Le Roi des étudiants/L’entrevue

La bibliothèque libre.
Décarie, Hébert et Cie. (p. 139-154).

CHAPITRE XIX

L’entrevue


Comme il avait été convenu, Edmond Privat fit descendre Després à l’entrée du parc et continua son chemin, pour arriver, au grand trot de ses deux "mustangs", par la grande avenue.

Quant au Roi des Étudiants, habitué à tous les exercices du corps, il enjamba prestement la haie vive qui fermait le parc, et s’engagea dans un étroit sentier dont le mince ruban se déroulait, en serpentant, vers le nord. Suivant les indications du jeune Privat, Gustave devait déboucher, après une dizaine de minutes de marche, sur un vaste rond-point au centre du parc, et attendre là que la jeune créole et son frère vinssent le rejoindre.

Il cheminait donc tranquillement dans la sente à peine tracée, écartant de ses deux mains les rameaux entrelacés qui barraient le passage, et songeant à ce qu’il lui faudrait dire pour convaincre la malheureuse fiancée de Lapierre, lorsque soudain, à un coude du sentier, près d’un petit pont de bois jeté sur un ruisseau, un bruit de branches froissées se fit entendre, suivi de piétinements semblables à ceux produits par un animal qui s’enfuit précipitamment.

Després s’arrêta.

« Est-ce qu’il y aurait des animaux dans ce parc ? » se demanda-t-il.

Et il écarta les branches pour faire quelques pas dans la direction d’où était venu le bruit suspect. Mais tout était rentré dans le silence, et aucune trace n’était visible sur le lit de feuilles sèches qui tapissaient le sol.

« Allons ! se dit-il, je n’ai pas de temps à perdre à la constatation d’une semblable bagatelle… C’est un animal quelconque, ou quelque gamin qui cherche des nids d’oiseaux… Laissons-les à leurs amusements. »

Et, pour réparer le temps perdu, Després allongea le pas, refoulant les branches feuillues qui lui froissaient la poitrine, brisant avec fracas les rameaux entrelacés, de telle façon qu’une douzaine de fauves auraient pu s’abattre autour de lui sans qu’il les entendit.

Il arriva bientôt en vue de la clairière.

C’était, comme nous l’avons dit, un vaste rond-point où venaient aboutir — semblables aux rayons d’une immense roue — toutes les allées principales du parc.

Tout autour, des bancs à dossier, peints en la traditionnelle couleur verte, étaient disposés entre les arbres — les uns orgueilleusement assis sur la croupe de quelque petit mamelon, les autres à moitié ensevelis sous le feuillage luxuriant.

Gustave se dirigea vers un de ces derniers et s’y installa.

Puis il se prit à réfléchir profondément.

La partie qu’il allait engager était extrêmement sérieuse. Non seulement il allait avoir à lutter contre un homme d’une habileté supérieure et rompue à toutes les intrigues, mais encore il lui faudrait porter la conviction dans le cœur d’une jeune fille entièrement fascinée par ce démon, marchant stoïquement à ce qu’elle croyait être la réhabilitation de la mémoire de son père, avec le fatalisme des victimes antiques.

Després n’attendit pas longtemps.

En effet, cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’une jeune fille, vêtue de noir et pâle comme une madone d’albâtre, émergea à un coude de la grande allée conduisant au cottage, et s’avança lentement dans la direction du rond-point.

Elle donnait le bras à un jeune homme, que Gustave reconnut sur-le-champ pour être Edmond Privat.

Le Roi des Étudiants ne put se défendre d’une profonde émotion à la vue de cette femme malheureuse et forte, de cette belle créole dont le type opulent et la pâleur dorée avaient fait place à une blancheur de cire et à un affaissement précoce.

