Le Roi des étudiants/Où tout le monde se retrouve

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Décarie, Hébert et Cie. (p. 231-246).

CHAPITRE XXVIII

Où tout le monde se retrouve


Comme nous venons de le dire, Bill et Passe-Partout s’étaient donc arrêtés net sur le seuil de la porte, en apercevant les trois buveurs installés autour de la table. Ces derniers, de leur côté, avaient relevé la tête et attendaient…

Ce que voyant la mère Friponne :

« M. Cardon, M. Lafleur, dit-elle, je vous amène du renfort : ce sont deux gentlemen de mes amis qui s’en vont explorer le pays en arrière de Charlesbourg, et à qui je veux donner une petite régalade, avant de partir. »

Les deux étudiants s’inclinèrent légèrement, politesse qui fut imitée, sur une plus grande échelle, par les explorateurs ; puis Cardon prenant la parole :

« Ces messieurs sont les bienvenus, répondit-il, et pourvu qu’ils ne boudent pas avec le whisky, nous leur promettons une nuit agréable. »

Passe-Partout, l’orateur de la compagnie d’exploration, fit deux pas vers la table, et ployant de nouveau sa mince échine :

« Vous êtes trop honnêtes, mes bons messieurs, dit-il, et nous allons tâcher de vous prouver que le whisky, ça nous connaît.

— Et ça nous aime !… grommela Bill, en venant prendre place à côté de son supérieur.

— À la bonne heure ! fit Cardon ; je vous avouerai que je n’ai aucune confiance dans les personnes qui ne boivent que de l’eau. L’esprit de grain ou de patate entretient la belle humeur, tandis que l’eau simple – "aqua simplex" – alourdit le sang et y mêle de la bile… voilà mon opinion !

— J’allais vous dire la même chose, mais en termes bien moins savants, n’ayant pas terminé mes études, répliqua gracieusement Passe-Partout, en prenant un escabeau et s’asseyant en face d’une bouteille pleine.

— En vérité, on ne peut être plus aimable, s’écria Cardon, feignant l’enthousiasme ; donnez-moi la main, jeune homme : de ce moment, je vous adopte pour mon ami, et je veux que nous scellions un pacte si touchant par un plein verre de whisky.

— Ah ! monsieur, quelle gracieuseté !… murmura le jeune coquin, feignant lui aussi l’émotion et se précipitant sur la main de Cardon.

— C’est entendu, n’est-ce-pas ? fit ce dernier.

— À la vie, à la mort ! mon généreux ami, » répliqua Passe-Partout, tout en essuyant de sa main gauche une larme imaginaire et, de sa droite, se versant un énorme verre de whisky.

Chacun fit de même, et cette première rasade fut bue au milieu du plus grand enthousiasme.

Puis les pipes s’allumèrent, et Lafleur – qui n’avait pas encore ouvert la bouche, s’étant contenté d’observer avec attention les deux prétendus explorateurs – Lafleur, disons-nous, s’approcha de Bill et lui frappant sur l’épaule :

« Et nous, l’ami, fit-il, est-ce que nous allons rester comme ça à nous regarder, sans lier plus ample connaissance ?

— Hein ?… gronda le géant, absorbé dans l’importante opération de faire fonctionner son brûle-gueule.

— Je vous demande si nous n’allons pas nous associer, nous "emmatelotter", comme viennent de le faire nos compagnons ?

— Comme vous voudrez, répondit tranquillement Bill, en jetant un coup d’œil sur une nouvelle bouteille, apportée par Simon.

— Alors, votre main, mon ami !

— La voilà, jeune homme.

— Vous vous appelez ?

— Bill.

— Eh bien ! maître Bill, je vous fais mon ami de bouteille, et je m’engage à vous faire passer gaiement les heures trop courtes pendant lesquelles nous serons ensemble. »

Le gros homme sourit largement.

« Oh ! pour ça, dit-il, vous n’avez qu’une chose à faire.

