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Le Roi Mystère/Partie 2/04

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 126-137).
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2e partie

IV

L’AMATEUR DE PERROQUETS

Le matin même de ce jour qui vit se dérouler des événements si importants pour notre récit, vers dix heures et demie, un homme qu’à sa belle barbe blonde taillée en éventail, on reconnaissait pour ne pouvoir être autre que Philibert Wat lui-même, remontait l’avenue des Champs-Élysées.

Ceux qui le connaissaient — et qui ne connaissait, à Paris, l’homme d’affaires tout-puissant, le plus élégant des financiers, le gendre du président du conseil ? — pouvaient s’étonner de le voir de si bon matin, par un froid solide, à pied, dans une avenue qu’il ne fréquentait ordinairement qu’à l’heure du Bois, en fringant équipage, car Philibert aimait le luxe, les beaux chevaux, les belles maîtresses, et tout ce qui, d’après lui, rendait la vie supportable dans une ville comme Paris.

Ce matin-là, Philibert paraissait fort soucieux. Les événements de la dernière nuit l’avaient étrangement troublé. Bien qu’il n’eût été mêlé en rien à l’assassinat de Didier non plus qu’à celui de Lamblin, il avait été mis cependant au courant de leur tentative de chantage et il avait partie assez étroitement liée avec Sinnamari et Eustache Grimm pour s’émouvoir de ce qui pouvait leur survenir de désagréable. Or, il ne pouvait rien leur arriver de plus déplaisant que l’évasion de ce Desjardies, dont l’exécution eût si merveilleusement conclu les deux affaires Lamblin et Didier.

Et, à ce propos, Philibert se demandait pour la centième fois qui était ce fantastique roi Mystère qui se mêlait si audacieusement de choses qui ne le regardaient pas ? Qui était cet être extraordinaire dont il venait de mesurer la toute-puissance ? Ce R. C., avec lequel il avait soupé dans des conditions si bizarres et si tragiques ? Le comte de Teramo-Girgenti lui avait dit que c’était un de ses amis. Le comte ne s’était pas moqué de lui ? Il eût été tenté de le croire s’il n’eût senti contre sa poitrine les 25 000 francs perdus par le comte, et qu’il venait de toucher chez le banquier de R. C. ! Tout de même, il allait interroger sérieusement Teramo-Girgenti ! Et Philibert pressa le pas vers l’hôtel que venait d’acheter le comte, au coin de l’avenue des Champs-Élysées et de la rue du Colisée.

Philibert avait déjà dépassé le rond-point et il se préparait à sonner à la grille de l’hôtel quand il vit descendre vers lui, sur le trottoir, un noble vieillard qu’il reconnut immédiatement. Le noble vieillard avait sur son poing un perroquet.

M. de Teramo-Girgenti ! fit Wat, et il s’avança vivement vers le comte ; mais celui-ci lui montrait déjà l’oiseau.

— Comment le trouvez-vous ? demanda-t-il. Il est superbe ! Vous savez, c’est moi qui l’ai déniché ! C’était un voisin. Je l’entendais, tous les matins, en sortant de chez moi, annoncer aux passants qu’il « avait bien déjeuné ». C’est par le plus grand des hasards qu’en rentrant de ma promenade, je l’ai découvert chez un savetier qui a établi son échoppe dans un sous-sol de la rue du Colisée… Je suis bien content… Le bonhomme me l’a laissé pour quinze louis !… C’est pour rien ! Il y tenait tant ! Comment le trouvez-vous ?

Philibert Wat trouvait que ce perroquet ressemblait à tous les perroquets, et ne parvenait point à comprendre comment un homme qui paraissait aussi sain d’esprit que le comte, avait payé trois cents francs un oiseau aussi vulgaire.

— Rentrons vite, fit Teramo-Girgenti, ou il va attraper froid…

La grille qui donnait accès dans les jardins de l’hôtel du comte s’ouvrit sans que celui-ci eût même touché le bouton de la sonnette.

Wat ne s’étonna pas. Il avait déjà pu constater, depuis le peu de temps qu’il connaissait ce singulier personnage, que le comte de Teramo-Girgenti était servi comme nul prince au monde ne pouvait se vanter de l’être.