« Comme elle est belle ! se dit-il… et comme elle souffre !… Ah ! non, une aussi admirable femme ne peut aimer cette brute de Lapierre !… Je la sauverai, dussé-je le faire malgré elle ! »

Cependant, le couple approchait…

Després, le chapeau à la main, s’avança au devant de Mlle Privat, et s’inclinant avec cette courtoisie française qui le distinguait :

« Mademoiselle, dit-il, je rends grâce à Dieu et à votre bon ange de me procurer aujourd’hui le bonheur de vous rencontrer…

— Ma sœur, interrompit Edmond, j’ai le plaisir de te présenter mon excellent ami, Gustave Després, notre roi… le Roi des Étudiants. »

Mlle Privat s’inclina sans répondre. Elle examinait, à la dérobée, la mâle et franche figure de celui qui s’annonçait comme devant être son sauveur.

Després reprit :

« Mademoiselle, pardonnez-moi si j’ai dû, sans être connu de madame votre mère, solliciter de vous une entrevue dans ce lieu écarté. Les motifs qui me font agir sont tellement en dehors des raisons ordinaires, et les circonstances de l’affaire où je suis engagé tellement impérieuses, que je n’avais réellement pas le choix des moyens.

— Monsieur, répondit Laure avec dignité, vous avez mentionné dans votre lettre le nom de mon père, et ce nom seul était suffisant pour me déterminer à accepter votre proposition, si étrange qu’elle me paraisse. »

Després s’inclina à son tour ; puis, après quelques secondes de réflexion, il reprit :

« Mademoiselle, j’ai en effet à vous parler de votre père, mais j’ai surtout un immense devoir à remplir à l’égard d’une personne qui se sert du nom sans tache du colonel Privat pour arriver à ses vues criminelles. »

Laure était tout oreilles, mais elle feignit de ne pas comprendre et garda le silence.

Ce que voyant, le Roi des Étudiants se décida à entrer de suite dans le vif de la question. Il poursuivit donc, en regardant Edmond :

« Mademoiselle, les instants sont précieux, à vous comme à moi… Il se peut que cette entrevue que j’ai eu le bonheur d’obtenir soit la dernière… Souffrez donc que j’aborde immédiatement le sujet pour lequel je suis venu, et que je prie monsieur votre frère de nous laisser un moment seuls. »

Edmond, qui s’attendait à cette invitation, salua et dit :

« Je vous quitte, et, toi, ma pauvre sœur, je te supplie de te laisser convaincre et de ne pas être le forgeron de ta chaîne. »

Laure fit une inclinaison de tête et s’assit, sans prononcer une parole.

Després resta debout en face d’elle.

Une minute se passa dans un silence plein d’anxiété.

Enfin, le Roi des Étudiants parut prendre une résolution soudaine :

« Mademoiselle Privat, dit-il brusquement, aimiez-vous votre père ?

— Monsieur ! fit Laure, dont les tempes rougirent.

— Je vous demande pardon, mademoiselle, repartit Després, mais je vous supplie à genoux de ne pas vous étonner de mes questions et de me répondre sans arrière-pensée. »

Laure hésita une seconde, regarda profondément Després, puis répliqua avec explosion :

« Mon pauvre père, je ne l’aimais pas, je l’idolâtrais.

— Je le savais, mademoiselle, repartit simplement Després, et si je ne l’eusse pas su, j’aurais abandonné l’idée que je poursuis…

« Maintenant, continua-t-il, voulez-vous avoir assez de confiance en moi pour me dire si, en cas de malheur financier arrivé à ce pauvre père que vous regrettez tant, vous seriez fille à sacrifier la fortune qui vous revient pour combler le déficit ?…

— Sans hésiter une seconde, répondit Laure avec fermeté.

— Et même à sacrifier le bonheur de toute votre vie ?… poursuivit Després.

— Mon bonheur à moi ne peut être mis en comparaison avec la mémoire honorée de mon père, » répondit Laure d’une voix émue.

Després s’inclina.

