Le Roi des étudiants/Petite revue de la situation

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Décarie, Hébert et Cie. (p. 85-92).

Chapitre XII

Petite Revue de la Situation


Il nous faut ici, pour l’intelligence complète de ce qui va suivre, ouvrir une parenthèse et faire, à vol d’oiseau, une revue de la situation réciproque des personnages qui vont successivement se présenter sous nos yeux.

À tout seigneur, tout honneur ! Commençons par le fiancé de mademoiselle Privat.

C’était, en vérité, un fort joli garçon que ce chenapan de Lapierre.

Grand, bien découplé, souple et gracieux dans ses mouvements, il était l’heureux possesseur d’une tête caractéristique, où il y avait, mêlés assez confusément, du grec et du mauresque.

En effet, si son nez un peu aquilin et la coupe hardie de son visage rappelaient vaguement le type athénien, sa peau mate et légèrement bronzée n’en aurait pas moins fait honneur à la langoureuse physionomie d’un descendant des Maures de l’Andalousie.

Quoi qu’il en soit, un détail presque insignifiant dérangeait, constatation faite, l’harmonie classique et le calme olympien de cette belle figure, et ce détail se trouvait dans le regard.

Lapierre avait des yeux noirs fort grands et fort beaux ; mais, chose extraordinaire, il ne pouvait les maintenir en repos et les fixer carrément sur une autre paire d’yeux. Son regard, sans cesse en mouvement et comme égaré, ne faisait qu’effleurer le regard fixé sur lui et se plaisait, de préférence, à voltiger sur les menus détails de la toilette de son interlocuteur.

L’honnête garçon agissait-il ainsi par timidité ?… ou bien le misérable suborneur de jeunes filles craignait-il de laisser lire, par ces fenêtres grandes ouvertes de son âme, les noires machinations qui s’y tramaient ?…

Peut-être !

Dans tous les cas, ce tic singulier donnait à notre nouvel Adonis un petit air faux et un certain cachet d’hypocrisie qui déparaient bien un peu les grâces séduisantes de ses autres traits… Mais, comme on ne rencontre guère d’homme parfait et que, d’ailleurs, le défaut dont il est question résidait plutôt dans l’expression du regard que dans le regard lui-même, Lapierre n’en passait pas moins pour un des plus beaux hommes de Québec, aux yeux des juges féminins. Et plus d’une de ces dames, qu’un secret dépit rendait accommodante, ne se gênait pas pour dire que la riche demoiselle Privat faisait, en somme, un excellent mariage, puisqu’elle payait avec du "vil métal" aisément acquis tant de grâce et tant de perfection…

Madame Privat – il faut bien le dire – paraissait être un peu de cette opinion ; mais sa fille envisageait probablement la chose, à un point de vue plus élevé et moins spéculatif, car il était de toute évidence qu’elle ne partageait pas l’engouement général à l’égard de son futur époux. Calme et presque insouciante, elle voyait arriver sans trouble comme sans impatience le jour solennel où elle associerait à jamais sa vie à celle du brillant jeune homme qui faisait tourner tant de têtes. Plus que cela, les gens sérieux de son entourage – ses vrais amis, ceux-là, – remarquaient avec étonnement qu’à l’encontre de bien des jeunes filles en pareil cas, Laure devenait de plus en plus bizarre, se drapait de plus en plus dans sa sombre mélancolie, à mesure qu’approchait le jour fatal…

À leurs yeux, cette belle jeune fille gardait dans son cœur quelque secret terrible et, plutôt que de le dévoiler, marchait stoïquement à l’autel, comme d’autres marchent au sacrifice.

Mais ses amis clairvoyants – en bien petit nombre, du reste – se gardaient bien de laisser paraître au dehors cette pénible impression et se contentaient de conjecturer "in petto".

Il aurait donc fallu que la veuve du colonel Privat, pour se renseigner exactement sur ce qui se passait dans le cœur de sa jeune fille, eût d’abord un soupçon, puis, guidée par cet indice un peu vague, que son instinct maternel, doublé d’une observation attentive, la mît sur la piste de la vérité…

Malheureusement, l’excellente femme, comme nous l’avons dit, n’était rien moins qu’observatrice ; et, d’ailleurs, sa légèreté naturelle ne lui avait pas permis de s’arrêter longtemps sur les réflexions qu’avaient fait naître chez elle les récentes étrangetés du caractère de sa fille.