Qu’était donc exactement ce comte de Teramo-Girgenti, que le président des Cortès avait recommandé à la bienveillante attention de Sinnamari… ? À l’entendre, il connaissait personnellement la plupart des princes régnants, et se prétendait apparenté avec les plus nobles familles d’Espagne et d’Italie.

À Paris, on ne connaissait pas ce grand seigneur ; le comte prétendait n’y être point venu depuis des siècles, et ce détail avait évidemment suffi pour classer le personnage dans l’esprit de Philibert Wat parmi les fantaisistes. Mais ce fantaisiste avait, depuis les quelques jours qu’il se trouvait à Paris, jeté une fortune par les glaces de son coupé, un coupé traîné par une paire de bais qui valaient bien deux mille louis.

En quarante-huit heures son intendant lui avait acheté cet hôtel et l’avait royalement meublé… Une armée d’ouvriers avaient fait de cet immeuble, bourgeoisement banal, un véritable palais que le comte s’était plu à remplir des bibelots les plus rares.

Plus encore que sa passion pour les bibelots, l’ineffable amour de Teramo pour les perroquets avait stupéfait le banquier. Au moins, en ce qui concernait les bibelots, le comte choisissait, et si bien que n’eût pas mieux fait le plus habile des experts, mais jamais il ne choisissait parmi les perroquets qu’il rencontrait sur son chemin ; il les achetait tous ! Et il ordonnait qu’on les portât immédiatement chez lui quand il ne les rapportait lui-même, comme il venait encore de le faire.

Le gendre du président du conseil avait envoyé des télégrammes à Rome, à Madrid, à Vienne, à Berlin, chez les princes et chez les ministres qui s’étaient portés garants du comte auprès de lui, et de partout il n’avait obtenu que cette explication brève, mais décisive, et conçue presque toujours en ces termes : « Faites ce que vous dira le comte. C’est un gentilhomme, et je m’honore d’être son ami. » Et Philibert Wat avait fini par penser qu’il se trouvait en face de quelque prince du sang qui avait ses raisons pour déguiser sa véritable personnalité.

… Quand ils eurent passé la grille et que celle-ci se fut refermée derrière eux, le concierge, sans mot dire, vint prendre le perroquet sur le poing du comte.

— Et qu’est-ce que vous allez faire de cette bête ? demanda Wat au comte.

— Elle va aller rejoindre les autres dans la cage de la rue de Ponthieu !…

— Et vous tenez réellement à ce perroquet ?

— Beaucoup !

— Vous irez le voir dans sa cage ?

— Jamais !

— Comment ! Jamais !… Et tous les perroquets que vous achetez, alors, mon cher comte ?

— Je ne les revois jamais.

— C’est tout à fait inexplicable.

— Si… je vous expliquerai cela… un autre jour… le jour où nous pendrons la crémaillère, mon cher monsieur Wat !

— Et ce sera bientôt ?

— Je l’espère… dans une quinzaine de jours, peut-être… Cela dépend de mon intendant, qui est le plus méchant intendant que je connaisse… Il est lent ! Il est lent !… Nous devrions être complètement installés depuis longtemps !

Le comte et Wat étaient arrivés au bas du perron de l’hôtel.

— Allons, mon cher Wat, rentrons… J’ai hâte de me reposer, fit Teramo-Girgenti. Voilà trois heures que je marche !…

— Trois heures ! répliqua Philibert… C’est donc un régime ?

— Oui, c’est un régime… À mon âge, il le faut, hélas !

— Oh ! À votre âge…

— Quel âge me donnez-vous ?

— Eh bien ! je vous donne entre soixante et soixante-cinq ans, bien que vous ne les paraissiez pas, mon cher comte…

— J’ai vingt ans ! interrompit Teramo… Vingt ans et trois mois… Pas un jour de plus !…

Et il poussa Philibert Wat dans le vestibule de l’hôtel.

Philibert riait. Quant à Teramo, il ne riait pas ; jamais Philibert ne l’avait vu rire.

