Le Roi vierge/Livre 2, 1

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Édouard Dentu (p. 160-180).
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Livre deuxième — Frédérick

LIVRE DEUXIÈME

FRÉDÉRICK

I

À la cime blanche d’un mont, dans la pâle et froide Thuringe, un jeune pâtre debout sur une pente de neige jouait de la flûte dans le matin.

Devant lui, plus bas que lui, le cirque énorme des alpes, étage de granits, hérissé de sapins, prolongeait ses inclinaisons jusqu’au fond des précipices blêmes que voile une vapeur ; et, sous l’azur vague où çà et là s’étirent des nuées, dans le vent silencieux qui emporte parfois des volutes de flocons éparpillés en poussière, le soleil de janvier illuminait les roches glacées, allumait le mica des neiges et faisait, aux pointes des branches, resplendir comme de petits lustres, des pendeloques de grésil.

Svelte et grand, pâle sous des cheveux noirs en boucles, ayant dans ses yeux très bleus une profondeur de lac ou de ciel, — pareil à quelque belle jeune femme, — le pâtre était debout sur la hauteur, seul dans l’immense isolement ; tout vêtu de fourrures blanches, c’était comme s’il avait neigé sur lui.

L’air qu’il jouait, lent, pur, interrompu de silence, s’égrenait dans la solitude, en rares perles froides, semblables aux gouttes d’une source gelée, qui fond.

Il cessa de jouer, inclina la tête, prêtant l’oreille, avec l’air d’attendre un écho. Rien. Pas un son. Seule, une grosse pierre détachée par le passage du vent roula sur une pente et s’arrêta dans un bruit de branchage cassé.

Alors il regarda tristement le paysage morose. Penché avec l’inquiétude d’un amant qui ne voit pas venir celle qui avait promis, on eût dit qu’il demandait une voix au silence et l’apparition d’une forme à l’immobilité de la neige. Il tendait ses bras comme dans l’espérance d’une étreinte ; mais ils retombèrent lentement, avec un geste de mélancolie, n’ayant pas même embrassé des nuées.

Il remit la flûte à ses lèvres ; l’air doux, signal convenu peut-être, s’égrena de nouveau dans le silence du vent.

À l’une des notes une note répondit, lointaine, grêle, claire, — le son que pourrait avoir une bulle d’eau qui crève.

Il frémit, une pourpre soudaine aux joues, les yeux allumés de joie, et continua de jouer, s’arrêtant de minute en minute pour écouter le frêle écho, là-bas.

L’écho était le chant du Solitaire, mystérieux rossignol des alpes, que l’on entend quelquefois, que l’on ne voit jamais ; dans la blanche mélancolie de l’hiver, cette voix d’oiseau, répliquant à cette voix de flûte, semblait une réponse de l’idéal au rêve.

Le pâtre jouait toujours, plus vite, ravi, extasié ; le Solitaire, rapproché sans doute, et enflant son gosier dans quelque creux de roche, rivalisait d’un chant plus rapide avec les fusées de notes qui s’échappaient de la flûte ; ce n’étaient plus les plaintes vagues, éparses, qui pleuraient tout à l’heure, mais deux mélodies joyeuses, ardentes, presque folles, se mêlant, se fuyant, se rejoignant, comme le double vol sonore dans le soleil de deux libellules amoureuses.

Tout à coup, la flûte se tut, la voix d’oiseau s’éteignit dans un bruit d’envolement.

Le pâtre s’était retourné, pâle, d’un air de colère, à cause du bruit d’un pas.

Quelqu’un s’approchait en effet, gravissant les neiges, un très jeune homme, gras, blond, rose, face en belle humeur sous une toque où riaient des plumes ; une corne de buffle sautait sur la hanche de son habit de chasse, vert, à galons d’or.

— Que veux-tu, Karl ? demanda le pâtre d’une voix brusque.

— Sire, dit l’autre en s’inclinant très bas, une très grave circonstance…

— Ah ! le prince Flédro est revenu ? Il m’apporte…

— Hélas, non, sire ! Mais votre mère est arrivée de Berlin et désire voir Votre Majesté.

— Tu m’as donc trahi ? dit le roi d’un ton de colère, avec un pas en avant.

