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Le Roi Mystère/Partie 3/02

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 257-265).
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3e partie

II

OÙ CERTAINS CONVIVES
DU COMTE DE TERAMO-GIRGENTI COMMENCENT
À ÊTRE FORT INTÉRESSÉS
PAR UNE VIEILLE HISTOIRE

La grande salle à manger de l’hôtel du comte était gothique, et l’effet que produisait sur son seuil la silhouette rouge de ce bourreau masqué était assez impressionnant. Mais, à Paris, on rit de tout, et, ma foi, on rit du bourreau masqué.

Le comte, avant que de prier son monde de prendre place aux trois grandes tables qui garnissaient somptueusement ce magnifique réfectoire, s’amusait encore des histoires qu’il racontait, histoires personnelles et qui n’en étaient que plus curieuses. Elles avaient trait à un vieux bahut devant lequel il passait, à une antique horloge, à un portrait.

Dans cette salle, il y avait une collection d’armoires et de huches et de rouets qui lui rappelaient quelques heures terribles ou joyeuses de ses existences passées. Il disait couramment : « le roi François Ier, mon ami », ou « Agnès Sorel, un soir qu’elle filait, car Agnès Sorel était excellente filandière, me disait… » Si bien, si bien qu’après avoir raillé de ses contes du vieux temps, et surtout la prétention à l’éternité de leur amphitryon, les dames commencèrent d’être troublées par le sérieux de Teramo-Girgenti, qui paraissait ne point s’apercevoir une seconde que l’on pût mettre en doute la succession miraculeuse de ses résurrections.

— Tout est là, disait-il, sans sourire, en se penchant aimablement vers Marcelle Férand, qui lui demandait tout simplement le secret de son éternité. Tout est là : vivre vingt-cinq ans et se reposer soixante-quinze. Et, alors, on peut vivre d’une façon indéfiniment répétée. Vingt-cinq ans, à condition bien entendu qu’on ne fasse pas le fou pendant ces précieuses vingt-cinq années. C’est pourquoi j’ai choisi les environs de la soixantaine humaine pour revivre ces vingt-cinq ans. Les passions sont alors modérées, ou tout au moins il est plus facile de les commander. Elles ne vous brûlent point, ce qui est fort important. Frédéric Hoffmanns l’a dit : « Il meurt plus d’hommes par l’esprit que par le corps ! » Ne jamais oublier que la température animale peut monter de 28 degrés Réaumur à 30° dans un violent accès de colère, et descendre à 27° sous l’empire de la frayeur. Mesdames, vous souriez ; vous avez tort, car jamais on ne vous a parlé plus sérieusement. Il est telles de vos contemporaines qui ne sourient jamais pour se garder des rides ; moi, vous ne me verrez jamais rire réellement, je veux dire avec bruit, avec éclat, pas plus que vous ne me verrez triste, pas plus que vous ne me verrez inquiet, parce que l’exhalaison de l’acide carbonique par les voies respiratoires augmente sous l’influence des impressions exhilarantes, et diminue par la tristesse et l’inquiétude.

J’ai dit tout à l’heure combien les discours baroques de Teramo occupaient les esprits ; dois-je ajouter que si quelqu’un s’en moquait absolument, ou plutôt les ignorait tout à fait, c’était le rabelaisien Eustache Grimm, qui ne s’était vu à pareille mangeaille.

Il fut troublé cependant dans l’acte prodigieux de sa manducation par une voix qui, à côté de lui, disait :

— La loi du jeûne se retrouve dans toutes les religions. Les Phéniciens et les Assyriens avaient leurs jeûnes sacrés. Les brahmanes se nourrissent de l’écorce des arbres qui croissent sur les bords du Gange. Il y avait à Rome des jeûnes institués en l’honneur de Jupiter. Certains jeûnes chez les Lacédémoniens s’étendaient jusqu’aux bestiaux ! Si on ne sait pas jeûner, on est condamné à une mort prochaine. Regardez le comte : il ne mange rien !