Teramo-Girgenti paraissait, en effet, une soixantaine d’années, plutôt un peu plus qu’un peu moins. Les sourcils blancs touffus, la moustache épaisse et toute blanche retombant de chaque côté d’une bouche bien dessinée, mais aux commissures dures, amères, le collier de barbe blanche et toute la chevelure chenue tombant en boucles d’argent sur les oreilles qu’elles cachaient, devaient contribuer beaucoup à vieillir un visage qui, par certains côtés, pouvait paraître jeune encore ; les joues n’étaient point creusées ; un sang généreux devait courir encore sous cet épiderme si pâle. Les traits étaient réguliers. Teramo-Girgenti ressemblait beaucoup à cette tête de l’apothéose d’Homère, dessinée par Ingres. Seulement, il portait des lunettes d’or, et c’est un ornement qui manquait à Homère. Il était d’une belle taille, les épaules très légèrement voûtées ; tous ses gestes étaient calmes et harmonieux. Sa voix était douce, et il parlait le français avec un léger accent italien qui ne manquait point de saveur.

Wat s’était arrêté soudain au milieu de son rire en percevant une voix, une voix aiguë et désagréable, qu’il avait déjà entendue quelque part, sans qu’il pût préciser où…

La voix criait derrière la porte : « Master Bob ! Master Bob ! Je vais vous raconter l’histoire de Mlle Belladone et l’assassinat du Ponte-Rouge ! »

Le comte, dans le moment que Philibert écoutait cette voix, s’était vivement retourné vers lui. Il le fit entrer, ou plutôt il le poussa dans une pièce assez sombre, meublée à la turque. Là, ne lui laissant pas le temps d’admirer les panoplies, les armes rares, les spécimens uniques de yatagans, de fusils aux crosses incrustées d’argent, de cuivre et d’ivoire qui ornaient les murs, il s’excusa de le recevoir dans ce « cabinet de débarras », mais il tenait à ne lui montrer son hôtel que lorsque son intendant aurait rendu celui-ci digne d’un Parisien aussi averti que l’était Philibert Wat !

Sur quoi, il le pria de s’asseoir, insista pour qu’il prît quelques cuillerées de ses confitures parfumées qu’un domestique nègre, qu’il appelait Ali, avait apportées.

Ces confitures de toutes couleurs brillaient comme une fusion de joyaux dans les cases de cristal d’une immense coupe de ce verre que l’on appelle aventurine, et que seuls obtiennent les ouvriers de Venise par des procédés secrets, verre si remarquable par le semis de ses petits cristaux prismatiques, à quatre faces, très brillants et sans nombre ayant l’apparence du cuivre.

Mais Philibert Wat, qui était une bien petite bouche, ne voulut rien prendre et remercia. Le comte s’étendit sur un divan, et, pendant qu’il prenait des mains d’Ali une sorte d’étui de cristal, au fond duquel on apercevait quelques gouttes d’une liqueur opaline :

— Vous avez tort, mon cher ami, dit-il, de ne point goûter à ces confitures qui me viennent de Fez et qui sont un cadeau annuel de mon ami le seigneur Sidi ben Kadour, ministre de la guerre de Sid’na Mohamet-Ali.

— On raconte, interrompit Wat sans s’émouvoir, que ce Sidi ben Kadour est le plus vieil homme de la terre. Aurait-il vraiment cent trente ans ?

— Mon Dieu ! répliqua le comte, la chose est exacte, je crois bien, et ses cent trente ans ne l’empêchent pas d’être plus jeune que moi, qui n’en ai que vingt ! Vingt ans !… C’est incroyable… comme le temps passe… Je suis né, cette fois, en Syrie, mon cher monsieur Wat, le jour même où l’amiral Napier se mit à bombarder Saint-Jean-d’Acre. Je me rappelle très bien ! J’ai dû attendre, dans mon cercueil, pendant douze heures, que toute cette méchante canonnade ait pris fin…

— Comment vous trouviez-vous là le jour de votre naissance ? demanda, sans sourciller, Philibert Wat.

— Mon Dieu, c’est bien simple !… Je m’y étais fait enterrer soixante-quinze ans auparavant ! Vous savez bien, mon cher monsieur Wat, que je me fais enterrer tous les cent ans pour soixante-quinze ans, ce qui me laisse vingt-cinq ans à vivre tous les siècles. J’ai donc encore cinq bonnes années devant moi… Seulement, cette fois, je sens qu’il faut que je me surveille, et surtout que je n’engraisse pas !… Que voulez-vous ? Je ne suis pas un homme éternel !… Aussi, pour atteindre mes vingt-cinq ans, me faut-il souvent prendre des précautions… Dans la saison, mon cher monsieur Wat, je vais aux eaux. Mais, au fond, il n’y a encore que la marche… La marche est souveraine… et aussi cette mixture de perles de Ceylan écrasées dans du baume de Fingal !… Si vous en voulez un peu, permettez-moi de vous en faire servir.

