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Le Roi Mystère/Partie 3/09

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Nouvelles éditions Baudinière (p. 299-307).
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3e partie

IX

DANS LA « PROFONDE »

Quelques instants plus tard, les trois hommes sortaient de l’hôtel de la rue de Ponthieu. Une voiture les attendait qui les emporta avec une rapidité vertigineuse.

Le Professeur était loin d’être remis de tant d’émotion, et ce n’était certes point la découverte qu’il venait de faire que Robert Pascal et le roi, comme l’avait appelé ce monsieur qui avait, paraît-il nom Cassecou, ne faisaient qu’un, qui pouvait l’aider à ressaisir ses esprits. Il n’avait, dans toute cette histoire où il plongeait comme dans un abîme, pour le guider, que son courage. Heureusement que celui-ci n’était point mince et qu’il ne lui avait jamais, en aucune circonstance de la vie, fait défaut. « Nous verrons bien, se disait-il moralement fort inquiet, nous verrons bien comment tout cela va tourner. »

En vérité, il ne connaissait pas ce jeune homme en tant que roi des Catacombes et autres lieux, mais celui-ci lui avait été jusqu’à ce jour fort sympathique en tant qu’orfèvre. Et ma foi, le Professeur se rappelait qu’il n’avait jamais été trompé par ses sympathies. La voiture descendait à toute allure les Champs-Élysées. Elle traversa la place de la Concorde, le pont, et s’engagea dans le boulevard Saint-Germain.

Le roi, qui jusqu’alors avait gardé un silence absolu, qu’il avait dû occuper à mûrir le plan de ses rapides opérations, adressa une question au Professeur :

— Professeur, à quelle heure l’enlèvement ?

— Entre deux heures et demie et trois heures.

Le roi se retourna vers Cassecou :

— Le Vautour était absent de la Profonde à cette heure-là ?

— Non. Mais Patte-d’Oie n’était pas là.

— À quelle heure est-il arrivé ?

— À la nuit.

— Et il y est maintenant ?

— Oui. Il a rejoint le Vautour qui, à présent, s’est peut-être proclamé le maître ! répondit Cassecou.

Le roi au Professeur :

Mlle Desjardies a été enlevée par qui ?

— Par un homme dans la voiture duquel elle était montée pendant que j’étais resté sur le trottoir.

— Le connaissez-vous ?

— Je le crois.

— Son nom ?

— Je l’ignore. Mais je suis à peu près sûr que c’est la tête de fouine dont je vous ai parfois signalé la présence inquiétante au cabaret des Trois-Pintes.

— Par l’enfer ! hurla le roi. Patte-d’Oie !

Et il se précipita sur le tube acoustique qui le faisait communiquer avec le cocher. La voiture stoppa.

— Dites vite ! haleta R. C. Il n’y avait pas d’autre homme à côté de vous au moment de l’enlèvement ?

— Si, un homme qui m’a justement arrêté sur le trottoir au moment utile en me donnant le mot de passe.

— Ah ! fit R. C. en poussant un soupir comme si sa poitrine venait d’être instantanément soulagée d’un poids énorme. Il avait le mot de passe… Et comment était-il fait ?

— Je ne pourrais dire. Son chapeau me cachait sa figure et son manteau enveloppait complètement sa personne. Cependant, je jurerais bien que sa tête ne m’était point inconnue.

— Songez à quelqu’un que vous avez déjà vu ! ordonna le Roi.

— Un inconnu qui rôdait à la Mappemonde, le jour où Salomon retrouva la parole ?

— C’est lui ! s’écria le Professeur…

— Dixmer. Cela ne fait pas de doute ! L’affaire a été menée de main de maître par le Vautour et Patte-d’Oie ! C’est au Vautour qu’il faut aller.

Et il se rejeta sur le tube acoustique. La voiture reprit sa course avec une vitesse telle que le Professeur en fut effrayé, non pour lui, naturellement, mais pour ceux qu’elle pouvait écraser.

Et justement, comme elle tournait au coin de la rue de Rennes, elle fit un saut terrible et rebondit sur quelque chose de mou. On entendit des cris.

— Nous écrasons quelqu’un ! cria le Professeur qui voulait déjà ouvrir la portière.

Mais la main de R. C. lui saisit le poignet.

L’équipage n’avait même pas modifié son allure.

— C’est possible ! fit durement le roi. Nous n’avons pas une minute à perdre si nous voulons sauver Mlle Desjardies. Et vous le voulez, n’est-ce pas, mon ami ?

— L’orfèvre est épatant, gronda le Professeur.