— Que Votre Majesté daigne prendre garde ! répondit Karl dans un gros sourire. Si Elle s’approchait encore, je serais obligé de reculer par respect, et je tomberais dans ce précipice, infailliblement.

Le roi reprit, en retroussant avec un air de dédain sa lèvre pâle et fine :

— Eh bien, tu mourrais ! Tu tiens donc à vivre, toi, enfant ? Cela t’intéresse de voir la stupidité de l’homme et l’ignominie de la femme ? Ah ! je te le dis, Karl, toute la foule vivante des mortels est une poussière moins précieuse que ce nuage de neige emporté par le vent, et toutes les paroles qui furent proférées depuis le babil du premier-né sous les lèvres de la première mère, ne valent pas le chant de l’oiseau que tu as fait s’envoler !

Il parlait ainsi, amer et mélancolique, et farouche un peu, mais joli, — l’air d’un très jeune Hamlet à qui Shakespeare aurait donné un rôle dans une féerie intitulée le Songe d’un Matin d’Hiver.

Il s’assit sur la neige, et, après une rêverie :

— Enfin, explique-toi. Pourquoi as-tu révélé le secret de ma retraite ?

Karl essaya de donner quelque gravité à sa bonne face réjouie, et il dit, très vite, du ton de quelqu’un qui récite une leçon :

— Sire ! la situation politique du royaume est passablement périlleuse ! j’ai le regret d’annoncer à Votre Majesté que les élections n’ont pas été aussi excellentes que pouvaient le faire espérer les habiles dispositions prises par vos ministres. Malgré les candidatures recommandées et la loi qui a fixé le nombre des colléges électoraux, les patriotes-catholiques n’ont obtenu que des succès médiocres ; les mandements des évêques ont plutôt irrité que convaincu la population égarée par le rêve de l’universelle patrie allemande ; et beaucoup de nationaux-libéraux, — c’est-à-dire de Prussiens et d’hérétiques, — viennent d’être élus à une forte majorité. Où nous conduiront ces gens-là ? Le président du conseil m’a fait l’honneur de dire en ma présence que s’il surgissait quelque guerre où la Thuringe serait entraînée dans l’alliance de la Prusse, les libéraux ne manqueraient pas de saisir cette occasion d’inféoder à la nation protestante notre catholique nation. En attendant, il est probable que les nouveaux députés refuseront à votre ministre des beaux-arts le crédit de quatorze millions qui permettrait de bâtir le théâtre de Hans Hammer ; et l’on parle d’une adresse assez impertinente dans laquelle Votre Majesté serait « priée » d’expulser du royaume Hans Hammer lui-même, — à peu près comme Frédérick Ier fut prié de chasser la belle Mona Kharis.

Karl se tut, essoufflé. Le roi était debout, la lèvre frémissante, un éclair de menace dans l’œil.

— S’ils me refusent l’argent nécessaire à ma gloire et à celle de mon pays, cria-t-il en cinglant l’air avec sa flûte du geste d’un piqueur qui fouaille une meute insoumise ; s’ils me demandent d’éloigner d’auprès de moi le seul qui soit grand parmi les hommes et le seul qui me soit cher, pardieu ! comme le jeune Louis de France, j’entrerai dans mon Parlement, au retour de quelque chasse, le chapeau sur la tête et faisant sonner mes bottes éperonnées, et toutes les volontés se courberont sous le vent de ma cravache !