— Laquelle ?

— Veiller à ce qu’on ne manque pas de whisky.

— Quand il n’y en a plus, il y en a encore, » répliqua flegmatiquement Lafleur.

Puis, se tournant vers le troisième buveur, qui n’avait pas encore desserré les dents pour autre chose que pour ingurgiter d’énormes rasades :

« Simon ! » appela-t-il.

Celui-ci accourut, en trébuchant.

« Holà ! illustre ivrogne, incomparable sommelier, pourvoyeur de Sa Majesté Satanas, ouvre tes oreilles. »

Simon se prit les oreilles à pleines mains et les tint écartées de sa tignasse fauve : mais il ne dit mot, jugeant sans doute que sa pantomime valait bien un acquiescement.

Lafleur poursuivit :

« Je te charge de veiller à ce que, sur la table, le whisky succède au whisky. En attendant, va nous en chercher une demi-douzaine de bouteilles. As-tu compris ? »

Pour toute réponse, Simon essaya de battre un entrechat, perdit l’équilibre, mesura le plancher, se releva péniblement, puis disparut dans le cabinet noir du fond, après avoir reçu une taloche de sa tendre mère.

Il remit bientôt, les trois charges de bouteilles, qu’il pressait amoureusement sur son cœur.

Quand tout ce butin fut rangé en bataille sur la table, Lafleur s’écria :

« Mes amis, à présent, que nous nous connaissons pour des gaillards solides qui savent prendre la vie comme il faut et la mener joyeusement, je propose de faire rondement les choses. Et, d’abord, buvons à l’éternelle amitié que nous venons de contracter, le gros Bill et moi.

— Oui, oui ! cria-t-on de toutes parts : que les colombes se dévorent entre elles, plutôt qu’un nuage n’obscurcisse une si belle amitié ! — À pleins verres, messieurs ! tonna Lafleur, tout en cachant négligemment le sien, qui était aux trois quarts rempli d’eau.

Cette recommandation était inutile pour les deux nouveaux arrivants, car ils avaient une soif de fiévreux et ne demandaient qu’à s’humecter largement le gosier.

La santé des nouveaux amis fut donc bue avec entraînement ; puis vint celle de Simon, celle de la mère Friponne, puis celle du grand chien fauve, puis celle du chat noir, puis… on ne sut plus à qui boire.

À cette phase de l’orgie, tout le monde était aux quatre-cinquièmes ivre. Bill avait la figure vermillonné et turgescente ; Passe-Partout demeurait pâle et anguleux, mais ses petits yeux noirs lançaient des regards en vrilles tout tordus d’éclairs joyeux ; Simon avait roulé sous la table et ronflait comme un cachalot ; la mère Friponne, le nez sur ses genoux, cuvait son whisky en face de la cheminée.

Quant à nos deux intimes, Lafleur et Cardon, ils semblaient plus ivres encore que les autres. Le premier avait, sans cérémonie, escaladé la table, et, là, dominant les pochards ahuris, il hurlait sa chanson favorite : le "Grand-père Noé", à laquelle répondait, d’une voix de girouette rouillée, l’illustre Cardon.

Le tintamarre diabolique dura jusqu’à plus de quatre heures du matin, où Passe-Partout se déclara tout-à-fait incapable de boire une seule goutte de plus et manifesta le désir de garder l’atome de lucidité qui lui restait.

Bill se récria :

« Mais il y a encore une bouteille pleine ! disait-il d’un ton lamentable.

— Il est temps de songer à nos affaires, répondit Passe-Partout.

— Au diable les affaires !… reprenait le géant.

— Au diable !… hum ! et le patron, l’envoies-tu au diable, lui aussi ?

— Quel patron ?… Ah ! ce grippe-sou de Lapierre…

— Chut !

Cette dernière recommandation fut accompagnée d’un si formidable coup de pied que Lafleur et Cardon qui paraissaient sommeiller tressautèrent sur leurs escabeaux.

