêtre est une cloison vitrée, percée de deux portes également vitrées de verre blanc. L’une de ces portes est celle de la salle à manger, petite pièce étroite et assez sombre ; l’autre ouvre la chambre où couche Cléry. L’antichambre est meublée de huit chaises recouvertes en velours rose, d’un bureau et d’une table à jeu. À gauche de la porte est placardé au mur un grand tableau de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen encadrée d’une bordure aux trois couleurs.

La porte de la chambre à coucher fait face à ce tableau ; elle est double et à deux vantaux large ouverts durant tout le jour et qu’on ne ferme que pendant la nuit. La cheminée est au fond de la pièce, dans l’axe de cette porte ; elle est ornée d’une glace, d’une pendule de Lepaute et de deux flambeaux argentés. Un papier de tenture jaune vif tapisse les murs. Le lit est placé à gauche en entrant ; un lit à quatre colonnes avec ses housses et rideaux de damas vert, un sommier, trois matelas couverts en futaine, un traversin et sa housse de taffetas blanc ; une bergère, un fauteuil, quatre chaises, un écran, le tout en damas de même étoffe que les rideaux de lit, un lit de sangle pour le dauphin, une commode avec sa tablette de marbre, une table-bureau à dessus de maroquin vert et quelques autres objets d’usage intime, complètent l’ameublement. Dans la tourelle attenante à la chambre et formant une pièce circulaire d’environ trois mètres de diamètre, est aménagé le cabinet du Roi : il s’y trouve un petit poêle « à piédestal » avec sa colonne de faïence, deux chaises de paille et une table.

Un couloir d’un mètre de largeur conduit de la chambre de Louis XVI à des cabinets à l’anglaise, avec réservoir d’eau, installés dans la tourelle de l’Est : la pièce réservée à Cléry communique avec ce corridor par une porte que les commissaires ferment tous les soirs et dont ils emportent la clef, de sorte que, si le Roi réclame pendant la nuit l’assistance de son valet de chambre, celui-ci doit passer par l’antichambre pour pénétrer chez son maître. La salle à manger, garnie d’une table ployante à pieds de chêne, de cinq chaises de canne peintes en gris, d’une table servante « à la Turque » et de deux encoignures, n’est chauffée que par le poêle de l’antichambre. Le vitrage qui la sépare de cette pièce est sans rideaux et la tourelle Nord, qui la prolonge, sert de bûcher.

La distribution du troisième étage habité par Marie-Antoinette, par sa fille et par Mme Elisabeth était à peu près la même : le ménage Tison habitait la petite pièce située au-dessus de la salle à manger du second étage ; la Reine occupait avec Mme Royale la chambre au-dessus de celle où couchaient Louis XVI et son fils ; seulement, à « l’étage des femmes » le corridor n’existait pas et, pour gagner les cabinets d’aisance de la tourelle de l’Est, il fallait traverser la chambre de Mme Elisabeth, chambre qui n’avait de portes que sur ces cabinets et sur l’antichambre : dans ces cabinets prenait naissance un petit escalier en spirale montant jusqu’aux combles de la tourelle d’où, par d’étroites meurtrières, le regard plongeait sur le chemin de ronde régnant entre les créneaux et la pente du toit aigu de la Tour.


Cette description, singulièrement aride et qui paraîtra exagérément minutieuse, est indispensable à qui veut suivre avec intelligence les récits que nous ont laissés les acteurs de la tragédie du Temple et les conférer avec les documents conservés dans nos diverses archives. La topographie est un critérium certain par quoi se discerne le plus ou moins d’exactitude d’une relation ou d’un procès-verbal, et tout ce qui ne concorde pas avec elle peut être réputé fantaisiste ou erroné. Et celle-ci dissipe certaines obscurités dont l’inévitable légende a entouré la vie obligatoirement commune menée dans la prison royale par les détenus et leurs geôliers.

Nous avons vu les commissaires de la Commune, pommés vers huit heures du soir, soupant avec leurs collègues dans la salle du Conseil au rez-de-chaussée de la Tour. La coutume était que les arrivants assumassent la faction de nuit dans l’antichambre du Roi et dans celle de la Reine : ils tiraient au sort à qui occuperait l’un ou l’autre de ces postes où ils se rendaient vers minuit, après que les « nouveaux » eussent pris connaissance de la consigne, « qui consistait à ne point perdre de vue un seul instant les détenus, à ne parler que pour répondre à leurs demandes, à ne leur rien apprendre de tout ce qui se passait, à ne leur donner que le titre de Monsieur ou de Madame ; mais à ne rien dire qui put les offenser ou les inquiéter, et à garder toujours le chapeau sur la tête. »

