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Le Roi Louis XVII/04

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Le Roi Louis XVII
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 596-627).
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LE ROI LOUIS XVII

IV[1]
SIMON

On admettra que, si la pensée du petit Roi du Temple hantait l’esprit de tous les politiciens, Chaumette, lui, en devait être obsédé. C’est à la Commune de Paris « qu’appartient » le fils du tyran : or la Commune obéit à Chaumette ; il y fait ce qu’il veut, n’y dit que ce qu’il consent à dire, quoiqu’il y parle quotidiennement et abondamment. Lors de son procès devant le tribunal révolutionnaire, des témoins déposeront « qu’il exerçait les fonctions de procureur général de la Commune moins comme le défenseur du peuple que comme un dictateur ; » ses réquisitoires « ressemblaient plutôt à des lois dictées par un législateur qu’à des opinions… soumises à la discussion du Conseil ; » il disait que, u à lui seul, il formait une autorité constituée, » et « il régnait despotiquement sur les opinions. » Si l’on n’a pas perdu de vue le portrait moral esquissé plus haut, on se rappelle que le personnage était non seulement gonflé de sa toute-puissante influence, mais sournois, rusé, dissimulé sous des dehors de franchise et de bonhomie ; sa vie demeure, pour ceux qui l’ont le plus étudiée, un mystère constant : tous ont convenu que « les dessous » leur en échappaient et que cette figure double et fuyante a gardé prudemment son secret.

Voilà un homme taré, sans scrupules, sachant mentir et se maquiller au point qu’il verse de vraies larmes en prononçant l’attendrissante apologie des bonnes mœurs ! Or c’est à lui qu’est confié le trésor que tous les partis convoitent, dont la possession le mettra, en cas d’un revirement politique, à l’abri du châtiment auquel, sans cette magique sauvegarde, il ne pourra se soustraire ; ce trésor est à sa discrétion, il en répond ; il périra si quelque autre, plus entreprenant, parvient à s’en emparer. Est-il possible que lui, disposant de toutes les facilités, pénétrant au Temple à volonté, tandis que l’entrée en est interdite à tout autre, même aux membres de la Convention qui s’y présentent sans mandat spécial ; lui connaissant à fond, pour les avoir pratiqués et maniés à sa fantaisie, tous ses collègues de la Commune qu’il tient par la peur ou par la camaraderie ; lui ayant seul la ressource, si ses machinations étaient éventées, d’arguer de son devoir et de sa responsabilité, est-il possible qu’un tel homme, en cette situation, ne rumine pas que ce serait trop sot de laisser pareille aubaine profiter à ses adversaires et de supporter qu’une belle nuit on vienne frapper à sa porte pour lui annoncer que le petit Capet a disparu et qu’il est en fuite ? Il y a un mot de Chaumette qui projette sur sa tactique une lumière singulière ; parlant de ses ennemis, il disait : « Si nous ne les devançons pas, ils nous devanceront. »

On n’a pas la prétention d’établir ici, par preuves, que Chaumette a fait évader le Dauphin ; on cherche seulement à Accorder entre elles certaines constalations qui n’ont point encore été conférées l’une à l’autre et dont l’ensemble révèle, à n’en point douter, un plan longuement et précautionneusement mûri. La conception est-elle de Chaumette seul ; ou d’Hébert, son inquiétant substitut ; de Chaumette et d’Hébert collaborant ? Peu importe ; les faits indiscutablement authentiques qui la dévoilent portent indifféremment la marque de ces deux hommes : encore qu’ils s’observassent avec méfiance, ils marchaient, comme on dit, « la main dans la main ; » ni l’un ni l’autre, en une si profitable entreprise, ne pouvant espérer se cacher de son compère, le mieux était de faire « part à deux. »

Ce qui frappe d’abord, c’est l’accord absolument parfait qui règne entre eux touchant l’avenir réservé au petit Roi. Hébert apprécie la valeur de cet enfant ; il dit un jour à la Commune : « Dans l’esprit des royalistes et des modérés, le Roi ne meurt jamais : il est au Temple ; s’ils pouvaient se saisir de ce fantôme, c’est autour de lui qu’ils se rallieraient… » Car toujours et partout, — à l’Hôtel de Ville comme à la Convention, aux Comités comme aux conciliabules de Maisons-Alfort ou de Vanves, — c’est vers l’orphelin prisonnier que se dirigent toutes les pensées ; cet innocent est l’axe autour duquel tourbillonne l’ouragan révolutionnaire. Hébert n’est pas d’avis que l’on conserve le Dauphin au Temple : « Que ce petit serpent et sa sœur soient jetés dans une ile déserte ; je ne connais pas d’autre moyen raisonnable de s’en défaire, et il faut pourtant qu’on s’en défasse à tel prix que ce soit. Au surplus, qu’est-ce qu’un enfant quand il s’agit du salut de la République ? Celui qui aurait étouffé dans leurs berceaux son ivrogne de père et sa gueuse de mère, n’aurait-il pas fait la meilleure action qu’on puisse imaginer ? Voilà mon avis, f… ! Attrape qui peut ! » Chaumette, le bon apôtre, n’était pas pour « l’île déserte, » mais, avec plus de patelinage dans l’expression, il exposait un programme semblable à celui que préconisait grossièrement Hébert : le baron « lue, après sa sortie du Temple, se détermina à voir le procureur général de la Commune, afin d’obtenir l’autorisation de rentrer au service de la famille royale : Chaumette l’accueillit avec effusion, lui parla « confidentiellement, » raconta sa jeunesse mouvementée et rude dont il jouait à tous propos ; puis, laissant entrevoir tout l’intérêt que lui inspirait le Dauphin : « Je veux, dit-il paternellement, lui faire donner quelque éducation ; je l’éloignerai de sa famille pour lui faire perdre l’idée de son rang… » Tel était le verdict et dès avant la mort de Louis XVI.

Depuis que le jeune prince est devenu Roi, Chaumette s’intéresse beaucoup au Temple ; presque chaque jour, il en parle au Conseil général, divulguant les précautions prises ou à prendre, ou, même, racontant les visites qu’il y fait : car il y va très souvent ; Hébert s’y rend aussi quelquefois ; un soir, à dix heures, ils arrivent ensemble, ivres tous les deux. C’est grâce à eux surtout, aux discussions que leurs récits suscitent dans la Commune, que nous sommes renseignés sur l’existence des prisonniers. Matériellement elle n’est pas pénible : il semble que la plupart de leurs réclamations sont favorablement accueillies ; à mesure que coulent les jours, la surveillance se lasse et s’émousse ; le grand mouvement de fournisseurs, de soldats, de serviteurs, d’hommes de peine, de lingères, d’entrepreneurs, de blanchisseuses, d’ouvriers, de commissionnaires qui, du matin au soir, circulent au Temple, crée un continuel va-et-vient dans les cours et dans les jardins. Les appartements de la Tour sont mal protégés contre cette invasion ; à tout instant y entrent les monteurs de bois, les frotteurs, les porteurs d’eau, quand ce ne sont pas les serruriers, les fumistes ou les menuisiers appelés pour quelque réparation. On distribue près de sept mille cartes par mois, et l’on comprend que, dans ces conditions, il n’est pas besoin de beaucoup de ruse pour pénétrer auprès de la Reine, On a vu qu’elle reçoit, outre Mlle Pion et le médecin Brunier, le peintre Kocharsky, Jarjayes, le baron de Batz, ces deux derniers sous un déguisement ; d’autres visiteurs encore, signalés dans les documents de façon très sommaire et dont il n’est plus reparlé ; sans compter Turgy qui, secrètement, se charge de la correspondance, porte et rapporte des billets écrits à l’encre invisible, sert à la Reine de commissionnaire auprès de Mme de Sérent et de Toulan. Chaumette, très au courant, ou croyant l’être, s’occupe, dès la dénonciation des Tison, à celer les prisonnières. Comme, depuis quelques jours, la Reine a consenti à prendre l’air et à monter avec ses enfants sur la plate-forme supérieure de la Tour, il apprend que le public, du fond des rues voisines, apercevant les détenues « qui paraissaient tristes et consternées, » s’attroupe chaque matin pour guetter leur promenade. Le procureur général s’inquiète ; il court au Temple, explore la plate-forme et rapporte ses impressions au Conseil de la Commune : on peut, de là-haut, communiquer par gestes avec des affiliés postes dans les maisons avoisinantes ; un des notables propose d’exhausser le parapet, « de façon à ce que les prisonniers ne puissent voir que le ciel au-dessus de leur tête ; » mais Chaumette estime la précaution un peu trop dure : il a des scrupules. « La postérité nous attend, dit-il, et déjà nous vivons dans l’Histoire ! » Et il est arrêté que l’on posera, entre les créneaux, une cloison de jalousies.