— Parfait ! dit Karl en pouffant de rire. Moi, derrière Votre Majesté, je sonnerai dans ma trompe, ce qui ne manquera pas de faire fuir tous ces avocats comme des chevreuils effarouchés ! Mais ce que le roi fera et aura raison de faire, les ministres ne peuvent pas l’essayer. De là leur inquiétude. Songez donc, sire ! il y a vingt jours que les valets de chambre de Votre Majesté se sont aperçus enfin que c’était, non pas Frédérick II, mais un mannequin en costume d’Obéron, qui leur tournait le dos, assis dans une pose de rêverie, au bord du lac, près de la grotte de Titania ! Et depuis ce temps, toute la cour est en rumeur ; vos écuyers, dès l’aurore, rôdent de salle en salle, de jardin en jardin, cherchant le maître, effarés, éperdus ; quelques-uns sautent à cheval, partent pour le Bourg-des-Roses ou pour le Château-des-Sirènes, et reviennent le lendemain, tout déconfits. Quant aux ministres, ils sont vraiment dans un état digne de pitié ; M. de Louisberg, à la première nouvelle de votre disparition, a laissé tomber sa tabatière sans s’en apercevoir, et il y aura demain trois semaines qu’il plonge inconsciemment ses deux doigts dans la paume de sa main vide, et se bourre le nez avec des prises d’air ! Mais il éternue par habitude. Le comte de Lilienthal ne va plus, le matin, boire ses quatorze cruches de bière Dieu-le-Père au couvent des Franciscains, de sorte que, toute la journée, il a l’air d’un homme ivre ; ça le grise, de ne pas être saoûl. Votre Majesté ne reconnaîtra pas M. de Lohenkranz ! Il n’a plus qu’un tout petit ventre : une tonne de bière changée en un baril d’anchois. Enfin, le baron de Storkhaus, qui passait hier, le chapeau à la main selon sa coutume, dans la Johann-Joseph-Strasse, a salué le carrosse de l’ambassadeur d’Autriche en enlevant sa perruque ! Ma foi, la détresse des conseillers de la couronne m’a tout attendri le cœur ; je n’ai pas su résister à leurs prières, — car on se doutait bien que j’étais au courant des choses ; j’ai donné à entendre au ministre de la guerre que Votre Majesté était allée en Hollande pour y voir une tulipe noire et rose qui venait de fleurir pour la première fois ; j’ai révélé au ministre de la justice que le roi avait eu le caprice de compter combien de minutes tournerait sans disparaître une plume d’alcyon jetée au gouffre du Malstrœm ; le ministre des finances a appris de moi que Frédérick II chassait actuellement dans la partie occidentale de la côte groënlandaise, où, d’après des avis sûrs, il y a cette année une rare abondance de renards bleus ; enfin il m’a été impossible de cacher au ministre des cultes, président du conseil, que son maître avait jugé bon de faire un pèlerinage à la Mecque, et que, pour n’être pas reconnu, il s’était mêlé à une tribu de Tziganes qui voyageaient vers l’Arabie en jouant du tambourin ! À vrai dire, je ne sais pas si l’on m’a cru. Mais le baron de Storckhaus m’écoutait avec des yeux si confiants que je ne serais pas étonné s’il s’occupait de réunir une caravane pour faire, à dos de chameau, la quête de Votre Majesté ! Notez que, dans la ville, l’émotion n’est pas moins grande qu’à la cour. Vos énormes Thuringiens, lourds et lents, qui ressemblent plutôt à des barriques roulantes qu’à des hommes en marche, et qui suffiraient, si on les mettait en perce, à désaltérer les deux Allemagnes… — Vous savez comment M. de Bismarck les appelle ? « Des animaux qui tiennent le milieu entre l’Autrichien et l’hippopotame » ; — … vos énormes Thuringiens ont pris des allures hagardes et sautillantes de nouvellistes en émoi. Tout Nonnenbourg n’est qu’un tohu-bohu qui raconte ou interroge. Le matin, à l’Université, les professeurs en chaire oublient de nier Dieu pour s’inquiéter du roi, et les étudiants qui rôdent autour du jet d’eau, entre les corbeilles de fleurs, se demandent les uns aux autres, avec une inquiétude égale, si on leur fera crédit, tout à l’heure, à la restauration de la Germania, et si Votre Majesté rentrera bientôt dans sa capitale ! Les artilleurs, dans les cours des casernes, tout en fourbissant la gueule des canons que vous a envoyés votre cousin de Prusse ; les bureaucrates, dans leurs niches sombres, en se grattant le nez avec la barbe de leurs plumes ; les peintres, dans les ateliers, en ajoutant des lys et des roses à quelque Ève, d’après Albrecht Durer, ou à quelque Vénus, d’après Overbeck, se lamentent d’ignorer ce qu’est devenu leur roi, violent comme un boulet, calligraphe comme un professeur d’écriture, et plus beau que toutes les femmes ou que toutes les déesses ! Pas une saucisse de veau n’est mangée, dans la Brasserie Royale, sans que le mangeur ne s’écrie, la bouche pleine : « Saperment ! où donc est allé Frédérick II ? » Les mendiants demandent à la fois l’aumône et des nouvelles de Votre Majesté ; et que je sois emporté par le satyre diabolique qui baise les épaules des nymphes dans les sentiers du Vénusberg, si Ottilia ne m’a pas dit, hier soir, après avoir essuyé du bout de sa langue rouge la mousse qui coulait de mon verre : « Est-ce vrai que le Prince Pâle — comme on vous appelle — a été enlevé au pays des Féeries, et qu’il ne nous sera rendu que lorsqu’il aura fait deux enfants à la Reine des Fées, un garçon et une fille ? » Ma foi, j’ai répondu : « Il reviendra dans neuf mois, parce qu’on espère des jumeaux. »