Arrivés à l’antichambre, les Municipaux trouvaient là, aussi bien au second qu’au troisième étage, un lit de sangle posé en travers de la porte, — fermée, — de la chambre à coucher. Sur ce grabat, garni d’une literie sommaire, s’étendait, tout habillé ; le commissaire de la Commune. Celui qui se trouvait dans l’antichambre du Roi, entendait, toute la nuit, malgré les deux portes qui le séparaient du dormeur, un ronflement sonore et régulier qui le rassurait pleinement sur la présence du prisonnier ; mais ce n’était pas avant le jour qu’il pouvait l’apercevoir. Entre six et sept heures du matin, Cléry sortait de chez lui ; le lit de sangle du commissaire était replié et remisé dans le bûcher, et le valet de chambre, accompagné du municipal, pénétrait chez le Roi. Celui-ci écartait ses rideaux et son premier regard était pour le commissaire de service.

Il avait la mémoire fidèle des noms et des physionomies, et reconnaissait à de longs intervalles ceux qu’il avait déjà vus. Si c’était un inconnu, il l’observait attentivement, sans mot dire. Cléry allumait le feu de la cheminée et du petit poêle du cabinet voisin, puis revenait au Roi qui, s’asseyant sur le bord de son lit, passait une robe de chambre. Cléry le chaussait aussitôt ; Louis XVI se rasait lui-même, et le valet de chambre l’aidait à sa toilette, le coiffait et l’habillait. Le costume que portait le Roi au Temple était toujours le même : habit de couleur marron pâle, doublé d’une fine toile écrue, avec des boutons de métal doré. Le municipal Moëlle qui consigne ces détails rapporte que, le 5 décembre 1792, premier jour qu’il fût de garde, tout ce mouvement du lever n’avait pas réveillé le Dauphin dormant profondément dans son petit lit placé au pied de celui de son père. Quand la toilette du Roi fut terminée, Cléry réveilla le jeune prince dont le « gazouillis » réjouissant et les espiègleries mettaient la triste chambre en joie : tandis que Cléry s’occupait de l’enfant, le Roi lisait au coin du feu ; puis, quand son fils avait dit sa prière, il se retirait dans son cabinet où il passait un quart d’heure à dire son bréviaire ou, aux jours d’obligation, l’Office du Saint-Esprit.

Au troisième étage, le lever de la Reine et des princesses s’effectuait tout aussi bourgeoisement ; le local, d’ailleurs, prêtait peu au cérémonial ; quand, vers sept heures, le municipal de garde dans la pièce d’entrée, avait, à l’aide de Tison, replié son lit, il attendait que Marie-Antoinette sortît de la chambre à coucher. Elle ouvrait sa porte vers huit heures et passait chez Madame Elisabeth ; mais, en traversant l’antichambre, elle jetait au surveillant du jour un regard « scrutateur, » cherchant à démêler quels pouvaient être les sentiments et l’éducation du commissaire. La jeune Madame Royale se montrant un instant après sur le seul de la chambre, examinait aussi le nouveau venu ; enfin Madame Elisabeth, également curieuse de connaître l’homme sous la tutelle duquel on allait vivre jusqu’au soir, s’approchait à son tour, posait au délégué de la Commune quelques questions banales, s’informant s’il venait pour la première fois au Temple, quelle section il habitait, quelle était sa profession, s’il avait des enfants… Les trois princesses portaient un déshabillé du matin, pierrot ou peignoir de basin blanc, petit bonnet de linon ou mouchoir noué en charlotte sur les cheveux. Un peu avant neuf heures, elles reparaissaient vêtues de la robe de jour, robe très simple, de mousseline blanche ou d’une étoffe foncée à petites fleurs. La femme Tison, obséquieuse et sournoise, les aidait dans leur toilette ; Tison, toujours sombre et acrimonieux, préparait dans l’antichambre le couvert du déjeuner. C’était l’heure où les monteurs de bois, Hesse et Petit-Ruffion, garnissaient le bûcher, où le porteur d’eau remplissait les brocs et les fontaines, où le lampiste nettoyait les quinquets et les réverbères : grand branle-bas de tout le personnel, dont le mouvement, accompagné du bruit des grosses serrures et du battement métallique des lourdes portes, emplissait de tumulte la spirale sonore de l’escalier.

À neuf heures, le Roi et le Dauphin, escortés de leur municipal, montaient au troisième étage pour déjeuner avec les princesses. Les trois garçons servants, Turgy, Marchand et Chrétien, accompagnés par les commissaires qui avaient passé la nuit au rez-de-chaussée de la Tour, apportaient des cuisines lointaines le repas et disposaient sur la table du café, du chocolat, une jatte de crème double chaude, une autre de lait chaud, une carafe de sirop froid, une autre de lait froid, une d’eau d’orge et une de limonade, trois pains de beurre, une assiette de fruits, six pains à café, trois pains de table, un sucrier de sucre en poudre, un autre de sucre cassé et une salière. Les prisonniers étaient, suivant le témoignage unanime, « très sobres ; » le Roi ne s’asseyait pas, rompait un morceau de pain et buvait un verre de limonade. Cléry servait ; Turgy et ses collègues se tenaient debout auprès de la porte d’entrée, attendant la fin du repas pour remporter aux offices les reliefs opulents destinés aux gens de service. Tous les commissaires, debout également, mais le chapeau sur la tête, surveillaient. Derrière leur vitrage, guettaient Tison et sa femme.