Eustache Grimm leva, à ces mots (« Si on ne sait pas jeûner on est voué à une mort prochaine ») un regard éperdu sur celui qui les prononçait. C’était un médecin fort célèbre, du nom de Mackensie, qui s’entretenait avec une pauvre petite figure de rien du tout, pas plus haut que ça sur son siège, et en laquelle nous avons déjà reconnu M. Macallan. M. Macallan avait les yeux fixés sur Eustache Grimm pendant que le docteur Mackensie lui parlait de la sorte, et ainsi le directeur de l’Assistance publique jugea que cette conversation du jeûne était venue du spectacle qu’il donnait d’une évidente goinfrerie, et encore que la phrase relative au décès prématuré des gens qui mangent trop le visait particulièrement.

Il s’essuya les lèvres, clapota de ses lourdes paupières sanguinolentes, se gratta le bout du nez et demanda :

— Pardon, docteur, est-ce que vous croyez réellement qu’il soit impossible de manger beaucoup et vivre vieux ? Il y a des exemples…

— Certes, interrompit le docteur Mackensie, il y a des exemples !… Mais ce sont des exemples de gens qui mangeaient beaucoup et qui restaient maigres !

Eustache Grimm toussa.

— Ainsi, fit-il, après un silence qui, pour lui, fut solennel, ainsi, vous pensez que je mange trop ?

— Je le pense.

— Et que c’est dangereux ?…

— Oui… Plures occidit gula quam gladius.

— La gueule en tua plus que le glaive, traduisit méchamment Macallan.

— Et donc, je puis en mourir ? reprit Eustache Grimm, de plus en plus mélancolique. Mais, quand ? À première vue…

— Eh bien !… Aujourd’hui… demain…

— Diable !…

Et Eustache Grimm se gratta encore le bout du nez et reclapota ses paupières…

— Est-il encore temps de me sauver ? demanda-t-il. Que faut-il faire ?

— Il vous faut manger moins !…

— Vous n’avez pas d’autre régime ?…

— Non !…

— Alors, tant pis, monsieur, tant pis ! s’écria furieusement Eustache Grimm, et, comme un valet passait derrière lui portant un plat, il l’arrêta pour reprendre pour la troisième fois du salmis de perdrix péripatéticienne à la radjah !

Dans le même temps, Mme de Grandmouzin prenait sa voix la plus flûtée pour demander :

— Mais enfin, mon cher comte, quand vous êtes mort, comment faites-vous pour vous ressusciter ?

— Je ne me ressuscite pas, dit le comte. On me ressuscite. Il suffit pour cela que dans certaines conditions données on prononce devant mon cadavre certains mots pour que je revienne à la vie !

— Oh ! Très amusant ! dit Marcelle Férand. Mais quelles conditions ? Quels mots ?

— Ceci est le secret de la mort, madame !…

— Et comment vous ressuscite-t-on si vous ne confiez ce mot à personne ?

— Je le confie à mon héritier… à la personnalité, héritière d’autres personnalités définies, dans mon testament, qui héritera de moi une somme énorme, soixante-quinze ans après ma mort, à condition qu’elle prononcera les mots de ma résurrection devant mon cadavre !

— Admirable recette, répliqua en jouant Marcelle Férand. Mais vos héritiers, tous les soixante-quinze ans, pourraient en abuser et dépeupler un cimetière !…

— Je ne leur en laisse point le temps, madame ; je n’ai point plutôt revu la lumière du jour que je les envoie aux Enfers prendre ma place. Il faut son compte à Caron.

Sinnamari, riant d’un fin rire, intervint :

— Comte ! Vous allez effrayer ces dames. Regardez-les… Elles ne savent plus si elles doivent rire ou pleurer.

— Et vous, mon cher procureur, que faites-vous ?

