Le Roi vierge/Livre 2, 3

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Édouard Dentu (p. 212-311).
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Livre deuxième — Frédérick

III

Toute petite, Lisi habitait un grand château qui était sur une montagne.

D’abord elle avait vécu dans le palais du margrave son père, à Kranach. Le margrave mourut de chagrin, pour avoir vu s’éteindre à vingt ans la margravine, une princesse de la maison d’Autriche, qu’il aimait tendrement, bien qu’elle fût sa cousine et sa femme. Il n’avait pas eu d’autre enfant que Lisi ; en revanche, il avait beaucoup de parents, à Dresde, à Vienne, à Nonnenbourg, à Berlin ; de graves diplomates, mandataires de ces parents, se réunirent autour d’une table à tapis vert ; ils décidèrent à l’unanimité qu’il serait scandaleux de voir une souveraine de six ans — c’était l’âge de Lisi — régner à Kranach, même sous l’autorité d’un conseil de régence, et que les États du défunt devaient faire retour à ses collatéraux. L’entente s’établit moins vite lorsqu’on en vint à distribuer les parts de l’héritage. C’est d’un bon accord que les corbeaux se précipitent sur le cadavre, mais il leur arrive de se quereller au moment où les becs vont dépiécer la chair. Enfin on finit par s’accommoder ; la Saxe voulut bien se contenter de Fulde, parce qu’on y fabrique de la porcelaine ; le cercle de Neustadt, à cause de ses beaux lainages, fut réclamé et obtenu par l’Autriche : la Thuringe, pays catholique, s’adjoignit Blankenheim où il y a une belle église, et la Prusse prit Kranach même, sans donner de raison, pour prendre. Il va sans dire que l’on ne songea pas un instant à consulter le peuple du margraviat, que ces arrangements de famille ne pouvaient intéresser en rien. Quant à Lisi — la petite archiduchesse, comme on disait en souvenir de sa mère autrichienne, — on lui laissa le domaine de Lilienbourg, château écroulé en ruines au milieu d’un parc devenu forêt, au-dessus d’un lac changé en marécage. Mais l’air y est très bon, à cause des montagnes. D’ailleurs, on se promit d’avoir l’œil sur elle. Elle grandirait, cette petite, et, jeune fille, épouserait peut-être quelque prince ou quelque duc capable de revendications fâcheuses. À moins que, vers quatorze ou quinze ans, elle ne fût prise d’une violente vocation religieuse ; ce qui serait fort agréable à Dieu et aux hommes. Il y a de nobles couvents où les nonnes de grande race deviennent vite abbesses, et ne gênent plus personne. En même temps qu’un vieux château, on donna à Lisi — sous le titre de première dame d’honneur — une vieille gouvernante qui portait un scapulaire à son cou, un cilice sous sa robe, et qui se réveillait quatre fois chaque nuit pour prier sainte Élisabeth de Hongrie, à qui elle était particulièrement dévote.

Ce qui aurait fait le désespoir d’une autre enfant, fit la joie de Lisi.

C’était une grasse petite fille, aux grands yeux qui regardent en face, aux bonnes joues toutes rouges, pas farouche, turbulente, jamais en place. Elle avait été bien gênée, naguère, à Kranach, dans l’étroitesse de l’étiquette ; il lui fallait déjà prendre des airs de jeune souveraine, donner sa main à baiser, gravement, à des gens tout chamarrés d’or qui la saluaient avec un respect très convaincu. Comme elle avait envie de rire, quelquefois, au visage de ces vieux-là ! Il y avait surtout un chambellan, avec un nez tout rouge, à qui elle aurait été si contente de pouvoir tirer la langue ! mais des personnes sévères lui disaient : « Oh ! Altesse ! »

Maintenant, elle s’évadait des contraintes. Le lendemain de son arrivée à Liliensée — dont on avait, tant bien que mal, réparé l’aile droite — elle fut tout de suite à son aise, comme chez elle, dans les ruines, dans les bois, dans l’espace. Elle ne s’effraya ni de la sombre et morose demeure, ni de la blême gouvernante, renfrognée aussi, qui passait lentement, et sans bruit, dans les corridors, comme le revenant du château ; elle éparpilla dans toute la mélancolie environnante son éclat de rire d’enfant, et elle trouvait aux choses la gaîté qu’elle y mettait. Puis la petite paysanne qu’il y avait dans cette petite princesse — qui sait ? une méprise entre deux berceaux, peut-être ? — s’extasiait des arbres où l’on grimpe en déchirant sa jupe, de la terre grasse où l’on enfonce jusqu’aux chevilles, des touffes d’herbe que l’on arrache à pleines mains et qui vous barbouillent le nez de leurs odeurs mouillées. Ce fut comme l’épanouissement d’une fleur tirée de serre et transplantée en plein sol, comme l’envolement d’un oiseau, hors de la cage, en plein air. Vaguement, elle concevait qu’on lui avait fait tort ; il y a dans les enfants une petite justice à laquelle il faut prendre garde ; oui, elle sentait qu’on l’avait dépouillée, renvoyée, presque enfermée ; mais, dépouillée, de quoi ? de luxes et de pompes, trop lourds pour elle, comme un manteau d’or ; renvoyée, d’où ? d’une prison ; enfermée, où ? dans la liberté. Ah ! comme c’était plus amusant de courir dans les champs au soleil que de rester assise, les coudes au corps, sur une espèce de petit trône ! Elle riait aux éclats. Plus de couronne ? elle mit des sabots.

Sa gouvernante, Mlle Arminia Zimmermann, lui fit plus d’une remontrance à propos de ces allures peu dignes d’une Altesse. On voulait bien que Lisi n’eût plus de principauté, mais on voulait aussi qu’elle conservât des façons princières, qu’elle gardât les ennuis, sinon les avantages de son rang. Imaginez une perruche à qui l’on a retiré son perchoir, parce qu’il était d’or, et qu’on tient toujours attachée, par une vilaine ficelle, à un piquet de bois.

Lisi, qui portait très haut sa petite tête depuis qu’il n’y avait plus de diadème dessus, se révolta avec une gaminerie effrontée. Et vraiment, c’était bien le moins qu’on la laissât jouer, puisqu’on ne la laissait point régner. Elle déclara tout net qu’elle prétendait s’amuser à sa guise, qu’elle ne resterait pas enfermée dans l’oratoire, un endroit très ennuyeux, qu’elle se roulerait dans l’herbe quand cela lui ferait plaisir, et qu’elle déchirerait sa robe aussi souvent qu’il lui plairait. Mlle Arminia, épouvantée, fit le signe de la croix ; Lisi répondit par un pied-de-nez et s’en alla chercher des nids dans les broussailles des vieux remparts. La gouvernante eut bien l’idée de lui courir après, mais elle se souvint de ses jambes ankylosées par l’habitude de l’agenouillement. Elle se résigna donc, dans une dignité solitaire. Les gens du pays disaient que les ruines de Lilienbourg étaient hantées par deux esprits d’espèce tout à fait différente : une Dame-Noire, Arminia, et un lutin, Lisi.

De la cour d’honneur du château, elle avait fait une basse-cour ; des pigeons nichaient dans les antiques murailles escaladées de lierre ; des poules becquetaient les mousses entre les dalles défoncées, où d’imprudents lézards venaient se chauffer au soleil ; il y avait, dans une mare grasse, des escadrilles de canards barbotant ; des dindons de moire noire pesamment se prélassaient en laissant pendre la molle peau rouge de leur jabot, pendant que, les ailes battantes, à la pointe d’an éboulement pierreux, un coq de pourpre et d’or hérissait dans le soleil sa crête, avec un rauque cocorico ; et c’était un assourdissement de bruits qui piaillent, cliquettent, crient, gloussent, roucoulent, un enveloppement de plumes ébouriffées qui se pressent et palpitent et veulent voler, lorsque Lisi, sa jupe courte entre les genoux, ses manches retroussées, — tout l’air d’une petite fermière — éparpillait hors d’un panier plat l’avoine et le maïs que se disputaient à terre des querelles de pigeons, ou que le coq happait en l’air dans un vif sursaut d’ailes ! Une fois, l’une des poules, un très joli oiseau exotique, blanc, avec une huppe de plumes dorées, eut l’air de devenir malade ; elle se tenait à l’écart, faisait la boule, mettait la tête sous l’aileron, et même elle n’ouvrait pas le bec quand Lisi, agenouillée et baissant le cou, lui offrait sa petite lèvre où il y avait des grains de mil. Très soucieuse car précisément cette poule était sa préférée, l’archiduchesse s’avisa tout à coup d’un étrange moyen de guérison ; elle prit la pauvre bête dans une main, doucement, et, d’un seul coup de ciseaux, lui coupa la huppe dorée, qui était une espèce de petite couronne. Le lendemain, la poule sautelait joyeusement, les plumes lisses, et caquetait plus haut que toutes les autres, « C’est comme moi, » pensait Lisi.

Dans la vallée, de l’autre côté de la montagne, il y avait un hameau. Pas de plus grande joie pour la fille du margrave que d’aller jouer avec les petites villageoises, avec les petits villageois aussi. On lui avait pris ses sujets ; elle en retrouvait d’autres, moins grands, qui lui plaisaient mieux. D’abord ceux-ci ne la respectaient pas du tout ! et elle n’était pas obligée de leur donner sa main à baiser. Pourtant elle exerçait une espèce d’autorité. Justus lui-même, le fils du maître d’école, — bien qu’il eût onze ans et que ce fût un petit homme sérieux, toujours le nez dans des livres, — subissait l’influence de Lisi ; si bien que, sur un signe d’elle, il n’hésitait pas à hasarder sa dignité jusqu’à escalader les murs pour aller lui cueillir des branches de lilas ou de petites pommes vertes dont elle était très friande. Mais ce n’était point à sa naissance qu’elle devait cette suprématie ; elle avait la souveraineté légitime du mérite : tout ce jeune monde l’adorait et lui obéissait parce qu’elle était bien la plus turbulente et la plus espiègle diablesse que l’on eût jamais vue. Elle savait toutes les belles rondes, abondait en inventions de jeux, imaginait toujours quelque nouvelle farce ; on peut dire que pendant trois ou quatre ans, il ne fut pas attaché une seule casserole à la queue d’un chien, ni déraciné une tulipe dans le jardin du maître d’école, ni épinglé une seule plume de paon à la redingote du pasteur, sans que Lisi fût l’auteur ou eût été le conseiller du délit. Et c’était elle qui organisait les longues escapades à travers plaines et bois, où l’on s’en allait par bandes pareilles à des volées bavardes de passereaux, et d’où quelquefois on ne revenait qu’à la nuit montante, les cheveux pleins d’épines, les lèvres noires de mûres, jupe ou culotte en loques. Les mères, naturellement, grondaient, oui, mais on s’était si bien amusé.

