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Le Roi Mystère/Partie 2/18

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 233-237).
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2e partie

XVIII

LE SIFFLET DU PROFESSEUR

À l’heure où Robert Pascal et Gabrielle Desjardies, dans l’atelier du « Conservatoire », commençaient à s’entretenir de la façon que nous avons dite plus haut, il y avait grande liesse au cabaret des « Trois-Pintes ». C’était ce jour-là la fête d’une des principales personnalités de la « Littérature ». Il y avait tant de fêtes et de réjouissances à propos de tout et de rien au cabaret des Trois-Pintes, qu’on avait fini par ne plus se préoccuper précisément du personnage qui en était le héros. Une telle solidarité réunissait les membres de la confrérie que la fête de l’un était inévitablement la fête de l’autre, et il n’était point de gentillesses que ces garçons-là ne se fissent en une telle occurrence, pour se prouver leur bonne amitié. Ce soir-là, le Professeur venait de demander à messire Thiébault :

— Messire, quelle heure avez-vous ?

Sans empressement, l’hôtelier, ayant consulté sa montre, car le coucou de l’établissement avait renoncé à marquer l’heure depuis des années, avait répondu :

— Dix heures !

— Dix heures ! avait répété le Professeur. Passez-moi votre toquante que je voie bien qu’elle marque dix heures !…

Et le Professeur s’était, malgré quelques protestations grognonnes, emparé de la montre de messire Thiébault et l’avait déposée sur la table, où il venait de commencer une partie de dames avec le poète Sésostris, cependant que Maïs, le marchand d’olives, marquait les coups avec un sérieux d’arbitre.

— Quel besoin avez-vous de savoir l’heure à ma montre ? questionna, maussade, le sieur Thiébault.

Alors, le professeur, gonflant la voix, avait fait assavoir à la « Littérature » attablée aux Trois-Pintes, que, vu la solennité du jour — il avouait avoir, du reste, oublié laquelle — il louait au sieur Thiébault, pendant deux heures, les deux robinets de sa pompe à bière !

Des clameurs enthousiastes accueillirent cette proclamation, mais le cabaretier, derrière son comptoir, eut une mine si soucieuse que la gaieté générale s’en montra tout de suite inquiète.

Le Professeur crut de son devoir de lui demander des explications.

— Quelle tête faites-vous là, messire Thiébault ? demanda-t-il. Le jour où, pour la première fois, j’ai franchi le seuil de votre modeste demeure, vous m’aviez promis patron charmant.

Le chœur des locataires reprit, énumérant d’une façon retentissante un programme illustre :

— Patron charmant, clientèle choisie, frais ombrages.

Le Professeur voulut continuer son beau discours, mais messire Thiébault, qui, depuis quarante-huit heures, ne décolérait pas, l’interrompit et lui fit entendre que toute sa mauvaise mine venait de ce que la « Littérature » abusait vraiment de ses bontés, buvant toujours et ne payant jamais. Aussi avait-il résolu, lui, Thiébault, de laisser désormais mourir de soif la « Littérature ».

Celle-ci éclata de rire, car elle savait bien que sire Thiébault avait confiance en elle, ne lui accordant un si long crédit que pour le mieux payer « quand la Littérature aurait réussi », ce qui ne pouvait trop tarder. Au fond, l’hôtelier montrait cette méchante humeur, tout simplement parce qu’il n’était pas encore revenu de la surprise qu’il avait éprouvé en retrouvant l’un de ses pensionnaires quasi-mourant de faim au « Mont-de-Piété », ainsi appelait-on, à l’hôtel de la Mappemonde, cette sorte de cave, ou plutôt de sous-sol, dans lequel le père Thiébault emmagasinait les pauvres meubles de ses locataires chassés de l’Hôpital ou du Conservatoire à la suite de quelque fâcheux accident de la mémoire à l’époque du terme.

Nous avons dit que le père Thiébault était aussi féroce pour le Conservatoire et l’Hôpital qu’il était bon pour la Littérature. Ce sous-sol, ce Mont-de-Piété dans lequel on descendait par une trappe qui donnait dans la cour, était une chose fort curieuse à visiter et que le père Thiébault montrait certains jours où il était bien « luné », avec cette espèce d’orgueil qu’on ne voit qu’aux collectionneurs. Il y avait là des trapèzes, des barres fixes, des mannequins, des machines à coudre, des cornets à piston, d’énormes basses et violoncelles, et des clarinettes, tous instruments à cordes ou à vent créés pour l’harmonie, des défroques de clowns, jusqu’à des cravaches de dompteur.