Le repas terminé, chacun rentrait chez soi : Louis XVI redescendait avec son fils, et, dans sa chambre, donnait à l’enfant une leçon de géographie ; Cléry restait au troisième, coiffant les dames, puis il revenait à l’étage inférieur pour s’occuper du Dauphin, auquel il apprenait l’écriture et la grammaire ; le petit Prince avait l’esprit très éveillé, et on conserve de lui des cahiers de devoirs qui témoignent d’une grande application et de progrès constants. Après l’étude, il prenait ses récréations dans l’antichambre, la porte du Roi restant ouverte. Du coin de sa cheminée, où il s’installait, Louis XVI surveillait les jeux de son fils ; le municipal, assis ordinairement auprès du poêle, dans l’embrasure de la fenêtre, continuait sa longue faction, sommeillant ou songeant. Il n’est pas besoin de « lire entre les lignes » des rapports adressés par les commissaires du Temple au Conseil général de la Commune, ou des relations qu’ont laissées quelques-uns d’entre, eux, pour discerner leur ébahissement de se trouver là et de ce qu’ils y voyaient : quelle que fût leur exaltation révolutionnaire, ils considéraient comme un événement dans leur existence le fait d’approcher en de telles circonstances ce Roi et cette Reine que, si peu de mois auparavant, ils considéraient d’en bas comme des idoles. Aucun n’échappait à ce saisissement, ni le maçon Mercereau, ni le méprisable Dorat-Cubières, ni même l’ignoble et fourbe Hébert. Chez les énergumènes, cette émotion se trahissait par une affectation de grossièreté ou un redoublement d’animosité. Combien d’autres, boutiquiers, employés, petits bourgeois, éprouvaient une manifeste confusion du rôle qu’ils jouaient gauchement, pris soudain d’une contrition inavouée au spectacle de cette écrasante infortune supportée avec une résignation si simple et une si rapide et naturelle adaptation.

C’est que l’attitude des détenus envers les commissaires de la Commune se révélait bien différente de ce que ceux-ci l’attendaient. Les historiens du drame du Temple, par nécessité de synthétiser peut-être, ou aveuglés par l’esprit de parti, nous ont généralement montré les personnages aussi guindés que des héros de tragédie et les ont peints, comme on dit, « tout d’une pièce : » endurance hautaine et froideur impassible de la famille royale ; insolence sans répit et basse cruauté de tous ses gardiens ; à moins que pour les besoins d’une thèse contraire ceux-ci ne nous soient représentés comme des modèles d’austérité et de droiture républicaines et les prisonniers comme des fourbes haineux et impénitents, ingrats du bien-être matériel qu’ils doivent à la générosité du peuple triomphant. La vérité est moins tranchée, ainsi que plus conforme à la psychologie des uns et des autres. D’abord, on n’aurait pas trouvé journellement, parmi les deux cent quatre-vingt-huit membres de la Commune insurrectionnelle et les cent quarante-quatre membres des assemblées municipales qui lui succédèrent, tant de bourreaux ou tant de Brutus ; ensuite, le trop excellent homme qu’était Louis XVI ne semblait pas garder contre ses surveillants l’ombre d’une rancune : son devoir de Roi et sa conscience de grand chrétien ne l’obligeaient-ils point à les considérer comme ses sujets, ses enfants, à leur pardonner, de grand cœur, leur égarement momentané ? Il recherchait les occasions de causer familièrement avec eux et s’excusait s’il lui échappait, bien rarement, un mouvement d’impatience. Quant à la Reine et à Madame Elisabeth, dont la délicatesse, plus susceptible, devait davantage souffrir du défaut d’éducation et de la présence continue de ces commissaires harcelants, elles faisaient des efforts, — parfois intéressés, — pour trouver dans leur conversation un passager oubli et une distraction profitable. — « Je ne reconnais point les détenus au ton hautain que Cléry leur attribue… Au contraire, je les ai trouvés affables, simples et même gais…, » écrit le municipal Verdier, et nombre de menus faits confirment son assertion : — c’est Marie-Antoinette qui, voyant entrer « un nouveau » dont l’embarras est évident, lui dit avec bonté : — « Approchez-vous, monsieur ; où nous sommes, vous y verrez mieux pour lire ; » — c’est Madame Elisabeth qui vient s’appuyer sur le dossier de la chaise qu’occupe un municipal et se met à chanter une ariette ; — ou la Reine encore qui, ayant sorti d’un tiroir « une pincée de papillotes, les développe devant le commissaire pour lui montrer les cheveux de ses enfants ; » ; puis, elle se frotte les mains d’une essence et les lui passe devant le visage pour qu’il respire « l’odeur très suave » de son parfum favori. Si le municipal a déjà tenu la garde au Temple, on le salue, en le reconnaissant, d’un aimable : « Nous sommes bien aises de vous voir. » Plus tard, le vieux clavecin qui se trouve dans la chambre de Madame Elisabeth sera l’occasion de groupements amusés : un municipal y ayant plaqué quelques accords et l’ayant trouvé outrageusement faux, l’instrument est réparé le jour même, et, quand les commissaires de service sont des « habitués, » on donne là de petits concerts.