— Maintenant, dit le roi, nous avons dix minutes devant nous. Vous pouvez nous conter votre petite histoire, Professeur.

Sa petite histoire !… Voilà comment ce jeune homme, habillé comme un prince de carnaval, qualifiait son aventure. Pour parler avec désinvolture, il fallait que Robert Pascal fût bien sûr de la retrouver, sa Gabrielle ! Au fond, ce sentiment ne pouvait être que réconfortant pour un brave cœur et le Professeur, mettant tout son amour-propre de côté, fit le récit complet de sa « petite histoire ».

Quand il en fut arrivé au point où, nous autres, nous l’avons laissée, c’est-à-dire à ce moment où la fenêtre de la chambre où avait été enfermée Mlle Desjardies venait de s’ouvrir, laissant passage au Professeur qui enjambait l’appui et entrait dans l’appartement, le roi l’arrêta.

— Êtes-vous sûr que c’était Mlle Desjardies qui vous ouvrait ? demanda-t-il.

— J’en étais sûr au moment où j’entrais ; quelques secondes après, je n’étais plus sûr de rien ! Je me suis trouvé dans une nuit noire ; je m’attendais à entendre à mon oreille la voix de Mlle Desjardies, mais rien ! rien ! La nuit et le silence !… Ma foi ! je n’étais pas très fier, bien que j’eusse emporté avec moi une fourche que j’avais trouvée dans l’écurie ; je serrai le manche de ma fourche en disant tout bas : Mademoiselle ! Mademoiselle !… Est-ce vous ?… Répondez-moi !… Où êtes-vous ?… Et rien ne me répondait !… Je n’osais plus bouger… je me disais maintenant : évidemment, ce n’est pas mademoiselle qui a ouvert, sans quoi elle me parlerait… Mais, alors, qui ?… Qui ?… Puisqu’il se tait, ça ne peut être qu’un ennemi ! Donc, attention, Professeur !… Soudain, il me sembla qu’une ombre remuait, se déplaçait et que quelque chose de menaçant tombait sur moi !… Je n’hésitai plus ; je fis un moulinet terrible avec ma fourche et je frappai à tour de bras en disant tout haut cette fois : Gare à la casse !

» Aussitôt un bruit terrible se fit entendre. On eût dit que j’avais mis en miettes un magasin de porcelaine. J’étais hors de moi, car je pensais naturellement que, maintenant, j’étais perdu, et que, ma présence se trouvait signalée d’une façon aussi retentissante, les bandits allaient accourir et me mettre à mon tour en pièces… si bien que je m’imaginai voir en face de moi une porte s’ouvrir et quelqu’un se précipiter. Un second moulinet me délivra de cette seconde imagination et aussitôt un vacarme assourdissant, bien plus terrible que le premier, répondit à mon attaque.

» Je n’eus que le temps de me rejeter en arrière, car mille éclats de verre tombaient en pluie aiguë et tranchante autour de moi. J’avais dû mettre à mal une glace. En me rejetant en arrière, j’enfonçai ma fourche dans le carreau de la fenêtre, qui s’abîma sur le pavé de la cour avec un tintamarre incroyable, de telle sorte, qu’après avoir, à n’en pas douter, averti de ma présence, à l’intérieur de l’hôtel, les personnes auxquelles j’avais tout intérêt à la cacher, je renseignai par surplus celles qui, à l’extérieur, eussent pu encore l’ignorer.

» Le grand malheur en tout cela était surtout que je ne paraissais point avoir réussi à faire part de ma courageuse intervention à celle qui en avait le plus besoin. Je ne pensais plus que ce fût Mlle Desjardies qui m’avait ouvert la fenêtre, et, comme à tout prendre je ne pouvais songer qu’elle fût endormie à ce point de n’être pas réveillée par le travail auquel je m’étais livré avec ma fourche, je fus amené à conclure que Mlle Desjardies ne se trouvait plus dans cette pièce, où j’avais cru qu’elle passerait la nuit. Mais alors, où était-elle ? Et qu’allais-je faire ? Et qu’allais-je devenir ?