— Je ris !…

Teramo-Girgenti resta quelques secondes sans répondre à Sinnamari, et puis il dit d’une voix qui retint l’attention déjà si éveillée de tous ceux qui l’entouraient :

— Vous avez tort de rire, monsieur le procureur impérial, et pour que vous ne riiez plus, je m’engage devant vous…

— À ressusciter les morts ? s’écria Sinnamari.

— Un seul ! Un seul cadavre revivant, monsieur le procureur, et ce sera suffisant, je crois, pour que vous ne riiez plus !… répliqua le comte d’une voix tellement lugubre qu’un silence pesant succéda tout à coup à toutes les conversations. Ceux qui n’avaient pas entendu et qui n’étaient pas au courant demandaient à leurs voisins : « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ? » et les autres répondaient tout bas : « C’est le comte qui s’engage, devant le procureur impérial, à ressusciter les morts ! »

— Vous avez donc bien envie de me convaincre personnellement de votre pouvoir surnaturel ? demanda Sinnamari, qui ne voyait pas bien où son dangereux hôte voulait en venir.

— Nullement, mon cher procureur, nullement ! Je vais vous faire profiter d’une occasion, simplement… Vous, et ceux de ces messieurs et de ces dames qu’un pareil événement pourrait intéresser…

Immédiatement, tout le monde se proposa pour être de cette exceptionnelle partie d’outre-tombe ; mais le comte, de plus en plus calme et de plus en plus lugubre, déclara qu’il ne pouvait pas dire s’il y aurait place pour tout le monde, attendu qu’il ne savait pas encore où la chose se passerait, et qu’il lui fallait auparavant que de ressusciter le cadavre, trouver le cadavre lui-même !

— Oh ! oh ! fit-on de toutes parts, si on ne sait pas encore où on a enterré Lazare, nous avons le temps d’attendre qu’il sorte du tombeau !

— Pas si longtemps ! répliqua Teramo-Girgenti en faisant taire tous ses contradicteurs d’un geste légèrement impatienté… car je saurai où se trouve ce cadavre dès ce soir même… je l’ai promis au roi Mystère !

— C’est donc un cadavre qui intéresse beaucoup le roi ?

Beaucoup ! C’est le cadavre de sa mère !

Le comte avait prononcé cette dernière phrase d’une voix où se révélait une si étrange émotion que chacun eut le pressentiment qu’on n’était point venu seulement là pour dîner et qu’on allait certainement assister à quelque événement inattendu. Le dîner, du reste, était déjà fortement avancé. On déserta les deux autres tables pour venir écouter Teramo-Girgenti qui, disait-on, allait faire d’intéressantes révélations sur le roi des Catacombes… Tous les convives, déjà, le lui demandaient, le pressaient. Puisqu’il était si documenté sur le fameux R. C., qu’il leur dise tout de suite son histoire. Elle devait être merveilleuse…

— C’est qu’elle n’est pas précisément gaie, dit le comte.

— Bah ! Cela fera toujours passer un moment, fit négligemment Sinnamari.

— J’espère, mon cher procureur, que vous ne vous ennuyez pas… Ni vous, mon cher monsieur Eustache Grimm… Ni vous, mon cher colonel… Tiens où donc est le colonel Régine ?

Et il se tourna vers un valet :

— Faites donc dire au colonel Régine que je désirerais le voir.

On alla chercher le colonel, qui s’était retiré, avec sa femme dans un petit cabinet solitaire et qui vint s’asseoir entre Sinnamari et le directeur de l’Assistance publique, en face du comte. Il était plus pâle que jamais… il faisait pitié à tout le monde… Il avait fini par raconter à ceux qui s’étonnaient de sa présence en ces lieux que Teramo-Girgenti lui avait promis de lui retrouver ses deux enfants…

— Que me veut-on ? demandait-il.

— Ce sont ces dames, dit Teramo, qui veulent que je leur raconte l’histoire du roi des Catacombes…

— Commencez ! Je frappe les trois coups… dit Marcelle Férand…

— Il était une fois… dit Liliane d’Anjou.