À vrai dire, les mères avaient raison ; ces courses prolongées n’étaient pas sans péril, comme on le verra par la terrible aventure qui arriva une fois à Lisi et à ses compagnons.

Ils s’en retournaient vers le village, le long d’une lisière toute rougie et dorée par le coucher du soleil, — elle, sautant à cloche-pied, essoufflée, rose de plaisir, ses boucles au vent, ayant sur les bras un tas d’herbes et de fleurs sauvages ; les autres, derrière elle, un peu las, mais ravis, et traînant de longues branches d’arbre qui faisaient un bruit de soie déchirée, — lorsque, tout à coup, huit ou dix petits hommes masqués sortirent furieusement d’entre les arbres et enveloppèrent les vagabonds en criant :

— La bourse ou la vie !

Vous pensez la peur que l’on eut ! Garçons et fillettes, avec des cris et des gestes d’effarement, se serraient les uns contre les autres comme des oisillons dans un nid ; il y en avait qui s’étaient mis à genoux et tendaient les mains en demandant qu’on ne leur fît pas de mal ! Seule, Lisi, avançant sa mignonne figure espiègle parmi les fleurs en touffes, était plutôt étonnée qu’effrayée ; elle voyait que le plus vieux des bandits n’avait guère que douze ou treize ans, et qu’ils portaient tous de belles vestes de soie et de velours, avec des broderies dessus. Jamais elle n’avait entendu dire que l’on rencontrât sur les chemins des voleurs aussi jeunes et aussi bien habillés que ceux-ci.

Pourtant il se pouvait qu’il y eût quelque danger, car les assaillants, à qui leurs masques noirs donnaient un air fort tragique, braquaient sur la bande effarouchée de petits pistolets qui étaient probablement des joujoux, mais qui étaient peut-être de véritables armes. Lisi jugea donc à propos d’entrer en composition avec les brigands, et, moitié riant, moitié fâchée, elle dit à celui qui devait être le chef, puisqu’il était plus grand que les autres et que sa veste était la mieux brodée de toutes :

— Moi, monsieur, je vais vous donner une pièce de six kreuzers : c’est tout ce que j’ai, et les autres n’ont rien du tout. Mais, enfin, avec six kreuzers vous achèterez des gâteaux et des cerises. Prenez la pièce, et laissez-nous passer, s’il vous plaît.

Le chef haussa les épaules, en signe de mépris.

— Six kreuzers ! s’écria-t-il. Voilà une belle somme, en vérité. Il serait plaisant, terre et cieux ! que des gentilshommes de notre espèce se fussent dérangés pour un aussi piètre butin ! Si vous n’avez pas d’argent, eh bien ! nous vous garderons prisonniers jusqu’à ce que vos familles nous aient fait parvenir une rançon convenable, quatre ou cinq mille thalers, par exemple. Allons, en route, venez avec nous dans la forêt ; le Capitaine décidera de votre sort.

— Mais, dit Lisi, c’est donc sûr que vous êtes de vrais voleurs ?

Les petits hommes masqués parurent très offensés de ce doute ; pour bien établir leur qualité de malfaiteurs, ils se mirent à rudoyer de la parole et du geste les camarades de Lisi, qui, tremblants et pleurnichants, et disant : « Ah ! maman ! Ah ! mon Dieu ! » finirent par former une file étroite entre la double haie des bandits féroces et graves, le pistolet au poing ; et l’on se mit en route parmi les branches vertes, çà et là roses de soleil, qui s’écartaient devant le passage de la troupe et se rejoignaient vite dans un frémissement de feuilles.

De temps en temps, Lisi, qui était au premier rang, tournait la tête vers ses compagnons ; d’un geste ou d’une parole, elle essayait de les consoler ou de leur faire reprendre courage ; elle avait un peu de l’air d’un général vaincu, qui, par sa noble attitude, veut relever le moral abattu de son état-major.

On arriva dans une clairière où de petits chevaux blancs, aux chabraques de velours, paissaient les herbes fleurissantes, mordillaient l’écorce des arbustes ; il y avait, au pied d’un très vieux chêne, un enfant masqué aussi, qui était couché sur les mousses, une joue sur un poing, avec l’apparence de songer profondément ou de dormir à demi.

Certainement celui-ci était le maître de tous les autres, car il portait un magnifique habit de satin couleur de feu, galonné de passementeries de perles ; des crosses de nacre, incrustées de pierreries, scintillaient à sa ceinture, et sur sa toque s’ébouriffait un remuement de plumes rouges et d’or, pareil à un bel oiseau qui se serait posé là.

Au bruit des pas dans la clairière, il tourna les yeux vers les arrivants, et d’une voix un peu lente où l’on aurait pu deviner l’habitude et aussi l’ennui du commandement :

— Eh bien ! lieutenant Karl, demanda-t-il, quelle nouvelle et qui sont ces gens ? Répondez.

— Mauvaise prise, capitaine, répondit le lieutenant Karl, celui des brigands que l’archiduchesse avait pris pour le chef. Ces paysans affirment qu’ils possèdent pour toute fortune…

— Six kreuzers ! interrompit audacieusement Lisi pendant que ses compagnons, groupés derrière elle comme frileusement, considéraient de tous leurs yeux écarquillés le beau capitaine mieux emplumé et plus splendide qu’un faisan des bruyères. Oui, six kreuzers ! et je pourrais bien les garder, puisqu’ils sont à moi et non à vous. Enfin, je les donne, parce qu’on nous attend chez nous.

Le capitaine s’était levé.

— Vous mentez, petite, dit-il.

— Fouillez-moi ! répondit-elle.

— Vous avez autre chose.

— Quoi donc ?

— Ces fleurs.

Et, un mélancolique sourire aux lèvres sous la soie noire du masque, le capitaine désignait les belles herbes qui fleurissaient par touffes jusqu’aux yeux de Lisi ; car elle s’était bien gardée de les lâcher malgré le brouhaha de l’aventure.

— Mes fleurs !

— Offrez-les nous ; ce sera votre rançon.

— Oh ! je veux bien ! s’écria-t-elle. Et la pièce de six kreuzers, vous n’en voulez-pas ?

— Non.

— Ah ! mais, vous êtes de drôles de voleurs, savez-vous !

En pouffant de rire, elle jeta le gros paquet de fleurs à la tête du capitaine, qui fut tout enveloppé, des plumes de sa coiffe aux éperons de ses bottes, d’un éparpillement de pâquerettes, de bleuets et de boutons d’or accrochés aux passementeries de l’habit ; et, comme il se secouait en riant lui aussi, mais à peine, il eut l’air d’un joli arbuste remué du vent, qui laisse tomber ses fleurs et ses feuilles.

Ceci fut un signal de bonne humeur générale ; les villageois, s’apercevant que les choses prenaient une bonne tournure, et les bandits eux-mêmes, mis en gaieté par l’air moins triste de leur chef, se débandèrent avec des exclamations de joie ; il n’y avait plus ni prisonniers ni gardiens, mais une troupe d’enfants joueurs ; une petite fille s’étant avisée d’arracher une poignée d’herbes et de la lancer, à l’imitation de Lisi, au nez du lieutenant Karl, d’autres suivirent cet exemple ; et ce furent bientôt dans la clairière, entre les poneys blancs qui se mirent à hennir, parmi les broussailles, autour des arbres, des courses, des poursuites, des fuites, des bonds, toute une bataille de rires et de gestes fous, où les haillons achevaient de se déchirer aux broderies de soie sous une avalanche éparse de fleurettes envolées.

Le lieutenant Karl s’écria :

— Écoutez !

Les enfants s’arrêtèrent dans la surprise immobile du jeu interrompu.

— Eh bien ! quoi ? dit Lisi, ses cheveux dans les yeux, une sueur rose aux joues.

— Silence, écoutez.

En effet, un bruit de pas réguliers et nombreux sonnait au-delà des branches, tout près, sur la route.

Le lieutenant Karl reprit en baissant la voix :

— Attendez, sans faire de bruit. Je reviens.

Il se jeta entre les arbres, suivi par l’étonnement de tous les petits yeux écarquillés, et reparut bientôt, effaré, haletant.

— Nous sommes perdus !

— La police ? s’écria Lisi.

— Qui donc vient ? demanda le capitaine.

— Le gouverneur !

— Seul ?

— Oh ! non. Il est seul, dans une calèche, mais il y a des gens, beaucoup de gens qui le suivent.

— Lieutenant, nous nous défendrons !

— Contre vingt ou trente hommes ?

— Je le disais bien, qu’il nous aurait fallu une caverne !

— Nous n’en avons pas trouvé ! et, en quatre jours, il eût été difficile d’en creuser une.

— Faudra-t-il donc fuir ? dit le capitaine, d’une voix sourde, le menton dans la main.

— Nous n’en avons pas le temps. Écoutez ! Ils font halte ; le lieu de notre retraite a été révélé par quelque traître ; nous allons être enveloppés.

— Oh ! dit le chef, ses petits poings aux dents.

Mais Lisi, qui ne comprenait pas grand’chose à ce qui se passait, qui devinait seulement que ses nouveaux amis étaient en péril, intervint.

— Monsieur le capitaine, est-ce que vous pourriez, au lieu d’une caverne, vous contenter d’un château ?

— Un château ?

— Oui.

— Et lequel, petite ?

— Dame, le mien.

— Vous avez un château, vous ?

— Puisque je vous le dis. Ah ! il n’est pas bien beau, ni bien neuf ! Mais vous pourrez toujours vous y cacher.

— Une ruine ?

— Très vieille.

— Avec des souterrains ?

— Profonds, noirs, terribles !

— Karl ! s’écria joyeusement le capitaine, il y a des souterrains.

— Cela vaut cent fois mieux qu’une caverne ! répondit Karl. Hâtons-nous. Est-ce que vous n’entendez pas ? On dirait que l’on marche sur l’herbe en écartant les branches.

— Eh bien ! venez, dit Lisi.

— Oui, dit le capitaine. Ce n’est donc pas loin, cette ruine ?

— Non, pas loin.

— Et nous n’aurons pas besoin de suivre la grande route ?

— Il y a un sentier. Mais c’est vrai que des gens vous cherchent ! Oh ! je crois qu’ils approchent. Allons ! monsieur le capitaine, en route.

Elle s’engagea vivement dans la forêt, suivie en tumulte par tous les petits hommes et toutes les petites femmes ; ce fut comme une disparition dans la profondeur des branches d’une troupe d’oiseaux en alarme.