Il ne faut pas croire que cette insoucieuse légèreté masquait un mauvais cœur et que les délices d’une vie opulente avaient étouffé, chez Mme Privat, les sentiments sacrés de la maternité.

Ce serait là une étrange erreur.

La riche veuve, au contraire, raffolait de ses deux enfants ; elle eût, sans hésiter, sacrifié des sommes folles pour satisfaire le moindre de leur caprice… Mais la Providence, qui lui avait prodigué l’or, lui avait refusé cette sorte d’intuition maternelle qui fait rechercher pour ses enfants, en dehors des jouissances de la fortune, les jouissances plus intimes du cœur et celles plus relevées de l’âme.

Pour certaines femmes du monde, qu’une piété bien entendue ou quelque saine idée de philanthropie n’éclaire pas, être heureux, c’est avoir assez d’argent pour se payer tous les fastueux caprices du "high life", et assez de notoriété pour que les membres de cette aristocratie-là ne vous rient pas au nez, malgré vos écus.

Mme Privat avait ces deux éléments de bonheur et s’en contentait. L’idée que ses enfants eussent besoin d’autre chose pour entrer, le front serein, dans la vie mondaine ne lui était jamais venue et – disons-le – ne pouvait lui venir.

Mariée fort jeune à un homme puissamment riche, elle était passée sans transition du doucereux couvent des Ursulines de Québec à l’opulente villa de son mari, en Louisiane. Il n’y avait, par conséquent, pas une heure dans son existence entière où elle n’eût été entourée des jouissances que procure la fortune, et tant loin que son souvenir pouvait se porter en arrière, elle n’y voyait que plaisir et bonheur.

Rien d’étonnant donc à ce qu’une femme élevée dans de semblables conditions ne vît pas au-delà l’horizon des jouissances matérielles et ne comprît point ces voluptés sublimes qui prennent naissance dans le cœur.

Mais, à part les considérations qui précèdent, une raison plus simple et moins métaphysique doit nous faire excuser Mme Privat de n’avoir point jusqu’alors compris sa fille et de la lancer si inconsidérément dans les serres redoutables du mariage : et cette raison bien simple, c’est que la chère femme n’était pour rien dans le choix de Laure.

Expliquons-nous.

Mme Privat avait bien, dès la première apparition en Louisiane de Lapierre, en compagnie du colonel, accueilli le jeune homme avec beaucoup de prévenances, comme on accueille un hôte aimable ; elle avait bien vu d’un bon œil des relations amicales s’établir entre son compatriote québecquois et sa fille, ne faisant en cela, d’ailleurs, que se conformer au désir tacite de son mari ; elle avait bien aussi, après le retour de sa famille à Québec, ouvert à deux battants la porte de son salon à l’ami du colonel, à celui qui avait recueilli et soigné le malheureux officier blessé et mourant, à l’homme généreux qui avait rendu les derniers devoirs au planteur louisianais…

Elle avait bien fait tout cela ; mais jamais il ne lui était arrivée d’encourager autrement les assiduités de Lapierre, ni d’exercer une pression quelconque sur sa bien-aimée Laure.

Elle s’était montré satisfaite et n’avait peut-être pas suffisamment caché son mécontentement : voilà tout.

Lorsque, deux mois après son arrivée à Québec, Lapierre avait formellement demandé à Mme Privat la main de Laure, la riche veuve s’était déclarée très honorée de la démarche, mais elle avait complètement subordonné sa réponse à celle de sa fille.

Et ce n’est, en effet, qu’après avoir transmis à Laure la demande officielle de Lapierre et avoir reçu de la jeune créole une réponse favorable, que la veuve du colonel Privat, heureuse de voir les goûts de sa fille en conformité avec les siens, proclama ouvertement ses préférences et pressa activement les préliminaires du mariage.