Le comte commença, après un sourire ami à Liliane :

« Il était une fois, dans les premières années de l’Empire, trois jeunes gens qui s’étaient juré une amitié éternelle… »

À ce début de la narration de Teramo-Girgenti, Sinnamari, Eustache Grimm et le colonel Régine commencèrent de dresser l’oreille, Sinnamari surtout, qui s’était promis de ne s’étonner de rien de ce qui devait arriver de cette soirée et qui, comme nous le verrons, avait pris ses précautions, étant moralement trop averti pour ne point se défier d’une histoire dont le début lui rappelait sa jeunesse et le pacte qui était autrefois intervenu entre Grimm, le colonel et lui. Aussi, dès l’abord affecta-t-il un air assez distrait pendant que ses deux complices, au contraire, écoutaient manifestement le comte avec un très vif intérêt.

— Ils s’étaient juré une amitié éternelle, continuait Teramo. Tinrent-ils leur serment ? Non ! Car il faut vous dire de suite que ces trois jeunes gens étaient incapables d’amitié. Ce sentiment, le plus sacré qui soit, n’avait point de place dans leurs cœurs égoïstes. Il ne pouvait s’agir en la circonstance que d’une convention pratique à s’entraider à travers la vie, dans la bataille quotidienne de l’ambition, des honneurs et de l’argent. À l’âge où d’autres ne songent encore qu’à avoir une maîtresse, ils ne pensaient déjà qu’à devenir riches et puissants. Aucune vertu, mais des vices, des vices tyranniques qu’ils allaient contenter tout de suite. Ils avaient été élevés au même lycée et avaient, dès le plus jeune âge, appris à se connaître. Avant qu’ils ne fussent des hommes, l’association était déjà formée, le pacte était déjà conclu ; ils l’appelaient pacte d’amitié ; ce n’était qu’un pacte d’intérêt, ce ne devait être qu’un traité de brigandage. Ce traité-là, ils le respectèrent si bien qu’au jour où nous sommes, il existe encore.

» L’un de ces jeunes gens entra dans la magistrature, l’autre dans l’armée, le troisième dans l’administration. Pas un instant ils ne se perdirent de vue, s’entraidant, usant de leurs relations communes, abusant du secret surpris par l’un pour se pousser dans la carrière tous les trois, s’encourageant à perdre tout scrupule, se félicitant des pires moyens devant les meilleurs résultats. Le chef de la bande était le magistrat. Au fond, il est probable que les autres n’eussent point existé sans lui. Ils auraient végété dans quelques postes subalternes, commettant d’insignifiantes vilenies et regrettant l’occasion qui ne se serait jamais présentée de faire la fortune qu’ils rêvaient. Mais le magistrat était un être vraiment doué. Tout jeune encore, il était nommé substitut à Paris et il avait déjà, chez le garde des sceaux, une réputation établie d’intelligence et d’audace qui lui firent demander certains services difficiles, dont eurent à pâtir certains hommes politiques devenus, depuis, illustres.

» L’habileté et le cynisme de notre substitut étaient tels que loin de lui nuire dans l’esprit de ces politiciens, lorsque à leur tour ils arrivèrent au pouvoir, ceux-ci s’en souvinrent avec un empressement heureux et ému, qui pourrait étonner si la philosophie des révolutions n’était pas là pour nous faire souvenir qu’il n’y a pas deux façons de gouverner et que les plus bas besoins de la conservation politique forcent les plus honnêtes gens du monde à se servir des plus abominables crapules ! Il n’est pas tous les jours facile de trouver des gens qui se chargent du service de la voirie, par exemple, qui est cependant la première des besognes dans une société bien policée puisqu’elle assure la « tranquillité dans la rue ! » Balayer les perturbateurs, ramasser les ordures révolutionnaires, charger le panier à salade, sans se préoccuper au juste de ce qu’on y met, jeter au cachot d’aisance tout ce qui embarrasse le corps de l’État, c’est là un travail qui demande aussi peu d’odorat que de conscience ! Mais il faut un cœur solide ! Notre substitut avait le nez bouché et un cœur de pierre !