À la vérité, l’archiduchesse n’était pas sans inquiétude, en dépit de son air résolu ; il y a quelque chose de grave à cacher des personnes poursuivies par la police ; Lisi songeait aussi à la mine redoutable que ne manquerait de faire Mlle Arminia Zimmermann à l’aspect de ces étrangers. Oui, mais les mines de Mlle Arminia, elle ne s’en souciait guère ; et enfin on ne peut pas laisser prendre de jolis brigands tout de soie habillés qui ont refusé de voler une pièce de six kreuzers et avec qui on a joué dans les bois.

Après une assez longue marche presque silencieuse à travers les fougères et les troncs de jeunes chênes, les fugitifs se trouvèrent dans une plaine toute baignée d’ombre crépusculaire, et, en face d’eux, sur une haute colline escaladée de sapins, les ruines de Lilienbourg s’érigeaient, difformes et sombres dans la pâleur du ciel encore bleu.

— Une forteresse ! s’écria le capitaine.

— Nous la mettrons en état de défense, dit le lieutenant Karl.

— Oui, dit Lisi, allons.

Après avoir congédié les enfants du village qui s’étaient engagés gravement à ne parler à personne de toute cette aventure — promesse qui fut tenue, ou ne le fut pas — la petite archiduchesse se mit à la tête des brigands et commença de grimper le sentier qui s’enroule autour de la colline et aboutit enfin à la porte ruinée de l’antique château. En même temps que les enfants, la nuit montait la côte, noircissant les verdures, mêlant les roches à l’ombre, éteignant comme sous un voile de silence les gazouillis des nichées et les cliquetis épars des insectes dans l’herbe ; et la ruine elle-même, peu à peu submergée par la marée des ténèbres, amollissait ses angles durs, s’estompait, se fondait dans la grisaille du ciel où mourut la lueur d’une dernière nuée rose.

Maintenant, à cause de la mélancolie du soir, — on dirait que le serein tombe sur les âmes comme sur les corps, — une sorte de gêne, qui était presque de la peur, envahissait les fugitifs ; plus de bavardages à mi-voix ; des têtes courbées, des bras ballants. Lisi elle-même se taisait, prise d’une vague appréhension. Heureusement, on apercevait déjà l’énorme porche de Lilienbourg, qui bâillait, tout noir, entre des amoncellements de granit écroulé, sous de sombres verdures ; elle n’avait pas l’air bien hospitalier, la vieille porte ; plus d’un enfant songea peut-être à la gueule d’un ogre de pierre ; mais cette ouverture de gouffre était le but, et l’on avait hâte de se fourrer là-dedans ; on voulait être arrivé, n’importe où.

— Oh ! s’écria Lisi.

Et tous les arrivants reculèrent avec des cris et des gestes d’effroi.

C’est que, soudainement, des lueurs sanglantes de torches s’étaient allumées dans le bâillement, de la porte ; et elles se précipitaient vers les enfants, rebroussées par l’air, pareilles à des noyaux rouges de petites comètes qui auraient des queues de fumée et d’ombre.

— Sont-ce vos serviteurs qui viennent au-devant de nous ? demanda le capitaine.

— Je n’ai pas de serviteurs, dit Lisi stupéfaite.

Cependant, sous la rougeur des torches, on distinguait des visages et des dorures de livrées.

— Nous sommes pris ! cria Karl. Ce sont les gens du gouverneur.

— Impossible ! comment seraient-ils arrivés ici, avant nous ?

— Eh ! je ne sais pas. Ils nous auront suivis, puis devancés. Par la grande route. Le gouverneur était en calèche, et les domestiques auront couru. Enfin, ce sont eux, voyez !

Il avait à peine achevé ces mots, qu’un cercle de grands valets élevant des branches de pin flambantes, se forma autour des brigands rassemblés en un groupe craintif ; Lisi se mit à pleurer à chaudes larmes, parce qu’elle avait peur qu’on fît du mal à son bel ami le capitaine.

Mais les porteurs de torches ne paraissaient pas avoir des intentions hostiles ; ils s’inclinèrent d’un air de respect et se tinrent courbés dans un immobile salut. Lisi n’aurait jamais pensé que ce fût l’habitude des gens de police d’être si polis à l’égard des voleurs.

Elle fut bien plus étonnée encore, lorsqu’elle vit un vieux gros homme, tout chamarré de dorures — il la fit songer à ce chambellan de la cour de Kranach, qui avait le nez rouge — s’avancer, avec les marques d’une profonde humilité et, la tête basse, mettre un genou en terre devant le chef des bandits.

— Oh ! monseigneur ! monseigneur ! dit-il d’une voix fort convenablement émotionnée, combien je suis aise de retrouver enfin Votre Altesse ! Quelle inquiétude Elle nous a donnée pendant quatre longs jours ! Se peut-il qu’Elle n’ait pas réfléchi aux tourments que cette escapade causerait à une mère et à tant de dévoués serviteurs ? Ah ! voilà le fruit des mauvaises compagnies. Combien de fois n’ai-je pas conjuré mon auguste élève de refuser sa confiance à des pages frivoles, et surtout à ce petit démon de Karl, que, l’autre jour encore, j’ai surpris, dans le jardin de la Résidence, déclamant avec emphase les Brigands, de Schiller, une exécrable tragédie, bonne seulement à pervertir le cœur et l’esprit ? Enfin, aujourd’hui, tout s’achève heureusement ; et je m’imagine que Votre Altesse ne sera plus tentée de courir les bois en compagnie de ces maudits pages, comme un détrousseur de passants ; j’espère aussi qu’Elle me rendra bon témoignage des ménagements dont j’ai usé dans ces difficiles circonstances. Tout à l’heure, déjà, j’aurais pu m’emparer de Sa personne ; mais il y aurait eu un grand scandale, à cause de tous les petits villageois qui étaient là. J’ai préféré venir vous attendre ici, et Votre Altesse voudra bien apprécier…

— Assez ! dit le capitaine, d’une voix fière, en retirant son masque.

— Oh ! qu’il est joli ! s’écria Lisi.

— Je prie monsieur de Storkhaus de m’épargner ses reproches et ses protestations ! Sans doute on lui a donné l’ordre de me ramener à Nonnenbourg, dès qu’il m’aurait retrouvé ? Eh bien ! il eût suffi de me dire cela. Je suis prêt, partons.

— Si monseigneur veut bien l’avoir pour agréable, nous ne partirons que demain.

— Pourquoi ?

— Il se fait tard ; un voyage nocturne pourrait être pénible à Votre Altesse.

— N’êtes-vous donc pas pressé d’apaiser les inquiétudes de ma mère ? dit le petit homme, la lèvre un peu relevée, avec un air d’ironie.

— Ces inquiétudes seront bientôt dissipées ; je viens d’expédier un courrier à Nonnenbourg.

— Fort bien, monsieur. Mais où coucherons-nous cette nuit ?

— Ici même, selon l’intention de Votre Altesse.

— Dans cette ruine ?

— Dans les souterrains, peut-être ? demanda le lieutenant Karl en avançant sa tête d’enfant railleur, toute franche et réjouie.

— Ce château, qu’on appelle Lilienbourg, reprit gravement M. de Storckhaus, appartient à l’archiduchesse Lisi, et Mlle Arminia Zimmermann, première dame d’honneur, m’a fait l’honneur de me dire qu’elle serait heureuse d’offrir l’hospitalité à Votre Altesse.

— Eh bien ! entrons, monsieur.

Et le petit capitaine, que ses compagnons suivaient d’un air assez penaud, s’avança sous le sombre portique entre la double haie des torches.

Mais Lisi lui courut après.

— Alors, comme ça, vous n’êtes pas un voleur ?

— Non, dit-il.

— Comment est-ce qu’on vous appelle ?

— Frédérick.

— Et puis ?

— De Thuringe.

— Le prince Frédérick ! dit-elle.

— Oui.

Elle pouffa de rire.

— Ah ! voilà qui est drôle, par exemple !

— Quoi donc ?

— Vous êtes mon cousin. Eh ! oui, puisque je suis Lisi, moi, vous savez bien, la fille du margrave qui est mort ?

Et, toujours riant, la petite archiduchesse sauta au cou de son royal cousin.

L’installation de cette bande d’enfants dans la vieille demeure ne fut pas une chose aisée ; Lisi offrait de partager sa chambre avec Frédérick ; on parvint difficilement à lui faire comprendre ce qu’il y avait de malséant — pour une princesse — dans une telle proposition ; elle gardait de la basse-cour et des bois des souvenirs de perchoirs et de nids communs ; elle s’en alla dans un coin, boudeuse. Enfin, Mlle Arminia céda son oratoire au prince de Thuringe, et Karl, avec les autres pages, dormit dans les souterrains en effet. Ils y gagnèrent un rhume, mais ce fut une belle nuit de tragédie romantique.

Le lendemain, M. de Storckhaus trouva bon de ne pas se mettre en route avant d’avoir reçu les ordres de la princesse Thécla. Le courrier revint, apportant une lettre ; la mère de Frédérick approuvait le gouverneur d’être resté à Lilienbourg, le priait d’y demeurer pendant quelques jours encore avec son élève, la présence d’un enfant ne pouvant être qu’un fâcheux embarras au milieu des graves événements qui troublaient la ville de Nonnenbourg.

De graves événements, en effet, que suivirent des catastrophes.

Depuis deux ans, la belle Mona Kharis jouait les Pompadour à la cour de Thuringe, après avoir joué les sylphides au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Il avait suffi au vieux Frédérick Ier de voir une seule fois cette fantasque fille pour en être totalement affolé, et, à cause de la façon dont elle dansait le fandango, il lui avait fait donner, par la reine elle-même, le grand cordon de chanoinesse de l’ordre de Thérèse. Amoureuse et extravagante, elle extasia et stupéfia la morne Thuringe ; elle la ruina aussi, en se ruinant elle-même, car, plus tard, elle a pu dire : « Quand je suis arrivée à Nonnenbourg, j’avais cent mille francs, mais le roi me les a mangés ! » Enfin, à force de se faire donner des titres et des sommes, des châteaux et des palais, à force de jouer avec les ministres comme les enfants jouent avec des capucins de cartes, à force de cravacher les soldats et les bourgeois qui ne la saluaient pas assez vite, elle finit par avoir contre elle presque toute la cour et presque toute la ville. Aussi libérale que libertine, elle avait, il est vrai, chassé les jésuites et aboli la censure ; mais les Thuringiens ne lui surent aucun gré de cette ligne politique ; ce peuple ne voulait rien devoir à cette fille. Une chose mit le comble à l’irritation commune : Mona Kharis, que les étudiants à casquettes bleues, noires, vertes ou jaunes, chansonnaient volontiers en heurtant les cruches de bock-bier, s’avisa de fonder une confrérie d’étudiants à casquettes rouges — jeunes nobles pour la plupart, qui étaient prêts à mourir pour elle parce qu’elle avait des étoiles dans les yeux, et parce qu’elle avait l’habitude de les recevoir, le matin, toute chaude encore de l’alcôve, dans une robe de dentelle si transparente qu’on eût dit un brouillard traînant sur de la neige et des roses. Naturellement, les Casquettes Rouges étaient vues d’un mauvais œil par les Casquettes Jaunes, Vertes, Noires ou Bleues ; de là des injures, des algarades, des duels. Mona Kharis fat brave ! Un soir que quelques-uns de ses fidèles étaient cernés par leurs rivaux dans un cabaret des faubourgs, elle accourut en robe de bal, se jeta dans la mêlée, à travers les cris : « Pereat meretrix ! Pereant scortatores ! » et, le pistolet au poing, elle chargea au premier rang des Casquettes Rouges, pendant que le comte de Hirschstein lui portait la traîne de la jupe, qui la gênait dans la bataille ! Mais le peuple se mêla de l’aventure ; la querelle devint une émeute qui grossit en révolution ; c’était le temps où soufflait de France un vent de colère et de liberté. Mona Kharis dut quitter Nonnenbourg, nuitamment, dans une berline où quatre agents de police lui tinrent lieu de courtisans, et son vieil amant abdiqua la couronne en disant : « Quand la loi est si peu respectée que le peuple pénètre de force dans la maison de son roi, tout ce qu’on a de mieux à faire, c’est de prendre son congé et de s’en aller. » Il est vrai que si Frédérick Ier n’avait pas pris son congé, on le lui aurait donné, infailliblement. Mais les Thuringiens usèrent peu de leur victoire ; ils s’étaient délivrés d’un roi, ils n’osèrent pas se débarrasser de la royauté ; et Joseph II, fils du vieillard exilé et mari de la princesse Thécla, s’assit sur le trône de Thuringe.