Quand on avait fait le tour du Mont-de-Piété, on était l’ami du père Thiébault, et pour longtemps. Jamais il n’essayait de vendre un objet quelconque de sa collection. Lorsqu’il se trouvait dans la nécessité de saisir le gage d’un locataire insolvable, il ne savait au juste s’il devait se désoler de n’être point payé de sa location ou se réjouir de voir son Mont-de-Piété s’enrichir de quelques pièces nouvelles.

Or, dernièrement, un grand scandale avait éclaté à l’Hostellerie de la Mappemonde. On n’a pas oublié que le père Thiébault avait loué sa grotte à deux phoques qui payaient fort congrûment ; or, un beau matin, on s’aperçut que l’un des phoques avait disparu. On le chercha en vain partout, de la cave au grenier : on demanda de ses nouvelles aux voisins ; on s’adressa même au commissaire de police du quartier, qui fit une enquête. On ne retrouva pas le phoque, qui s’appelait d’un nom pourtant bien connu et populaire : Henri IV.

Le père Thiébault marquait autant de douleur de la disparition d’Henri IV de son hôtellerie qu’une mère abbesse de la fuite d’une nonne. Il se disait déshonoré et s’arrachait ce qui lui restait de cheveux, quand, ayant décidé pour se consoler de faire une visite au Mont-de-Piété, il fut accueilli dans le « magasinage » par des gémissements plaintifs. C’était Henri IV, qui se mourait de faim. Et Dieu sait, cependant, ce qu’il avait mangé ! Il avait mangé la plus belle partie de la collection du père Thiébault : violoncelles, clarinettes, mannequins n’étaient plus que des débris informes. Il ne restait plus que quelques fétus de la barre fixe. On ne saura jamais ce qu’un phoque enfermé dans un Mont-de-Piété est capable de faire servir à son déjeuner.

La tragédie qui avait résulté de cette découverte devait vivre longtemps dans les mémoires. Persuadé qu’il était victime d’une basse vengeance de la Littérature, qui se plaignait du manque de sommeil par la faute des locataires phoques, le père Thiébault, outragé comme hôtelier et comme collectionneur, avait résolu de donner congé d’un coup à toute la Littérature. Il l’avait assemblée dans la cour, lui avait craché à la face tout son mépris, et lui avait ordonné de faire ses paquets, déclarant qu’il ne voulait conserver aucun souvenir d’elle.

Mais il est probable que ce mouvement héroïque était le résultat d’une exaltation passagère, car la Littérature s’étant jetée à ses genoux avec des gémissements affreux, le père Thiébault, qui n’était point au fond un méchant homme, lui avait pardonné ; si bien qu’il semblait que, ce soir-là, elle montrait tant de joie et liesse moins pour fêter la fête du jour, que pour se réjouir d’avoir retrouvé le patron charmant qu’elle avait failli perdre !

Tout de même, de l’aventure, Thiébault avait conservé une malheureuse rancune, et nous avons vu de quel front hostile il avait accueilli l’offre du Professeur de lui louer, pendant deux heures, les deux robinets de sa pompe à bière.

La querelle allait sans doute se ranimer, quand un inconnu, un « inaperçu », un pauvre petit bonhomme de rien du tout, qui paraissait quelque chose comme un nain derrière la table où, modestement, il se cachait, se leva, ce qui fit qu’on put à peu près l’apercevoir, et dit d’une voix forte :

— Monsieur le cabaretier, moi, je vous loue pendant toute la nuit votre pompe à bière, et le prix qu’il vous plaira, je paie d’avance, by Jove !

Un grand mouvement de sympathie entoura, immédiatement l’être étrange qui avait prononcé ces admirables paroles, et on lui fit une ovation. On lui demanda sans plus tarder comment il s’appelait, chacun, poète, romancier, chansonnier, marchand d’olives, voulant avoir l’honneur de faire sa connaissance. Il répondit qu’il avait nom : M. Macallan, et qu’il était de nationalité américaine. Et comme il exhibait des billets de banque, dont son portefeuille était amplement garni, messire Thiébault se précipita sur sa pompe à bière dont les deux robinets, à partir de cette minute, ne se refermèrent plus.