» Tout d’abord, les mouvements que j’avais faits m’avaient si peu réussi que je résolus, quelque temps, de rester coi ! Je m’attendais à toutes les catastrophes, et, comme celles-ci ne vinrent point, à tout hasard je m’encourageai à voir clair dans ma bizarre situation et je fis craquer une allumette dont j’étais muni. Il me semblait avoir été tellement trahi par le bruit que je ne craignais plus de l’être par la lumière. Mon allumette éclaira un surprenant chaos de vaisselle en miettes. Les meubles étaient couverts de débris de verre et de glace pilée. Un flambeau était devant moi, que ma fourche avait oublié d’abattre. Je l’allumai. À sa lueur, je vis que le lit était vide, ce qui ne m’étonna point, mais je lus sur une porte une sorte d’écriteau qui, lui, me stupéfia. Savez-vous ce qu’on avait écrit sur cet écriteau ? Non ! Je vous le donne en mille : Donnez-vous la peine d’entrer, Professeur !

» La fureur, la honte d’avoir été ainsi joué, la rage de constater que tant de malheureuse astuce n’avait servi peut-être qu’à précipiter le malheur de cette pauvre jeune fille, me firent ouvrir la porte sans précaution aucune, me ruer dans l’hôtel, traverser les appartements déserts… Je criais !… Je pleurais !… Je l’appelais !… Je les maudissais, eux, les infâmes ravisseurs !… Je les traitais de lâches ! On m’avait roulé !… Le cocher s’était certainement aperçu de ma présence derrière son fiacre et il ne trouva rien de mieux, au lieu de me laisser dehors où j’aurais pu être dangereux, de m’emporter avec lui et de me mettre dedans !… Après quoi, tranquille sur mon compte, les misérables avaient emmené la pauvre mademoiselle.

— Et comment êtes-vous sorti de là ?

— En passant par-dessus les grilles, en m’arrachant mon pantalon, en déguenillant mon pardessus, en laissant un peu partout un peu de mon étoffe, un bout de ma peau ! Ma peau, passe encore !… Mais qu’est-ce que va dire mon tailleur ?… Oh ! pardon !… Voilà que je me remets à la blague… et…

— Vous pouvez !… Vous pouvez !… Mlle Desjardies sera en liberté dans une heure…

— Je ne le crois pas !… interrompit Cassecou d’un air sombre.

— Voilà maintenant que tu doutes de ton roi, mon brave Cassecou !…

La voiture s’arrêta.

— C’est ici ! fit le roi…

Ils descendirent tous trois. Le Professeur regarda autour de lui. Il ne put s’empêcher de frissonner, car l’endroit était particulièrement sinistre.

— Malheur ! fit-il. Si c’est dans ce quartier-là qu’ils l’ont conduite ! Elle ne doit pas être très rassurée, la pauvre !…

Le Professeur, qui avant d’aller porter ses pénates sur la Butte avait longtemps habité au Quartier latin sur les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève, reconnut immédiatement le quartier Mouffetard. On se trouvait dans le coin le plus infâme de cet amas de taudis, habité, si l’on peut dire, par toute une agglomération de chiffonniers et de marchands de bric-à-brac.

La petite ruelle dans laquelle la voiture de R. C. n’aurait pu tourner, tant elle était étroite, était éclairée par une seule lanterne ; heureusement, la lune venait de se montrer dans un ciel débarrassé de nuages et illuminait les maisons décrépites, les baraques en planches, les murs lie-de-vin d’un bistro. Il était difficile de croire qu’il existât au cœur de la capitale une ruelle semblable, aussi infecte, aussi sordide et si prodigieusement « ambiguë ».

Il n’y avait personne d’autre dans cette ruelle que nos trois personnages et le cocher qui se tenait immobile sur son siège sans dire un mot.

— Nous prenons le puits Macallan, maître ? demanda Cassecou.

R. C. fit un signe affirmatif. Alors, Cassecou alla frapper du doigt au volet du bistro. Une porte, immédiatement, s’ouvrit.

Nous venons tirer de l’eau, fit Cassecou.

Et il entra. R. C. poussa devant lui le Professeur, qui murmurait :

— C’est la première fois que je vois des gens entrer chez un marchand de vin pour lui demander de l’eau !

La porte refermée derrière eux, l’homme qui avait ouvert alluma une lanterne et pénétra dans l’arrière-boutique. Les autres suivirent. De l’arrière-boutique on arriva dans une cour. Au centre de la cour, il y avait un puits.

— Ne vous étonnez de rien, fit R. C. au Professeur. Nous allons descendre dans les Catacombes. Cela ne vous effraie pas ?

— Rien ne m’effraie, répondit le Professeur, et puis j’y suis déjà descendu dans les Catacombes.

— Oui, répliqua le roi, à la porte d’Enfer, comme tous les touristes… Mais dans celles où je vous mène vous ne rencontrerez pas d’Anglais…

— Et nous allons descendre dans les Catacombes par un puits ? questionna le Professeur en hochant la tête.