— À combien vous revient la goutte de cette mixture ? interrogea curieusement Wat.

— Oh ! vous attachez quelque importance à ce détail !… Moi, je ne pourrais vous dire… Attendez ! Je vais interroger Ali.

Le domestique nègre s’avança, dit :

— Cinq mille francs la goutte, monseigneur. Puis il salua et sortit.

Philibert sursauta. Le comte le calma.

— Vous savez, mon cher, que vous auriez tort de vous gêner, fit-il… J’ai, aux Indes, trois pêcheries de perles inépuisables et je n’ai pas envie de m’établir bijoutier… Voyons, mon cher Wat, me voyez-vous en bijoutier ?… Une vitrine rue de la Paix… « Maison Teramo-Girgenti… Perles de Ceylan »… Je serais à jamais déshonoré dans ce monde et… je n’oserais plus me représenter dans l’autre !… Sérieusement, que voulez-vous que je fasse de mes perles, si je ne les mange pas ?

Philibert, qui était galant, répondit au comte :

— Si vous ne mangiez pas vos perles, vous pourriez les donner aux dames.

— Oh ! mon cher monsieur ! Les femmes sont si ingrates !… J’en suis bien revenu, allez ! depuis deux mille ans…

— Depuis deux mille ans ! En vérité, vous avez commencé votre régime il y a deux mille ans ?

— À peu près… Mais je dois à la vérité de dire que la mémoire me fait un peu défaut quand je me reporte à cette époque lointaine où je suis né pour la première fois. Et puis, la première fois ne compte pas ! C’était là un accident, un simple accident… Tandis que les autres fois, c’est moi qui ai voulu ma naissance !… Après avoir préparé ma mort !… Les autres fois, j’étais, si j’ose dire, mon propre père… Puisque ma volonté seule me faisait renaître à la lumière du jour, après soixante-quinze années de repos chez les morts !…

Wat considérait avec étonnement Teramo-Girgenti. Ce n’étaient point ses propos bizarres qui l’intriguaient, car il en avait déjà entendu quelques-uns depuis qu’il le fréquentait, mais la précipitation avec laquelle il parlait, le ton dont il disait ces choses, sa voix qui s’élevait à un diapason inaccoutumé… Enfin, le comte s’était levé et marchait bruyamment dans la chambre, lui qui ne faisait jamais de bruit…

À ce moment, la porte s’ouvrit, livrant passage à Ali, et Wat entendit encore cette voix bizarre, ces exclamations tantôt rauques et tantôt aiguës qui le troublaient sans raison… peut-être tout simplement parce qu’il ne se rappelait plus où il avait bien pu entendre ce singulier glapissement.

La voix criait : « By Jove ! Master Bob ! What a fearful sight ! Quel affligeant spectacle ! »

Et Wat surprit un coup d’œil terrible lancé par Teramo-Girgenti à Ali, coupable évidemment d’avoir ouvert la porte au moment où le comte faisait tout son possible pour que son visiteur n’entendît point les extraordinaires clameurs qui retentissaient dans le vestibule.

Après avoir quitté Ali, le regard du comte s’était reporté sur Philibert. Ce coup d’œil avait suffi pour le renseigner : Philibert avait entendu.

Alors, Teramo-Girgenti sembla prendre son pari et, s’adressant à Ali :

— Tu vas dire à M. Macallan que je ne veux pas le recevoir… que je n’ai rien à lui dire… et que je ne veux plus le revoir avant le 15 janvier…

— Et s’il refuse de partir ?

— Tu le mettras à la porte !

Ali sortit.