« Mademoiselle, dit-il, je savais votre âme grande et noble ; mais, maintenant, je la sais bonne et chevaleresque… Ma tâche en sera plus facile… J’ai des choses infiniment délicates à traiter avec vous ; j’ai des souvenirs bien amers à réveiller… j’ai même des plaies cuisantes à rouvrir. Mais votre courage et la confiance que vous semblez avoir en moi me soutiennent… Vous venez au-devant du salut : l’œuvre de rédemption me sera plus légère. »

Laure était émue et ses grands yeux noirs demeuraient constamment fixés sur la sympathique figure du Roi des Étudiants.

Després continua :

« Vous ignorez probablement, mademoiselle, quel but je poursuis en venant ainsi m’immiscer dans les affaires qui, au premier abord, semblent ne pas me concerner le moins du monde.

— Je vous avoue que je ne saurais deviner…

— Deux raisons me font agir et me poussent irrésistiblement sur votre chemin… La première et la plus sacrée, c’est que des circonstances tout à fait exceptionnelles, et que je vous expliquerai bientôt, m’ont mis sur la piste d’un grand crime ; la seconde…

— Quelle est-elle ?

— La seconde, acheva Després avec une sombre énergie, c’est que j’ai une œuvre impérieuse de vengeance à accomplir. »

Laure regarda le Roi des Étudiants.

Il était debout en face d’elle, l’œil chargé d’éclairs et le bras étendu dans un geste de suprême menace.

Elle comprit que ce fier jeune homme, vieilli avant le temps, n’agissait pas pour assouvir une mesquine passion, et que de puissants motifs l’envoyaient à son secours.

La confiance pénétra dans son cœur.

« Monsieur, dit-elle, quelles que soient les raisons qui vous dirigent, je les respecte et ne désire pas vous forcer à les divulguer… Mais vous avez parlé d’un grand crime sur la piste duquel vous êtes tombé, et, comme je suppose que ma famille est pour quelque chose dans cette ténébreuse affaire, je vous prierai de me dire de quoi il s’agit.

— Mademoiselle, répondit Després, vous serez satisfaite, car je ne suis pas venu pour autre chose.

— Je vous écoute, monsieur.

— Aucune oreille indiscrète n’entendra ce que j’ai à vous dire ? demanda Després, en regardant tout autour de lui.

— Il n’y a que mon frère dans le parc, répondit Laure, et vous voyez qu’il ne songe guère à vous écouter. »

En effet, Edmond paraissait se trouver trop à son aise, étendu sur la pelouse à une centaine de pieds de là et absorbé dans la lecture d’un roman, pour s’occuper de ce qui se passait entre sa sœur et Gustave.

Després prit donc place à côté de Laure, et la regardant avec une sympathie presque paternelle :

« Mademoiselle, dit-il brusquement, vous allez vous marier mardi prochain, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, répondit la jeune fille en baissant les yeux.

— Votre décision est bien prise ?

— Mais, monsieur !…

— Il le faut, mademoiselle. Répondez-moi en toute confiance, je vous en supplie.

— Eh bien ! sans doute, ma décision est arrêtée.

— Irrévocablement ?

— Pourquoi pas ?… Est-ce que, par hasard, quelqu’un aurait le droit de me forcer la main ?

— Non, mademoiselle, personne n’a ce droit, répondit gravement Després ; mais il n’en est pas moins vrai qu’un homme s’est trouvé qui a cru pouvoir le prendre, ce droit ; il n’en est pas moins vrai que, vous qui êtes jeune, belle et riche, vous vous mariez contre votre gré. »

Laure pâlit, et regardant son interlocuteur en face :

« Monsieur ! dit-elle, vous abusez…

— Laissez faire, mademoiselle… reprit tranquillement Després. Je n’avance rien que je ne sois en mesure de prouver. Tout à l’heure, vous me rendrez justice. »

Puis continuant :

« Donc, vous vous mariez contre votre gré et vous n’aimez pas celui qui sera bientôt votre époux.

— Je vous laisse dire, puisqu’il le faut.