Son but n’est pas de torturer les détenus : — s’il a « l’inflexibilité d’un magistrat, » il possède « la sensibilité d’un père, » ainsi qu’il le confesse lui-même ; il ne cherche qu’à isoler complètement le Dauphin, afin d’en disposer à son gré, de l’avoir tout à soi. Rien à tenter, tant que l’enfant vivra avec sa mère, sa sœur et sa tante, et il faut d’abord arriver à le séparer d’elles : le 29 mars, une députation de la section du Finistère se présente à la Commune pour demander le prompt jugement de la Heine et d’Elisabeth et proposer de réunir les sections « à l’effet de rédiger une adresse à la Convention sur les mesures à prendre pour que le fils de Louis XVI ne succède pas à son père. » Chaumette a-t-il soufflé la motion ? On ne peut le dire ; mais il l’approuve, et les pétitionnaires sont admis « aux honneurs de la séance, » Il proclame avec tant d’éclat l’urgente nécessité de resserrer la détention que le cordonnier Wolf, qui fournit Madame Royale et Madame Elisabeth, est pris de peur : si les brodequins et bottines qu’il envoie au Temple allaient être considérés comme moyen de correspondance ?… Et le voilà déclarant à la Commune qu’il ne peut répondre des marques « qui se trouveraient dans la fourniture de six paires de souliers pour la sœur et la fille de Louis Capet, ces souliers ayant passé de main en main… » La municipalité nomme deux spécialistes, — dont l’un est Simon, bien entendu, — « pour vérifier ces chaussures et savoir si, dans leur contexture, elles n’ont rien de suspect. » Maintenant on élève un mur de dix-huit pieds de haut, qui entourera la prison et celle-ci sera dégagée complètement de toute construction parasite. Il semble, au renforcement exagéré de ces précautions, voir un prestidigitateur préparant un tour et s’appliquant à en exagérer l’apparente difficulté. On se les expliquerait si les tentatives d’évasion, dont la réalité n’est pas douteuse, servaient à en justifier la nécessité ; mais, au contraire, ces tentatives, on affecte de les considérer comme étant sans importance : on n’a ni recherché ni inquiété leurs auteurs. Si bien que ceux des membres de la Commune qui sont demeurés lucides et s’offrent le luxe de réfléchir, ne comprennent rien à ces anomalies. L’un d’eux, Goret, écrivait : « Qui avait fait prendre toutes ces précautions dont une partie pouvait être superflue ? Je l’ignore ; je ne les ai jamais entendu délibérer dans le Conseil Général, et j’ai toujours pensé qu’un parti occulte et puissant mettait la main à tout cela à l’insu du Conseil et même du Maire qui le présidait. » Et Verdier, flairant une énigme, dira : « Les municipaux, … excepté ceux initiés aux mystères, voyaient de plus près les horreurs qui se passaient ; mais ils n’en connaissaient pas plus que les autres citoyens les motifs et les instruments.

Depuis quelques jours le petit Roi souffrait d’un point de côté « qui l’empêchait de rire, » quand, le 9 mai, un jeudi, vers sept heures du soir, il se plaignit d’un violent mal de tête : une forte fièvre survint ; on coucha l’enfant qui fut pris d’étouffements. La Reine, très inquiète, réclama aussitôt un médecin ; le soir même, la demande était soumise à la Commune ; Hébert, qui était allé au Temple dans l’après-midi, prit la parole, attestant que c’était « une maladie de commande. » « J’ai vu, dit-il, aujourd’hui le petit Capet ; il jouait, sautait et paraissait se porter très bien. » En conséquence de ce témoignage, la consultation fut refusée. Le surlendemain, un membre du Conseil Général se préparait à donner lecture du bulletin de santé du jeune prisonnier ; mais sur la réclamation des assistants, le président dut passer à l’ordre du jour. Le dimanche seulement, le Conseil Général consentit à envoyer au Temple, non pas le docteur Brunier qu’avait désigné la Reine, mais le citoyen Thierry, médecin ordinaire des prisons, afin de ne pas choquer l’égalité.

Le jeune Roi fut malade durant une quinzaine : on peut dater sa convalescence du 29 mai, jour où Marie-Antoinette demande aux Commissaires le roman de Gil Blas « pour amuser son fils. » Nouvelle discussion au Conseil Général auquel la requête est soumise. Un membre, sans doute un habitué du Temple, observe que cet enfant, « étant très spirituel, très intelligent, ne pourrait apprendre qu’à faire de très mauvais tours en étudiant la morale et les principes de Gil Blas. » Un autre conseille plutôt Robinson Crusoé. Un troisième se désintéresse du choix d’un livre : « C’est un enfant gâté ; sa mère lui a inculqué ses principes ; vous ne le gâterez pas davantage… » Gil Blas est accordé. De quelques jours on ne parlera plus du Temple : la Commune livre sa grande bataille et remporte sa grande victoire : elle a soumise la Convention et obtenu d’elle qu’elle se mutilât. Chaumette peut se croire omnipotent et rêver l’inaccessible : ceux qu’il vient d’abattre étaient des rivaux dangereux : on possède en effet la preuve, — Couthon et Saint-Just le déclareront au nom du Comité de Salut public, — que ces Girondins, maintenant vaincus, projetaient « d’enclouer le canon d’alarme, de s’emparer du Temple et de proclamer Louis XVII. » Délivré de cette concurrence, Chaumette combine les moyens de parer dans l’avenir à toute compétition similaire : l’heure est venue de frapper le coup décisif en séparant le Dauphin de sa famille : on se débarrassera ensuite « des femmes » au moment opportun.

En juin, l’enfant est de nouveau alité : il s’est blessé en jouant et la Reine désirerait consulter à ce sujet le docteur Hippolyte Pipelet, troisième du nom, spécialiste fameux qui demeure rue Mazarine. La Commune ne juge pas à propos de faire appeler cet « artiste » et arrête que « le malade sera traité par le bandagiste ordinaire des prisons. » Pourtant la Reine « exige » Pipelet, et l’obtient. Elle a ses raisons et l’on voit poindre ici celle conception satanique qui, désormais, sera mêlée à l’histoire du Temple et soulèvera un tel cri de réprobation et d’horreur que, après un siècle écoulé, l’écho en persiste encore.

Hébert et Chaumette sont venus au Temple, un soir, dans les premiers jours du mois ; ils ont vu le petit Capet souffrant du mal spécial dont il est atteint. Quelle épouvantable imagination leur a traversé l’esprit lorsqu’ils redescendent l’escalier ? Quelles obscènes grossièretés ont-ils proférées dans la salle des Commissaires avant de quitter le Temple ? Se représente-t-on ces deux hommes, retournant par ce soir d’été vers l’Hôtel de Ville, combinant en collaboration la machination dont ils feront usage en temps propice et évaluant tout le parti qu’ils en pourront tirer pour confisquer le fils et tuer la mère, — par respect pour les bonnes mœurs ? Car l’ignoble accusation germa de ce jour-là, et c’est parce qu’elle en fut informée, — par Turgy ou par un autre, — que la Reine voulut en appeler à l’autorité du docteur Pipelet. C’est par lui-même qu’on est instruit des circonstances de son intervention : il doit aller, de sa personne, à la Commune, où il est d’abord hué avec frénésie, en sa qualité d’ancien médecin de la Cour ; quand il peut enfin se faire entendre et solliciter de cette meute l’autorisation d’entrer au Temple, les braillards tentent de l’en détourner en lui déclarant « qu’il ne sera payé que comme pour un simple prisonnier… » Le lendemain, il pénètre dans la Tour sous la conduite des municipaux qui font déshabiller le jeune prince, le placent debout sur une chaise devant la fenêtre et ordonnent au médecin « de constater que l’enfant a dans le sang un vice qui doit le faire périr. » Ils lui signalent particulièrement le mal local dont ils imputent l’origine à l’impudeur de la mère. Le docteur examine, questionne et reconnaît que « le prince est parfaitement sain, » qu’il s’est blessé en chevauchant un bâton, « comme font les enfants, » et il insère dans son procès-verbal la cause et l’effet de cette incommodité dont, après quelques soins, « il ne resta aucune trace. » Dès le 23, le Dauphin descendait avec la Reine dans le jardin du Temple : on l’y voyait jouer et courir : son entrain au jeu, son amour pour sa mère, sa gaieté espiègle mettaient en joie toute la prison ; cet enfant « attachant et charmant » amadouait les plus rognes des municipaux et l’un d’eux avoue n’avoir pu se tenir de l’attirer à l’écart pour l’embrasser.

Le fils Capet et Antoinette « jouissent d’une aisance qu’ils ne connaissaient plus depuis neuf mois, écrit un gazetier ; on a donné à l’enfant une quantité de joujoux de son âge. » C’étaient leurs derniers jours de vie commune ; peut-être, à la veille de commettre le forfait, Chaumette avait-il senti s’éveiller « sa sensibilité de père ; » il était l’homme de ces contrastes et s’attendrissait par boutades ; mais il n’en comptait pas moins les heures accordées au fils et à la mère et il avait déjà fixé celle où leur martyre allait commencer.


Ces beaux jours du plein été furent gros de tragédies dans la morne Tour des Templiers. Depuis qu’on leur marchandait les visites de leur fille Pierrette, les Tison restaient sombres et taciturnes. Ce père et celle mère en sont à jalouser la prisonnière qu’ils espionnent et qui, elle, a le bonheur de vivre avec son enfant ; ils passent leur rancune sur le petit Roi que Tison accuse d’être un délateur ! Depuis qu’elle a dénoncé Toulan, Lepitre et les autres, la Tison, elle, n’est plus la même : elle languit, se lève tard, refuse de prendre l’air sur la plate-forme ou dans le jardin ; quand, chaque soir, les nouveaux commissaires se présentent, elle guette leur arrivée, les dévisage… Jamais ceux qu’elle a livrés ne reparaissent. Elle rentre dans sa chambre et, à travers la cloison, on l’entend parler toute seule, aux prises avec des cauchemars qui l’agitent. Elle s’alarme de l’indisposition du Dauphin ; s’il allait mourir faute de soins ! Le remords la torture d’être la cause de tout le mal : Thierry, le médecin des prisons, la soigne ; mais sa maladie n’est pas de celles que les remèdes guérissent. Le 28 juin, son mari l’oblige à révéler aux commissaires que la Reine et Madame Elisabeth entretiennent avec Turgy une correspondance quotidienne : elle descend à la salle du Conseil, portant comme pièce à conviction un flambeau sur le binet duquel est tombée une goutte de cire à cacheter. Est-ce en parlant aux commissaires qu’elle apprend « ce qui se prépare ? » A-t-elle surpris une allusion au projet d’arracher le Dauphin à sa mère, ou l’a-t-elle deviné à certains changements dans la vie régulière de la Tour ? L’appartement du second étage, fermé depuis la mort de Louis XVI, est, en effet, rouvert ; deux guichetiers nouveaux sont entrés en fonctions. La Tison a compris : elle remonte à sa chambre, haletante. À dix heures du soir, on frappe à la vitre : que lui veut-on ? La voix d’un commissaire l’avise que Pierrette est en bas, qu’elle la demande. — Pierrette ? Mais non, elle ne vient jamais si tard. — La Tison ne veut pas descendre ; pourtant son mari l’entraîne dans l’escalier ; elle résiste ; elle crie qu’on veut la mener en prison : on la pousse dans la chambre du Conseil. Sa fille est là : elle a profité de la fraîcheur du soir pour venir embrasser ses parents. La mère est rassurée ; mais quand il faut remonter, elle s’y refuse : elle a peur maintenant de se retrouver là-haut, en présence de cette reine à qui, dans deux jours, on va voler son enfant. Tison s’emporte ; les municipaux la bousculent. Arrivée enfin à l’antichambre du troisième étage, elle aperçoit la Reine dont Turgy, Marchand et Chrétien se disposent à servir le souper : la Tison va droit à elle, et, sans souci de la présence des municipaux, elle se prosterne : « Madame, dit-elle, je demande pardon à Votre Majesté : je suis une malheureuse ; je suis la cause de votre mort et de celle de Madame Elisabeth… » Les prisonnières la relèvent avec bonté ; mais la Tison avise Turgy, se trouble, s’agenouille devant lui, sanglotant : « Turgy, pardonnez-moi ! Je suis la cause de votre mort… » On l’entraîne, agitée de convulsions affreuses. Le lendemain les médecins vinrent : elle était folle. La Commune arrêta qu’elle serait soignée hors de la Tour et, le 1er juillet, huit hommes, ayant peine à la contenir, la conduisirent au Palais du Temple où une garde s’installa auprès d’elle.

Ce même jour était rendu l’arrêté du Comité de Salut Public ordonnant que le Dauphin serait remis entre les mains d’un instituteur et vivrait désormais « dans un appartement à part, le plus sûr de la Tour. » L’arrêté avait été sollicité par la Commune, on n’en peut guère douter à la façon dont celle-ci l’annonça à la population parisienne, affectant d’en laisser toute la responsabilité à la Convention nationale : ― « Depuis l’exécution du Louis XVI, annonce le Courrier Français, la Convention paraissait avoir entièrement oublié les personnes de sa famille qui sont détenues au Temple. Le Comité de Salut public vient de s’en occuper et, en conséquence de ses arrêtés, le fils du ci-devant Roi sera séparé de sa mère. » L’arrêté n’édictait pas l’isolement proprement dit : il n’interdisait point tout rapport entre la Reine et son fils, mais seulement la cohabitation continue. La Commune en aggrava cruellement la rigueur : ainsi le Comité laissait à sa discrétion la nomination de l’instituteur : Chaumette confia, ou approuva que l’on confiât cette mission à son séide Simon, et ce choix, à ceux qui connaissaient l’homme, dut paraître une dérision. Ignorant, borné, brouillon, absolument inculte, incapable d’écrire une ligne correcte ou seulement lisible, le savetier ne possédait qu’une qualité qui justifiât la décision de son protecteur : la passivité. Si, en le désignant, le procureur de la Commune qui, on l’a vu, redoutait « le jugement de l’histoire, » n’eut pas pour but unique de s’assurer auprès de l’enfant un instrument docile, sa préférence pour ce rustre resterait inexplicable. Nul ne peut supposer, d’ailleurs, qu’il lui fut imposé par un vote de la Commune : on sait ce qu’étaient les séances du Conseil général et la soumission de tous aux avis du « patron. » Simon n’aurait jamais été nommé s’il n’avait pas été l’homme de Chaumette, son patron, son collègue à la section du Théâtre français, son tuteur, son répondant. Pour le cordonnier la promotion était inespérée : le Conseil Général lui ayant décerné, en même temps que le titre de successeur de Fénelon comme éducateur de l’Enfant de France, 9 000 livres de traitement.

Le 3 juillet, après le souper des prisonnières, c’est-à-dire à dix heures du soir, les municipaux de service au Temple, Eudes, tailleur de pierre. Gagnant, peintre, Véron, parfumeur, Cellier, défenseur officieux, Devèze, charpentier, et un certain Arnaud, exerçant la singulière profession de « lecteur secrétaire. » se présenteront à la Reine et lui donnèrent lecture de l’arrêté du Comité de salut public. De la scène déchirante qui suivit on ne possède que deux relations très succinctes : la première est le procès-verbal des Commissaires de la Commune ; il est ainsi conçu : « Après différentes instances, la veuve Capet s’est enfin déterminée à nous remettre son fils qui a été conduit dans l’appartement désigné et remis entre les mains du citoyen Simon qui s’en est chargé. Nous observons au surplus que la séparation s’est faite avec toute la sensibilité à laquelle on devait s’attendre dans cette circonstance où les magistrats du peuple ont eu tous les égards compatibles avec la sévérité de leurs fonctions. » L’autre récit, empreint de plus d’émotion, est celui de Madame Royale : « Ce 3 de juillet, à dix heures du soir, on nous lut un décret de la Convention qui portait que mon frère serait séparé de ma mère et mis dans l’appartement le plus sûr de la Tour. À peine mon frère l’eut entendu qu’il jeta les hauts cris et se jeta dans les bras de ma mère, demandant de n’en être pas séparée. Ma mère fut saisie aussi de ce nouvel ordre et ne voulut pas donner mon frère et défendit le lit où il était contre les municipaux. Ceux-ci voulaient l’avoir, menaçaient d’employer la violence et de faire monter la garde pour l’emmener de force. Une heure se passa en pourparlers, en défense et en pleurs de nous tous. Enfin ma mère consentit à rendre son fils, nous le levâmes et, après qu’il fut habillé, ma mère le remit entre les mains des municipaux en le baignant de pleurs, comme si elle eût prévu dans l’avenir qu’elle ne le reverrait plus. Le pauvre petit nous embrassa toutes bien tendrement et il sortit en pleurs avec ces gens. »

Le thème est riche et prête aux développements : ces trois princesses éplorées faisant un rempart au lit de l’enfant éperdu, réveillé dans son premier sommeil et s’attachant à sa mère de toute la force de ses petits bras ; l’altitude forcément piteuse de ces six hommes luttant contre ces trois femmes et les menaçant des soldats ; la fille de Marie-Thérèse durant une heure suppliante devant ce tailleur de pierre, ce parfumeur et ce charpentier ; le douloureux arrachement, la bousculade de l’enfant qu’on entraine et qui, de sa petite voix brisée, appelle sa maman, — sa maman ! Et les grosses portes de fer qui retombent ; et les hommes à écharpes poussant dans l’escalier le petit Roi qui se cramponne à la rampe de fer ; et l’entrée dans cet appartement du second étage où il n’est pas venu depuis cet autre soir de larmes, quand son père, sur le point de mourir, l’a serré pour la dernière fois sur son cœur… ; et la honte silencieuse de ces municipaux lorsque, la victoire remportée, ils se retrouvent ensemble à leur bivouac de la salle du Conseil… Ils ne sont pas des monstres ; aucun d’eux, sans doute, n’a l’âme d’un bourreau ; plusieurs, bien certainement, sont pères, et, de ceux-ci, les lèvres tremblent et les yeux s’humectent à la pensée du petit qui, là-haut, se débat contre son nouveau gardien et refuse de se coucher… Tous ces commissaires étaient, il y a quelques mois encore, de bons garçons, aimant à rire et ne songeant pas à jouer au Spartiate ; mais les Chaumette et les Hébert les ont grisés du poison des utopies assassines et leur ont présenté comme un devoir sacré ce que, naguère, ces gens simples auraient considéré comme un crime. Peut-être aussi n’obéissent-ils qu’à la peur. N’importe ! Quels que soient leurs airs de bravade et l’allure dégagée qu’ils affectent, ils éprouvent un dégoût de la besogne accomplie, et aucun d’eux ne dut dormir d’un sommeil paisible cette nuit-là, dans la Tour maudite, dont les échos sonores apportaient des cris de femmes et des sanglots d’enfant… Oui, le tableau serait d’un effet certain et il ne fausserait pas l’histoire, car on pourrait le charger en couleurs sans crainte que sa tonalité dépassât, — ou plutôt, sans espoir qu’elle atteignit l’intensité de la scène à peindre ; mais les malheurs du petit Roi innocent et martyr ont inspiré, outre quelques pages inimitables, tant de commentaires attendris que les contours nets de la vérité ne se distinguent plus sous la surabondance des gloses. En un tel sujet, plus encore qu’en tout autre, il convient de s’en tenir au simple exposé des rares témoignages authentiques, dût le récit rebuter par sa sécheresse ; dût-il même décevoir la sensibilité des lecteurs, surpris de ne point retrouver dans l’histoire ainsi dénuée d’ornements, l’émouvante impression que leur a laissée la légende.


On touche ici à une période de la vie du Dauphin, où l’on va se trouver en désaccord avec une tradition plus que séculaire : celle de la cruauté du cordonnier Simon et des tortures systématiques qu’il infligea à son « élève. » Comment cette tradition prit-elle naissance ? Peut-être n’en doit-on chercher l’origine que dans le contraste offensant entre l’illustre naissance du pupille et la grossière profession du « Mentor. » Un savetier, précepteur du Dauphin de France ! Cette conception outrée a soulevé une si unanime réprobation chez les contemporains, ataviquement dévots de la vieille race royale, que leur imagination s’est donné, sur ce thème, libre cours et a suppléé, par induction, au défaut d’informations certaines. Quand vint la Restauration, la légende s’affirma et s’amplifia par les méfaits de l’esprit de parti : chacun apporta son racontage et son anecdote, soi-disant recueillis de témoins survivants, d’ex-geôliers pris de contrition, d’anciens membres de la Commune, tardivement repentants, et c’est de cette broussaille envahissante qu’il faut émonder l’histoire du Temple. Dénuée de ces affligeants agréments, elle se présente singulièrement ingrate et d’une aridité à déconcerter ceux qui l’ont connue abondante et touffue.

À se borner aux renseignements à peu près sûrs, on connaît bien peu de chose de la gestion de Simon et de la façon dont il se comporta à l’égard du jeune prince : il semble bien qu’on le retrouve là ce qu’on l’a vu précédemment, alors qu’il s’évertuait en sa qualité d’inspecteur des travaux du Temple : pas méchant, susceptible de complaisance ou même d’attendrissement, mais obtus, désordonnément imbu des pathos extravagants entendus à sa section ou à la Commune. Dans sa bêtise, il a pris tous ces beaux parleurs pour des apôtres et leurs sentences pour le nouvel Evangile : il a la foi et s’imagine naïvement qu’on l’a placé là, en conscience, dans l’intérêt du petit Capet, pour extirper les préjugés aristocratiques dont s’encroûte l’esprit du descendant des Rois. Simon n’est pas un tortionnaire ; c’est un imbécile sincère : il croit que, au simple contact d’un « pur » tel que lui, l’enfant va se démocratiser et monter du rang de prince à l’état d’homme. Au fond de sa sottise il y a du Rousseau, qu’il n’a pas lu, mais dont il adopte, de confiance, pour en avoir vaguement entendu parler, les théories pédagogiques.

Des premiers rapports entre le maître et le Dauphin en larmes dans cette nuit du 3 juillet, on ne sait rien : nul témoignage ne nous indique si le cordonnier prit avec lui l’enfant dans la chambre qu’avait occupée Louis XVI et dont il héritait, ou s’il décida que le petit Capet coucherait seul dans la pièce naguère habitée par Cléry. On n’avait rien changé à l’ameublement et Simon s’étendit pour la première fois de sa vie sous des rideaux de damas, en une couche large et profonde que trois matelas faisaient moelleuse ; il put goûter les fauteuils et savourer les trois repas cuisinés par les chefs de la Bouche royale et apportés en cérémonie dans l’antichambre par les garçons servants. Rien, en effet, n’avait été changé au régime des prisonniers, et quand Mme Simon arriva au Temple, l’ancienne femme de ménage dut prendre une haute idée des fonctions dont était investi son époux. Elle ne parut que quatre jours plus tard ; c’est, du moins, ce qu’on doit inférer de l’arrêté de la Commune daté du 6 juillet qui l’admet à partager l’aubaine advenue à son homme. Singulièrement lourdaude et vulgaire, elle était, du reste, comme l’immense majorité des femmes du peuple de Paris, charitable et bienfaisante ; elle s’était dévouée, sans compter sa peine, aux blessés du 10 août, soignés dans le couvent des Cordeliers. Il est aussi faux qu’injuste de la représenter comme une nu-gère fainéante et aimant à boire.

La remise du Dauphin à Simon causa dans Paris une sensation qu’il faut noter : soit quo la nouvelle parût invraisemblable, on que la malice publique devinât le jeu de Chaumette, soit qu’un comparse indiscret eût trop parlé, le bruit se répandit par toute la ville que la Commune et ses amis de la Montagne ne s’étaient emparés du fils de Louis XVI que pour en faire une arme contre leurs adversaires. Le jeune prince, assurait-on, n’était plus au Temple, on l’avait porté en triomphe à Saint-Cloud : à la tribune de la Convention, Robespierre fulmina contre ces rumeurs séditieuses ; elles se propagèrent jusqu’à Lyon, où, le 14 juillet, un réfugié, Barety, député des Hautes-Alpes, affirmait que « des bruits de restauration monarchique couraient à Paris. » Chose étrange, c’est Chaumette que l’opinion générale plaçait à la tête du mouvement et on prétendait « qu’il avait eu une conférence avec la Reine. » Le Comité de Sûreté générale dépêcha, sans tarder, au Temple quatre de ses membres, afin de s’assurer qu’aucun des détenus n’avait disparu : leur rapport constate qu’ils trouvèrent « dans le premier appartement le fils de Capet jouant tranquillement aux dames avec son Mentor. » Comme Simon l’avait tenu jusqu’alors reclus au deuxième étage, dans la crainte, sans doute, que les larmes de l’enfant n’attendrissent les soldats de garde, ceux-ci en avaient conclu que la rumeur publique était justifiée et que le Dauphin n’était plus au Temple. Les conventionnels l’amenèrent au jardin, pour le faire voir, et alors, devant tous ces hommes, ce brave petit prince de huit ans eut le courage de protester contre le traitement dont il était victime. Il réclama sa maman, exigea « qu’on lui montrât la loi qui ordonnait de la séparer d’elle… » Et qu’on imagine l’attitude de ces députés à la Convention, de ces commissaires de la Commune, obligés, ou de brutaliser cet innocent pour lui imposer silence, ou, tètes basses, le rouge au front, de l’écouter, enflant sa petite voix et s’essayant à parler en Roi. Le rapport des délégués du Comité de sûreté générale est le premier en date des rares documents qui nous renseignent sur l’attitude du cordonnier à l’égard de son élève : document suspect, dira-t-on, car si les Conventionnels avaient surpris Simon occupé à rouer de coups sa victime, ils se seraient, sans nul doute, abstenus de mentionner le fait. Soit ! Mais d’autres indices attestent, sinon la sollicitude, du moins la modération des Simon ; le docteur Pipelet, honoré de toute la confiance de la Reine et qui vint, à la demande formelle de celle-ci, examiner le Dauphin, vers le 20 juin, ainsi qu’on l’a rapporté, prolongea, « durant tout un mois, » le traitement ordonné à l’enfant ; il le vit donc fréquemment, sinon quotidiennement, durant les vingt premiers jours de la gestion du cordonnier. Un autre médecin donna, concurremment avec Pipelet, des soins au prisonnier : le docteur Thierry, « médecin des prisons, » dit-on en prêtant à ce titre une intention péjorative ; mais il avait été médecin consultant du Roi, et Mme de Tourzel se félicite de savoir le jeune prince soigné par ce docteur renommé ; elle rencontrait Thierry chez le maréchal de Mouchy et le vit « profondément touché de la situation de la famille royale ; il alla trouver Brunier pour s’informer du tempérament de l’enfant… » et il s’adjoignit, pour ses visites au Temple, le docteur Soupé, maître en chirurgie.

Thierry vint seize fois à la prison « après la séparation, » précise le mémoire de ses honoraires, et ses dernières consultations datent des premiers jours de janvier 1794 ; elles s’espacèrent donc pendant toute la durée du séjour de Simon. Du reste, le fils de Louis XVI n’était pas gravement malade ; il avait été atteint, au temps où il vivait encore avec sa mère, d’une « affection vermineuse, » et les visites des docteurs n’avaient pour but que de prévenir le retour de cette indisposition. Le 4 juillet, premier jour de vie commune avec le savetier, on lui apporte de chez l’apothicaire Robert un bouillon médicinal « fait au bain-marie avec veau, cuisses et reins de grenouilles, sucs de plantes et terre foliée ; » chaque jour du mois de juillet, le même bouillon sera fourni, et, pour intimes que soient ces détails, ils n’en ont pas moins leur importance, puisqu’ils établissent les attentions minutieuses dont était l’objet le prisonnier. Ne voit-on pas qu’ils détruisent en même temps la persistante légende des coups, des cruches d’eau froide vidées dans son lit, des rasades de vin et d’eau-de-vie qu’on le forçait d’absorber malgré ses répugnances ? Suppose-t-on que des médecins tels que Pipelet et Thierry n’auraient jamais surpris aucun symptôme révélateur d’une vie si misérable, ou supportaient-ils qu’on s’ingéniât à rendre malade, durant qu’ils lui donnaient des soins, le jeune prince auquel ils témoignaient tant d’intérêt ?

En ce qui concerne la nourriture, nulle restriction depuis la mort de Louis XVI : à la séance du Conseil général du 1er septembre, un membre observe que « la table des détenus est toujours servie avec la même profusion ; » et quand, dans l’automne, seront effectuées les grandes réformes, il sera décidé « qu’aucune modification ne sera apportée au régime du petit Capet. » Son précepteur le promenait dans les jardins et sur la plate-forme de la Tour ; il avait obtenu qu’on dressât un billard dans l’une des chambres de la prison ; les commissaires de service le rejoignaient là ; il y amenait l’enfant et on y admettait, pour jouer avec le fils du tyran, tandis que les municipaux faisaient des carambolages, la petite Clouet qui accompagnait sa mère, l’une des blanchisseuses du Temple, lorsque celle-ci rapportait, tous les dix jours, le linge lessivé. Simon s’est procuré, pour l’amusement du Dauphin, un chien que celui-ci appelle Castor et « qu’il aime beaucoup ; » même, pour distraire son pupille, qui rêve d’avoir des oiseaux, le cordonnier fait disposer, dans l’embrasure d’une des profondes fenêtres de son appartement, une volière, construite en chêne, avec perchoir à trente-deux bâtons ; sous prétexte de « donner du jour aux oiseaux, » il enlève une planche à la hotte de bois qui obstrue la croisée. On voit aussi, dans les mémoires des fournisseurs du Temple, qu’une des tourelles a été transformée en pigeonnier ; bien longtemps plus tard, figureront encore dans les comptes des mentions de ce genre : « Grains pour les pigeons du petit Capet. » Simon fait plus encore : il a découvert dans le logement de Mathey, le concierge de la Tour, une autre cage, une cage merveilleuse, celle-ci, et qui provient, croit-on, du garde-meuble du prince de Conti : elle « est toute en argent, avec des guirlandes dorées en or moulu et des cristaux ; » elle comporte « un carillon et une serinette pour instruire les oiseaux, » et le travail en est admirable : « une infinité de tambours, ressorts, fusées, soufflets et détentes, au moyen desquels les oiseaux, en allant se poser sur l’un des bâtons pour manger, font jouer la serinette. » Simon porta la cage dans son appartement ; mais, comme le mécanisme ne fonctionnait plus, il la confia, de sa propre autorité, au citoyen Bourdier, horloger mécanicien, quai de l’Horloge du Palais, s’engageant à payer de sa poche la réparation du féerique jouet.

Le cordonnier et sa femme veillaient également à la propreté et à l’entretien du Dauphin. On trouve, par exemple, dans les comptes, mention d’ « un thermomètre pour les bains ; » les mémoires des blanchisseurs attestent que son linge était abondamment et constamment renouvelé ; on lui voit nombre de costumes ; on sort des armoires les vêtements de couleur dont il disposait avant le 21 janvier ; car, désormais, il ne portera plus le deuil de son père. Outre deux redingotes de basin blanc que Bosquet, ci-devant tailleur du Roi, a fournies pour l’été, il livre, en septembre, une veste, un gilet et un pantalon de nankin, une redingote en drap de Louviers, doublée de soie, un petit habit, un gilet et un pantalon de même étoffe ; et, quoique les comptes du Temple soient répartis entre trop de diverses séries d’archives pour qu’on puisse se flatter d’une investigation absolument complète, si l’on excepte la « veste » précitée et les « pantalons, » — vêtements démocratiques adoptés par les exaltés qui durent à cette affectation leur sobriquet de sans-culottes, — on peut constater que Simon n’obligea pas son élève à revêtir « la livrée de la Révolution. » Pas une carmagnole dans la garde-robe ; pas un bonnet rouge ; un dessin pris sur nature à l’automne de 1793 nous montre la cour du Temple où, parmi les factionnaires armés de piques ou de fusils, les municipaux, les ouvriers jardiniers et autres, passe Simon accompagné du Dauphin : le cordonnier est coiffé d’un bonnet phrygien d’une dimension en rapport avec la ferveur de son républicanisme ; mais le « fils Capet » porte un feutre à grands bords, et, sur une large ceinture de ruban, le petit habit que nombre de ses portraits ont popularisé.

Ainsi rencontre-t-on dans les documents authentiques le germe originel de tous les navrants récits qui ont fait verser tant de larmes : l’oiseau préféré écrasé par un municipal farouche, les jouets brisés par une main brutale, les coups de chenets qui renversent le petit prince à demi-mort ; les réveils en sursaut dans les nuits froides. Mais de ces faits eux-mêmes, pas une trace. Bien plus, ils sont démentis par tout ce qu’on sait de façon certaine. On ne peut douter de la bonne foi et de la sincérité des premiers historiens de Louis XVII qui les recueillirent des survivants du Temple ; mais, de ceux-ci, la mémoire était-elle bien fidèle, et n’y avait-il pas, dans le frelatage, inconscient ou non, de leurs souvenirs, une sorte de remords, de revanche même d’une involontaire et trop docile complicité du crime épouvantable dont la hantise les poursuivait ? Charger Simon de toutes les lâchetés, n’était-ce point se disculper soi-même et se délivrer du cauchemar au détriment d’une mémoire honnie ?

Car il y eut crime ; et d’autant plus odieux qu’il fut plus hypocrite. On peut en être assuré, Chaumette et Hébert n’ont point livré le fils du Roi au cordonnier pour que celui-ci « s’en défasse ; » ils apprécient trop la valeur de l’otage qu’ils détiennent et qui doit, l’heure venue, détourner de leur front la foudre menaçante. La mission de Simon est tout autre : il est chargé de « démocratiser » l’enfant royal, de lui inculquer les principes et de lui enseigner les façons du peuple. — « Je lui ferai perdre l’idée de son rang, » a déclaré Chaumette ; « il faut que le petit louveteau perde le souvenir de sa royauté, » a renchéri Hébert. Et c’.est à cela que le savetier travaille : oh ! à sa manière, qui n’est point celle d’un rêveur comme Rousseau ou d’un énergumène à syllogismes tel que Clootz. Celle de Simon consiste simplement à initier son pupille aux beautés du style du Père Duchesne et au parler grossier des polissons de la rue : plus d’orthographe, — il en serait bien en peine ; — plus de fables ni d’histoire sainte ou autres où sont consignés les méfaits d’une foule de tyrans cruels et de prêtres exploiteurs. Le descendant de Louis XIV et des Césars romains épellera les Droits de l’Homme affichés dans l’antichambre et il chantera les chansons du peuple : Simon lui-même n’en sait pas davantage et il se pique d’être bon patriote. Le pis est qu’il croit bien agir et conquérir, par cet exploit pédagogique, la gratitude de la postérité. Son ineptie est telle que son amour-propre d’éducateur doit se dilater au premier gros mot de l’élève : et il n’a pas longtemps à attendre. Qui n’a constaté la facilité avec laquelle les enfants retiennent tout ce qu’ils ne devraient pas entendre et combien leur esprit malléable se révèle prompt à l’imitation et friand du fruit défendu ? Il a suffi de quelques b… et de quelques f… à la façon d’Hébert pour que le jeune roi se montre, en ce genre d’éloquence, aussi abondant que son professeur.

Et celui-ci poursuivra ses leçons, flatté déjà de leur bon effet et des compliments que leur succès lui vaudra. Hélas ! Des témoignages irrécusables ne permettent pas de douter, comme on le souhaiterait, du trop rapide résultat de cette exécrable profanation ; c’est, d’abord, celui de Madame Royale, toujours si rigoureusement exact : « Nous l’entendions tous les jours chanter avec Simon la Carmagnole, l’air des Marseillais et autres horreurs : il lui faisait chanter aux fenêtres pour être entendu de la garde, avec des jurements affreux contre Dieu, sa famille et les aristocrates. » Le scandale est tel que, un jour d’août, le municipal Lebœuf, chef d’institution, ne peut se défendre d’interpeller Simon et de lui reprocher les discours qu’il tient devant son élève. Sur l’altercation elle-même on n’est pas renseigné ; mais, un soir, au Conseil général, Lebœuf est dénoncé comme « s’étant plaint que le petit Capet jure et qu’on lui donne une éducation trop sans-culottière ; » Lebœuf, pour comble d’audace, « a témoigné plusieurs fois le désir que le fils de Louis soit élevé à la manière de Télémaque. » L’affaire revient le 5 septembre : Chaumette, cette fois, prend la parole : il accuse Lebœuf de s’être introduit au Temple d’une manière peu digne d’un magistrat, d’y avoir trouvé une idole et de l’avoir adorée ; » il a osé réprimander le patriote Simon et « trouver mauvais qu’on élevât le petit Capet comme un sans-culottes. » À quoi Lebœuf répond que, par état, il n’aime pas entendre des chansons indécentes ; Simon s’est permis d’en répéter de semblables devant son pupille. Le pudique municipal est « envoyé à la police » et on appose les scellés sur ses papiers ; deux jours plus tard, la perquisition au domicile de l’inculpé n’ayant rien révélé de suspect, il est mis en liberté ; mais à l’invitation de ses collègues de reprendre sa place parmi eux, il riposte diguement en leur envoyant sa démission.

Le malheureux prince, d’ailleurs, ne se rend pas compte de sa déchéance : il est trop jeune pour que les instincts de délicatesse et de distinction qu’il tient de son atavisme puissent lutter victorieusement contre l’entrainement à cette vulgarité qu’il juge tout à fait masculine. Et puis, sauf très rares exceptions, ce langage de corps de garde sur les lèvres d’un roi de huit ans amuse, sans les révolter aucunement, ces municipaux parisiens, nés, pour la plus grande part, et habitués à vivre parmi la populace : c’est pour eux une satisfaction pervertie d’entendre le fils de la fière Autrichienne s’exprimer à la sans-culottes, tutoyer tout le monde, lâcher des jurons et exagérer la grossièreté du rôle qu’il s’impose, — pour « faire l’homme, » — d’autant qu’il en reçoit plus d’approbation et d’éloges. On les voit, ces inconscients, s’esclaffer à chacun des gros mots du Dauphin de France, ravis qu’il soit sans morgue, dégradé, pareil aux polissons du pavé.

Il ignorait que sa mère eût quitté le Temple un mois après qu’on l’avait arraché de ses bras ; il croyait qu’elle était encore avec Madame Royale et Madame Elisabeth, au troisième étage de la Tour ; et ici se place un trait révélateur des progrès qu’obtenait Simon de son trop docile élève, trait horrible et qu’on doit s’excuser de rapporter, encore qu’on ne puisse le faire qu’en l’émondant… Le municipal Daujon, ennemi convaincu des « tyrans, » mais artiste distingué et par conséquent moins rude que la plupart de ses collègues, se trouvait de garde chez Simon et jouait aux boules avec le Dauphin : dans l’appartement des « femmes, » situé à l’étage supérieur, on entendait « sauter et comme traîner des chaises ; » l’enfant, quittant ses boules, s’écria avec un mouvement d’impatience : — « Est-ce que ces sacrées p….. -là ne sont pas encore guillotinées ? » « Je ne voulus pas entendre le reste, ajoute Daujon, je quittai le lieu et la place. » Voilà tout ce qu’osait, en manière de protestation, un honnête homme indigné : il « quittait la place ! » Et pourtant celui-là avait donné assez de gages de son dévouement à la cause du peuple pour qu’il lui fût permis de ne rien craindre : un tel mot indique mieux que de longues considérations, combien le Conseil général était, par Chaumette et par Hébert, terrorisé, asservi, réduit au silence.