— Parfaitement !

— Comme dans les Mohicans de Paris ! Rien ne change !

Et le Professeur, bravement, attira à lui la chaîne et paraissait déjà prêt à s’installer sur le seau, ainsi qu’il est raconté dans la terrible histoire de M. Jackal, du toujours vivant Alexandre Dumas père.

— Vous avez tort de dire que rien ne change, répliqua R. C. Tout progresse, au contraire. Ce serait malheureux s’il nous fallait, sous le second Empire, descendre dans les Catacombes comme au temps des Ventes et de cet excellent Salvator !

Ayant dit, il appuya du doigt sur un coin de la margelle, cependant que Cassecou tirait jusqu’au haut de la poulie le seau, à seule fin qu’il ne gênât pas. Alors, le Professeur, non sans stupéfaction, vit monter à l’orifice du puits un ascenseur.

— Donnez-vous la peine d’entrer, Professeur ! fit R. C.

Et le Professeur entra en se disant : « C’est la seconde fois que l’on me prie de me donner la peine d’entrer. Quand donc m’offrira-t-on le plaisir de sortir ? »

Quand ils furent tous trois dans l’ascenseur, celui-ci descendit avec une grande rapidité. La descente n’en dura pas moins plusieurs minutes qui parurent des siècles au glorieux hôte de la Mappemonde.

— Eh quoi ! fit-il tout haut. Nous allons donc au centre de la terre !…

Enfin, l’ascenseur s’arrêta en pleine obscurité. R. C. fit jouer une petite lampe portative. Et le Professeur vit que l’ascenseur se trouvait au centre d’une vaste pièce circulaire, entièrement close. Était-ce là vraiment une pièce ? On eût dit plutôt une crypte, aux murs et à la voûte de granit. Elle ne semblait avoir d’autre ouverture que le trou circulaire de son sommet, qui avait laissé passer l’ascenseur.

R. C. avait pris la tête de l’expédition. Le Professeur le suivait, Cassecou fermait la marche. Sans qu’il pût dire comment cela se fit, le Professeur constata que la muraille avait cédé sous les mains de R. C., que l’on s’enfonçait dans la muraille et que l’on se trouvait maintenant dans un étroit couloir aux murs humides. Un petit ruisselet coulait à leurs pieds.

— Pourvu, se disait le Professeur, qu’on retrouve son chemin ! Je me suis laissé dire que les Catacombes sont dangereuses à cause de la difficulté que l’on a à retrouver son chemin… Au prochain carrefour, je ferai une marque dans la muraille avec mon couteau.

Mais, il ne rencontra pas de carrefour ; s’étant baissé derrière R. C., il se trouva tout à coup, quand il releva la tête, dans un véritable salon ; la pièce était circulaire et à peu près de la même dimension que la précédente, mais, tandis que la première était une véritable caverne, celle-ci était garnie de lambris de tentures d’un luxe rare.

Elle n’avait d’autres meubles qu’un vaste bureau également circulaire, une sorte de table à casiers divisée en six triangles, devant chacun desquels se trouvait un fauteuil.

Le Professeur ouvrait de grands yeux, mais Cassecou en ouvrait de plus grands que lui encore et le Professeur s’en étonna.

— Il n’y a que moi, fit R. C., qui sait que cette pièce existe et où elle existe. C’est la Rotonde du roi ; personne ne peut venir nous y chercher, et si je mourais tout à coup ici, je vous défie d’en pouvoir sortir !…

— C’est gai ! fit le Professeur.

Comme il levait les yeux au plafond, il fut étonné de voir qu’une légère galerie, une sorte de balcon faisait le tour de la pièce, tout en haut. On accédait à cette galerie par un petit escalier de fer. À quoi servait cette galerie ? Voilà ce qu’on n’eût pu dire.

R. C. montra l’escalier au Professeur et à Cassecou et leur dit :

— Montez !…

Ils montèrent tous trois. Le Professeur comprenait de moins en moins. Soudain R. C. ayant éteint sa lampe, un carré de la muraille qui se trouvait en face d’eux, à hauteur de leurs yeux, se déplaça ; une pierre tourna sur elle-même. Tout au fond de la cavité il y avait un mince tissu de fer, une sorte de voile transparent de métal qui leur permettait de voir tout ce qui se trouvait au-delà de ce voile et qui était éclairé, cependant qu’eux-mêmes, plongés dans l’obscurité, restaient invisibles.

Le Professeur regarda et, s’il faut en croire ce qu’il raconta souvent depuis, voici ce qu’il vit, et il n’y a aucune raison pour que le Professeur n’ait point vu ces choses.