Parmi ces bouleversements, la princesse ne s’inquiéta guère de l’enfant bizarre qui s’en était allé jouer les Karl Moor et les Schinderannes sur les grand’routes, en veste de satin feu ; une fois reine, elle ne s’en soucia pas davantage ; elle avait un autre fils, le prince Welf, qui n’avait pas encore contracté l’habitude de se vêtir en archevêque pour se baigner dans la pièce d’eau du château des Sirènes, ni de se mettre en chemise pour recevoir les ambassadeurs. Puisque Frédérick était à Lilienbourg, il pouvait y rester ; il voulait de la liberté ? eh ! bien, on lui en donnait ; et l’air frais des montagnes éteindrait l’effervescence de cette petite cervelle. Des arrangements furent pris avec les diplomates qui s’étaient institués les tuteurs de l’archiduchesse Lisi ; quelques travaux de maçonnerie rendirent à peu près habitable l’aile gauche du vieux château ; et c’est là que dut loger le petit prince, seul, car ses pages, mauvais conseillers d’équipées, avaient été rappelés à Nonnenbourg. La reine Thécla, qui regardait au loin dans l’avenir, entrevoyait-elle déjà la possibilité d’unir son plus jeune fils à l’héritière déshéritée du margrave de Kranach ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, M. de Storckhaus fut médiocrement satisfait de la tournure que prenaient les choses. Gouverneur d’un prince, à la cour d’une grande capitale, c’est une situation que l’on peut envier ; il est moins flatteur d’être, dans une ruine, le gardien d’un enfant farouche. Le digne pédagogue se résigna pourtant. Il avait, grâce à Dieu, un défaut, ou une qualité, qui lui permettait d’occuper ses loisirs. Du Neckar à l’Isar, il n’existait pas un être vivant capable d’absorber des quantités de victuailles, comparables à celles dont M. de Storckhaus s’enflait quotidiennement la panse. On citait de lui des exploits gastronomiques qui rendaient croyables les légendes faméliques des ogres dévorateurs. Comme Mlle Arminia Zimmermann s’était fait un oratoire à Lilienbourg, il s’y installa une gigantesque cuisine. La gouvernante priait, le gouverneur mangeait ; le temps passait ainsi. Quant à Lisi et à Frédérick, ils avaient, pour divertir l’ennui de la solitude, tous les oiseaux qui chantent dans les bois, toutes les libellules qui frissonnent sur l’eau ensoleillée du lac, et les beaux nuages blancs qui traversent le ciel.

Elle s’en amusait ; lui, non ; ou du moins il n’avait pas l’air de prendre plaisir à ces choses ; et même il souriait tristement, avec un air de regarder sans voir, quand la petite archiduchesse lui montrait, toute ravie, entre les épines vertes du chemin, un liseron renversé où une abeille, frémissant et tintant, avait l’air du battant d’or d’une petite clochette.

C’était un enfant mélancolique, qui se tenait à l’écart, pensif, avec l’air de vouloir se garer de la vie : il y avait dans la timidité furtive de ses gestes, dans l’attitude presque toujours détournée de sa tête, dans le regard de ses yeux vagues, qui tout à coup se fermaient comme éblouis d’un jour trop vif, un désir sensible d’éloignement, de fuite, de disparition. Où qu’il fût, il éprouvait, évidemment, le besoin farouche d’être ailleurs. Pareil à quelqu’un qui arrive de très loin, il avait, au milieu de toutes choses, l’air étrange d’un étranger.

Comme il était très pâle, et tremblait souvent d’un frisson brusque, on disait qu’il avait les fièvres. Oui, les fièvres, peut-être.

Il se tenait d’ordinaire dans une vaste chambre au plus haut étage de l’aile gauche. Presque pas de meubles ; pas un miroir. Le jour, à travers les rideaux sombres des fenêtres, mettait une poussière grise, sur les murs de pierre, sur le tapis d’une grande table ronde ; et cette pièce morne, où, comme un brouillard invisible dans la pénombre, des froideurs montaient des dalles et descendaient des poutres, semblait avoir été la salle, depuis longtemps abandonnée, d’un hôpital dans une prison. Lui, maigre, blême, face un peu longue, qui s’effile, il rôdait toute la journée autour de la grande table ; tournant par instants la tête et hâtant soudain le pas, — comme s’il avait eu peur d’être suivi et mordu aux jambes par une bête sortie de derrière le tapis ; tressaillant quand un rayon trop vif, quand un bruit trop proche, grincement d’une roue sur la côte, coup de cognée d’un bûcheron, ou le chant clair d’un oiseau, perçait l’épaisseur des étoffes, — comme s’il avait craint que les lueurs et les sons du dehors ne fissent du mal à l’ombre effarouchée, au mystérieux silence qu’il avait au fond de lui.

Quelquefois, au contraire, un furieux amour de la lumière et du bruit, de toute la vie éparse dans toute la nature, s’emparait de lui soudainement. Ses boucles défaites, de la pourpre aux joues, de la flamme aux yeux, il se précipitait hors de sa solitude, criant à Lisi : « Viens ! » Et il l’emportait à travers les bois et les roches, s’élançait aux branches, retombait dans les herbes où il se roulait ravi, et, humant les bonnes odeurs de la terre, aspirant les vastes chaleurs du ciel, il avait l’air d’un jeune poulain échappé ! Mais, bientôt, les rougeurs de ses joues s’éteignaient, pareilles à des roses qui fondraient dans de la neige ; il laissait retomber ses bras, languissamment ; il regardait autour de lui, avec une tristesse craintive, comme s’il ne voyait plus ce qu’il avait cru voir tout à l’heure, ayant aussi dans le regard le mépris de l’aspect réel et le repentir de l’illusion. Il s’enfuyait, écartant d’un geste brutal Lisi, qui s’écriait : « Hélas ! qu’as-tu donc, Fried ? » et, de retour dans la chambre déserte, il se remettait à tourner autour de la table, les yeux presque fermés, plus pâle.

Il grandit dans cette apathie rarement secouée de crises. Écoutait-il des voix dans son silence ? Avait-il des visions dans son ombre ? Non, pas encore ; ou du moins il ne pressentait que des sons lointains, paroles d’aucune langue, il n’entrevoyait que des formes très vagues, aussi vite évanouies qu’apparues. Ce qu’il éprouvait d’une façon un peu précise, c’était le sentiment d’une vacuité profonde, et la tristesse de ce néant. Son âme était comme ces paysages où rien n’apparaît ni ne chante, et qui semblent vides, à cause de la nuit ; mais ils ne sont qu’obscurs, et il suffit que l’aube se lève pour qu’ils se révèlent, tout verts de fraîches feuillées ou tout jaunes de blés mûrs, avec leurs rivières que secoue en mousses de neige la roue bavarde du moulin, avec leurs chaumes d’or qui s’allument sous un gazouillis réveillé d’oiseaux, au penchant brumeux des collines !

Ce furent les poëtes qui firent le jour dans l’âme de Frédérick.

D’abord il les avait lus, sans joie, toujours sombre ; étant trop jeune, il ne leur avait dû que d’incertaines rêveries, qu’un puéril amour des chimères. Dès qu’il les comprit, il s’extasia, et se comprit lui-même. Ce qu’ils espéraient, ce qu’ils aimaient, il démêla soudain qu’il l’avait toujours espéré, aimé, sans avoir pu s’en rendre compte. Il fut comme un aveugle à qui luit tout à coup une lumière jusqu’alors ignorée, qu’il imagine reconnaître pourtant, que maintenant il lui semble avoir attendue, comme si la réalisation lui révélait la nature du désir qu’il n’avait pas cru avoir. Oui, lorsqu’il eut conçu l’Idéal, Frédérick sentit que c’était bien là la forme et la splendeur de sa propre pensée, si longtemps confuse et ténébreuse. Il mêla délicieusement son âme aux âmes des poëtes : c’était comme une jeune sœur que ses sœurs aînées enseigneraient en chantant. Tous les rêves lui appartinrent ! Il fut le jeune Adam des féeriques Édens, le conquérant au casque d’or des Eldorados fabuleux. Il écouta avec Klopstock les conversations des anges qui se parlent d’une étoile à l’autre ; il descendit dans la beauté sinistre des enfers, où les Virgiles mènent par la main les Dantes, et s’envola dans la clarté paradisiaque où sont les Béatrix. Les larmes tragiques des amoureuses, il les pleura en lisant Schiller ; le front sur le livre de Gœthe, il murmurait, pour quelque fiancée inconnue, les paroles d’Hermann à Dorothée, le soir, dans la venelle qui descend le coteau. Oh ! maintenant, il ne voulait plus rester solitaire et morose ! Puisque c’était de ces joies et de ces douleurs plus belles que des joies, et de ces amours et de ces gloires, qu’était faite ici-bas la vie, il oserait vivre, lui aussi ! Comme les héros des chers poëmes, il triompherait dans les combats où les armures étincellent au soleil, et il aimerait les pures et fières demoiselles que l’on voit aux fenêtres des châteaux, un peu penchées, comme de grands lys ! Oui, aimer, aimer surtout ! Et un matin, voyant venir à lui, sous des lilas en touffes d’où pleuraient des rosées, Lisi toute rose et blanche, avec son rire et son odeur de printemps, il courut à elle en lui tendant les bras et en criant : « Je t’aime ! » Et Lisi : « Moi, je t’aimais, » répondit-elle.

C’était vrai, elle l’aimait, depuis bien des jours ; l’amour, qui s’était épanoui en lui tout à coup, avait germé longtemps en elle, y avait fleuri déjà. Depuis la rencontre dans la clairière, elle s’était éprise, enfant, de cet enfant, parce que c’est très joli d’être un chef de bandits quand on est si jeune, et à cause de la plume qu’il avait sur sa coiffe. Puis, joyeuse et si vivante, elle s’était étonnée des tristesses où il languissait ; et tout ce qu’on éprouve — même l’étonnement — ajoute, lorsqu’on aime déjà, à l’amour que l’on avait. Elle en était venue à l’admirer parce qu’il était morose, craintif, fuyard ; ce sont les plus beaux papillons que l’on n’attrape jamais ; de tous les oiseaux, ceux qui chantent le mieux sont ceux qui se montrent le moins. Convaincue qu’il ne pouvait avoir tort, elle s’en voulait de ne pas être mélancolique et sauvage comme lui, et se jugeait moins bonne, parce qu’elle était meilleure. Elle avait essayé d’être triste aussi ; elle n’avait pas pu ; elle riait comme les fleurs embaument, comme l’eau jase sur les cailloux, par une loi naturelle. Mais elle s’efforçait d’avoir l’air très grave quand il la regardait ; et bien souvent elle se tenait assise sur l’une des marches tournantes qui montaient vers la retraite de Frédérick, écartant les importuns, disant aux gens qui traversaient les chambres d’en bas : « Fermez tout doucement les portes ! » pour qu’aucune présence, pour que pas un bruit même ne vînt interrompre la longue rêverie du petit prince pâle, dans la salle déserte où il ne pensait à rien peut-être, pendant qu’elle pensait à lui, sur l’escalier.

Dès les premiers aveux échangés, ils furent deux âmes ravies, éperdûment, délicieusement confondues. Lui, dix-sept ans, elle, quinze, ils étaient comme deux petites églantines sur une même branche, l’une ouverte déjà, l’autre bouton encore, mais toutes proches et n’ayant qu’un seul parfum. Leur double joie, éclose un matin d’avril parmi l’adolescence des rosées, des feuillées et des cieux légers, s’accordait si bien à la grâce tendre des choses, lui était si ressemblante, que l’on n’aurait pu dire si c’était un amour dans le printemps ou le printemps lui-même dans de l’amour épars. Ils connurent les longues promenades, la main dans la main, en silence, pendant que le lever de l’aube met à l’horizon un sourire de rose, et pendant qu’un autre jour qui se lève dans les cœurs met aux lèvres un sourire pareil. Parfois, Lisi s’échappait, courait comme une enfant, revenait vite, essoufflée, tenant des violettes et des muguets, tout près de sa bouche, dans ses mains jointes qui semblaient un nid de floraisons ; « en veux-tu, dis ? » criait-elle, et les primevères étaient si proches des lèvres, qu’il ne savait si elle lui offrait des baisers ou des fleurs. La jeune nature éprise s’émerveillait de voir sourire au rire de cette enfant, ce beau jeune homme, un peu pâle, les yeux bleuis d’un rêve pur, et, dans les bruissements des feuilles, dans les fuites chantantes des ailes, tout se fiançait, les branches reverdies et les oiseaux revenus, autour des deux fiancés.

Pourtant, si doux et si tendre qu’il fût, Lisi s’étonnait toujours de lui, un peu. Il était singulier encore, quoique charmant. Il lui dirait d’ardentes choses, presque terribles, tant elles, étaient étranges. Comme naguère il l’avait parfois entraînée à travers les bois et les roches, furieusement, il l’emportait à présent dans des rêves si hauts qu’elle s’y sentait prise de vertiges, et qu’elle avait peur vraiment. Pourquoi s’inquiétait-il de tant de chimères lorsqu’ils avaient tant de joies réelles ? Puisqu’il est si exquis de vivre où l’on est, à quoi bon s’efforcer de vivre par la pensée où l’on ne saurait être ? Toute profondeur, même céleste, est un gouffre, et l’on s’y perd ; il ne faut plus se perdre quand on s’est trouvé. Dieu nous a mis sur terre, pour que nous y restions ; ce sont les fleurs, et non les étoiles, qu’il faut songer à cueillir. Pourtant elle n’osait pas lui faire des reproches, n’osait même pas s’avouer qu’elle aurait pu lui en faire. Il avait raison sans doute, puisqu’il était si beau ! et elle n’était, elle, qu’une petite fille qui n’entendait rien aux grandes choses. Quand il s’écriait, avec des gestes éperdus, les yeux comme éblouis de visions lointaines : « Clorinde ! je suis Tancrède. Ouvre à Dante les portes du paradis, Béatrix ! Marguerite, file au rouet pendant que Méphistophélès m’emporte sur la pente des abîmes ! » elle ne disait pas non ; obéissante, elle consentait à ces jeux fantasques ; tour à tour, elle se faisait hardie comme une guerrière ou agitait dans la lumière, comme une sainte, une palme d’or qui fait signe, ou avait l’air de filer près de la fenêtre comme celle qui attend l’amant disparu, en se souvenant des baisers. Mais elle aurait préféré qu’ils fussent Frédérick et Lisi, simplement.

Il y avait, au bord du lac, une petite voûte de roseaux où l’eau lente venait, poussée d’un souffle, mouiller le sable. Un peu avant la fin du jour, pendant que Mlle Arminia Zimmermann priait dans son oratoire et que M. de Storckhaus surveillait dans la cuisine les préparatifs du souper, les deux enfants avaient coutume d’être ensemble, là ; et ils avaient l’air, se parlant tout bas, rapprochés et câlins, de deux oiseaux qui se lissent l’un à l’autre les plumes dans une cage de verdure et de soleil.

Une fois, Frédérick laissa passer l’heure du rendez-vous ; il s’était attardé à considérer deux beaux nuages qui se poursuivaient à l’horizon, celui-ci tout reluisant comme d’une armure d’or, celui-là tout sanglant comme d’une blessure, on eût dit le duel dans les airs du Dragon et de l’Archange ; puis les deux nuées s’évanouirent. Frédérick se hâta vers le lac.

Il approchait, écartant les vimes, de la petite voûte de roseaux, il entendit un remûment glissant d’herbes froissées. « Elle est arrivée », pensa-t-il. Il pressa le pas, sans bruit pourtant, afin de la surprendre, se faisant une fête de la peur souriante qu’elle aurait et de son joli cri effarouché, quand il apparaîtrait soudain.

Il tendit le cou, vivement, entre les lattes des roseaux.

Il demeura stupide, les prunelles élargies, la bouche béante.

Il regarda longtemps, sans haleine, s’accrochant aux roseaux pour ne pas tomber, avec l’air de quelqu’un qui contemple l’horreur d’un gouffre.

Puis, tout à coup, il s’enfuit, rapide, effaré, les bras en arrière, comme s’il avait voulu écarter la poursuite d’une vision. À travers champs, à travers bois, parmi les hautes herbes, entre les épines des broussailles, il s’élançait, les boucles rebroussées ! Dans l’emportement de cette course, il trébucha contre un quartier de roche. Il s’y laissa choir, harassé, et, la tête entre les mains, il se mit à sangloter longuement et douloureusement.

Ce qu’il avait vu, au lieu de la chère et pure Lisi, c’était une fille de village, grasse, suante et débraillée, et sa jupe de cotonnade en l’air, se livrant à un robuste garçon qui lui tenait les épaules entre ses grosses mains !

En quelques minutes de contemplation effrayée, il avait, tout gonflé d’un immense dégoût, appris les vils mystères des sexes et la hideur sale de l’accouplement.

Quoi ! telle était la femme, et tel était l’amour ? C’était à cette chose immonde qu’aboutissaient enfin les rêves et les tendresses ? Derrière les sourires des vierges, et leur pudeur rougissante, derrière les hardis dévouements des jeunes hommes épris, il y avait cette ordure ? C’était à une telle boue que conduisaient les pentes du Paradis ! Tous, les chastes guerrières et les beaux chevaliers, les fiancées qui baisent une petite fleur pendant que les fiancés, partis pour quelque voyage, leur écrivent à la lueur de l’étoile choisie, et les fées des poëmes et les princesses des tragédies, devant qui s’agenouillent les Obérons et les Xipharès, tous, ces déesses, ces dieux, ces anges — car l’homme ressemble à l’homme et la femme à la femme — finissaient par être les porcs de la même auge !

Il se révolta contre Cette idée. Il n’était pas possible que la sublimité des songes fût doublée, en tout temps, en tous lieux, chez tout être vivant, de cet accomplissement ignoble. Il ne croyait pas, il ne voulait pas croire que l’élan de la passion vers l’idéal ne tendait, en effet, qu’à cette réalisation basse et laide. Quoi ! c’était cela que Roméo demandait à Juliette ? Ce que Saint-Preux attendait de Julie, ce que Virginie aurait donné à Paul si elle n’était pas morte sur la grève, ce que Claire ne refusait pas à Egmont, c’était cela, c’était cela ! déchéance ! Ô turpitude ! L’ange n’ayant qu’un but : être la bête ; la neige n’ayant qu’une pente : devenir la boue ! Il se disait : « Non, non, ce n’est pas vrai ! » Mais l’évidence des analogies s’imposait à sa pensée. Tout diamant avait cette tare ; toute liqueur avait cette lie. Les Séraphins même, sur les froides cimes blanches, comme les Vénus dans les chaudes roses, étaient marquées de l’infâme macule, et, entre elles et la grasse fille de campagne, femelle qui exige et qui subit le mâle, il n’y avait que des différences de beauté, à peine sensibles dans l’ordure commune, que les degrés du moins vil au plus abject, dans l’immonde toujours ! Oh ! il détestait les poètes à présent, car il ne voyait plus en eux que les complices de la réalité. Ils étaient les trompeurs des esprits, ceux qui jettent des parfums sur la pourriture, afin de la faire aimer. Par l’envolement des rhythmes, par le vague des images, ils donnaient des ailes à toutes les pesanteurs, ils vaporisaient en âmes la bestialité des chairs ! Dupes eux-mêmes ? non, menteurs. Pourquoi nommaient-ils les lèvres avec des noms de roses, pourquoi chantaient-ils les yeux avec des mots aussi bleus que le ciel ? Les plus bas étaient les moins coupables, les obscènes avaient raison ; ceux-là du moins ne trompaient personne, ne cachaient pas les piéges ; c’étaient des porcs sincères, contents de leur pâtée, et disant : « C’est bon ! mange avec moi ! » Mais les plus purs, ceux qui, à force de s’élancer hors de l’humanité, nous apparaissent presque dieux, étaient les plus criminels. Qui leur demandait de faire fleurir des paradis de chastes délices sur les flancs et entre les seins des femmes ? Ô cruels tentateurs ! Le flanc conçoit et enfante, le sein se gerce sous la dent, et allaite. Ce n’est pas vrai que les cheveux soient faits de soleil et d’or, et que le satin des peaux soit comme celui du lys, et que les larmes aient la claire fraîcheur des rosées et des perles ! La bouche bave sous la limace du baiser. Les enchantements de la poésie, environnant et dérobant le vrai, sont des guirlandes autour d’une charogne ; et la lèvre qui s’approche, affamée de parfums et de fleurs, s’écarte tout à coup, pleine de vers et d’ichor, et débordante de nausées.