Le Dauphin, lui, trouve grâce devant les plus rogues : sa gentillesse, sa beauté, sa vivacité et son intelligence charment jusqu’aux démagogues qui se réputent irréductibles : Hébert, quand il n’écrit pas pour les abonnés de son ignoble feuille, ne cache point la sympathie que lui inspire ce fils des Rois : — « J’ai vu le petit enfant de la Tour, » disait-il, certain jour à un diner chez Pache ; « il est beau comme le jour, intéressant au possible ; il fait son roi à merveille. Je me plais à faire sa partie de dames ; il me demandait avant-hier si le peuple était toujours malheureux : — C’est bien dommage, m’a-t-il répondu après que je lui eus dit que oui. » Dans son joli costume, — habit de casimir, gris verdâtre, le col de la chemise dégageant le cou et retombant sur les épaules, le jabot de dentelle plissée, le gilet de basin blanc, le pantalon de drap pareil à celui de l’habit, — avec ses beaux chevaux blonds, ses yeux rieurs, sa mine éveillée et sa voix claire, le Dauphin court dans l’antichambre qui, lorsqu’on ne descend pas au jardin, lui sert de préau de récréation ; il y joue au volant, au Siam, sans souci des Commissaires ; il semble qu’il comprenne la puissance désarmante de ses huit ans et du prestige attendrissant de son innocence. Il exerce encore sur la postérité la même attraction et les chroniqueurs en ont abusé pour lui prêter des répliques profondes et des attitudes d’indomptable fierté qui travestissent son enfantine physionomie. On a tant cité de « mots, » manifestement fantaisistes, du malheureux reclus du Temple, que l’historien doit se tenir en méfiance contre ce trop attrayant répertoire. On rapportera seulement ici ceux recueillis par les contemporains ou par les témoins de sa lamentable existence. Au vrai, c’était un enfant d’une précocité singulière : « il savait bien qu’il était dans une prison et surveillé par des ennemis ; » mais, dans la crainte d’affliger son père ou sa chère maman qu’il adorait, il ne faisait aucune allusion à tout ce qui était déjà survenu d’insolite dans sa vie, « ne parlait jamais des Tuileries ni de Versailles. » Lui aussi était curieux de savoir quels seraient les geôliers du jour : quand il avait reconnu l’un d’eux pour être de ceux qui témoignaient à la famille royale déférence et pitié, pressé d’apporter la bonne nouvelle, il courait à la Reine et lui annonçait : — « Maman, c’est aujourd’hui Monsieur un tel… » Il n’avait pas peur de ces hommes à écharpes, les abordait sans timidité, espérant pouvoir faire à ses parents un rapport favorable de l’accueil qu’il avait reçu : un jour, s’étant approché tout doucement, il regarda le titre du volume que tenait en main un commissaire assis dans l’antichambre, et, tout joyeux de sa constatation, il s’en vint bien vite glissera l’oreille du Roi, grand liseur d’auteurs latins : — « Papa, ce monsieur-là lit Tacite. »

Cléry rapporte une anecdote touchante, bien certainement authentique : il couchait, vers neuf heures, le jeune prince, puis se retirait afin de faire place à la Reine et aux princesses qui venaient embrasser l’enfant dans son lit ; il rentrait plus tard dans la chambre pour y préparer le coucher du Roi. Un soir, Mme Elisabeth, en souhaitant bonne nuit à son neveu, lui glissa dans la main une petite boite de pastilles, soustraite aux perquisitions des Commissaires, en lui recommandant de la remettre à Cléry qui était enrhumé. Ce jour-là, Louis XVI s’attarda à lire et à prier dans la tourelle ; le valet de chambre ne vint ouvrir le lit du Roi qu’à onze heures : il entendit le Dauphin l’appeler à voix basse : inquiet de ne pas le trouver endormi, Cléry lui en témoigna sa surprise : — « C’est, dit l’enfant, que ma tante m’a remis une boite pour vous, et je n’ai pas voulu dormir sans vous la donner… Il était temps… mes yeux se sont déjà fermés plusieurs fois… »