— Bien plus, pauvre jeune fille, vous avez au cœur un autre amour, une de ces passions suaves et douces qui sont l’histoire de toute une vie et ne s’éteignent jamais. »

Une rougeur brûlante envahit le front de la jeune fille, mais elle haussa bravement les épaules et feignit de rire.

« Beau chevalier redresseur de torts, dit-elle, vous savez beaucoup de choses, mais je doute fort que vous puissiez lire à découvert dans le cœur d’une femme – surtout d’une femme que vous voyez pour la première fois.

— Mademoiselle, reprit Després d’une voix grave, je ne suis pas devin, mais j’ai beaucoup souffert, et le chagrin, en forçant certaines facultés à se replier sur elles-mêmes, à se concentrer, double la puissance de ces facultés, donne une sorte de seconde vue. »

Laure jeta un sympathique regard sur le jeune homme et répliqua d’un accent ému :

« C’est vrai, monsieur : ceux qui ont souffert voient mieux et plus loin que les heureux de ce monde… Mais, ajouta-t-elle, pour pouvoir pénétrer jusqu’au sanctuaire le plus intime de la pensée humaine, jusque dans le cœur d’une femme, il faut autre chose que l’expérience, autre chose que le raisonnement…

— Que faut-il donc ?

— Mais, mon Dieu… tout au moins la connaissance intime du caractère, des goûts, des sympathies innées de cette femme.

— En ce cas, mademoiselle, s’empressa de répliquer Després, je possède toutes les connaissances nécessaires pour affirmer solennellement que vous n’avez pas d’amour pour votre fiancé, et qu’au contraire…

— Achevez.

— Vous aimez le noble jeune homme qui, depuis de longues années, souffre en silence à cause de vous. »

Laure essaya de rire.

« Voilà une conclusion pour le moins étrange, dit-elle.

— Elle est très logique, mademoiselle. Suivez bien mon raisonnement.

— Allez…

— Vous avez un caractère chevaleresque, porté aux grands dévouements, épris des nobles actions et auquel répugne souverainement tout ce qui paraît louche ou déloyal.

— Vous me flattez.

— Non pas : je vous analyse. Eh bien ! mademoiselle, ne voyez-vous pas que toutes les tendances sympathiques de votre caractère vous poussent inévitablement vers le loyal jeune homme qui vous aime, tandis que vos antipathies innées vous empêchent d’éprouver autre chose que le plus profond mépris pour votre fiancé ?

— Qui vous dit que monsieur Lapierre ne soit pas digne de mon amour ?

— Lapierre est un lâche et misérable assassin ! s’écria Després d’une voix concentrée.

Laure, stupéfaite, regarda l’étudiant avec de grands yeux et ne répondit pas sur-le-champ.

Dans le même moment, un bruit singulier se fit dans le feuillage, à quelque distance en arrière du banc où étaient assis les deux jeunes gens. Une oreille exercée aurait pu y reconnaître le froissement produit par une personne qui se faufile au milieu des branches… Mais Laure et Gustave étaient trop absorbés par leurs pensées pour faire attention à ce frôlement significatif.

Après quelques secondes de silence, la jeune créole répliqua :

« Monsieur Després, voilà des paroles bien sévères, et à moins de preuves très positives…

— Je vous demande pardon, mademoiselle, de m’être quelque peu laissé emporter en votre présence, répondit poliment le Roi des Étudiants… Cela ne m’arrivera plus. Quant à prouver ce que j’affirme, à savoir que Joseph Lapierre est un lâche assassin, je vais le faire sans plus tarder. »

Et Després, prenant l’ex-fournisseur au moment de son arrivée à Saint-Monat, se mit à le disséquer de main de maître. Tout y passa, depuis les complaisances du Roi des Étudiants pour son nouvel ami et le sauvetage des deux enfants Gaboury, jusqu’à la sombre affaire du duel et ses sinistres conséquences.

