Le Roi charbon (Dunan)

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Floréal (Journal hebdomadaire) du 23 octobre 192038 (p. 18).

LE ROI CHARBON

Upton Sinclair s’est dévoué à nous faire connaître l’âme profonde des États-Unis. Alors que tous les voyageurs, députés, littérateurs, pédants de Sorbonne n’ont su rapporter de leurs voyages que des éloges enthousiastes et des cartes postales où les hôtels à cinquante étages tiennent une place abusive ; le romancier a voulu montrer l’envers de ce fastueux décor. Il a fait une série de livres sur le musée de l’ouvrier, du salarié en toutes les entreprises Yankee. Il a aussi étudié le grand monde, plus corrompu que s’il traînait dix siècles de noblesse fainéante et décrit même le monde de la corruption : la presse, la magistrature, la politique. Upton Sinclair est un grand romancier, aussi puissant que Balzac, et c’est aussi un écrivain dont l’œuvre jouera un grand rôle dans l’histoire de l’affranchissement humain.

On se souvient du coup de tonnerre de ce roman qui se nommait la Jungle, paru il y a quelques lustres. C’était l’histoire du labeur dans les usines monstrueuses élevées à Chicago pour la fabrication des conserves de viande. Ce roman a été traduit en France sous le titre de : Les empoisonneurs de Chicago. Cette interprétation était elle même un vrai et juste commentaire. De fait, rien d’aussi vivant et d’aussi tragiquement répugnant n’a été écrit de ce côté de l’eau. Je ne vois que Le Feu et Clarté, de Barbusse, qui aient le même aspect doctrinal et désespéré.

Il faut voir évoluer dans les usines colossales le malheureux héros de Sinclair, allant d’atelier en atelier pour voir de pire en pire, jusqu’à cette usine d’engrais, qui utilise les pourritures (rien ne doit se perdre) impossibles à éviter dans une aussi prodigieuse manipulation de substances périssables. Et ce livre se termine par un appel au socialisme, dont les propagandistes, après bien des échecs, finissent par faire admettre la volonté à l’immigrant.

Le Roi Charbon, que vient d’éditer Ollendorff et dont V. Snell a fait une traduction des plus remarquables, constitue le roman du mineur des houillères. Il est, comme tout ce qu’écrit Sinclair, à la fois hâtif et lourd, analytique et condensé, riche, enfin, de substance et de savoir.

On a rapproché Le Roi Charbon du Germinal de Zola. Certes, ce sujet est le même et les auteurs écrivent tous deux pour la masse, dont ils voudraient déceler la misère à elle-même, qui trop souvent s’abêtit sans conscience. Mais le roman de Zola est une façon d’épopée, sans nuances. Encore que je sache bien à quel degré l’intérêt personnel centralise les humains et les fait tout d’une pièce comme les héros de Victor Hugo, il n’en subsiste pas moins des divergences dans tous les esprits ; des modifications se font sous des influences variables. Enfin, même dans les lieux les plus strictement réservés à une coutume, à un labeur ou à une religion, il reste toujours des ferments de rénovation. Chez Zola, le besoin de l’effet global, la réalisation de vastes fresques littéraires fit abolir ou ignorer le détail. Chez Sinclair, tout est détail. La foule n’existe guère à l’état de foule ; et même l’auteur la montre sans cesse désagrégée par mille causes profondes, de sorte que ce sont toujours des unités humaines qui se heurtent et qui se déchirent, qui subissent ou commandent. Et Upton Sinclair nous donne bien, par là, l’exacte vision de cet individualisme d’Amérique, fait de volonté hypertrophiée et de ténacité constante. Deux qualités qui manquent toujours au « snob. »

Hal Warner, fils d’un magnat du charbon, est pris de soucis moraux touchant l’origine de sa fortune. Pour savoir si elle est le prix d’une utilisation honnête et loyale du labeur d’autrui, il décide d’aller travailler dans les mines d’un roi du charbon : Pierre Harrijan.

Hal Warner se présente, et pris pour un organisateur de syndicats, il reçoit d’abord quelques taloches, se voit condamner par un policier de houillères puis est expulsé en un tournemain. Il constate ainsi que les syndicalistes sont assez peu aimés. Dans une houillère voisine, averti, il parvient à se faire embaucher et il voit, enfin, comment le Roi Charbon s’enrichit, c’est une vision étonnante que celle de cette entreprise décrite par Upton Sinclair. Tout y appartient au charbonnage, les mineurs sont nourris, couchés et entretenus par l’entreprise, qui possède à la fois le commerce, la police, les habitations et naturellement les gens. On voit, dans cette foule ouvrière, des gens de toutes nations. Peu d’Américains, et ceux-là sont une élite, mais des Lithuaniens, des Polonais, des Irlandais, des Italiens, des Slaves du Sud. Cette cohue parle peu ou prou l’anglais, vit assez brutalement dans des taudis et travaille avec acharnement pour laisser tout, absolument tout ce qu’il gagne aux mains de son employeur. Encore, celui-ci, de peur que l’ouvrier n’ait le désir de faire des économies, s’arrange-t-il pour le frustrer d’une partie de son gain en pesant le charbon extrait au-dessous de son tonnage réel. De là une fermentation régulière, car c’est la question des pesées qui préoccupe les mineurs.

Hal Warner voit avec étonnement et peine tout cela. Il constate quel droit absolument rigoureux s’arroge la police de la mine de façon à expulser — au besoin à occire — les gens bruyamment mécontents tout autant que ceux dont l’intention serait de pousser à la grève. Il subit lui-même quelques mésaventures qui nous renseignent sur la façon dont les usiniers américains comprennent la justice. Mais un accident arrive à la mine. Un incendie, suite d’une explosion, dont on craint qu’il ne fasse du dommage. On cherche donc à l’étouffer en fermant les puits. Il est vrai qu’il y a des mineurs au fond. Tant pis, ils crèveront. Le matériel humain a moins de valeur que le charbon.

Hall Warner s’indigne de ce prodigieux égoïsme. Il essaie de faire ouvrir les puits et s’attire des brutalités très américaines. Enfin, comme le fils de Harrijan, propriétaire des houillères, passe non loin en train spécial, il parvient à le joindre. Là, arguant de leur amitié de lycée, il tente d’obtenir de Percy Harrijan, fils du Roi Charbon, que les puits soient ouverts, la mine ventilée et les mineurs vivants ramenés au sol. Il obtient ce résultat — non sans mal — et, après un puissant autant qu’admirable débat, Percy Harrijan vient faire ouvrir la mine, On retire les vivants et les morts ensevelis. Un syndicat se forme et cherche alors à profiter de la fermentation consécutive à cette aventure, pour obtenir un peseur mineur, comme la loi l’autorise. Mais, cette fois, tout est vain, Hal Warner est expulsé. Son frère le retient par l’affection et aussi le ressouvenir du temps où il vivait en homme riche et libre. Malgré son amitié pour la masse amorphe des travailleurs, Warner se sent un peu las de leur versatilité et de leur inertie. Voici qu’à la mine, d’ailleurs, malgré ses efforts, on a reconstruit l’édifice d’esclavage total. Les révoltés ont été expédiés manu militari. La vie reprend.

Pierre Harrijan est toujours le maître et il a besoin du travail de ses serfs. L’espoir reste que les révolutionnaires puissent un jour dicter leur volonté de justice. Hal retourne à sa fortune. Un jour, peut être, les autres aussi.

Renée dunan.