— Tu aurais dû, au lieu de mentir, te taire, dit le jeune roi sévèrement.

— J’ai préféré me taire, tout en parlant, dit Karl. Il n’y a rien de plus discret qu’un bavardage habile ; et personne ne saurait où se trouve Votre Majesté si Sa mère n’était revenue de Berlin. Ah ! sire, la reine Thécla est une personne terriblement perspicace. Elle n’a voulu croire ni à la tulipe de Hollande, ni à la plume d’alcyon, ni aux renards bleus du Groënland, ni aux tambourins des Tziganes ; même la légende des jumeaux exigés par la reine des fées l’a fait sourire avec un air de dédain très pénible pour mon amour-propre de conteur ! Elle m’a regardé dans les yeux, en disant : « Où est le roi ? » comme elle sait regarder, de manière à donner le frisson. Pourtant, je n’aurais rien dit, — rien dit de vrai, du moins, — si la reine Thécla ne m’avait menacé…

— Ma mère t’a menacé, toi, mon petit serviteur ?

— Moi, non, pas précisément. Mais, au moment où elle m’interrogeait, nous étions dans le jardin de la Résidence, au bord du lac ; le beau cygne qui a traîné plus d’une fois la barque où vous rêvez au clair de lune sous le casque d’argent des chevaliers du Saint Graal, est venu becqueter tout près de nous les gazons de la rive ; et la reine a considéré d’un tel air la précieuse bête blanche que je me suis mis à trembler ; évidemment, si je n’avais pas consenti à venir chercher Votre Majesté, le cygne aurait eu affaire non pas à Parcival, mais à votre cuisinier viennois, et j’aurais été exposé à manger, en sauce à la confiture de groseilles, une cuisse ou une aile de l’oiseau divin qui tire avec une chaîne d’or la nacelle de Lohengrin !

Le roi dit, après avoir songé :

— As-tu deviné ce que ma mère veut me dire ?

— Quelque chose de très désagréable évidemment, répondit Karl, puisque la reine arrive de Prusse, et puisqu’elle a fait mander, dès son arrivée, le prieur des Franciscains ; tout l’ennui qui nous peut venir des hommes passe par les mains de M. de Bismarck, et c’est dom Bénignus que Dieu a choisi pour messager de ses taquineries. Il est probable que la reine et le prieur entretiendront longuement Votre Majesté des intrigues prussiennes et des intérêts religieux du royaume. Ah ! ce sera fort gai ! Et encore, veuille le ciel ne pas vous réserver autre chose qu’un discours politique et qu’un sermon franciscain !

— Eh ! qu’ai-je donc à craindre ?

— Un épithalame, Sire !

Le roi devint tout rouge, brusquement, du cou aux tempes, comme une jeune fille qui reçoit en plein visage le propos d’un libertin.

Il dit vivement, d’une voix qui tremble :

— Explique-toi, mon Karl. Tout ce que tu as appris, raconte-le moi.

— Sire, je ne sais rien de précis, mais j’ai le soupçon qu’il se trame quelque chose d’assez inquiétant, et qui ne sera point du goût de Votre Majesté.

— Quels sont tes soupçons ? Dis-les.