On peut rapprocher ce trait, où s’annonce une force de volonté peu commune, de cet autre relaté par un gazetier de l’époque qui le tenait, probablement, d’un des commissaires de service : au dîner, le Dauphin regardait une pomme avec un air de concupiscence ; Madame Elisabeth lui dit : — « Tu parais désirer cette pomme et tu ne la demandes pas ? — Ma tante, répondit-il d’un ton sérieux, mon caractère est franc et ferme ; si j’eusse désiré cette pomme, je l’aurais demandé au même instant. » Ce n’est pas qu’il ne fût, comme tous les enfants, friand de dessert : à l’exemple de son père il aimait beaucoup la brioche ; on en servit une, certain jour, et il en avait pris sa part ; au moment de la desserte, voyant qu’on enlevait le gâteau : — « Si tu veux, maman, fît-il, je t’indiquerai une armoire où tu pourras serrer ici le restant de la brioche. — Où donc est cette armoire ? demanda la Reine. — Elle est là, » riposta le Dauphin en montrant sa bouche.

Ces diners qui réunissaient, à deux heures, toute la famille royale dans la petite salle à manger sans feu du second étage, étaient luxueusement servis. La table, après que les municipaux en avaient exploré le dessous pour s’assurer qu’il ne s’y cachait pas quelque conspirateur, se couvrait de beaux nappages provenant de la lingerie du Palais du Temple ; l’argenterie qu’on y disposait était suffisante ; le menu, pour les jours ordinaires, comportait trois potages et deux services consistant en quatre entrées, deux rôtis chacun de trois pièces, et quatre entremets ; les vendredis, jours de Quatre-Temps ou Vigiles, on servait quatre entrées maigres, trois ou quatre grasses, deux rôtis et quatre ou cinq entremets. Comme dessert, une « assiette de four, » trois compotes, trois assiettes de fruits, trois pains de beurre. Le Roi seul faisait usage du vin et très modérément ; aussi déposait-on à sa portée une bouteille de vin de Champagne, et trois carafons contenant du vin de Bordeaux, du vin de Malvoisie et du vin de Madère. Les autres convives ne buvaient que de l’eau : on servait pour la Reine une certaine eau de Ville-d’Avray qu’elle préférait à toutes les autres. Louis XVI découpait les viandes et son adresse était remarquable ; le pâté, et, — on l’a vu, — la brioche, étaient ses mets préférés ; Cléry les commandait toutes les semaines et on les servait deux jours de suite. Durant le repas, les Municipaux se tenaient debout et toujours couverts ; le Roi causait avec eux, « parlant aux avocats et aux médecins des auteurs grecs et latins, aux ouvriers de leur état. » Parfois certains commissaires, par sottise ou par peur, se montraient tracassiers ; l’un faisait rompre les macarons pour voir si l’on n’y avait pas caché quelque billet ; un autre ordonnait qu’on ouvrit les pêches devant lui et qu’on en fendit les noyaux.

Quand Louis XVI se levait de table, il veillait à ce que l’on plaçât bien exactement les plats dans le poêle de l’antichambre pour le dîner de Cléry et il indiquait à celui-ci « ceux qui lui avaient semblé être les meilleurs ; » puis il prenait son café debout près de ce poêle et l’on faisait une partie de piquet, de dames ou de trictrac, tandis que les enfants reprenaient leurs ébats bruyants. Si les Commissaires jouaient entre eux aux dominos, le Roi s’approchait d’eux, bousculait le jeu et s’amusait à élever, au moyen des petits blocs d’ivoire et d’ébène, de fragiles constructions très adroitement édifiées. Ou bien, il allait et venait, se promenant du fond de sa chambre à la porte de l’escalier ; il levait les yeux vers le haut de la fenêtre, extérieurement obstruée par une « hotte » en planches et demandait quel temps il faisait. À quatre heures, il rentrait chez lui pour sa sieste ; le petit prince se remettait à ses devoirs et les princesses remontaient chez elles jusqu’à l’heure du souper.