Le narrateur, mis en verve par cette évocation douloureuse de ses malheurs passés, n’oublia pas l’ignoble conduite de Lapierre à l’égard de Louise, après la condamnation de son rival, et les basses calomnies qu’il répandit partout sur le compte de la malheureuse jeune fille.

Son récit fut un véritable et foudroyant réquisitoire.

Laure écoutait, émue et palpitante, ce dramatique exposé, et une irrésistible impression de terreur l’envahissait, lorsqu’elle reportait son esprit sur sa propre situation vis-à-vis du machiavélique auteur de tous ces méfaits.

Quand le Roi des Étudiants en fut arrivé au point culminant de l’histoire de Lapierre, c’est-à-dire à ce qui concernait la mort du colonel Privat, il s’arrêta un moment, puis reprit ainsi :

« Mademoiselle, je vous disais, au commencement de cet entretien, qu’une raison mystérieuse vous forçait à épouser l’homme dont je viens de vous faire la biographie.

— En effet, monsieur, vous prétendiez cela, murmura Laure. — Eh bien ! cette raison, je vais vous la donner… Vous ne consentez à épouser Joseph Lapierre que parce qu’il se dit dépositaire d’un secret, dont la divulgation déshonorerait la mémoire de votre père.

— Qui vous a dit ?… balbutia Laure, stupéfaite.

— Est-ce que je me trompe ?

— Oh ! mon Dieu !… Mais je suis perdue… nous sommes perdus, ruinés de réputation, puisque cette malheureuse… faiblesse de mon père est connue.

— Au contraire, vous êtes sauvée, mademoiselle, car ce soupçon sur l’honneur du colonel Privat est une horrible calomnie, un mensonge ignoble qui ne pouvait éclore que dans le cerveau de l’homme qui convoite votre dot.

— Quoi ! mon père serait… ?

— L’honneur même. Jamais le colonel Privat n’a failli à son devoir. Bien plus, c’était sans contredit l’un des meilleurs officiers de l’armée du successeur de Beauregard, le général Bragg… et quiconque en douterait n’a qu’à s’adresser au général Kirby Smith, commandant alors la division dans laquelle servait votre père en qualité de colonel de cavalerie.

— En effet, ces noms me sont connus, murmura Laure… Vous êtes bien renseigné.

— Jusqu’à la bataille de Rogersville, j’ai servi dans l’armée de Buell, division Manson, qui guerroya pendant tout l’été de 1862 contre les généraux confédérés Bragg et Kirby Smith, dans le Kentucky et le Tennessee, se contenta de répondre le Roi des Étudiants.

— Et vous avez connu mon père.

— Que trop, mademoiselle, répondit Després en souriant. Le colonel Privat, avec son fameux escadron de cavalerie, nous a fait plus de mal à lui seul que toute une division d’infanterie. Il venait fourrager jusqu’à nos avant-postes et ne s’en retournait jamais sans nous avoir sabré une cinquantaine d’homme.

— Mon brave père !

— Vous pouvez le dire, mademoiselle. Son audace était telle, qu’on ne l’appelait plus que le "Murat" de l’armée du Sud. »

Laure garda un instant le silence.

Son front rayonnait d’un singulier enthousiasme et son œil humide s’allumait d’étranges lueurs.

Tout à coup, elle demanda brusquement :

« Quelle est la vérité sur la mort de mon père ?

— Je vais vous la dire, mademoiselle, répondit Gustave, qui s’attendait à cette question.

« Le brigadier-général Manson, consterné de voir ses grand-gardes et ses avant-postes décimés par l’insaisissable cavalerie de Kirby Smith, promit une forte somme d’argent à quiconque en amènerait la destruction, ou, du moins, ferait tomber son chef – le colonel Privat – entre les mains des Unionistes.

« Cette honteuse prime fut offerte le 25 juillet 1862.

« Le 1er août, vers dix heures du soir, un de nos espions se présenta à la tente de Manson, s’engageant à faire tomber, le lendemain même, le colonel Privat et ses cavaliers dans une embuscade infaillible. L’endroit choisi était ce fameux défilé des montagnes du Cumberland, appelé "Big Creek Gap" ou "Cumberland Gap".