Ils échangèrent un rapide regard et se levèrent négligemment.

Chose singulière, malgré l’énorme quantité de whisky qu’ils avaient bu, les deux jeunes gens semblaient parfaitement solide sur leurs jambes et toute trace d’ivresse avait disparu.

Pendant que Passe-Partout, avec une pointe d’inquiétude dans le regard, cherche à se rendre compte de cet étrange phénomène, expliquons-le à nos lecteurs.

On se rappelle qu’aussitôt la voiture arrivée, Passe-Partout sauta à terre et courut à la masure de la mère Friponne ; on se souvient aussi qu’il revint vers Bill et lui annonça qu’il y avait du monde, et qu’il faudrait tourner la maison, pour entrer par derrière. Ce qui fut fait.

Mais toutes ces allées et venues ne s’étaient pas exécutées sans éveiller l’attention des hôtes de la mère Friponne. Or, comme ces hôtes n’étaient rien moins que Lafleur et Cardon, c’est-à-dire des amis de Gustave Després et du Caboulot, disparus si étrangement depuis quelques jours, on conçoit que tout ce qui sentait le mystère dût leur mettre la puce à l’oreille.

Ils profitèrent donc de l’absence de la vieille pour regarder par la fenêtre et assister au singulier transbordement que nous avons décrit. Malheureusement, la lune, comme si elle l’eût fait exprès, se cacha derrière un nuage au moment où le lugubre cortège passa près de la maison, et ils ne purent distinguer les traits de l’homme garrotté et bâillonné que l’on était en train de "mettre à l’ombre".

Toutefois, ce qu’ils en virent leur donna l’éveil et fit naître dans leur esprit une étrange émotion, mêlée d’une espérance vague… Si c’était Gustave ou le Caboulot que l’on faisait ainsi disparaître !… Ce Lapierre de malheur en était bien capable, après tout !

« Veillons au grain, ami Cardon, avait murmuré Lafleur à l’oreille de son camarade ; quelque chose me dit que nous ne serons pas venus ici ce soir pour rien.

— Tu crois donc que ça pourrait être… ? avait répliqué Cardon.

— Cela me le dit… J’ai un pressentiment, mais, chut ! voilà nos bandits qui remontent de la cave. Tâchons de les griser et de ne pas perdre la boule, nous. Une autre fois, nous leur revaudrons ça… »

L’arrivée de la mère Friponne, suivie des deux prétendus explorateurs – une petite qualité inventée par l’ingénieuse vieille – mit fin au colloque, et l’on s’apprêta à bien recevoir des gentlemen aussi considérables.

Nous avons vu avec quelles démonstrations chaleureuses furent accueillis les honorables explorateurs du pays situé en arrière de Charlesbourg ; nous avons entendu les serments d’éternelles amitié échangés entre les quatre nouveaux amis et scellés de formidables libations – réelles pour Passe-Partout et Bill, mais simulées pour les deux étudiants ; il nous a même été donné de suivre les progrès de l’ivresse chez l’insatiable géant et – ô néant de la vertu humaine ! – chez l’incorruptible lieutenant de Lapierre.

Le programme tracé par Lafleur avait donc été exécuté sans encombre quant à ce qui concernait l’ivresse ; mais par malheur, jusqu’à près de cinq heures du matin, toute tentative pour faire "jouer" les deux apôtres avait échoué.

De guerre lasse, Lafleur et Cardon essayèrent d’un nouveau stratagème ; ils feignirent de dormir.

C’est à ce moment même que Passe-Partout déclara en avoir assez et refusa de boire la dernière bouteille avec son vorace compagnon. La partie semblait donc fort compromise et les étudiants se disposaient à dresser de nouvelles batteries, lorsque le nom de Lapierre, imprudemment échappé à Bill, éclata comme une bombe à leurs oreilles.

L’effet fut instantané.