Sous cette apparence innocente, ces habitudes régulièrement bourgeoises dissimulaient nombre d’artifices ; malgré leur méfiance, constamment inquiète, les commissaires étaient dupés par leurs prisonniers ; sous les yeux mêmes de leurs gardiens, la Reine et Madame Elisabeth recevaient les nouvelles du dehors, échangeaient des communications, étaient exactement tenues au courant des événements politiques. Le garçon servant Turgy était l’inventeur d’un langage télégraphique, intelligible aux seuls initiés : tout en remplissant son office, lui arrivait-il, au cours du repas, de se frotter l’œil droit ? cela signifiait que les armées de la République battaient en retraite ; se passait-il la main dans les cheveux ? c’est que la Convention s’occupait de la famille royale ; ainsi du reste… La main droite était réservée aux nouvelles favorables ; tout geste de la main gauche en signalait une mauvaise. Turgy passait même des billets : comme on mettait, en manière de bouchons, au goulot des carafes de lait d’amande, un cornet de papier blanc, un signe convenu avertissait les princesses que ce papier leur apportait quelque avis tracé à l’encre invisible, — jus de citron ou extrait de noix de Galles. Soit en passant les plats, soit par d’autres stratagèmes, il glissait des billets dans la main de Madame Elisabeth ou les cachait dans les bouches de chaleur du poêle. D’août 1792 à septembre 1793, cette correspondance ne se ralentit point : les jeux animés du Dauphin et de sa sœur courant à travers l’antichambre, l’affabilité des prisonnières envers les municipaux, étaient autant de moyens de détourner l’attention de ceux-ci et d’échanger à la volée quelque confidence. Et puis, Cléry recevait souvent les visites de sa femme ; Mme Cléry était ordinairement accompagnée d’une de ses amies, Mme Beaumont, qu’elle présentait comme sa parente ; Cléry ne pouvait causer avec elles que dans la chambre du Conseil et en présence des municipaux ; mais, en un langage de convention, il les chargeait de commissions ou recevait d’elles des renseignements précieux. Par les soins de ces deux dames fut engagé « l’aboyeur » qui venait chaque soir aux environs du Temple, crier dans le silence de la nuit les nouvelles de la journée.

Cette chambre du Conseil était le quartier général de la surveillance du Temple ; d’abord installée dans le Palais, on l’avait transférée à la Tour au début de décembre 1792. Elle en occupait l’unique pièce du rez-de-chaussée, vaste salle de 65 mètres environ de superficie, dont les voûtes ogivales retombaient sur un gros pilier central. On avait placé là quatre lits pour les commissaires, leur bureau, le pupitre réservé à Cléry, des armoires, entre autres celle où l’on tenait sous clef les registres sur lesquels les municipaux de service consignaient leurs délibérations, et recopiaient leur correspondance avec l’Hôtel-de-Ville. Des sonnettes reliaient la salle du Conseil aux appartements des détenus, ainsi qu’au premier étage de la Tour, occupé par le corps de garde où une quarantaine de soldats citoyens couchaient sur des lits de camp. C’est encore dans la chambre du Conseil que les municipaux prenaient leurs repas avec les officiers de la garde nationale de service à la prison, — au total, dix ou douze convives. — On s’était d’abord adressé à un traiteur qui, moyennant 4 livres par jour, fournissait le déjeuner, le diner et le souper, agrémentés d’une demi-tasse de café ou d’un verre d’eau-de-vie ; mais il y eut des plaintes et la Commune décida que le service débouche des prisonniers cuisinerait également pour le Conseil du Temple. Ce fut une bonne fortune pour certains de ces hommes, peu accoutumés à une nourriture savamment préparée. Par prudence on ne servait à la fin du repas qu’une bouteille de liqueur pour toute l’assemblée ; mais le refus de quelques-uns avantageait les amateurs. Lepitre vit un jour le municipal Léchenard avaler d’un trait tout le contenu de la chopine avant de monter prendre sa garde dans l’antichambre de la Reine. Le lendemain son lit et le carreau de la pièce « déposaient de son intempérance. » Lorsque, à huit heures du matin, Marie-Antoinette ouvrit sa porte, elle recula épouvantée, criant à Madame Elisabeth : — « Ma sœur, ne sortez pas de votre chambre ! »

Ce fut sans doute un fait isolé ; pourtant, le bruit circula dans Paris qu’on faisait bonne chère à la table des commissaires et qu’ils s’y livraient à des libations de nature à compromettre leur dignité. Il y eut, en octobre 1792, l’affaire de l’Orgie du Temple, sur laquelle on n’est pas très renseigné : il semble établi que, sur la fin du souper, on souffla les lumières et qu’on alluma du punch ; que le limonadier fournissant de l’eau-de-vie se trouvait là « avec son épouse ; » qu’il se « déguisa la figure » et que le citoyen James, l’un des commissaires, géomètre et professeur d’anglais, mis en joie par cette petite fête, voulut jouer à saute-mouton et passa par-dessus la tête de son collègue Jérôme. L’Orgie du Temple causa un gros scandale ; mais Chaumette, déjà soucieux à cette époque de faire le silence sur tout ce qui se passait à la prison royale, proposa au Conseil général « d’enterrer l’affaire, qui n’était, selon lui, qu’un nouveau moyen de salir la Révolution. » Néanmoins, la tradition s’établit qu’on mangeait fort et bien à la table du Conseil du Temple : on y venait pour se régaler ; à la séance de la Commune du 28 novembre, Marino fulminait contre « certains membres de la Convention qui, envoyés dernièrement au Temple, se sont permis une bonne chère insultante ; — entre autres Gorsas, précisait-il, que j’ai vu moi-même se remplir la bedaine. » Déjà Manuel avait démocratiquement proposé de remplacer tout le service de bouche attaché à la prison « par une seule femme qui aurait mis chaque jour bourgeoisement le pot-au-feu, tant pour les prisonniers que pour leurs gardiens. Mais, à ce régime, la salle du Conseil aurait perdu son principal attrait, et l’on n’eût plus trouvé personne qui consentit à garder les « précieux otages. »