» Grâce à lui, l’association prospérait. Chaque étape franchie sur la route de la fortune par l’un des associés était fêtée joyeusement. Mais il est permis d’affirmer, à ce propos, que rarement fête fut plus gaie que celle que le jeune substitut donna à ses deux camarades à l’occasion de l’enterrement de sa vie de garçon ! D’autant plus joyeux que ce devait être également l’enterrement d’une vie de médiocrité et de modestie pécuniaire qui touchait parfois, vu les goûts du monsieur, à la gêne. Notre magistrat n’était point riche et il allait épouser une dot de deux millions.

» Huit jours avant cet heureux événement, il avait convoqué à Chatou, chez un restaurateur bien parisien, ses deux camarades. Quelques dames de mœurs faciles, devaient être de la partie. Elles ignoraient à qui elles avaient affaire et avaient été envoyées chez le restaurateur par les soins d’une entremetteuse de luxe qui avait la clientèle ordinaire de ces messieurs. Le restaurateur, prévenu, fit entrer tout ce joli monde dans un cabinet particulier, dont les fenêtres donnaient sur le bord de l’eau. Juste au-dessous de la fenêtre, il y avait une terrasse où quelques couples bourgeois déjeunaient à des petites tables.

» Ces dames, qu’on avait fait entrer dans le cabinet, étaient au nombre de quatre. Pourquoi quatre, puisque ces messieurs étaient trois ? Fallait-il expliquer ce chiffre par une erreur de l’entremetteuse ou par le beau zèle d’une marchande de chair humaine qui connaît l’appétit de ses clients ? Toujours est-il que si le mariage de ce cher substitut manqua — car il manqua — ce fut à cause de la « quatrième ». Qui des quatre devint la quatrième ? Celle qui fut laissée pour compte par les trois, naturellement. Voici comment les choses se passèrent et comment un déjeuner qui avait commencé comme une partie de plaisir se termina sur l’un des plus sombres drames que les annales de la justice aient eu jamais à enregistrer.

» Le repas s’était passé fort gaiement, du moins pour six des convives. La délaissée, la moins belle sans doute, se tenait debout devant la croisée refermée, d’où elle apercevait le spectacle familial des groupes bourgeois achevant de déjeuner sur la terrasse. Derrière elle, quelques exclamations, cris étouffés, rires, protestations vite calmées, bruits de baisers, lui apprenaient qu’on ne s’ennuyait pas dans le cabinet particulier, ce qui, du reste, n’était pas pour l’étonner. Elle en avait entendu et vu bien d’autres. Seulement, était-ce ce jour-là le contre-coup de la solitude parfaite dans laquelle on la laissait… Toujours est-il qu’elle ne put retenir un geste d’exaspération énervée en entendant les hâbleries débitées dans son dos par les trois personnages masculins qui se vantaient qu’aucune femme jusqu’à ce jour n’avait pu leur résister.

» — Bah ! fit-elle, sans se détourner. Il y a des femmes que vous n’aurez jamais.

» — Lesquelles ? demandèrent les trois hommes.

» — Les honnêtes femmes !

» — Elles sont plus faciles « à faire » que les autres ! répliqua le magistrat, qui enterrait sa vie de garçon et qui avait bu, ce jour-là, plus qu’il n’avait coutume.

» — Et vous vous mariez ? demanda la demoiselle qui avait appris ce détail pendant le repas et qui se tenait toujours debout devant la fenêtre.

» — Je n’épouse point ma femme pour son honnêteté, répliqua-t-il cyniquement, et je ne suis pas un imbécile, je l’épouse pour ses millions…

» — Je ne connais pas celle qui vous offre des millions pour avoir l’honneur de porter votre nom, monsieur, et je ne connais pas davantage cette jeune femme qui, en face de moi, sur cette terrasse, achève de déjeuner entre son mari et ses deux petits enfants, mais je parierais tout ce que vous voudrez que vous pourriez lui donner les millions de votre femme que vous ne parviendriez point à la détourner de ses devoirs ! Je ne me trompe pas sur la vertu des autres, et cette femme est vertueuse !