Il crut avoir en face de lui les bureaux d’une banque ou de quelque administration d’État. Il y avait là des employés, caissiers, garçons de bureau, comptables, qui écrivaient, étudiaient des dossiers, alignaient des chiffres, grattaient du papier, comptaient des liasses de billets de banque, empilaient de l’or… Là le travail était ardent, fiévreux. Les employés ne se livraient à aucun inutile bavardage et le seul bruit qui montait de cette salle, dont on n’apercevait du reste qu’un coin, était le bruit de l’or, le tintinnabulement des pièces de monnaie.

— Banque et contentieux. Ce sont nos bureaux, cher Professeur. C’est ce que nous appelons la « Section des faussaires »…

— Comment ? La section des faussaires ?… Vous prenez les faussaires pour faire vos comptes et garder vos caisses ! souffla le Professeur, dont le cerveau menaçait d’éclater… Quelle histoire ! Pour sûr, j’en deviendrai fou !… Je crois que vous me conduisez dans un antre où nous allons trouver enchaînée cette pauvre Mlle Desjardies, et, après être descendus à plus de cent mètres sous terre…

— Cent cinquante !…

— Cent cinquante… Je tombe à minuit dans une espèce d’étude de notaire qui est à la fois une banque et où tous les employés sont des faussaires.

— Je vous ai dit de ne plus rien redouter pour Mlle Desjardies ; avant une heure, je vous le répète, elle sera libre…

Le roi avança la tête et son regard sembla faire le tour de la salle, d’où le bruit de l’or continuait à monter en échos agaçants.

— Cassecou ! fit-il… Vois-tu Patte-d’Oie ?…

— Je ne le cherche même pas, répondit Cassecou… Il est avec les autres !… Je vous dis, maître, que vous avez trop de confiance !… Patte-d’Oie n’a pas mis les pieds cette nuit à la section… Le Vautour lui a dit de venir au conseil.

— Le Vautour réunit maintenant mon conseil ? ricana R. C.

— Les ordres partaient pour toutes les sections quand je me suis échappé, voulut reprendre Cassecou… Figurez-vous, maître…

Mais R. C. le fit taire violemment.

— Pas de paroles inutiles, déclara le roi. Si tu n’as pas foi en moi, si tu crois que le Vautour est plus fort que moi, pourquoi me sers-tu ? Le Vautour est un enfant !

… Le Professeur n’écoutait même pas ces propos, incompréhensibles pour lui… Les yeux fixés sur le spectacle d’en bas, il se demandait s’il ne rêvait pas… Certes, il avait entendu parler de bandes fantastiquement organisées, admirablement installées, mais une installation pareille, à cent mètres sous Paris…

Évidemment, la folle imagination du Professeur, excitée par un spectacle aussi inusité, courait la prétentaine… Cependant nous devons à la vérité de dire que le point de départ de ses raisonnements n’était point aussi insensé qu’on eût été tenté de le croire. Des quartiers entiers des catacombes de Paris ont été autrefois habités, du côté de la place d’Enfer, par exemple par la puissante organisation des Talpa, et aux environs du Panthéon, là même où nous avons aujourd’hui conduit le lecteur, par des bandes politiques qui tinrent, après la chute du premier Empire, toute l’Europe monarchique sous la terreur, associations libertaires et bonapartistes très connues sous le nom de « carbonari ».

C’est dans l’ancienne demeure souterraine de ces conspirateurs que R. C. avait élu domicile avec sa bande. Mais bientôt l’extension de ses affaires le força à agrandir ses magasins, si j’ose m’exprimer ainsi, et si quelque carbonaro était revenu en ce monde et redescendu chez lui par le puits de la rue Mouffetard, il eût été bien étonné, d’abord d’y trouver un ascenseur ensuite de voir en quel palais immense, et sans limite appréciable, s’étaient transformées ses primitives salles de conseils secrets que l’Histoire elle-même, du reste, nous présente agréablement aménagées et ne manquant nullement de confortable.

Le Professeur, légèrement abasourdi, en était là de ses réflexions, tandis que R. C. et Cassecou échangeaient soudain quelques propos en une langue complètement inconnue, quand la pierre se referma sur les bureaux du roi des Catacombes. Mais, non loin de là, toujours à la même hauteur, une autre pierre bascula ; un autre carré de lumière apparut et un autre bruit bien connu se fit entendre, plus connu aux oreilles du Professeur, grand amateur de duels, que le bruit de l’or, le bruit des épées qui se froissent.