Car, en général, les membres de la Commune, une fois repue la vanité de tenir un rôle, ne se montraient pas très ardents à l’accomplissement de leurs devoirs : il fut un temps où le Conseil général devait faire chercher par des gendarmes ceux de ses membres qu’il désignait pour aller au Temple ; même les séances de la Commune étaient désertées : certain soir, sur deux cent quatre-vingt-huit municipaux, dix-neuf seulement siégeaient à l’Hôtel de Ville. Ces pauvres gens s’étaient vite lassés de leur gloire éphémère et cela explique cette sorte d’indifférence avec laquelle ils prenaient, pour la plupart, la faction auprès du Roi détrôné. Si l’on excepte quelques énergumènes, tels que le tailleur de pierres Mercereau qui, en tablier de cuir, « dans les vêtements les plus sales, » s’installait sur le canapé de la Reine et accaparait la place, devant la cheminée du Roi, ou Jacques Roux, l’ex-prêtre, qui, de garde dans l’antichambre « des femmes, » chantait toute la nuit à plein gosier, les autres allaient là sans curiosité, comme sans entrain, ennuyés de cette corvée dont ils ne retiraient pas la satisfaction espérée ; plus nuls que méchants, ils obéissaient à l’impulsion reçue ; l’un d’eux, Jean Chevalier, avouait : « Nous sommes un ramassis d’hommes, presque le plus grand nombre ineptes, dont les uns sont d’honnêtes gens, les autres, sans principes qu’une démocratie effrénée, et dont quelques-uns sont de vrais scélérats. Il faut, en général, parler leur langage… » Moelle, visant spécialement le Conseil du Temple dont il fit partie à diverses reprises, a écrit : « Je n’y ai guère vu que des hommes honnêtes, mais faibles, que la crainte et les événements avaient maîtrisés. » Par malheur, lorsque ces piteux démagogues se trouvaient réunis à l’Hôtel de Ville, sous l’éloquence débraillée de Chaumette ou sous le regard soupçonneux d’Hébert, ils croyaient devoir, pour se montrer « à la hauteur, » rivaliser de cynisme, de sottise et de platitude. Ils se revanchaient alors de l’attitude embarrassée, quasi honteuse, qu’ils gardaient en présence des prisonniers du Temple, et invectivaient à distance cette Reine et ce Roi malheureux que, de près, ils n’osaient tracasser que timidement. La lecture des rapports du Temple suscitait chaque soir à la Commune des surenchères de lâche grossièreté ; on s’ingéniait à désigner Louis XVI sous les sobriquets les plus grotesques : Louis le Dernier ; Louis le Traître ; Louis de la Tour ; l’individu royal… Le premier qui lui appliqua la ridicule appellation de Monsieur Capet ne fut certainement compris que d’un très petit nombre ; mais cela fît rire et obtint le plus grand succès. Tantôt c’est Charbonnier, un bonnetier, qui, ayant sans doute entendu le Dauphin réciter à sa mère les Implications de Camille ou quelque autre passage d’un poète classique, rapporte que la ci-devant Reine et sa ci-devant belle-sœur « n’apprennent à l’enfant que les tragédies les plus sanguinaires, » et il conclut : « Elles sont si voluptueuses qu’il n’y a pas de fille dans la rue Saint-Jean-Saint-Denis qui puisse leur être comparée. »