Lapierre, qui ne demandait pas mieux que d’en finir au plus tôt possible, aida puissamment la bonne dame dans les mille détails d’une aussi importante opération, surtout dans ce qui concernait la liquidation de la dot de Laure, tant et si bien qu’au moment où nous sommes rendus, un mois après la demande officielle, tout était terminé et qu’il ne restait guère plus que le contrat à signer.

La chose devait se faire le mardi suivant, la veille même du mariage et le lendemain du grandissime bal que se proposait de donner, à son cottage de la Canardière, la mère de la future épouse.

Voilà pour la situation réciproque des dames Privat et du citoyen Lapierre.

Il nous reste maintenant à dire deux mots du jeune Edmond et de notre ami Champfort, relativement à la position qui leur était faite par les événements en voie de réalisation.

Edmond n’avait pas vu sans un secret chagrin sa sœur Laure, qu’il aimait beaucoup, donner tête baissée dans le traquenard matrimonial tendu par l’irrésistible Lapierre.

Ce dernier ne lui avait jamais été bien sympathique, et pour une raison ou pour une autre, le jeune Privat lui en voulait de venir ainsi ravir sa sœur à son affection.

Edmond se disait, pour s’expliquer à lui-même l’étrange sentiment de répulsion qu’il éprouvait, que ce Lapierre avait toujours été pour les siens un oiseau de mauvais augure. Leurs premiers malheurs et les premières larmes dans sa famille dataient de l’apparition en Louisiane de cet étranger ; et le jeune étudiant aimait trop sa sœur, pour ne pas s’être aperçu que le retour à Québec de ce même étranger était pour beaucoup dans la mystérieuse tristesse de la pauvre Laure.

Il avait même – un certain jour qu’il surprit la jeune fille le visage baigné de larmes, dans une allée solitaire du parc – essayé de toucher ce sujet ; mais, dès les premiers mots, Laure lui avait jeté les bras autour du cou, et répondu, avec un redoublement de pleurs :

« Edmond, mon cher Edmond, je suis bien malheureuse !… Oh ! si tu savais !… Mais non… ni toi, ni ma mère, ni personne au monde ne doit savoir un si terrible secret… J’ai un grand devoir à remplir… Prie Dieu que la force ne m’abandonne pas ; et si tu m’aimes, ne parle jamais à qui que ce soit de ce que je viens de te dire – surtout à notre mère – et toi-même, ne me questionne jamais plus sur ce sujet. »

Edmond, douloureusement étonné, avait promis, en courbant la tête.

Mais, depuis cette demi-révélation, il avait sur le cœur un gros levain d’amertume contre le fiancé de sa sœur, contre l’homme qui possédait des armes si puissantes pour vaincre la résistance des jeunes filles riches, et faire tomber leur dot dans son escarcelle.

Quant à Champfort, dont nous ne voulons dire qu’un mot, on sait quelles puissantes raisons il avait de ne pas aimer son futur cousin.

Cet homme-là avait détruit à jamais ses rêves de bonheur, en lui enlevant, non seulement le cœur de Laure, mais jusqu’à son amitié, jusqu’à cette sympathie irrésistible qui faisait autrefois d’eux un frère et une sœur.

Tant qu’il n’avait fait que soupçonner son malheur, Champfort s’était contenté de gémir en secret sur le revirement imprévu du cœur de la jeune créole ; son ombrageuse fierté aidant, il avait même affecté auprès de sa cousine une indifférence qui frisait le dédain…

Mais, depuis un mois, les choses étaient bien changées, et la certitude que Laure était décidément perdue pour lui jetait le pauvre étudiant dans toutes les angoisses du désespoir.

Il ne venait que rarement au cottage de la Canardière, fuyant la vue de sa cousine et surtout le contact de son odieux rival.

Després avait bien, pour un moment, fait refleurir dans le cœur de Champfort l’arbre vivace de l’espérance ; mais la conversation qu’il venait d’avoir avec Laure avait ramené le pauvre amoureux à la froide réalité et lui faisait envisager l’avenir avec toute l’amertume des jours passés.

Telle était la situation !