— La reine Thécla est arrivée à Nonnenbourg, de nuit, inattendue, et elle a pénétré dans la Résidence, furtivement, sans que les trompettes aient sonné ni que les tambours aient battu aux champs.

— Ma mère est un esprit sévère qui répugne au faste de l’étiquette.

— Ce que votre mère a voulu éviter, cette fois, ce n’est pas la pompe d’une réception officielle, c’est…

— Quoi donc ?

— La curiosité des courtisans et de la valetaille.

— Elle avait donc intérêt à cacher sa présence ?

— La sienne, non ; mais celle de deux personnes qui l’accompagnaient.

— Ma mère n’est pas revenue seule ?

— Vous savez, Sire, que j’ai le sommeil d’un oiseau et la démarche d’un chat ? Dans la nuit d’avant-hier, j’ai entendu s’ouvrir lentement l’un des grands portails du Château. Qui venait à pareille heure ? Vous, peut-être. Je sautai de mon lit, et je descendis en m’habillant. Sous la voûte, des ombres s’avançaient, précédées du castellan, qui élevait une lanterne ; je me tins coi, près du mur, dans l’ombre, à côté de la grosse pierre de Maximilien-Christophe. Je reconnus votre mère, et je distinguai deux femmes qui marchaient derrière elle.

— Tu les a reconnues aussi ?

— Hélas ! sire, on y voyait à peine, et les deux femmes étaient vêtues comme les pénitentes le jour de la fête de Toutes-les-Âmes. J’ai seulement deviné que l’une des arrivantes, dont la tête vacillait sous le voile, était quelque très vieille personne, tout à fait les façons et la démarche d’une vénérable duègne.

— L’autre ? demanda le roi.

— L’autre s’avançait résolument, avec un air de s’amuser de tout ce mystère, légère, presque sautillante ; son voile, à la hauteur des yeux, avait deux petites rondeurs claires, très vives, et la dentelle s’enflait comme si l’on eût ri dessous. Il n’y avait pas à en douter : dix-huit ans environ.

Le roi devint plus rouge, en détournant la tête.

— Le lendemain, dit-il, tu t’es informé ?

— Votre Majesté n’en doute pas ! Mais aucun être vivant n’avait vu les deux mystérieuses personnes, sinon le castellan, à qui l’on avait fait la leçon sans doute, car il m’a répondu : « Vous avez rêvé, monsieur Karl ! » Alors je me suis mis en quête moi-même ; il n’y a pas une salle de la Résidence, pas un pavillon des jardins, où je ne sois entré, où je n’aie fureté. Vainement. Le désert, le silence : ce qui reste après une disparition de fantômes.

— Elles étaient reparties ?

— Je suis parfaitement convaincu du contraire !

— Cependant…

— Oh ! Sire, vous devinez bien qu’il y a des appartements où je n’ai pas pu pénétrer.

— Lesquels ?

— Ceux de la reine Thécla !

— Tu crois que ces deux femmes sont chez ma mère ?

— Si je le crois ? j’en suis sûr. Vous savez, qu’il y a un orgue dans l’oratoire de la reine ?

— Oui.

— Eh bien, hier soir, comme je faisais le guet sous les fenêtres de l’oratoire, j’ai entendu…

— Ma mère joue de l’orgue, parfois.

— Mais ce qu’elle joue, c’est presque toujours quelque morne psaume ou l’un des religieux andantes où se lamente l’âme de Pergolèse. Sire ! j’ai entendu l’allégro des fiançailles du Chevalier-au-Cygne !

Le roi fut secoué d’un frisson. Il se mit à marcher çà et là sur la neige. Parfois, il se prenait la tête entre les mains. Il s’arrêta tout à coup, très pâle.

— Karl ! Karl ! dit-il en secouant dans le vent ses boucles, il faut que je fuie ! Tu m’entends ? Je veux fuir. Loin de ma ville, loin de ma cour, loin des respects qui m’écœurent et des intrigues qui me gênent, loin de tous ceux qui me possèdent parce que je suis leur maître ! Je romprai mes chaînes, et les leurs. Le trône est un siége de torture où je ne veux plus être assis. Comme Walter de la Vogeleide, j’ai l’âme d’un oiseau dans un corps sans ailes, hélas ! À la pesanteur d’être homme, je n’ajouterai plus la gravité d’être roi. Il faut que je m’échappe et disparaisse ! Il y a bien, sur une rive inconnue, quelque pâle solitude encore où cacher à tous les yeux la honte et le regret de vivre. Je veux être parmi les humains le souvenir de quelqu’un qui a passé pour ne jamais revenir !