Alors, il détesta Dieu. Pourquoi les choses étaient-elles ainsi ? Si les mystérieux desseins de la nature ou du créateur inconnu exigeaient qu’un attrait puissant précipitât l’homme sur la femme, opérât l’union des sexes, pourquoi la source de cet attrait n’était-elle pas autre ? Pourquoi ce qui devait être désiré n’était-il pas désirable ? Dans quel but fallait-il que la satisfaction s’achevât en écœurement ? Est-ce que Dieu, qui a fait les roses et les oiseaux, et le bleu adorable du ciel, n’aurait pas pu donner à la femme, réellement, le charme des fleurs, des ailes et du bel azur ? L’attirance n’eût pas été moindre parce que son objet eût été plus pur. L’homme, avec une ivresse égale et sans crainte de l’inévitable dégoût, eût engendré dans la fraîcheur immaculée d’un calice. Pourquoi la bouche que l’on baise est-elle la bouche qui mange ? Mais la méchanceté de Dieu avait condamné les mortels à se réjouir dans l’ignominie, à se plaire dans la fange. « Cherche ta joie parmi ton ordure ! » Et tous subissaient la dégradante loi, et c’était sans doute — inconsciemment mais véritablement — du désir qui pousse le chien vers la chienne, et qui avait accouplé la fille et le garçon sous la voûte de roseaux, c’était de ce désir, non, de cet instinct, qu’était fait l’amour dont il s’était senti pénétré, enivré, lui, Frédérick, pour Lisi !

Pendant qu’il songeait de la sorte, les yeux fixes, la lèvre tordue, un genou entre les mains, les chaleurs du soir d’été pesaient sur les lourdes branches, faisaient s’épanouir en forts arômes les crevassements du sol et les herbes pâmées où les cliquetis des insectes semblaient les pétillements d’une flamme invisible ; il y avait sous les arbres comme un étouffement de fournaise à demi éteinte, et des chuchottements de feuilles et de nids mouraient dans le silence. Tout imbu du dégoût de sa vision récente, et plein d’une pudeur qui tremble, Frédérick s’effarait au milieu des chaleureuses langueurs de l’air, entendant, dans les caresses des feuilles remuées, des bruits d’attouchements, et sentant, des écorces et des plantes, monter de sales odeurs de sexe.

Il y eut, tout près, un frémissement de branchages. Il se retourna. Lisi était là, riante.

Elle lui fit horreur ; il s’échappa dans le bois.

Comme il approchait de Lilienbourg, il rencontra son gouverneur qui le cherchait, et qui lui apprit, la bouche encore pleine, d’importantes nouvelles : Joseph II était gravement malade ; le prince Welf, depuis quelque temps, donnait des signes évidents de folie ; la reine Thècla ordonnait que Frédérick, héritier probable du trône, revint sur-le-champ à Nonnenbourg.

Le gouverneur ajouta :

— Votre Altesse trouvera bon, je pense, de partir dès demain ?

Frédérick resta muet. Avait-il entendu ? Il baissa la tête, dans un accablement profond. La maladie de son père, la folie de son frère aîné, — deux sombres événements ; c’était cette double douleur, sans doute, qui lui courbait le front. Quand M. de Storckhaus eut demandé : « Dois-je donner des ordres pour le départ ? » le prince ne répondit que par un geste, vague, ennuyé, comme pour dire : « Eh ! que sais-je ? attendez, rien ne presse, » et il rentra silencieusement dans le château.

Il s’enferma dans sa chambre. La nuit, plus noire à cause de l’épaisseur des rideaux, tapissait de ténèbres les murs froids de la salle, prolongeait dans les angles de sinistres lointains. Il se mit à rôder autour de la table, ainsi qu’il faisait jadis, le cou ployé, les bras ballants. Parfois il s’arrêtait, avec un frisson brusque, comme si tout à coup, dans l’obscurité de la chambre ou dans celle de sa pensée, il s’était rencontré face à face avec quelque hideuse apparition. Puis, machinalement, pareil à un automate de qui on aurait remonté le ressort, il poursuivait sa mélancolique ronde.

Dans quel cercle de mornes rêveries son esprit, comme son corps, tournait-il ?

Derrière la porte d’entrée, il se fit un petit bruit. Frédérick eut peur. Il devinait que c’était Lisi qui était là. Inquiète de lui, à cause de l’air brutal qu’il avait eu, le croyant malade peut-être, elle venait s’informer, lui dire : « Dormez bien, mon Fried ! » Il ne se souvenait plus s’il avait poussé le verrou. Elle allait sans doute entrer vivement, avec son rire, une lampe à la main. À l’idée de cette lumière et de cette joie qui surgiraient là, devant lui, Frédérick, tout tremblant, se ramassait sur lui-même, comme un enfant qui se fait petit quand on lui parle d’un monstre qui va venir le prendre. Mais Lisi n’entra point, soit qu’elle n’eût pas osé, soit que la porte fût close en effet. Un glissement fuyant d’étoffe sur les pierres.

Frédérick, respirant comme après un danger, reprit sa marche circulaire.

Les heures passaient. Personne ne devait plus être éveillé à Lilienbourg. Il y avait dans l’ombre et le silence du sommeil répandu. L’horloge d’une église sonna onze coups, lentement.

Alors Frédérick marcha vers la porte, l’ouvrit et se mit à descendre, à tâtons, l’escalier tournant.

Une bouffée d’air frais lui sauta au visage, lui passa dans les cheveux ; il entrait dans la vieille cour d’honneur dont Lisi avait fait un poulailler. Dans la clarté que versaient les étoiles, les sombres grimpaisons des lierres escaladaient les ruines pâles ; çà et là, sur des branches d’arbres fruitiers et dans des fentes de murailles, des bruits de plumes qui s’ébouriffent, des éveils de roucoulements.

Frédérick poussa une barrière à claire-voie. Il était dans l’écurie. Il flatta de la main un cheval du Tyrol, tout blanc, qui hennit en secouant sa crinière. Il le sella rapidement, revint dans la cour qu’il traversa en tirant la bête par la bride ; puis, violemment, il monta en selle, et, serrant les genoux, levant les rênes, précipita sa monture épouvantée sur la descente roide de la côte, dans un tourbillon de poussière et d’éboulements pierreux ; la blanche crinière envolée du cheval était dans les ténèbres comme l’écume d’un torrent.

Où allait Frédérick ? Il ne savait pas, il fuyait.

Il fuyait Lisi, et ce château détesté où il avait été en proie aux rêves menteurs, et ces bois où pullulaient les humains et les bêtes ; il s’évadait de la vie qu’il avait vécue jusqu’à ce jour ; il fuyait surtout Nonnenbourg, où on voulait le ramener, où on voulait qu’il fût roi !

Roi ! lui ! roi des hommes et des femmes ! Non-seulement il faudrait qu’il restât parmi ceux qui se vautrent dans la bassesse des sens, mais il faudrait qu’il fût leur chef ! Il serait l’un des maîtres de cette humanité qui lui apparaissait désormais comme un grouillement obscène de fornicateurs et de prostituées ! On prétendait faire de lui le bouc de ce troupeau, le taureau de cette étable, l’étalon de ce haras ! Qu’était-ce qu’un roi ? Le ruffien couronné d’une immense maison publique. Il fuyait, plein de dégoût.

Son cheval s’abattit. Frédérick roula dans les pierres, se redressa, les mains sanglantes, regarda autour de lui. Il ne reconnut pas le lieu où il se trouvait. C’était un étroit sentier, entre des sapins, au flanc d’une montagne ; jamais, dans ses courses, il n’était venu ici. Il s’approcha du cheval qui, étendu sur le sol dur, soufflait stupidement. Il voulut le forcer à se relever ; la bête, harassée, demeura inerte, et geignit. Il y avait donc bien des heures que Frédérick avait quitté Lilienbourg ? Il avait donc fait beaucoup de chemin déjà ? Pourtant c’était la nuit encore ; les branches sombres de la sapinière, hérissées entre les roches, semblaient de grands gestes noirs qui empêchent de passer.

Brisé, il s’assit sur une pierre, les bras abandonnés, la tête penchante. Il ne pensait peut-être plus, sinon très vaguement. Les yeux à demi-clos, il se sentait l’âme bercée dans un va-et-vient de douloureuses rêveries ; et, lentement, ainsi qu’on enfonce dans du sable, il glissa dans le sommeil.

Quand il s’éveilla, le grand jour allumait le ciel, et, sur la cime, dans le clair espace, les arbres tout remués d’oiseaux en querelle éparpillaient des étincelles de rosée.

Après un regard incertain sur les choses environnantes, il se souvint tout à coup ! Oh ! la fille et le garçon sous la voûte de roseaux, et l’humanité entière pareille à ces deux brutes ! Il courut à son cheval qui, s’étant relevé enfin, broutait la mousse rase du rocher. Plus loin, être plus loin, c’était ce qu’il fallait, avant tout ! Mais, le pied dans l’étrier, Frédérick ne sauta pas en selle : Pour s’échapper de la vie, où irait-il ? où se cacherait-il, pour se dérober au trône ? Certes, il lui serait impossible de séjourner parmi les ordures de la réalité : mais comment, étant homme par la forme sinon par l’âme, répudier la promiscuité humaine ? L’alouette, qui s’est un instant posée sur un tas de fumier, bat de l’aile et s’envole ; les vers y séjournent, contents. Pourrait-il s’envoler, lui, ver aussi, sans aile ? Est-ce que le ciel existe pour ceux qui sont destinés à ramper ? Ainsi, pas un refuge hors du monde ? Hélas ! toute évasion impossible ?

Un bruit confus monta vers lui, d’une profondeur lointaine ; on eût dit le brouhaha violent d’une foule, dispersé, atténué en un murmure vague ; et, par instants, un cri dur, cri de colère et de menace, fendait l’air avec la brusquerie d’un déchirement.