Plus de doute : l’homme garrotté que les deux chenapans avaient transporté dans les caves de la masure ne pouvait être autre que Després ou le Caboulot !… Et le mariage de Lapierre qui allait se célébrer le matin même !…

Lafleur et Cardon se levèrent donc tranquillement de leurs sièges ; puis, avec la même insouciance, ils se dirigèrent chacun vers leur ami de fraîche date…

Voyant cette manœuvre, Passe-Partout se dressa sur ses jambes et mit une main dans sa poche, d’où il tira rapidement un revolver. Mais le pauvre garçon n’eut pas le temps de s’en servir : Cardon bondit sur lui, empoigna l’arme et l’arracha des mains de Passe-Partout ; puis, de la main gauche, il entoura le maigre cou du petit homme, qu’il alla proprement coller à la muraille.

De son côté, Lafleur s’était disposé à attaquer Bill ; mais voyant ce dernier dans l’impossibilité absolue de se lever, il se contenta de le fouiller et de lui ôter son poignard.

« Des cordes ! cria Cardon. Va prendre celles qui lient Després. »

Lafleur partit en courant. Mais un épouvantable fracas l’arrêta sur le seuil du cabinet noir, et un homme bondit comme un léopard en face de lui.

« À moi, Lafleur ! à moi Cardon ! cria cet homme d’une voix terrible.

— Gustave ! Gustave ! » hurlèrent les étudiants.

C’était, en effet, Gustave Després.

Comment s’était-il échappé ? par quel trou de souris avait-il passé ?

Nous allons le dire.

La porte ne se fut pas plutôt fermée sur les talons du dernier de ses geôliers, que Gustave sortit de son impassibilité et chercha à se débarrasser de ses liens.

La chose n’était pas facile et, pendant une bonne heure, le prisonnier s’épuisa en efforts infructueux. Les cordes étaient solides et le ficelage exécuté de main de maître. Pas la moindre possibilité de desserrer les tenaces nœuds coulants qui retenaient les poignets derrière le dos !

Després, ruisselant de sueurs et accablé de fatigue, se laissa retomber sur le sol, dans un état de prostration complète.

Mais le corps se reposait, la tête continua de travailler.

Au bout d’un quart d’heure de réflexion, le jeune homme tressaillit sur sa couche raboteuse. Une idée venait de lui traverser la tête : « Si je pouvais prendre mon couteau ! »

Hum ! ce n’était pas une mince affaire ! Le couteau en question se trouvait dans la poche de droite du pantalon… et comment l’atteindre ?…

N’importe ! Després se mit aussitôt à l’œuvre. Il se tourna, se retourna, se tordit, réussit à introduire le bout de ses doigts dans la bienheureuse poche, à saisir le couteau, le sortit à moitié, le perdit, le rattrapa, et finalement poussa un cri de triomphe…

Le couteau sauveur, échappé de sa retraite, gisait sur le sol !

Le prendre, l’ouvrir, couper, scier un peu partout fut l’affaire de cinq minutes.

Quand Gustave cessa de travailler, ses liens gisaient par terre ; il était libre… dans sa prison !

Comme on peut le supposer naturellement, le bâillon sous lequel étouffait le prisonnier subit le même sort que les liens, et le Roi des Étudiants put enfin étirer ses pauvres membres tout courbaturés.

Cela fait, Després se mit en devoir d’inspecter sa prison. Un rayon de lune qui filtrait par le grillage d’un petit soupirail lui ayant paru insuffisant pour bien étudier les lieux, le jeune homme alluma une allumette, puis deux, puis six, puis d’autres encore.

Après cette série d’illuminations fastueuses Gustave savait ce qu’il voulait savoir ; il était fixé sur l’unique chance qu’il avait de se tirer d’affaire.

On n’a pas oublié que la cave où avait été transporté notre ami se trouvait du côté du nord, séparée de la distillerie par un mur mitoyen et ayant au-dessus d’elle les appartements inoccupés de la masure, dont un servait de prison à la malheureuse sœur du Caboulot.