Tantôt un autre, qui ne sait pas lire peut-être, s’indigne du nombre d’ouvrages latins réclamés par le Roi : — « Il n’a, à peine, que quinze jours d’existence assurés et les livres qu’il demande suffiraient pour s’occuper pendant la vie la plus longue… ! » Un troisième critique les auteurs anciens dont on met les œuvres entre les mains du petit Capet, « auteurs que nos idées nouvelles doivent faire repousser bien loin ; » qu’on lui donne plutôt « la vie de Cromwell, celle de Charles IX et les détails du massacre de la Saint-Barthélémy ! » Un soir, le médecin Leclerc, signalant que la fille de Louis XVI est affligée d’une dartre sur la joue, ajoute : « Il serait dommage que cette dartre lui restât, car la fille Capet a une jolie figure ; c’est un chef-d’œuvre de la nature… » Le président, furieux, proteste : — « La peau du serpent aussi est un chef-d’œuvre de la nature… ! » Et quand le Roi est souffrant, comme on donne lecture du bulletin rédigé par ses médecins, Hébert réclame au nom de l’Egalité « qu’on lise également le bulletin de tous les prisonniers malades… » On voudrait connaître le nom du municipal qui, ayant honte pour Paris de tant d’inepties et d’imbécillités, osa dire, un soir, en pleine Commune : — « Jadis il existait des flatteurs des Rois ; aujourd’hui que les Rois ne sont plus, il existe des flatteurs des peuples. Je n’ai jamais été des premiers, encore moins serai-je des seconds… »

Chaque jour apportait ainsi, à l’instigation haineuse de la Commune, une nouvelle humiliation ou un raffinement de torture ; le 11 décembre, comme Louis XVI donnait à son fils une leçon de lecture, — la dernière ! — deux municipaux se présentèrent annonçant qu’ils venaient chercher le jeune Louis pour le conduire chez sa mère. Le Roi embrassa longuement l’enfant qu’il ne devait plus revoir avant la déchirante entrevue du 20 janvier. Ce soir-là, tandis que, dans la petite salle à manger, toute la famille royale en sanglots se serrait contre le condamné ; tandis que, dans l’antichambre, les commissaires silencieux surveillaient à travers le vitrage : tandis que, dans la tourelle joignant la chambre du Roi, l’abbé de Firmont s’absorbait en ses prières pour tâcher de ne point entendre les cris de douleur qui parvenaient jusqu’à lui ; tandis que le petit Dauphin, étouffant de larmes, supplie les commissaires de permettre qu’il aille demander pardon, à genoux, aux messieurs des sections de Paris, « pour obtenir que son papa ne meure pas ; » tandis que, à l’autre extrémité de Paris, des hommes creusent une fosse dans un jardin couvert de neige, la Commune, touchant enfin au but vers lequel tous ses efforts se concentraient depuis cinq mois, se déclarait en permanence pour toute la journée du lendemain. Son triomphe, d’ailleurs, était sans joie. Bien que Chaumette présidât, la consternation planait sur l’Assemblée : si l’on excepte les exaltés, affectant la crânerie, les autres, épouvantés de ce qu’ils avaient fait, osaient à peine se regarder. — « Pourquoi LE mettre à mort ? se disaient-ils, que ne l’envoie-t-on en Autriche ? Il ne ferait pas plus de mal que ceux de sa famille qui y sont. » Pourtant, nul n’avait l’audace de protester : à quoi bon ? « On craignait qu’un air triste et morne ne choquât l’œil défiant des scélérats. » Lorsqu’on procéda à la nomination des commissaires chargés de la faction au Temple pour la journée du 21, « une extrême répugnance se manifesta. » Ce fut bien autre chose quand il fallut désigner deux membres de la Commune pour assister à l’exécution : le procès-verbal conserve trace du mouvement d’effroi qui accueillit cette motion : on propose le tirage au sort, — on l’adopte, — et aussitôt on n’en veut plus. Et l’on nomme « par acclamation » Bernard et Jacques Roux « qui s’offrent spontanément. » Le lendemain, après la nuit pluvieuse toute résonnante des sinistres batteries du rappel, quand la séance de permanence s’ouvre, dès l’aube, il n’y a sur les bancs « qu’un petit nombre de municipaux, tous dans un morne silence. » Peut-être, en ce matin tragique, les plus bornés se rendent-ils compte, comme l’écrira plus tard un de ses membres, Beaudrais, « que la Commune ne s’est point fait honneur pendant tout le temps de la surveillance des prisonniers du Temple ; elle n’a pas su concilier ce qu’elle devait à l’humanité et à l’infortune avec les précautions qu’exigeait le dépôt qu’elle avait en garde ; jusqu’au dernier moment elle a donné sujet au dévotieux Capet de se regarder comme un martyr prédestiné et de se faire un mérite des mauvais procédés qu’on n’a cessé d’avoir pour lui… » L’impression de terreur, de remords peut-être, est si générale que, pendant les deux heures d’attente angoissante qui s’écoulent entre le départ du Temple et la chute de la tête royale, alors qu’arrivent incessamment à l’Hôtel de Ville les estafettes chargées de renseigner le Conseil sur les moindres incidents du trajet, on voit avec stupéfaction ce détraqué d’Hébert, cédant à la tension de ses nerfs, éclater subitement en sanglots. Pour s’excuser de cette faiblesse : — « Le tyran, dit-il, aimait beaucoup mon chien ; il l’a caressé souvent ; j’y pense en ce moment !… »


G. LENOTRE.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre.