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Le Roi Mystère/Partie 1/08

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 55-59).
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1re partie

VIII

LE ROI

Dans le salon dont les fenêtres donnaient sur la place de la Roquette, l’arrivée tant attendue du singulier amphitryon que les uns ne connaissaient que sous les initiales R. C., et que les autres appelaient déjà : le roi des Catacombes, semblait avoir changé en autant de statues tous les personnages présents. Puis, sur un geste de lui, empreint d’une grâce parfaite, sur un mot qui était à la fois une prière et un ordre, les statues étaient revenues à la vie, avaient fait les mouvements nécessaires pour s’asseoir à la place qui leur était indiquée…

Les mains pleines de fleurs qu’il venait de leur offrir et qu’elles avaient reçues sans un mot, sans un geste de remerciement, tant leur émotion avait été forte, les deux femmes s’étaient assises à côté du roi. Il leur parlait, elles l’entendaient, mais ne lui répondaient pas. Il dut en souriant les débarrasser de leur fardeau embaumé. Elles le regardaient.

Enfin, elles le voyaient, le roi Mystère ! Le roi des Catacombes ! C’était ce beau jeune homme si pâle, qui pouvait avoir au plus vingt-huit ans, aux grands yeux noirs à la fois si doux, si profonds, si attirants, si redoutables ! L’ovale de sa figure était parfait. Le front était harmonieux sous la volute légère de sa chevelure châtaine ; une mince moustache blonde ombrageait sa lèvre un peu relevée, dédaigneuse.

Ce qu’un tel visage pouvait offrir de trop charmant, de trop féminin, était immédiatement corrigé par le relief un peu accentué des pommettes, signe de ruse, et par le développement des muscles maxillaires, signe de force.

Il portait l’habit à la française avec l’élégance de jadis. Il avait la culotte de soie, les bas de soie. Un gilet de soie noire s’ouvrait sur une chemise à jabot d’une grande finesse qu’attachait une perle unique du plus grand prix. Il avait des manchettes de dentelle d’où sortaient des mains longues et fines, des mains de femme. Une cravate, une sorte d’écharpe de mousseline faisait plusieurs fois le tour de son cou et achevait de lui donner cet aspect délicieux qu’avaient les élégants d’autrefois… il y a deux cents ans… et cependant, dans ce costume d’un autre âge, il apparaissait jeune… jeune… C’était la jeunesse même, rayonnante de grâce, de force et d’espérance !

Seul, Sinnamari était resté debout, le sourcil mauvais, les yeux fixes, poursuivant de son regard de flammes l’audacieux qui osait jouer un pareil jeu devant lui, le procureur impérial.

— Monsieur le procureur impérial, ayez donc la bonté de vous asseoir, là, en face de moi !… pria le jeune homme.

— Monsieur !… commença Sinnamari.

— Monsieur, je ne vous écouterai que lorsque vous m’aurez fait l’honneur de vous asseoir à ma table…

Sinnamari fit, glacial :

— Mon devoir, monsieur, est de vous faire arrêter sur-le-champ.

— Au dessert, mon cher procureur, au dessert !… Chaque chose en son temps, répliqua R. C. en éclatant de rire. Que diable ! On n’est pas magistrat tout le temps ! Nous causerons d’affaires sérieuses au dessert ! Maintenant, il faut manger, il faut boire, il faut rire ! Nous pleurerons au dessert, je vous le promets.

Et il ajouta sur un tel ton de noblesse, de politesse raffinée que les deux femmes ne purent retenir un murmure d’admiration :

— Monsieur le procureur impérial, ce sont ces dames qui vous en prient.

Sinnamari, toujours debout derrière sa chaise, avait eu un mouvement d’hésitation. Maintenant, Marcelle Férand, Raoul Gosselin, Wat, Eustache Grimm suppliaient le procureur de s’asseoir. Quant à la Mouna, elle n’avait pas la force de parler.

— Auriez-vous peur, monsieur le procureur impérial ? demanda R. C. railleur. En ce cas, je vais donner l’ordre qu’on vous reconduise au milieu de vos agents.

Et R. C. avança la main sur un timbre que l’on avait mis à sa portée.

Sinnamari rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— Je n’ai peur de rien, monsieur ! Pas même de souper avec vous… Mais je vous préviens que je vous fais arrêter au dessert !

Et il s’assit.

— Encore ! reprit R. C. en riant de tout son cœur. Encore !… Oubliez donc pour un instant, monsieur le procureur impérial, ces vilaines préoccupations policières… elles sont tout au plus dignes d’un Dixmer… Ce pauvre Dixmer !… Vous avez vu dans quel état il était, mesdames !… J’espère qu’il n’a pas réussi à vous effrayer ?

— Oh ! Pas du tout ! s’exclama joyeusement Marcelle Férand. Moi, je suis tout à fait enchantée… j’adore les brigands…

— Et vous, mademoiselle, aimez-vous les brigands ? demanda R. C. à sa voisine de gauche.

Celle-ci répondit :

— Moi, monsieur, je suis la Mouna.

— Mes compliments ! répliqua R. C.

On rit. Le notaire lui-même rit, le greffier lui-même rit, Sinnamari sourit. Seul, Régine ne se dérida point. Il semblait le seul qui ne vît ni n’entendît. Depuis qu’il avait aperçu la guillotine sur la place de la Roquette, il n’avait même pas eu la force de continuer à se plaindre de l’étrange contrainte qu’il avait dû subir.

— Vous paraissez triste, monsieur Régine ?

C’était R. C. qui l’interrogeait.

Régine leva la tête et regarda l’homme qui lui parlait, comme s’il sortait d’un mauvais rêve…

— Moi ?…

Et la tête de Régine était si lugubre qu’on ne put s’empêcher encore d’en rire…

— Mais oui, vous, mon cher convive… Vous ne mangez pas… vous ne parlez pas !… Vous n’êtes pas malade ?…

Régine se recueillit un instant.

— Pourriez-vous m’expliquer, monsieur, finit-il par dire, pourquoi vous m’avez fait si brutalement enlever ?

— Moi ? s’écria R. C. Je vous ai fait enlever ?…

— Mon Dieu, monsieur, j’imagine que tout ceci s’est passé sur vos ordres… Ne suis-je point ici votre prisonnier ?…

— Mon prisonnier ! Que signifie ?… Personne n’est ici mon prisonnier !… Chacun est libre de s’en aller, comme chacun a été libre de venir. J’en appelle à tous mes convives… Mesdames ! Messieurs !

Il y eut un murmure de protestations joyeuses.

Sinnamari lui-même commençait à s’amuser. C’était un artiste dans son genre et il aimait le côté pittoresque des affaires les plus tragiques ; sa perspicacité naturelle, développée par une longue expérience de la magistrature, lui faisait penser que cette histoire pourrait bien ne pas toujours être aussi plaisante, mais cela ne l’empêchait point de se réjouir de la mine déconfite de Régine.

— Monsieur, déclara Régine, j’ai été l’objet d’une brutale agression, j’ai été enfermé pendant quatre heures dans une voiture, j’ai été amené ici avec un bandeau sur les yeux et un bâillon sur la bouche. Cela peut amuser beaucoup mes amis… Quant à moi…

R. C. ne le laissa pas continuer :

— Que me dites-vous là, mon cher hôte ? Mais c’est déplorable !… Mais c’est inexplicable !… Agréez toutes mes excuses… Ce sont là des manières que j’ai sévèrement interdites à mes gens…

Et il frappa deux coups sur un timbre… Un homme entra. C’était un petit vieux bien propre, habillé d’une longue redingote noire usée qui lui pendait jusqu’aux pieds. Il portait lunettes et paraissait fort myope. Il avait sous le bras un énorme livre à couverture verte et à coins de cuivre, comme on en voit dans les casiers de toute comptabilité qui se respecte.

— Ah ! vous voilà, monsieur le chef du contentieux ! dit R. C.

Et, se tournant vers ces dames :

— Vous m’excuserez, mesdames, mais je désirerais immédiatement tirer au clair cette déplorable histoire… Vous avez là le grand-livre ? reprit-il en s’adressant à l’homme qui se tenait à demi incliné, dans une pose pleine de respectueuse attente. Il est au net ? À quelle heure avez-vous transcrit le dernier rapport ?

— À l’instant, maître V. sort d’ici. Toutes les demi-heures, il doit venir rédiger un nouveau rapport sur l’affaire Desjardies et c’est moi-même qui transcris sur le grand-livre tout ce qui concerne personnellement les débiteurs.

— Bien. Lisez-moi le rapport Régine.

Le petit vieil homme glissa son doigt le long des pages du livre en disant entre ses dents :

— R… R… R… Ra… Ra… Ré… Régine… Régine, voilà… Faut-il tout lire ? demanda le chef du contentieux.

— Mais non ! seulement le dernier rapport Régine, répliqua R. C. sans impatience.

L’homme sauta cinq, six, sept grandes pages, ce qui prouvait aux yeux des moins observateurs que les rapports ne manquaient point sur le chef du cabinet du ministre de la guerre ; c’était si manifeste que tous les convives éclatèrent encore de rire, à l’exception toujours de Régine, qui se demandait s’il était réellement éveillé, s’il n’était point la proie de quelque cocasse et effroyable cauchemar… Que pouvait bien signifier ce chef du contentieux, ce grand-livre, où, lui, Régine, figurait comme débiteur ?

L’homme lut :

« Hier soir, j’ai commandé pour cette nuit, à minuit et demi, quatre hommes du deuxième peloton de la première compagnie des chasseurs noirs. Consigne donnée : enlever Régine à sa sortie du Théâtre-Français où il se rendra ce soir avec Mme Régine, soirée d’abonnement. Ne pas inquiéter Mme Régine, qui ne devra s’apercevoir de rien. Ramener Régine en voiture ; l’amener à quatre heures et demie au salon Pompadour. Les quatre hommes, après avoir consulté le dossier Régine chez l’archiviste, ont pris leurs dispositions et la consigne a été strictement exécutée. — N. B. Nécessité d’agir par la force avec Régine, qui ne serait jamais venu de son plein gré au salon Pompadour ; voir à ce propos le dossier, cote 125. »

Le chef du contentieux, ayant lu, se tut.

— C’est bien, monsieur, fit R. C.

Et le petit vieux s’en alla. R. C., tourné vers Régine, dit :

— Mon cher hôte, encore une fois, agréez toutes mes excuses ; je suis persuadé que mes gens ont eu tort ; je vous promets d’examiner dès demain la cote 125 de votre dossier, et, s’il ne m’est pas absolument démontré que, pour avoir le bonheur de vous posséder ici, il fallait employer des mesures aussi regrettables, les coupables seront sévèrement punis. Je leur avais pourtant bien recommandé de n’user de la contrainte par corps qu’à la dernière extrémité… Mais parbleu, ils auront trouvé la force plus facile !… Que ne s’est-on servi de la ruse vis-à-vis de vous comme pour M. le procureur impérial.

— De la ruse ! s’écria Sinnamari. Je suis venu ici de mon plein gré…

— Évidemment… Mais après que votre curiosité eut été éveillée par les rapports de Dixmer… Dixmer, depuis trois jours, n’a découvert de notre organisation, monsieur le procureur impérial, que ce que nous avons bien voulu lui en montrer… suffisamment pour que vous ayez été le magistrat le plus intrigué du monde… Vous êtes curieux et vous êtes brave, monsieur Sinnamari, vous êtes venu…

— Voudriez-vous dire… s’écria Régine.

— Oh ! Monsieur, interrompit immédiatement R. C., je vous sais aussi brave que notre cher procureur, mais vous êtes plus sensible… Et il était à craindre que la vue de la guillotine…

— Je suis aussi sensible que mon ami Régine, fit Marcelle Férand, et je vous avouerai que je vous en veux un peu du dessert que vous nous avez ménagé ! Vous teniez donc bien à nous montrer comment on guillotine un homme…

À ces paroles, R. C. se leva, alla à la fenêtre, souleva le rideau et, montrant à travers les vitres l’ombre sinistre de la machine de mort, dit sur un ton dont on ne saurait rendre la majesté :

J’ai voulu vous montrer comment on ne guillotine pas un homme, madame !