Frédérick grimpa sur un rocher, en s’accrochant aux branches des sapins, et baissa les yeux vers la vallée resplendissante de soleil.

Il poussa un cri ! Et à présent, les bras au ciel, la bouche grand-ouverte, les yeux écarquillés, il était immobile.

Là-bas, très loin, les maisons d’une ville étrange fuyaient dans l’éloignement des rues ; hors de la cité, sur une colline peu haute, toute hérissée d’éclairs de lances et de lueurs de casques, se mouvait, criard et tumultueux, un immense entassement de populace bigarrée, et, dans la fureur des clameurs, mille gestes aux longues manches se levaient vers une grande croix, toute dorée de lumière, où un homme était attaché, la tête penchant vers l’épaule ! À deux autres croix, plus basses, l’une à droite, l’autre à gauche, il y avait deux autres hommes.

Que voulait dire ceci ? Qu’était-ce ? Une vision, ou un songe ? Frédérick devenait-il fou ? ou bien, après avoir cru, dans un rêve, qu’il s’éveillait, était-il endormi encore ? Non. Ses yeux étaient bien ouverts. Aucun égarement dans son esprit. Oh ! certainement, il n’était pas la dupe d’une illusion. En étendant la main, il sentait la dureté des rocs ; il entendait derrière lui les mâchoires de son cheval brouter l’herbe et les mousses.

Il regardait toujours, d’autant plus stupéfait que, maintenant, grâce à une intensité formidable d’attention, ayant toute sa volonté dans ses yeux, il distinguait mieux les choses à travers les brumes ensoleillées du lointain.

Les vêtements du peuple ressemblaient à ceux que l’on voit dans les gravures des vieilles Bibles et des anciens Évangiles ; au-dessus de longs manteaux se hérissaient des coiffures de cuivre, ayant la forme d’un croissant ; il y avait çà et là des bonnets noirs carrés ; sous des étendards que surmontaient des Aigles, des personnages à cheval portaient l’habit des légionnaires de Rome.

Un homme sortit de la foule et, s’approchant de celui qui était supplicié sur la plus grande croix, il éleva une longue lance peut-être, ou un roseau, que terminait une rondeur. « Oh ! pensa Frédérick, l’éponge de vinaigre aux lèvres de Jésus ! » Et tandis que s’exaspérait, en gestes et en cris, la fureur de la foule, tandis que, sur le bois du gibet, s’abandonnait, comme après la suprême transe, la forme longue du pâle martyrisé, une femme agenouillée, éperdue, la poitrine sans doute secouée de sanglots, embrassait le poteau de la croix sous l’enveloppement épars de ses cheveux où s’allumait le soleil.

Tout ceci, quoique réel, était hors du possible. Par quelle rencontre inconcevable de hasards, ou plutôt par quel miracle, une colline des Alpes thuringiennes était-elle le Calvaire ? Jérusalem, ici ? La légende, visible et palpable ? La chimère, vraie ? Le passé, actuel ? Contre cette résurrection prodigieuse des heures et des choses, un esprit ferme se fût révolté ; à l’évidence, il eût opposé la négation ; il aurait cru à sa propre folie plutôt qu’au bouleversement des éternelles lois ; ou bien, maître de lui, et patient, il eût cherché l’explication du mystère, aurait poursuivi, à travers l’impossible, le plausible. Mais l’âme de Frédérick était facile aux rêveries. La rancœur de ce qui existe prédispose à admettre ce qui ne saurait exister. Plein d’une religieuse stupéfaction, il tomba sur les genoux, et fermant ses yeux éblouis en même temps que s’ouvrait son âme extasiée, il se mit en oraison.

Il ne comprenait, il ne voulait comprendre qu’une chose : une réponse lui était donnée. Il avait demandé : « Où fuir la vie ? » Jésus s’offrait, comme pour dire : « En moi ! » Aux hésitations désespérées d’un homme, le Dieu confrontait son exemple ; lui aussi, le fils d’une vierge, il méprisait la chair ; et son royaume n’était pas de ce monde. Avec des prières d’enfant et des élans de jeune homme, Frédérick projetait tout son cœur vers la divinité fraternelle ! Comme elle il traverserait le lieu et le temps, sans se souiller aux choses ; il haïrait son corps, le materait, le vaincrait, et s’en dépouillerait enfin comme d’un haillon sordide, plein de poux, qui voile et gêne la pure nudité de l’âme. L’esprit du mal pouvait l’emporter sur la montagne et lui offrir toutes les gloires de la terre ; il n’aspirait qu’aux chastes délices du ciel. Il irait par les chemins, mendiant sans asile, disant des paraboles aux pauvres et aux désespérés, puis, peut-être, par la cruauté secourable des hommes, il pleurerait un soir, au jardin des Oliviers, les larmes qui lavent toutes les souillures, et il agoniserait sur le bois de quelque gibet, douloureusement et délicieusement, comme son dieu, comme son dieu !

Quand il rouvrit les paupières, l’antique drame renouvelé s’achevait sur la colline ; Frédérick vit la lance du soldat percer le flanc du roi des Juifs, et, comme s’il eût été frappé lui-même, il sentait tout son cœur lui ruisseler de la poitrine en voluptueux sanglots d’amour et de pardon.

Il se redressa violemment, et sautant de la roche, se précipita sur la pente. Il voulait voir de plus près, toucher, adorer le divin cadavre. Comme Marie-Madeleine, et Marie, mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée, il baiserait les pieds de Jésus, et, la nuit venue, le mettrait au tombeau ! Il courait entre les fûts de la sapinière, parmi les roulements des cailloux et l’envolement des sables. Maintenant, l’élévation des terrains lui cachait la vallée. Il s’élançait éperdûment, ne reprenant pas haleine. Il se déchirait aux branches, glissait sur les mousses, tombait, se relevait, se précipitait de nouveau. Combien de temps dura cette descente furieuse ? Des minutes ou des heures ? Il ne s’en est jamais souvenu.

Tout à coup, après un dernier bond, il se trouva hors de la forêt, dans la joyeuse rue vivante d’un village allemand, où, devant des maisons de bois aux balcons sculptés, des hommes chantaient en chœur en heurtant de grandes cruches neigeuses de mousse, où de jeunes paysannes, rieuses et parées, s’en venaient de la plaine, en groupe, et se tenant par la main.

Il s’arrêta, épouvanté de voir ces maisons, ces buveurs, ces passantes en fête — toute cette vie pareille à ce qu’il était accoutumé de voir.

Qu’était-il arrivé ? Quel nouveau miracle avait transformé les êtres et les choses ? Où étaient la populace bigarrée entrevue du haut de la montagne, et les coiffures aux croissants de cuivre, et les bonnets carrés, et les étendards des légionnaires ?

Une vieille femme, occupée sur le pas de sa porte à plumer une poule, se tourna vers Frédérick, et lui dit :

— Loué soit le Seigneur ! Vous avez dû bien courir, mon jeune monsieur, car vous êtes tout essoufflé. C’est égal, vous arrivez trop tard.

— Trop tard ? répéta-t-il, comme hébété.

— Oui, trop tard. Voyez, tout le monde revient. C’est fini.

— Fini ? Quoi ?

— La Passion.

— Où donc suis-je ?

— Vous ne le savez pas ? À Oberammergau, mon jeune monsieur.

Il baissa la tête, vaincu. Une fois de plus il voyait l’envers du rêve. Le seul nom de cette bourgade, qu’il connaissait bien, avait suffi à lui révéler l’absurdité de sa nouvelle chimère.

Oberammergau, dans un pli verdoyant des Alpes thuringiennes, avec ses chalets ouvragés, peints çà et là de Jésus parmi les docteurs et de Fuites en Égypte, est un petit village où des paysans qui sont des artistes sculptent dans le buis et le frêne des Josephs, des vierges Marie, et des Napoléons premiers, jolis comme des joujoux ; et ces paysans sont aussi de religieux acteurs qui représentent, tous les dix ans, sur un théâtre ayant le vrai azur pour bandes d’air et pour toile de fond les pentes des collines, un drame intitulé : le Jeu de la Passion.

Il y avait une fois — c’était dans des temps très anciens — un homme qui allait, pour de l’argent, faucher les herbes dans les prés et battre le blé dans les granges. Il avait nom Gaspar, ainsi que l’un des rois Mages, bien qu’il ne fleurât ni l’encens ni la myrrhe, et qu’il n’adorât d’autre étoile que la lanterne du cabaret. Une fois qu’il était saoûl de bière et de cidre, il s’en retournait d’Eschenlohe, où on l’avait loué pour la moisson, à Oberammergau où il avait sa femme et ses enfants. Soit que la bière eût été de mauvaise qualité, soit que le cidre eût été fait avec des pommes trop vertes, il se sentit fort incommodé durant le chemin, et en arrivant il trépassa, non sans faire d’assez laides grimaces. De cette mort rapide, et des grimaces aussi, on conclut qu’il avait pris la peste et qu’il l’avait apportée dans le village. De fait, quatre-vingt-cinq personnes, — cent neuf, affirment d’autres récits, — périrent misérablement en trente-cinq ou trente-sept journées, et ce qui mit le comble à l’épouvante, c’est que le capellan mourut lui-même, après avoir mangé l’hostie, comme si la peste eût été dedans. N’ayant plus de prêtre dans leur voisinage, les gens les plus sensés de l’endroit jugèrent bon de s’adresser à Dieu, directement. En conséquence, six jeunes filles et douze jeunes garçons, les plus beaux qu’on pût trouver, firent vœu de représenter tous les dix ans la Passion de notre seigneur Jésus-Christ, aussi parfaitement qu’il se pourrait faire. Il faut croire que le bon Dieu prend plaisir à voir la comédie, car, depuis le jour où le vœu fut juré, aucune personne ne mourut de la peste à Oberammergau ; et même un très vieil âne, qui était assez mal en point, non à cause de la peste qui ne s’attaquait qu’aux personnes parlantes, mais à cause de son grand âge, reprit tout à coup force et belle humeur pour avoir brouté l’herbe de la vallée où l’on avait décidé que le Jeu serait joué.

À travers les siècles, la pieuse coutume persévéra obstinément ; et tandis que se fondaient ou s’écroulaient les empires, tandis que l’embrassement furieux des peuples ensanglantait les plaines, — à l’heure même où l’Allemagne commença d’épeler la vérité sous le doigt de Luther — les montagnards d’Oberammergau célébraient, dans leur candeur fidèle, la légende rédemptrice ; l’évangélique Jérusalem, comme une oasis mystérieuse de prière et de foi, s’abritait dans un pli de vallon. Même l’irréligion moderne n’a pas pénétré dans cette espèce de théâtre claustral ; d’âge en âge, les traditions dévotes, y ont été conservées, sans s’altérer jamais. Chaque rôle de la tragédie sacrée est transmis, comme un héritage, dans la même famille ; on montre avec respect au voyageur le chalet où ont toujours habité les Jésus, et celui où sont nées toutes les saintes vierges ; peut-être une défaveur s’attache-t-elle à la race des Judas ; Caïphe doit inspirer peu de confiance dans les relations ordinaires de la vie ; on conseille aux jeunes gens de baisser les yeux quand Marie-Madeleine passe sous l’or embrasé de ses cheveux ; jamais Ponce-Pilate ne sera choisi pour juge dans le district.