— Qu’est-ce que je vous disais donc ? reprit aussitôt le comte, pendant que Wat se souvenait soudain du curieux gnome qui avait partagé leur souper, place de la Roquette… Qu’est-ce que je vous disais ?…

… Une tempête de jurons franco-anglais éclatait alors derrière la porte, mais le comte ne semblait point les entendre et reprenait, marchant à grands pas dans cette pièce obscure, apparaissant et disparaissant tout à tour dans la pénombre et dans l’ombre, comme un fantôme tapageur qui bouleverse les meubles :

— Ah, oui ! Je vous disais qu’avec trois heures de marche quotidienne, j’espère atteindre le terme de ma vie, ce siècle-ci !…

Et, là-dessus, le comte jeta par terre le tabouret arabe et tout le magnifique service de Venise, qui se brisa en mille éclats, laissant couler sur le tapis la pâte languissante des confitures de Fez. Philibert ne s’y trompa point. Une attitude aussi inusitée était destinée à couvrir le bruit que faisait derrière la porte cet énigmatique avorton, que le comte avait appelé Macallan.

Le comte se taisait maintenant et le tumulte avait cessé dans le vestibule. Évidemment, Ali avait exécuté la consigne.

Philibert Wat ne voulut point paraître le moins du monde intrigué par l’incident et il dit sur le ton d’une aimable plaisanterie :

— Puisque vous aimez tant la marche, mon cher comte, quand vous êtes mort cela doit bien vous gêner pour suivre votre régime ?…

Teramo-Girgenti s’arrêta, regarda étrangement son interlocuteur, si étrangement que le sourire légèrement narquois du célèbre financier en resta comme figé sur ses lèvres.

— Sachez, monsieur, dit le comte, pour votre gouverne, que rien ne me gêne, mort ou vivant, mais je vous jure que si je ne marche pas quand je suis mort, je marche et je fais marcher les autres quand je suis vivant… si bien et si longtemps, monsieur Philibert Wat, que j’en ai vu se jeter à mes pieds pour que je m’arrête !…

Et il ajouta d’une voix si sombre, si sinistre, si annonciatrice de malheurs et de catastrophes cachés que Philibert Wat en frissonna :

— … Mais je ne m’arrête jamais !

Sans pouvoir s’en expliquer la raison, à cette parole du comte, Philibert eut peur ; et cependant il n’était point pusillanime et c’était un caractère que Philibert Wat. Quelques lignes qui nous feront connaître son histoire ne sont point ici inutiles. Philibert Wat était né à Bordeaux ; il avait vingt et un ans quand son père mourut, le laissant sans ressources. Mais ses projets ambitieux le déterminèrent à se rendre à Paris.

Après avoir essayé sans succès de placer des vins, il s’achemina vers la Bourse, s’occupa de courtage, de circulation d’effets et prit ainsi « ses premiers degrés dans la bohème marronne de la coulisse et de la banque ». Il ne tarda pas à entrer en pleine lumière et à montrer à la fois la souplesse et son imagination, la fertilité de ses ressources et une rare audace d’exécution. Son premier coup de génie fut de fonder un journal : Le chemin de fer, dont il fit un centre de renseignements en matière de voies ferrées et aussi de finance spéculative. Philibert Wat était lancé.

Usant de la grande publicité du Chemin de fer, il fonda une société : la Caisse des actions associées, dont le but était d’acheter des actions dans le moment favorable pour les revendre avec bénéfice. C’est à cette époque qu’il rencontra Sinnamari. Ces deux hommes devaient se comprendre. L’agence Sinnamari fonctionnait déjà dans l’ombre. Sa puissance politique était considérable. Philibert résolut d’unir d’un lien secret la puissance politique et la puissance financière, persuadé que chacune ne pouvait sérieusement exister et durer que par l’autre. En réalité, Philibert Wat ne fit qu’exécuter ce qu’avait décidé Sinnamari, mais comme le procureur impérial laissait volontiers Philibert prendre les plus compromettantes responsabilités, Philibert put facilement s’imaginer, un moment, qu’il était l’un des hommes les plus forts de son temps. Le jour où il épousa la fille du président du conseil, il se crut le plus fort. Il oubliait Sinnamari. Mais Sinnamari, lui, ne l’oubliait pas.

La porte du petit salon turc venait de s’ouvrir, et le domestique noir annonça que la voiture du comte était avancée.