Durant tout le mois de juillet, la malheureuse reine avait supplié qu’on lui permit de voir son fils ; toujours sa requête avait été éludée ; elle était parvenue à l’apercevoir en montant jusqu’au niveau de la plate-forme par un escalier situé dans la garde-robe de son appartement. « Son seul plaisir était de le voir passer de loin par une petite fenêtre : elle y restait des heures entières pour guetter cet enfant si chéri. » Elle fut bientôt privée de cette consolation : dans la nuit du 2 au 3 août, « à une heure et un quart du matin, » cinq administrateurs de la police étaient venus la prendre et, dans un fiacre escorté de vingt gendarmes à cheval, l’avaient conduite à la Conciergerie.

En transférant Marie-Antoinette à la prison du Palais, en propageant le bruit de son procès imminent, le Comité de Salut Public paraît avoir eu seulement pour but de décider les puissances étrangères, et particulièrement l’Autriche, à se départir de leur indifférence : il croyait que, pour sauver la Reine de l’échafaud, les souverains de la coalition se résoudraient à des avances que l’on attendait vainement depuis trois mois. Les puissances ne comprirent pas, ou ne consentirent point à entrer en négociation avec le gouvernement de la Terreur et on se demandait ce qu’on allait faire de cet otage embarrassant, nul dans le Comité n’osant prendre la responsabilité délivrer la Reine au bourreau. C’est alors que, dans l’une de ces mystérieuses séances de nuit, séances extra-régulières auxquelles assiste cet espion de l’Angleterre dont on a plus haut constaté l’intrusion, Cambon ayant observé que, peut-être, « en annonçant le prochain procès de la Reine, mais en atermoyant sa date, on garderait encore une chance de traiter avec Vienne, » Hébert prend la parole et prononce une harangue d’une fureur sauvage et désespérée : « J’ai promis la tête d’Antoinette, j’irai la couper moi-même si on tarde à me la donner. Je l’ai promise de votre part aux sans-culottes qui la demandent et sans qui vous cessez d’être… Voici qui vous décidera. » Alors peignant à grands traits la situation du pays, il montre la Révolution et les révolutionnaires destinés à périr : — « Tous vos généraux vous trahissent et tous vous trahiront ; moi tout le premier si… je voyais un bon traité à faire qui me conserve la vie… Mais… la France sera soumise… nous périrons tous… Nous ne vivons donc que pour la vengeance… En périssant, laissons à nos ennemis tous les germes de leur mort, et en France une destruction si grande que jamais la marque n’en périsse ! Pour cela, il vous faut satisfaire les sans-culottes… les entretenir dans leur chaleur par la mort d’Antoinette… Voilà tout ce que j’ai à vous dire pour vous apprendre mon opinion… » Il sortit sans vouloir rester un instant de plus.

Le sort de la Reine était fixé : encore fallait-il un semblant de formes et Fouquier-Tinville ne dissimulait pas, tant le dossier était pauvre, qu’il redoutait un acquittement : on s’adressa pour l’enrichir au secrétaire de l’ex-commission des Vingt-et-un ; on remonta aux griefs recueillis naguère contre Toulan, Lepitre et d’autres ; on réveilla de vieilles imputations datant d’octobre 1789 ou du voyage à Varennes ; et comme tout cela ne constituait encore qu’un chétif réquisitoire, Hébert qui, on vient de le voir, s’était érigé l’imprésario du drame, s’offrit à fournir l’accusation décisive, celle qui, à son avis, devait enlever le verdict. Il n’avait pas oublié l’ordurière supposition éveillée en son esprit lubrique par l’accident survenu du Dauphin, trois mois auparavant, supposition dont l’écho étant venu jusqu’à la Reine avait déterminé celle-ci à réclamer du docteur Pipelet une attestation vengeresse. C’était cette ignoble calomnie qu’il fallait reprendre contre la prisonnière en l’échafaudant sur le témoignage de son fils. Cette machination séduisait d’autant mieux les deux maîtres de la Commune qu’elle rentrait dans le plan d’isolement du petit Capet : quel qu’en dût être l’effet, on invoquerait désormais, pour tenir l’enfant séparé de sa mère, le prétexte de « la morale outragée ! » On doit même remarquer que, sur le point de commettre cette action infâme, Chaumette y débuta en prononçant, devant le Conseil Général extasié, un virulent réquisitoire contre les mauvaises mœurs, les livres obscènes et les estampes corruptrices, qu’il proposait de « faire brûler par l’exécuteur des jugements criminels, devant la statue de Brutus ! » Et déjà Simon « cuisinait » son élève et lui serinait sa leçon. Il fallait, en effet, par respect pour la vraisemblance, lui laisser l’initiative de l’aveu, et c’est ce qui ressort d’une phrase du cordonnier assurant que « le citoyen et la citoyenne Simon ont appris certains faits de la bouche de l’enfant, et qu’il les pressait souvent de les mettre à portée d’en faire la déclaration. »

Le quinzième jour du premier mois de l’an II, — le calendrier révolutionnaire était dans toute sa nouveauté, — c’est-à-dire le 6 octobre 1793, — un ci-devant dimanche, — Chaumette et Hébert arrivent au Temple : ils ont amené, pour plus de solennité et d’éclat, le maire Pache et des municipaux choisis : Antoine Friry, ci devant employé à l’administration des loteries, Heussé, fabricant de chocolat, Séguy, médecin, et un certain Laurent qui est de la même section que Simon. On se présente à la salle du Conseil et l’on monte à l’appartement de Simon. Le cordonnier a disposé des sièges et une table devant laquelle s’installe le citoyen Laurent qui va tenir la plume et remplir le rôle de greffier.

De la scène qui s’ouvrit on ne possède qu’un témoignage, celui du procès-verbal, et la décence interdit d’en rien citer ; mais il est manifeste que le Dauphin a bien profité des leçons de Simon : après avoir dénoncé les conciliabules de sa mère avec Lepitre, Toulan, et certains autres commissaires, il aborde le sujet répugnant sans gêne ni réserve, en récitant qui ne comprend pas ce qu’il débite et qui n’hésite pas à préciser. On ne lui pose pas de questions : il parle d’abondance, et quand il lui faut signer sa déclaration, il trace son nom Louis-Charles Capet d’une main si maladroite qu’on a pu inférer de la dissemblance entre cette signature informe et l’écriture régulièment appliquée de ses devoirs d’écolier, — au temps où il faisait des devoirs ! — que le malheureux enfant est ivre, ou qu’on doit par la force guider sa petite main ! Pache signe l’ignoble papier, puis Chaumette, puis Hébert, puis les autres, et Simon le dernier, respectueusement.

Le lendemain, 7 octobre, à une heure de l’après-midi, Pache et Chaumette reparaissent au Temple : ils vont confronter l’enfant avec sa sœur et lui faire répéter, devant cette jeune fille de quinze ans, les obscénités entendues la veille. Cette fois, Hébert et Friry se sont abstenus : ils sont remplacés par l’officier municipal Daujon et par le peintre David, — le grand David ! — qui n’a rien à faire là, mais s’autorise de sa qualité de membre du Comité de Sûreté générale pour assister à une scène qui sollicite sa curiosité d’artiste friande d’émotions fortes. N’a-t-on pas surpris naguère le peintre dessinant les attitudes raidies des massacrés de septembre et, dans quelques jours, ne se postera-t-il pas à une fenêtre de la rue Saint-Honoré, afin d’y saisir au passage un inoubliable croquis de la Reine conduite à l’échafaud ?

On entre, comme le jour précédent, à la salle du Conseil où attendent les commissaires de service ce jour-là, Daubancourt, Eude, Cresson et Seguy ; celui-ci seul assistera à l’entrevue, et on se rend d’abord au troisième éloge afin d’y prendre Thérèse Capet. Deux relations nous renseignent sur cette seconde journée : celle de Madame Royale racontant avec sa précision habituelle, comment, à l’heure où sa tante et elle-même ayant fini de « faire leur chambre, » s’habillaient avant le diner, Chaumette et ses acolytes se présentèrent à leur porte. Madame Elisabeth ouvrit quand elle fut habillée, et Pache, s’adressant à la fille du Roi, « la pria de descendre. » Madame Elisabeth insista pour accompagner sa nièce : sa requête étant repoussée, elle demanda si la jeune fille remonterait. Chaumette dit : « Vous pouvez compter sur la parole d’un bon républicain : elle remontera. » Marie-Thérèse embrasse sa tante et sort de la chambre, « très embarrassée : » « c’est la première fois qu’elle se trouve seule avec une douzaine d’hommes. » Chaumette, « dans l’escalier, essaie de lui faire des politesses ; elle n’y répond pas. » Parvenue au second étage, elle se trouve en présence de son frère qu’elle n’a pas vu depuis plus de trois mois : « elle l’embrasse tendrement ; » mais « Mme Simon le lui « arrache » et la jeune princesse passe dans l’autre chambre. » Chaumette l’invite à s’asseoir, s’assied en face d’elle, un municipal prend la plume et Chaumette interroge :

— Votre nom ?

— Thérèse.

— Dites la vérité.

— Oui, monsieur.

— Cela ne regarde ni vous ni personne.

— Cela ne regarde pas ma mère ?

— Non, mais des personnes qui n’ont pas fait leur devoir. Connaissez-vous les citoyens Toulan, Lepitre, Vincent, Bruno, Beugniau, Moelle, Michonis, Jobert ?

Et l’interrogatoire s’engage sur les entretiens des prisonnières avec ces municipaux : Madame Royale nie tout ; « elle ne connaît aucun de ces messieurs ; elle ignore tout ce qui s’est passé. » On introduit le Dauphin : on l’assied dans un fauteuil où il s’installe, « balançant ses petites jambes dont les pieds ne posent point à terre, » et on l’interpelle de déclarer s’il persiste à soutenir la réalité des scènes de lubricité par lui révélées la veille. Le malheureux enfant répète son accusation. Madame Royale, très confuse, nie obstinément : son frère intervient : « Oui, cela est vrai ! » dit-il. Puis on passe au voyage de Varennes, à La Fayette. Comme Chaumette revient à Lepitre et à Toulan et que la jeune princesse continue à protester qu’elle ne se souvient pas d’eux, le Dauphin lui rappelle avec vivacité des circonstances qu’elle ne peut avoir oubliées : à quoi elle se contente de déclarer que « son frère ayant plus d’esprit qu’elle et observant mieux, elle peut avoir échappé à ce qu’il a saisi… » Un autre trait encore décèle et l’assurance du petit Roi, et l’empreinte de l’éducation qu’il reçoit, et aussi son inconscience : il semble, au cours de la discussion, qu’il prend le parti de ses accusateurs contre sa famille et ceux qui ont risqué leur vie pour elle : il ne sait ce qu’il dit ; il est fier du rôle qu’on lui fait jouer, et, d’ailleurs, parfaitement à l’aise. Comme on les questionne l’un et l’autre au sujet de l’architecte Renard, compromis à l’époque du départ pour Varennes, Thérèse soutient qu’elle ne le connaît pas ; mais Charles, — c’est ainsi qu’on l’appelle maintenant, — en la regardant avec autorité, affirme qu’elle le connait ; et la sœur, soumise, reprend qu’elle se souvient de lui, « en effet. » Ce qu’on ne peut imaginer, c’est ce qu’éprouvent ces hommes, à la fois protagonistes et spectateurs de cette odieuse et tragique confrontation : pas un qui se lève et sorte écœuré ; pas un qui intervienne et impose silence à ce malheureux enfant grisé de paroles et répétant une leçon apprise ; pas un qui avertisse le frère et la sœur qu’on leur tend un piège et qu’on les dupe, et qu’ils envoient leur mère à l’échafaud ; pas un non plus qui ajoute foi aux dires du petit prince et qui ne consente cependant à apposer sa signature au bas du procès-verbal parricide. Et de ceci on est certain, puisque l’un d’eux, celui qui tient la plume, l’avoue sans honte : « Je l’ai entendu, ce fils, accuser sa mère et sa tante de… ; je l’entendais, je l’écrivais… et moi aussi je disais : je n’en crois rien ! »

C’est fini ; Daujon lit à haute voix sa rédaction ; on signe ; Madame Royale s’approchant de Chaumette lui demande « avec chaleur » la faveur d’être réunie à sa mère, faveur qu’elle a réclamée, dit-elle, plus de mille fois.

— Je n’y peux rien, réplique Chaumette.

— Quoi, monsieur ! Vous ne pouvez l’obtenir du Conseil général ?

— Je n’y ai aucune autorité.

On reconduit la princesse au troisième étage ; elle embrasse sa tante et, aussitôt, celle-ci descend à son tour. Nouvel interrogatoire, nouvelle confrontation : quand Chaumette en arrive à formuler les honteuses incriminations, la sœur de Louis XVI riposte, comme si rien ne devait l’étonner ni l’émouvoir, venant de ces gens méprisables : « Qu’une pareille infamie est trop au-dessous et trop loin d’elle pour y répondre… » Mais quand elle entend son neveu protester qu’il ne ment pas, qu’il dit la vérité, elle ne peut contenir son horreur : « Oh ! le monstre ! » crie-t-elle. Au reste, soit que son excitation fût tombée, soit qu’il fût las de cette séance qui durait depuis près de quatre heures, soit, peut-être, que son audace faiblit en présence de Madame Elisabeth, le Dauphin mollissait visiblement. Et c’est encore Daujon qui nous renseigne : plus tard, il faisait part à Goret de sa persuasion que les réponses de l’enfant lui avaient été suggérées : « Tout l’annonçait, dans son air inquiet, dans son maintien… J’ai pensé, disait-il, que Madame Elisabeth n’avait pu s’y tromper, mais que son exclamation était due à la surprise. » La sœur de Louis XVI signa le procès-verbal Elisabeth Capet, et elle rejoignit sa nièce au troisième étage, laissant, avec les Simon triomphants de leur succès, son neveu, que ni l’une ni l’autre ne devaient plus jamais revoir. Chaumette emporta son procès-verbal, qu’il fit tenir à Fouquier-Tinville, lequel en sabra les pages de traits de plume et posa dans les marges son terrible hic aux bons endroits ; trois jours plus tard, en épilogue à sa récente homélie sur les bonnes mœurs, Chaumette instruisait le Conseil général de son exploit du Temple : Lepitre, Dangé, Lebœuf et autres commissaires nommés par le Dauphin étaient arrêtés, et le pudique procureur général termina, en se voilant la face, par la révélation des turpitudes qu’il avait été obligé d’entendre et « qu’il eût voulu, dit-il, passer sous silence pour l’honneur de l’humanité ! »

Quant au Dauphin, il n’éprouva, est-il besoin de le dire ? ni remords, ni scrupule ; il faudrait oublier son âge, — huit ans et cinq mois, — douter de son innocence enfantine et ne point connaître sa nature primesautière et spontanée pour ajouter foi un seul instant à la légende touchante, mais inacceptable, qui le montre, dès ce jour là, sombrant dans la mélancolie et le marasme, résolu à ne plus prononcer un mot, parce qu’on l’a contraint, à force de coups et de boisson, de menaces et de privations, à déposer contre sa mère. Cette histoire-là est plus émouvante, mais elle ne repose sur aucun témoignage, sur aucun texte, sur aucun document. Le Dauphin, comme tous les enfants de son âge, était d’esprit mobile et oublieux ; nous l’avons vu prendre quelque présomption de la curiosité dont il se sent l’objet, de l’intérêt que certains, même des plus farouches, lui témoignent, fût-ce avec rudesse et grossièreté ; pourtant, lorsqu’il se force à mériter ces suffrages indignes de lui, la nature fine et narquoise du descendant de Henri IV reprend parfois ses droits. Gagnié, le chef des cuisines, a raconté plus tard que, un jour, au billard, plusieurs commissaires se passaient de mains en mains le petit prisonnier, en lui lançant au visage des bouffées de fumée. Il se réfugia auprès de Gagnié, et celui-ci lui dit : « Je suis fâché de vous voir en cet état. Monsieur Charles… — Comment ? Tu ne me tutoies pas ? fit l’enfant ; tu m’appelles Monsieur ? Tu n’es donc point au pas ? Pour te punir, bois un verre d’eau ! » Il remplit d’eau un verre que Gagnié vida par complaisance. « Je vous remercie. Monsieur Charles. — … Toujours Monsieur ? Oh ! je vois bien que tu n’es point au pas… Bois encore un verre d’eau. — Pour le coup, protesta Gagnié, je vous suis obligé, je ne bois pas tant d’eau que ça ! » Le jeune prince « riait aux éclats, » jugeant comique de réprimander pour sa tiédeur égalitaire et d’abreuver d’eau un de ces hommes dont il avait remarqué le goût pour l’élocution civique et les boissons moins anodines. La scène dut se passer au milieu d’octobre 1793, s’il est exact, comme le rapporte Gagnié, qu’elle eut pour résultat l’enlèvement du billard ; l’ordre de le supprimer est, en effet, du 25 vendémiaire an II. Le rapprochement est douloureux de cette date avec les mots : le jeune prince riait aux éclats ; le 2.3 vendémiaire, c’est le 16 octobre ! Peut-être, tandis que l’enfant bien-aimé de Marie-Antoinette s’égayait ainsi avec ses geôliers, la Reine, prête à mourir, écrivait-elle l’adieu déchirant que la venue du bourreau interrompit ; peut-être la charrette de Sanson la trainait-elle déjà à travers Paris. Ils le savaient, eux ; il ne pouvait pas se faire qu’ils n’y pensassent point, et ils excitaient ces rires d’enfant ; ils osaient affronter ce clair regard… Quels hommes et quel temps !


Avec la Reine disparaissait le principal obstacle à la séquestration et à l’enlèvement éventuel du Dauphin ; ceux qui ont sacrifié la mère sont ceux aussi qui méditent de s’emparer du fils et nul, on le reconnaîtra, n’est mieux placé pour atteindre ce but que Chaumette régnant au Temple comme en pays conquis. Le voilà débarrassé également des Lepitre, des Lebœuf et autres collègues de la Commune, coupables, non point tant de s’être montrés pitoyables que de témoigner au prisonnier un zèle attentionné, menaçant pour la réussite du plan qu’il a conçu. Il ne veut pas permettre à d’autres de lui souffler le bénéfice qu’il escompte. De sa machination n’existe, on le répète, aucune preuve écrite ni tangible ; mais elle ressort évidente et de la duplicité de l’homme et de l’enchaînement des mesures qu’il prescrit. Ainsi, le 19 novembre, paraîtront devant le tribunal révolutionnaire, les municipaux dont il est urgent de purger le Temple : Dangé, Lebœuf, Lepitre, Vincent, Bugneau, Moelle, Michonis et Jobert. On veut se débarrasser d’eux et se procurer un motif de leur interdire, pour un certain temps du moins, l’accès de la prison royale ; mais il importe aussi de ne point donner d’éclat à leur procès, afin de ne pas attirer l’attention sur le Temple. De Toulan, le plus compromis, et qu’on aurait du mal à sauver, on a facilité la fuite. Cortey, qui a été l’introducteur du baron de Batz au Temple, n’est pas inquiété : il commande toujours sa compagnie de la garde nationale.

Voilà les autres devant le tribunal, accusés d’avoir comploté l’évasion de la famille royale ; et l’inculpation est d’autant plus grave que la Commune leur avait confié la garde des prisonniers : leur condamnation est donc certaine, si prévue, que, le matin même du procès, Mme Lepitre étant venue à sa section solliciter l’autorisation d’entrer à la Conciergerie pour y voir son mari, entend un secrétaire grommeler : « Son mari ? Il est maintenant sur l’échafaud ! » Mais non ! Fouquier-Tinville a des ordres : on lui a bien recommandé la prudence : il lui est interdit de parler du Temple : « Supprimer les détails du projet que fit échouer Simon…, détails à omettre pour ne pas suggérer de tels moyens publiquement. » Et quand il se disposera à risquer dans son réquisitoire une allusion au député Chabot à qui la marquise de Jeanson avait offert un million s’il parvenait à sauver la Reine, nouvelle injonction comminatoire : « Ne pas parler de la femme Jeanson qui avait gagné Chabot. » Voilà pourquoi, quand Lebœuf, Michonis et leurs collègues comparaissent devant l’implacable tribunal, leur jugement est une comédie : Lepitre qui, pourtant, a touché de Jarjayes 100 000 livres, « subit un interrogatoire qui le surprend par le peu d’importance qu’on paraît y attacher ; » Tison qui, le premier, a dénoncé les coupables, n’est pas appelé à témoigner ; aucun membre de la Commune ne dépose contre eux ; Fouquier-Tinville se désintéresse de l’affaire : il a cédé la parole à l’un de ses substituts ; même le Bulletin du Tribunal, passe sous silence les débats. Tous les accusés sont acquittés, embrassés par les juges et par les jurés, sauf Michonis que l’on gardera en prison.

Cependant le déblaiement du Temple se poursuit activement : c’est Hébert qui y préside, car son compère Chaumette est allé se reposer à Nevers, dans sa famille. Comme il y faut un prétexte, on saisit celui, — sordide, — d’une mesure économique : les 500 000 livres attribuées par l’Assemblée législative à l’entretien du prisonnier sont épuisées et la charge va incomber au budget de la Commune. Dès le 24 septembre, on a enlevé à Madame Elisabeth et à Madame Royale les deux cuillers d’argent dont elles faisaient usage, leur sucrier de porcelaine et d’autres objets jugés trop élégants. Tison leur est retiré : depuis qu’il est seul pour les servir, il passe pour s’être fait circonvenir par elles ; mais l’accusation est très vague ; pour mieux dire, elle n’est même pas formulée, et la Commune, docilement, sans réclamer un mot d’explication, permet que Tison demeure désormais captif, dans la petite Tour, au secret absolu, sans que Chaumette et Hébert, qui ont intérêt à l’escamoter, daignent publier quel est son crime et quelle faute expie ce prisonnier de leur bon plaisir. Mathey, le concierge économe, et le coiffeur Danjou, sont supprimés de même façon. On cherche, manifestement, à évincer tous ceux qui, attachés au service de la prison dès le début de la captivité, ont vu, depuis plus d’un an, grandir le Dauphin. Le 1er octobre, la réforme du Temple est opérée : au lieu de trente employés, il n’y en aura plus que quatorze : le porte-clefs Le Baron, le chef d’office Remy, son collègue Maçon, l’argentier Mauduit, les porteurs de bois, sont expulsés ; Cailleux, l’administrateur, est « absent. » Quelques jours plus tard, il est décidé que « l’usage de la pâtisserie et de la volaille sera supprimé : » les détenus n’auront plus à leur diner « qu’un seul potage, un bouilli, un plat quelconque et une bouteille de vin par jour. » Simon, sa femme et « l’enfant qui leur est confié, » seront nourris comme les commissaires : à diner, un potage, un bouilli, un rôti, deux entremets, deux assiettes de dessert, ce qui va permettre de renvoyer les trois garçons servants qui sont là depuis le 13 août 1792. Et Turgy monte, pour la dernière fois, le diner des prisonniers ; il lui est interdit de dresser la table : il remet à chacune des princesses un morceau de bœuf, un gros pain, une cuiller d’étain, une fourchette de fer, et, le lendemain, à six heures du matin, ordre lui est signifié de sortir du Temple sur-le-champ. Cette expulsion n’a point, d’ailleurs, quoi qu’on en dise, l’économie pour motif, puisque, peu de jours après, les trois garçons servants congédiés sont remplacés par un même nombre de serviteurs : Caron, Lermouzeau et Vandebourg. Un nouvel économe est désigné : c’est Coru, un tonnelier, membre de la Commune, à qui l’on attribue 4 000 livres d’appointements. Si on ne se débarrasse pas de Gagnié, le chef de la bouche, c’est parce qu’il a consenti de grosses avances aux fournisseurs et qu’on ne sait comment le rembourser.

Et Simon ? Maintenant que son rôle est joué, on le pousse dehors. Au début de décembre, dans son zèle plus ardent qu’avisé, il a tenté de récidiver l’exploit qui lui a valu tant d’éloges, lors de l’interrogatoire du Dauphin. Cette fois, soit parce que personne ne l’inspire, soit que son espiègle élève se fût joué de sa niaiserie, celle-ci s’étale au grand jour : n’a-t-il pas la sottise d’adresser au Conseil général un rapport attestant que « Charles Capet se tourmente, » au sujet de « faits importants pour le salut de la République : » il entend, à l’étage des femmes, entre six et neuf heures, des coups frappés régulièrement, puis des pas : ça ne l’étonnerait pas que les prisonnières cachassent de faux assignats, de leur fabrication peut-être, qu’elles passeraient ensuite par la fenêtre « pour les communiquer à quelqu’un… » Simon, lui, « étant un peu dur d’oreille, » n’a rien entendu ; mais « son épouse a confirmé les dires de Charles Capet… » Cette mystification, lue au Conseil général, n’a aucun succès ; quelques membres, habitués du Temple, émettent l’hypothèse que ces bruits « sont occasionnés par le bois que les détenues arrangent et par les fagots qu’elles font et défont. » En réalité, ce qu’on entendait, c’était le choc des palets que faisaient mouvoir les deux princesses au cours de leur quotidienne partie de trictrac. Mais cet impair n’a pas accru le prestige du cordonnier : comme Chaumette ne le patronne plus, le Conseil ne lui témoigne plus aucun ménagement. On ne lui permet maintenant de descendre au jardin que sous la surveillance continue d’un de ses collègues ; peu après, on lui refuse la carte permettant de circuler hors du Temple et d’y rentrer à sa fantaisie ; un jour qu’il exprime le désir d’aller jusqu’à son domicile pour y prendre quelques effets, on l’y autorise, à condition qu’il sera accompagné de deux commissaires : quand, le 27 décembre, il sollicite la faveur d’assister à la fête qui doit se célébrer à l’occasion de la prise de Toulon, on la lui refuse. Il est désormais prisonnier de ses fonctions : il y tient pourtant parce qu’elles sont lucratives : » royalement » logé, bien nourri, chauffé, éclairé, blanchi et 9 000 livres ! Jamais le couple ne connaîtra telle opulence.

Et peut-être aussi s’est-il attaché au disciple dont il imagine avoir ouvert l’esprit aux idées nouvelles. Est-il admissible, en effet, que ce ménage de vieilles gens ne se soit pris de tendresse pour cet enfant si attachant par son malheur et par sa gentillesse, si plein d’entrain aussi, qui rit à tout propos et chante toute la journée comme les oiseaux de sa volière ? Le cordonnier est brusque, à la vérité, il jure, il sacre, il allonge parfois des taloches, il ne se refuse pas le plaisir de se faire apporter par le Roi de France, ses pantoufles ou son eau chaude : — c’est si tentant ! — Mais on le sait, « il n’est pas dépourvu de sensibilité » et il s’attendrit facilement. En ce qui concerne la Simon qui n’a jamais été mère, on la devrait supposer dissemblable de toutes les femmes pour croire qu’elle n’aimât point, — à sa manière, — ce petit Capet dont la présence continue la distrait, l’égaie et la flatte. Même en admettant que le cordonnier fût un monstre et sa femme une mégère, il faudrait encore qu’ils fussent en ce genre des phénomènes pour avoir entrepris, — comme on l’a dit, — le lent assassinat de cet orphelin qui peut être demain leur Roi, et qu’ils demeurassent les seuls à ne pas comprendre que leur intérêt est de se ménager, pour l’avenir incertain, sinon sa gratitude, du moins son indulgence.

Quant à Chaumette, — qui l’a compris, lui, — il se sent, de jour en jour, cerné dans une impasse ; il a déchaîné les fauves, et il est impuissant à les réintégrer dans leurs cages. Depuis son retour de Nevers, il marche à l’abime : il essaie de jeter en pâture à la meute qui le pousse tout ce que, depuis des siècles, vénère le grand Paris : il installe une figurante de l’Opéra sur l’autel de Notre-Dame, reçoit à l’Hôtel de Ville la châsse profanée de Sainte Geneviève. Les séances de la Commune se muent en charges sacrilèges : il y « baptise » un jeune esclave américain de douze ans, sur la tête duquel, en manière d’ondoiement, il pose son écharpe tricolore ; et, sous son inspiration, le Conseil général perdant jusqu’au sentiment du ridicule « charge Dorat-Cubières, son secrétaire, et Ch. Villette, interprète de la Commune, » de convertir le pape et les cardinaux en traduisant à cet effet en langue italienne tous les procès-verbaux qui constatent l’abjuration des prêtres, afin d’envoyer ces actes à Sa Sainteté et à Leurs Eminences. » Malgré ces surenchères, il se sait guetté : à la Convention, au Comité de Salut public, après avoir tremblé devant lui, on le méprise, on le hait, on ne le craint plus : de terribles rancunes, encore dissimulées, montent en flux menaçant : le temps presse pour Chaumette et pour Hébert, s’ils considèrent l’enfant du Temple comme un palladium sauveur, de s’armer, contre leurs adversaires, de ce talisman dont eux seuls disposent et que convoitent secrètement tant de partis


G. LENOTRE.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 décembre et 1er janvier.