— Je suis du voyage ! dit Karl. Votre Majesté s’accommodera-t-elle de la Floride ? C’est un pays assez désert, à ce que l’on rapporte. Des fleurs énormes, pleines de poisons parfumées fleurissent au bord de grands lacs noirs, et les oiseaux qui viennent boire aux calices battent de l’aile et tombent, ivres et morts, dans l’extase d’un chant suprême. Il est peu probable que vos ministres vous poursuivent jusque dans ce pays-là pour vous signaler les mauvais desseins des nationaux-libéraux, et votre mère se gardera bien de vous y amener des fiancées. Voilà qui est dit ! Partons ! Ah ! mais, j’y songe, ajouta Karl en se grattant du bout d’un ongle le bout du nez, qu’adviendra-t-il de Hans Hammer quand nous ne serons plus là ? Tout le monde n’éprouve pas pour ce grand homme l’affection enthousiaste que le roi lui a vouée ; pour ma part, je connais une reine, quatre ministres et deux cents députés qui n’attendent que l’occasion favorable de l’envoyer en exil, deux ou trois mille compositeurs de musique qui ne manqueront pas de le siffler dès que Votre Majesté ne l’applaudira plus, et un nombre considérable de juifs, accru d’un certain nombre de jésuites, tous gens de fort méchante humeur, entre les mains de qui je ne lui conseille pas de tomber, le soir, au coin d’un bois.

— Tu dis vrai en riant, répondit Frédérick, tout pensif. Je ne peux pas abandonner ma tâche avant que mon œuvre soit achevée ; il faut que je reste roi, pour que Hans Hammer soit dieu.

Il ajouta :

— Tu as amené les chevaux ?

— Les deux bêtes favorites de Votre Majesté, la jument noire qui s’appelle Nacht comme la haquenée d’Oriane, et l’étalon blanc que l’on nomme Grane, comme le palefroi de Brunehilde. Je les ai laissées sur le plateau de la montagne, près du chalet de votre nourrice ; pendant qu’ils broutent l’herbe rare et la neige, la vieille Wilhelmine prépare une soupe de lait et de pain noir pour notre repas du matin.

— Je reviendrai donc à Nonnenbourg, dit le roi mélancoliquement. Va, mon Karl, je te suis.

Et la main sur l’épaule de son jeune serviteur, Frédérick, la tête basse, commençait à descendre la pente de neige et de gel vers le plateau de la montagne.

Il s’arrêta et regarda autour de lui.

Le cirque énorme des Alpes, étage de granit, hérissé de sapins, prolongeait ses inclinaisons jusqu’au, fond des précipices blêmes que voile une vapeur ; sous l’azur vague où çà et là s’étirent des nuées, dans le vent silencieux qui emporte parfois des volutes de flocons éparpillés en poussière, le soleil de janvier illuminait les roches glacées, allumait le mica des neiges et faisait, aux pointes des branches, resplendir, comme de petits lustres, des pendeloques de grésil.

Il mit la flûte à ses lèvres.

L’air qu’il avait joué, lent, pur, interrompu de silences, s’égrena de nouveau en rares perles froides, semblables aux gouttes d’une source gelée, qui fond. Mais la voix du rossignol des alpes, qui avait semblé la réponse de l’idéal au rêve, ne répliqua pas à la voix de la flûte.

Alors, après un dernier regard, longuement tenace, comme si Frédérick eût voulu garder à jamais dans ses yeux toute la vision blanche de l’hiver, après une longue et large aspiration, comme s’il eût voulu emporter dans ses poumons tout le vaste air libre des hauteurs, le pâtre-roi suivit le pâle chemin qui descend, en murmurant, mélancolique :

— L’oiseau de la solitude est fâché contre moi, parce que je reviens au milieu des hommes.