— Vous sortez tout de suite, monsieur ? demanda Wat, assez interloqué par ce qui venait de se passer, et n’osant plus donner à Teramo-Girgenti, sans savoir exactement pourquoi, du « cher comte ! »

— Tout de suite… J’ai rendez-vous au cours de déclamation de Mlle Marcelle Férand…

— Vraiment ! Mais Mlle Marcelle Férand est une de mes bonnes amies à moi, et si je puis vous être utile… Figurez-vous que nous nous sommes rencontrés cette nuit chez… chez le roi Mystère !

— Le roi Mystère ! reprit Teramo en faisant passer devant lui Philibert Wat. Et comment va-t-il, ce cher ami ?

— Est-il vraiment votre « cher ami » ?

Philibert, posant cette question, considérait attentivement le comte qui descendait le perron de l’hôtel en lui faisant un signe d’invitation à monter dans son coupé. Et le comte lui dit :

— Vous savez, moi, je n’ai guère d’amis… D’abord, qui peut se dire sûr d’avoir un ami ?… Socrate, que j’ai eu l’honneur d’enterrer autrefois, lors d’une de mes premières jeunesses, Socrate trouvait que sa maison était toujours trop grande pour qu’elle ne contînt que des amis. Mais enfin, Mystère m’a rendu quelques services, du temps que j’étais son prisonnier dans la campagne de Rome…

— Comment ! Son prisonnier ?…

— Oui, Mystère a commencé par être un grand bandit romain… En Italie, ce sont des choses que l’on voit tous les jours, ou toutes les nuits… un roi des Catacombes… pour peu qu’après dîner on aille prendre le frais du côté du tombeau de Cæcilia Metella, qui est, ma foi, un fort beau tombeau… C’est ce qui m’est arrivé il y a environ huit ans…

— Et, vous ayant fait son prisonnier, mon cher comte, quel service vous a-t-il rendu ?…

— Celui, entre autres, de me faire faire la connaissance du pape…

— Comment cela ?… demanda Philibert en allumant un énorme cigare de la Havane.

— Le pape fut aussi son prisonnier pendant quarante-huit heures… Je crois bien, du reste, que ce fut là le début de la fortune du roi des Catacombes…

Le comte avait fait monter Philibert Wat dans sa voiture.

— Puisque vous êtes un ami de Mlle Marcelle Férand, dit-il, vous allez me rendre le service de me la présenter…

— Mais comment donc !… J’allais vous le proposer…

La voiture s’ébranlait sur le gravier de la grande allée du jardin. Le comte ferma l’une des glaces, qui était restée ouverte, et se jeta dans l’un des coins du coupé.

— Quand je dis que ce fut là le début de sa fortune, je veux dire de sa renommée, de sa situation de bandit, de grand bandit romain. Car R. C., comme on l’appelait déjà là-bas, dans la campagne romaine, était trop gentilhomme pour ne point se contenter de la gloire d’un coup pareil : prendre le pape !… Le pape, pour sortir du repaire de R. C., paya une rançon de trois millions. Deux heures après sa rentrée au Vatican, qui fut du reste aussi mystérieuse que sa sortie forcée, les trois millions lui étaient rendus « pour ses pauvres ».

Philibert Wat avait bien entendu parler des fantastiques histoires des bandits romains, mais il trouvait celle-là d’une force ou d’une exagération… Cependant, quel intérêt le comte eût-il eu à se moquer de lui ? Il racontait toutes ces choses sur un ton si naturel…

— Tout de même, fit Wat, s’il avait enlevé le pape, on l’aurait su…

— On ne l’a pas su, monsieur… Le roi des Catacombes est discret…

— Et comment, si on ne l’a pas su et s’il n’a conservé de l’aventure aucun profit pécuniaire, ce « coup » a-t-il pu être le début de la fortune de « votre » roi ?

— Oh ! on ne l’a pas su dans le public !… Mais tous les chefs de bandes, des Calabres à l’Émilie, l’ont connu… Et de ce jour ils ont reconnu R. C., pour leur chef.

— Et qu’a fait R. C. ?

— R. C., trouvant que l’Italie est trop pauvre pour ses talents, est venu s’installer en France.

— Comment n’en a-t-on pas entendu parler que ces jours-ci ?

— C’est qu’il concevait une affaire qui demandait quelques années à être sérieusement montée.