M. Macallan commença par faire de grands compliments au Professeur, lui disant que sa réputation était immense en Amérique, ce qui ne parut point étonner outre mesure notre pauvre ami, et comme celui-ci lui demandait s’il avait quitté New York exprès pour le voir, M. Macallan lui répondit que ce n’était point là précisément le but de son voyage, mais qu’il avait pris rendez-vous au cabaret des Trois-Pintes avec des amis qui tardaient un peu à arriver. Sur quoi le Professeur se montra curieux de savoir quels pouvaient bien être les amis de M. Macallan qui connaissaient assez Montmartre pour avoir en aussi particulière estime le cabaret des Trois-Pintes. M. Macallan répondit que ses amis à lui étaient aussi les amis du Professeur et qu’ils avaient habité longtemps l’Hostellerie de la Mappemonde.

Ils s’appelaient, l’un, qui était un homme : Master Bob, et l’autre, qui était une femme : la Mouna. Le Professeur, à cet énoncé, poussa de glorieux cris, manifesta une grande joie de revoir la Mouna, joie qui parut partagée par toute l’assistance, mais déclara qu’il n’avait jamais eu une grande sympathie pour Master Bob, auquel il avait toujours trouvé un « air renfermé et sournois ».

— La Mouna est donc toujours avec Master Bob ? demanda-t-il.

— Oh, non ! Depuis longtemps elle a quitté cet homme pour un autre amant, mais ils sont restés très amis.

— Curieux ! fit le Professeur. J’ai connu un temps où Master Bob était si jaloux de la Mouna qu’il n’aurait pas hésité à zigouiller celui qui lui aurait fait de l’œil !

— Qu’est-ce au juste que la Mouna ? demanda M. Macallan.

— Bah, dit le Professeur, une bonne fille qui s’ennuyait dans son harem de Tunis et qui, bravant la surveillance des eunuques, est venue chercher des amants à Paris. Je dis des amants, car c’est le désespoir où elle était d’avoir à se contenter pour toute sa vie d’un seul homme qui lui a fait braver le poignard des assassins et traverser l’Océan !

Le Professeur connaissait comme tout le monde sa géographie, et cependant jamais on ne lui eût fait appeler la Méditerranée d’un autre nom que celui-ci, qui, dans sa bouche, prenait une sonorité magnifique : l’Océan !

— Le malheur, continua-t-il, pour cette pauvre Mouna, est que, aussitôt arrivée à Paris, elle tomba sur un amant plus jaloux même que son époux devant Mahomet, le Master Bob en question, qui mit toutes les entraves possibles au contentement des passions que la charmante Mouna sentait bouillonner en elle. Sans cette sombre brute, certainement la Mouna eût été notre maîtresse à tous, et l’hostellerie de la Mappemonde se fût changée pour elle en un harem où il n’y aurait eu que des hommes, multiple objet de ses convoitises !

— Hélas ! gémit la Littérature.

Mme la Mouna n’a décidément pas de chance, fit entendre M. Macallan. Elle est maintenant au pouvoir d’un nouveau maître qui semble au moins aussi jaloux que Master Bob.

— Comment s’appelle-t-il ?

M. Costa-Rica.

— Connais pas !

— J’aurai l’honneur de vous le présenter.

C’est alors que Master Bob entra et, comme il était suivi de la Mouna, des chants d’allégresse firent trembler les poutres des Trois-Pintes. La Mouna embrassa le Professeur, serra la main à tous ces messieurs, et s’intéressa aussitôt à la partie de dames que le Professeur avait interrompue. En vain celui-ci voulut-il s’extasier plus longtemps sur la toilette magnifique de la jeune personne et ses bijoux somptueux, la Mouna le ramena à son jeu, disant qu’elle s’intéressait beaucoup à la partie, et que le jeu de dames, que l’on joue beaucoup dans les harems de Tunisie, lui rappelait toute sa jeunesse.

La tablette à casiers sur laquelle le Professeur et le poète Sésostris débattaient la partie, était moins couverte de jetons que des plus disparates objets destinés à les remplacer. Les jetons naturellement avaient été perdus depuis longtemps. On voyait là des morceaux de sucre, un dé à coudre, des allumettes. Une dame était représentée par un sifflet.

— Chez nous, en Tunisie, nous jouons aux dames, dit la Mouna, avec des crottes de chameau !