« C’est le seul chemin par où une troupe armée puisse pénétrer du Tennessee dans le Kentucky. Et encore, cet unique passage n’est-il qu’une gorge profonde, étroite, sinueuse, où les cavaliers ne peuvent souvent cheminer qu’un à un, en file indienne.

« Les montagnes du Cumberland séparant les deux armées, il fallait donc absolument que les cavaliers susdits s’engageassent dans ce défilé pour faire leurs expéditions chez nous.

« L’espion s’entretint fort avant dans la nuit avec le général Manson, et, lorsqu’il sortit de la tente, la mort du colonel Privat était résolue.

« Vous savez ce qui se passa.

« Deux régiments d’élite furent échelonnés sur les contreforts, de chaque côté du Cumberland Gap ; et lorsque le terrible escadron, trompé par notre habile espion et croyant marcher à la facile capture d’un convoi, s’engagea dans le défilé, les contreforts s’illuminèrent soudain et une multitude de feux plongeants assaillirent les braves cavaliers.

« Ce fut un affreux massacre. À peine une dizaine d’hommes en réchappèrent-ils.

« Le colonel lui-même tomba, mortellement blessé, et fut transporté en lieu sûr par l’espion qui venait de le faire écharper.

« C’est horrible et infâme ! murmura la créole, les yeux étincelants.

— Ce n’est pas tout, mademoiselle, continua Després. L’espion, en homme plein de ressources, voulut faire d’une pierre deux coups. Il soigna sa victime comme aurait pu le faire une sœur de charité ; puis, quand le pauvre officier n’eut plus que le souffle, il lui persuada d’écrire à sa femme la lettre que vous savez, et il attendit tranquillement la fin.

« Ce ne fut pas long.

« Le colonel mourut le lendemain.

« Alors, le garde-malade se transforma en voleur de cadavre. Il fouilla le mort et s’empara de tous les papiers qu’il y trouva.

« La même chose fut faite pour la malle du colonel.

« Après quoi, et muni d’une foule d’originaux, notre habile chevalier d’industrie s’installa tranquillement à une table et se mit en devoir d’essayer un autre petit talent qu’il possédait – le talent d’imiter l’écriture d’autrui… »

Ici, Laure, qui avait écouté tout ce récit avec une stupéfaction croissante, joignit les mains et s’écria :

« Oh ! mon Dieu, tant d’infamie est-il possible ?

— Mademoiselle, j’ai vu tout cela de mes yeux, répondit simplement Després.

Puis il reprit :

— Après plusieurs essais, l’espion, le voleur, le faussaire parut satisfait, et il écrivit à la fille du colonel – une riche héritière sur laquelle il avait des vues – une lettre touchante, signée : Ton père mourant, que vous devez connaître, mademoiselle.

— Hélas ! hélas ! gémit la jeune fille… C’était donc lui !

— Oui, mademoiselle, répondit Després en se levant. L’assassin du colonel Privat, le voleur de papiers, le faussaire que vous venez de voir à l’œuvre se nommait… »

Il ne put achever. Edmond arrivait comme une bombe.

« Alerte ! cria-t-il ; séparez-vous. Voici ma mère. »

Laure se leva vivement.

« Des preuves de tout cela ?… demanda-t-elle, en regardant Després.

— Je vous les apporterai le soir du bal, avant la signature du contrat de mariage, » répondit le Roi des Étudiants, qui s’était vivement rejeté en arrière et disparaissait dans le feuillage.

Laure eut le temps de lui crier :

« Je vous croirai, monsieur. En attendant merci, oh ! merci !
........................

Au même moment, un homme à la figure livide et contractée, cachée jusque là derrière un arbre, à peu de distance de l’endroit où s’était passée la scène précédente, remit dans sa poche un revolver qu’il tenait à la main, et disparut, en courant, sous l’épaisse feuillée du parc.