Or, le plancher supérieur de cette cave était dans un état complet de délabrement. Les madriers qui la composaient étaient aux trois-quarts pourris et ne tenaient aux solives que par un miracle des lois de la pesanteur.

Gustave n’hésita pas. Il comprit que son fort couteau aurait bientôt fait justice de ce bois vermoulu et se mit à l’attaquer avec énergie et précaution, de peur d’attirer l’attention de ses ravisseurs.

Au bout d’une demi-heure de travail, deux des madriers du premier plancher étaient coupés et leurs débris gisaient par terre, laissant béante une ouverture de deux pieds sur six, à peu près, à l’encoignure nord de la cave.

Restait le deuxième plancher – celui qui formait le parquet de la pièce au-dessus. Després se reposa cinq minutes et recommença à jouer du couteau.

Ce fut plus long, car le plancher supérieur se trouvait être en meilleur état que l’autre ; mais enfin, après un travail opiniâtre de plus d’une heure, une coupure transversale en avait séparé les madriers et il ne restait plus qu’à les faire basculer sur la solive qui touchait à la muraille.

Després avait un crochet à son bienheureux couteau ; il l’introduisit dans la rainure, tira à lui et faillit pousser un cri de joie, en voyant le jour lui arriver à flots par l’ouverture que laissaient les madriers en tombant.

Mais une autre émotion, plus forte et plus inattendue, lui était réservée.

En passant sa tête par le trou pour se hisser à l’étage supérieur, Gustave aperçut une jeune fille assise sur un méchant grabat, dans le coin d’une chambre triste et nue. La malheureuse avait la tête dans ses mains et lui tournait le dos. Elle était, sans doute, sous le coup d’une immense préoccupation, car elle n’entendit pas le bruit que faisait Després en prenant pied dans son réduit.

Le Roi des Étudiants fit un pas en avant ; la jeune fille se retourna, effrayée, et deux cris étouffés partirent simultanément :

« Gustave ! »

« Louise ! »

Puis un court silence suivit, pendant lequel les deux anciens amants des bords du Richelieu sentirent leur cœur envahi par un flot de souvenirs douloureux. Louise était trop émue pour parler, et Gustave, brusquement placé en face de cette jeune fille qu’il avait tant aimée, croyait entendre gronder en lui-même, comme un tonnerre lointain, les dernières rumeurs de sa passion expirante.

Ce fut lui qui, dominant son trouble, rompit le premier ce silence plein d’angoisses.

« Louise, dit-il avec mélancolie, nous nous revoyons dans de tristes circonstances.

— Hélas ! Gustave, répondit la jeune fille, en relevant sa tête blonde et son visage pâle, que vous est-il donc arrivé et comment se fait-il que je vous retrouve ici, après vous avoir laissé là-bas, tout sanglant et évanoui ?

— C’est toute une histoire. J’ai été transporté chez vous par Georges et je n’en suis parti qu’hier soir, après que les soins assidus de votre excellent père et d’un habile médecin m’eussent remis sur pied.

— Ah !… mais cela ne me dit pas pourquoi vous m’apparaissez comme dans les contes de fées, surgissant des entrailles de la terre.

— Oh ! ceci est le fait d’un monsieur qui m’en veut beaucoup et ne me l’a que trop prouvé, répondit Gustave, avec un sourire amer.

— Que voulez-vous dire ? fit Louise, étonnée.

— Je veux dire que tel que vous me voyez, je suis prisonnier de monsieur Lapierre.

— Vraiment ?… le misérable ne s’est pas contenté… ?

— De m’envoyer au pénitencier ?… de m’assassiner dans un endroit écarté ?… non, mademoiselle ; il lui restait à me séquestrer : c’est ce qu’il vient de faire.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! gémit la jeune fille ; mais c’est donc un monstre que cet homme ?