» — Voyons le phénomène ! s’écria le substitut en se levant.

» Il repoussa sa compagne qui s’accrochait à lui et courut à la fenêtre. Les amis l’y suivirent.

» — Bigre ! firent-ils ensemble, elle est bien jolie !…

» La jeune femme qu’ils avaient en face d’eux était plus que jolie. Elle avait cette beauté simple des jeunes mères de famille quand elles sont heureuses. On sentait, en effet, on devinait que la beauté de cette femme, le rayonnement de son teint, le charmant éclat de ses regards, la parfaite harmonie de ses gestes, lui venaient pour moitié de l’amour de son mari qui était en face d’elle et du sourire de ses deux bambins qui ne la quittaient pas des yeux. Elle était mise avec un goût irréprochable et sûr que l’on retrouve à tous les degrés de la bourgeoisie féminine à Paris.

» On n’eût pu dire du mari si c’était un artisan ou un artiste. Son costume, sa silhouette, sa façon d’être, tenaient à la fois de l’un et de l’autre. L’aîné des enfants était un petit garçon fort éveillé, qui paraissait plein de malice et d’intelligence, et la petite fille, qui ressemblait étonnamment à sa mère, ouvrait sur le monde des grands yeux étonnés. Homme et enfants étaient groupés autour de la maman, qui leur racontait quelque histoire que l’on n’entendait pas, mais qui les emplissait d’aise.

» — Je parie, déclara avec un gros rire le magistrat, je parie que cette femme est à moi avant huit jours.

» — Et à moi aussi ! s’exclama l’officier.

» — Et à moi aussi ! fit entendre le fonctionnaire.

» — Non ! répliqua le magistrat. Non ! À moi tout seul ! Elle est trop jolie, je la garde !

» — Tu n’es qu’un égoïste, firent les deux autres, elle est à nous aussi bien qu’à toi ! Et tu n’as pas le droit de nous priver d’un morceau pareil !

» — Un morceau de roi !

» — Cette femme n’est à personne, messieurs, qu’à son mari, et elle restera à son mari ! conclut en haussant dédaigneusement les épaules celle des filles qui avait si malheureusement attiré l’attention des convives sur ce ménage bourgeois.

» — Tirons-la au sort ! s’écria l’officier.

» — Je veux bien, répondit le substitut. C’est moi qui gagnerai !

» Le fonctionnaire obtempéra. Et ils tirèrent cette femme au sort, cette femme qu’ils ne connaissaient point et qui continuait à s’entretenir tranquillement, à quelques pas de là, avec son mari et avec ses enfants.

» Ce fut le magistrat qui gagna. Il avait été stipulé que les perdants aideraient le gagnant dans ses projets et qu’ils ne lui refuseraient aucun service destiné à faire tomber cette honnête femme… dans ses bras !…

» Dès lors, le déjeuner de garçon, l’enterrement de la vie de garçon, la ripaille de Chatou et les demoiselles n’intéressèrent plus nos héros. Ils renvoyèrent les filles après les avoir payées, et, très amusés de leur projet, se concertèrent pour en assurer la prompte exécution. Il fallait se presser. Le mariage du magistrat ne devait-il pas avoir lieu dans huit jours ? Et d’abord, ils suivirent cette famille à sa sortie du restaurant, à sa rentrée dans Paris. Le soir à six heures, ils savaient que l’homme était ouvrier orfèvre à domicile, qu’il gagnait très aisément sa vie, que sa femme était sage et honorablement connue dans le quartier, le quartier de l’Observatoire… »

Le comte de Teramo-Girgenti fut interrompu à cet instant de son récit par un cri poussé près de lui : c’était Mlle Liliane d’Anjou qui se trouvait mal…