— Et vous, mon cher comte, peut-on vous demander combien vous avez payé ce « brave » pour reconquérir votre liberté ?…

— Mais, mon cher monsieur Wat, il n’y a là aucune indiscrétion… Cela m’a coûté cinq millions.

— Cinq millions !… qu’il ne vous a pas rendus… Et vous appelez cela vous rendre service !…

— Je vous ai dit qu’il m’avait fait connaître le pape…

— Évidemment… mais on peut connaître le pape pour beaucoup moins cher…

— Quand on est catholique… Mais je ne l’étais pas… Figurez-vous que j’étais resté pythagoricien… Je retardais !…

— Et alors ?…

— Et alors le pape m’a converti… Vous comprenez, nous partagions la même cellule, et il s’ennuyait…

— Charmant ! Tout à fait délicieux ! prononça Philibert du bout de ses longues dents éclatantes. Et, à propos de « votre » ami, vous connaissez son dernier exploit ? Vous savez ce qu’il a fait cette nuit, le roi Mystère ?

Teramo-Girgenti interrompit Wat :

— Oui, je le sais, car « c’est un garçon qui m’intéresse beaucoup ». Mais, mon cher monsieur Wat, n’avez-vous point promis le secret sur cette affaire Desjardies ?

— Non seulement à R. C., mais nous l’avons tous promis aussi au procureur impérial. Je doute cependant qu’on le puisse garder longtemps… Les journaux…

— Les journaux ne diront rien, parce qu’ils ne sauront rien… Le pouvoir d’en haut, avec Sinnamari, le pouvoir d’en bas avec R. C. y veilleront. Tout le monde a intérêt à garder le silence…

— Décidément, pour un nouveau débarqué dans la capitale, vous me paraissez être très au courant de ce qui s’y passe… C’est R. C. qui vous met au courant de ces choses ?

— Oui, c’est R. C. ; je le vois souvent.

— Et vous savez… sans doute… ce que veut R. C. ?

— Comment, ce qu’il veut ?

— Oui… Il ne fait point de doute que R. C. poursuit un but… un but tout à fait personnel, en dehors de toutes les affaires de la fameuse association, de l’A. C. S., comme cela s’appelle, je crois…

— C’est exact…

— J’en étais sûr… Ce n’est point seulement par pur amour de l’humanité qu’il a fait évader Desjardies… Il en veut à quelque chose… à quelqu’un…

— C’est indéniable…

— C’est très intéressant, ajouta d’un air négligent Philibert Wat. Et je n’ose espérer que l’on puisse savoir tout de suite qui est… ce quelqu’un… quelle est cette chose…

— Mon cher, qu’est-ce que ça peut vous faire, puisqu’il ne s’agit point de vous ?

À ce moment, la voiture, qui se dirigeait vers la rue de Berlin, où Marcelle Férand tenait son cours de déclamation, était arrivée au carrefour de la rue du Faubourg-Saint-Honoré.

Un encombrement se produisit alors, qui la força de s’arrêter.

Wat, tout à coup, sursauta. Dans le cadre de la glace, du côté de Teramo-Girgenti, venait d’apparaître, grimaçante et horriblement menaçante, la figure fantasque du gnome américain. Il proférait des choses que l’on n’entendait pas.

Le comte baissa brusquement la glace et adressa de sévères paroles au gnome, dans une langue que Wat ne reconnut pas.

Alors Wat assista à ce spectacle inquiétant d’une figure qui instantanément, cessa de refléter la fureur pour manifester la joie la plus folle. Enfin, la bouche édentée qui râlait un rire infernal, ayant prononcé ces mots : « Cela se peut-il ? » les yeux prirent une expression de tendresse inexprimable et laissèrent couler deux lourdes larmes.

Le comte releva la glace. La voiture reprit sa marche. Le gnome avait disparu.

Philibert Wat se décida à poser à ce moment une question qui le tracassait depuis qu’il avait entendu Teramo-Girgenti nommer M. Macallan…

— Mon cher comte, fit-il avec quelque hésitation, quel est cet homme ?… Je ne le connais pas… Il s’est présenté lui-même cette nuit chez le roi des Catacombes…

— Bah ! répondit l’amateur de perroquets, ne vous occupez pas de ça !… Le roi est le roi et celui-ci est son fou !