— Comme vous dites, mademoiselle, répondit Després, en s’inclinant froidement. »

Puis, au bout de quelques secondes, il reprit :

« Et, vous, depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— Depuis cette soirée où je vous trouvai dans le parc de Mme Privat, baignant dans votre sang.

— Comment vous trouviez-vous là ? » demanda le jeune homme, avec une certaine anxiété.

Louise hésita un instant, puis répondit d’une voix douce :

« J’étais allé chez vous avec mon frère et, apprenant votre départ, nous allions à votre rencontre.

— À ma rencontre !… Et pourquoi ? »

Louise tomba à genoux, prit les mains de Després et murmura en sanglotant :

« J’avais assez souffert… je voulais être pardonnée ! »

Gustave pâlit… Le fantôme de la trahison de sa fiancée se dressa un moment devant ses yeux, escorté du spectre sévère de la vengeance… Mais il avait souffert, lui aussi, et chez les âmes vraiment fortes, la souffrance élève le sentiment et met au cœur la sainte compassion…

Gustave chassa donc, d’un froncement de sourcil, les deux sinistres apparitions. Il releva Louise, la baisa au front et lui dit simplement :

« Louise, de ce jour, le passé n’existe plus : Je te pardonne ! »

La douce jeune fille sentant qu’elle méritait ce pardon, ne répondit qu’un mot :

« Merci ! »

Puis elle ajouta aussitôt :

« Et, maintenant, mon bon Gustave, cours où le devoir t’appelle. Il y a là-bas une malheureuse enfant qui t’attend comme un sauveur. Laisse-moi et vole à la Canardière.

— Tu as raison, Louise, mais nous irons tous deux. Ton témoignage ne sera pas inutile.

— Je suis prête à tout. »

En ce moment, une voix puissante se fit entendre au loin, dans la maison, chantant ce refrain connu :

C’est notre grand-père Noé,
Patriarche digne,
Que l’bon Dieu nous a conservé,
Pour planter la vigne.

« Lafleur, ici ! s’écria Gustave. Nous sommes sauvés. Vite à l’œuvre ! »

Et, bondissant vers la porte, le vigoureux jeune homme la frappa si violemment de son pied, qu’elle vola en éclat.

C’était ce fracas qu’avait entendu Lafleur.

Cinq minutes plus tard, Bill et Passe-Partout étaient garrottés à leur tour, et Gustave Després, sur le point de partir, disait :

« Mes amis, il est cinq heures et je n’ai pas un instant à perdre. Je vais donc prendre les devants. Quant à vous, abandonnez ces deux coquins à leur sort et conduisez cette jeune fille là où elle vous dira d’aller. C’est compris, n’est-ce pas ?

— Oui, oui ! et elle n’aura pas à se plaindre de nous, répliquèrent les étudiants.

— À tantôt, alors !

— À tantôt ! Vive le Roi des Étudiants ! »

Gustave prit sa course et descendit la route de Charlesbourg ; mais, au moment d’en tourner l’angle, il se heurta presque à un jeune homme qui la remontait.

Il ne put retenir une exclamation :

« Le Caboulot ! »

— Gustave ! répondit l’enfant, tout essoufflé.

— D’où sors-tu ?

— De chez Lapierre.

— Je m’en doutais. Tu t’es donc évadé ?

— Oui. Tout le monde est en campagne depuis hier soir. On m’a donné pour gardienne une femme à qui il restait un morceau de cœur : je l’ai attendrie, et je cours chez une certaine « mère Friponne » que j’ai entendu nommer de ma prison. Ma sœur doit y être.

— Elle y est, et sous bonne garde, encore. Hâte-toi et ramène-la… elle te dira où.

— J’y vole… Et toi ?

— Je suis pressé… Je te conterai cela plus tard. Au revoir ! »

Et Gustave poursuivit son chemin, au pas de course.

Nous avons vu que, lorsqu’il arriva, il n’était que temps.