Grâce à cette parfaite bonne foi, grâce à l’identification en quelque sorte séculaire, et jamais interrompue, des acteurs avec les personnages — une fois on aima mieux retarder la représentation décennale que de donner une doublure à Jésus-Christ qui avait été condamné à deux mois de prison pour délit de braconnage — ces paysans, ces montagnards sont devenus de prodigieux comédiens, ou plutôt ils ne sont plus des comédiens en effet : ils sont les êtres mêmes qu’ils représentent, et ils atteignent, à force de manquer d’art, à une intensité d’expression qui fait rêver les artistes. De là une grande affluence de gens de toute sorte, quand vient l’époque longtemps attendue où doit être célébré le Mystère ; et les habitants d’Oberammergau tirent un double profit du jeu de la Passion : s’ils y font leur salut — ce qui est très agréable, sans doute, — ils y font en même temps leur fortune, — ce qui n’est pas absolument pénible. Pendant les quatre jours de la représentation, Jésus gagne plus de florins à porter la couronne d’épines que, durant dix années, à sculpter et à peinturer des saintes en manteaux bleus, des éléphants, des chamois et des ours, ou de petits Napoléons premiers.

Frédérick, consterné, ne bougeait point dans la rue du village en fête. Il s’aperçut que les buveurs le considéraient avec curiosité, que les filles rôdaient autour de lui et le montraient du doigt. Une rougeur lui vint aux pommettes ; il se retira, timidement, rasant les murailles.

Il se garda bien d’aller du côté de la plaine où le Jeu avait été célébré ; il ne voulait pas voir de près la réalité de sa chimère ; du moins il garderait intact le souvenir de l’illusion.

En sortant du village, il suivit une venelle d’aubépines, puis se mit à errer dans une prairie, selon les caprices d’un petit sentier qui va, revient, s’éloigne encore avec l’air de ne pas savoir son chemin.

Peu à peu, Frédérick sentit diminuer sa tristesse. Après les premières amertumes de la déception, il songeait moins douloureusement. Ses résolutions pouvaient ne pas s’évanouir avec le miracle qui les avait fait naître ; le temps n’était plus sans doute où Dieu descendit parmi les hommes pour les retirer du péché, mais il n’est pas d’heure dans l’éternité où les hommes ne puissent s’élever à Dieu ! Il devait rendre grâce au hasard providentiel qui s’était servi d’un mensonge pour le conduire à la vérité. Oui, le sort en était jeté ! il fuirait à jamais la vie turbulente et sale dans la paix de la religion, dans les pures délices de l’amour divin. N’avait-il pas le droit de s’évader du monde ? qui donc avait besoin de lui sur la terre ? Le trône où il refusait de s’asseoir ne resterait pas vide ; la famille des Mittelsbach était nombreuse et ambitieuse ; l’un de ses oncles ou de ses cousins, sinon son frère, séjournerait royalement dans la Résidence de Nonnenbourg, pendant que lui, paisible, il vivrait à l’écart, dans quelque creux de roche, pareil aux antiques ermites, mangeant les herbes et les racines, buvant l’eau que pleurent les pierres, ou pendant qu'il attendrait l’heure de la mort bienvenue au fond de quelque monastère où rien de l’humanité ne pénètre : déjà, dans le lointain mystérieux de sa pensée, il se voyait en longue robe de bure blanche, les mains croisées sur la poitrine, passer mélancoliquement sous les arceaux silencieux du cloître.

Le soir était venu pendant ces rêveries. Brisé par une longue course à cheval et par ses promenades errantes, n’ayant pris depuis la veille aucune nourriture, Frédérick retourna vers le village ; il voulait entrer à l’auberge, se faire servir un repas, se jeter sur un lit ; le lendemain, il écrirait à la reine Thécla, pour l’informer de sa résolution, et se mettrait en quête du couvent où il ferait son noviciat.

On riait, on buvait toujours dans l’unique rue d’Oberammergau ; entre les fenêtres illuminées de lanternes, des groupes de jeunes filles tournaient dans un envolement de rubans et de chansons ; les cruches de bière, sonnant sur les tables, rhythmaient lourdement la légèreté des danses.

Ces bruits, cette joie importunaient Frédérick ; il regarda autour de lui, avec une sorte d’anxiété, cherchant des yeux une hôtellerie. Des carrioles, une diligence, deux chaises de poste stationnaient devant une maison un peu plus grande que les autres ; l’auberge sans doute. Il poussa une étroite porte aux vitrages coloriés de pipes en croix et de chopes mousseuses ; mais il s’arrêta tout à coup, n’osant pas entrer. Il avait devant lui une assez vaste salle où beaucoup d’hommes et quelques femmes, — non pas des paysans et des paysannes, mais des hommes vêtus pour la plupart avec une rare élégance et des femmes très parées, — se tenaient assis autour d’une longue table et causaient à voix haute en levant par instants leurs verres où riait du champagne ; ce devaient être des gens venus des villes voisines pour assister au jeu du Mystère : la représentation finie, ils soupaient à l’auberge avant de se remettre en route.

Effarouché par une aussi nombreuse compagnie, Frédérick allait se retirer ; il trouverait bien dans une autre partie du village quelque logis moins bruyant ; déjà il tirait la porte lorsqu’il entendit son nom prononcé en même temps par plusieurs des personnes qui étaient là.

Oh ! il ne s’était pas trompé : on avait bien dit : « Frédérick de Thuringe. » Pourquoi donc s’occupait-on de lui ? Qu’en pensait-on ? La curiosité triompha de l’appréhension. Il se glissa dans la salle, s’assit devant une petite table à côté de la porte, et, après avoir demandé à la servante une tranche de jambon et un verre de bière, il se mit à observer et à écouter les gens qui l’avaient nommé.

Regardé avec plus de soin, ce groupe d’étrangers, dans ce village, paraissait véritablement bizarre ; leur élégance se compliquait de pittoresque, d’imprévu, d’exotique même : non, ces gens n’étaient point des bourgeois des cités prochaines, ni de riches campagnards ; ils arrivaient sans doute de très loin, et de pays différents ; les habits des hommes, fracs noirs ou bleus, à boutons de métal, redingotes à brandebourgs, dolmans passementés, les toilettes des femmes, jupes trop courtes ou traînes trop longues, corsages très décolletés ou très montants, à gilets comme ceux des amazones, à treillis comme ceux des Suissesses, révélaient des nationalités diverses ou une habitude de ne pas soumettre à la mode le caprice personnel, de défier l’usage par l’invention.

Dans les types, la diversité était analogue : quelques hommes, jeunes, aux longs cheveux à peine blonds qui leur coulaient sur les épaules en un lin ruissellement d’or blême, montraient dans leur face pâle, émaciée, dans leurs prunelles d’azur presque sans couleur, ce je ne sais quoi d’affaibli, de déteint, qui distingue les fils de l’extrême Nord ; plusieurs visages bruns, aux tons chauds, dardant des regards vifs, avaient ces yeux de Madrid ou de Naples, noirs et lumineux comme de l’ébène imbu de soleil ; la plupart, nés sans doute dans le centre de l’Europe, se distinguaient les uns des autres par ces dissemblances de traits moins saillantes mais pourtant sensibles, que l’on remarque entre les races que le voisinage n’a pas unifiées. Et parmi les femmes aussi, pâles, ou blanches, ou dorées, Allemandes dont l’œil rêve, Françaises ou Russes dont l’œil rit, Italiennes dont l’œil flamboie, il y avait de très visibles différences dans la façon d’être laide ou jolie. Si bien que ce rassemblement de personnes, dans cette salle d’auberge, sur un versant des Alpes thuringiennes, avait l’air de quelque congrès fantasque où toutes les nations de l’Europe se seraient fait représenter.

À vrai dire, il y avait quelque chose qui mettait un peu d’harmonie entre ces diversités de physionomies et de costumes ; c’était une espèce d’abandon, de bonne humeur, de sans-gêne, qui allait presque jusqu’au débraillé ; les femmes, ne craignant pas de poser leurs fins coudes nus sur la table, riaient tout près des lèvres des hommes, avec un enjouement hardi, ou ne se refusaient pas à quelque confidence chuchotée à l’oreille ; une toute jeune fille, décolletée comme si elle n’avait eu que sa chemise pour corsage, se renversait sur le dossier de sa chaise, en fumant une cigarette rose ; et c’était un brouhaha de voix qui s’interrompent, de gestes mêlés où une blanche main dégantée s’abandonnait quelquefois sur l’épaule d’une redingote ou d’un dolman.

Il était aisé de voir pourtant que ce n’étaient là ni des libertins de profession, ni des filles ; leur débraillé s’originalisait d’une délicatesse précieuse ; gais sans doute, grossiers, non ; la griserie n’est pas l’ivrognerie. Il restait, dans l’encanaillement joli des femmes, comme un air de cour encore, et un peu de cette hauteur dédaigneuse qui est la coquetterie de la chute ; plus d’un homme, la cravate à demi défaite et les yeux allumés de champagne, ne se départait pas d’une courtoisie très apparente, où le sans-façon était une grâce de plus. Évidemment, tous ces convives, riches peut-être, nobles sans doute, des gens du monde, comme on dit, se connaissaient depuis fort longtemps, avaient l’habitude de se trouver ensemble — de si loin qu’ils fussent venus les uns vers les autres ; et de cette habitude, qu’avait dû former un même genre de vie ou quelque communauté de pensées, était née enfin une camaraderie familière, excluant la morose étiquette. Quant à l’opinion que l’on pouvait prendre d’eux, ce n’était pas à Oberammergau qu’ils devaient s’en soucier ; et il était probable qu’ailleurs même ils ne s’en seraient pas inquiétés ; soit qu’ils fussent d’un rang à imposer silence ou à dédaigner les parleurs, soit qu’ils tinssent peu de compte, en général, des railleries et des bavardages. Il y avait dans leur attitude je ne sais quel haussement d’épaules, et comme un air de dire : « Eh bien, oui, nous sommes ainsi, après ? »

Frédérick était grandement surpris. N’ayant jamais quitté, pendant bien des années, les ruines de Lilienbourg, il ne pouvait s’expliquer qui étaient ces gens-là ; tout le monde les connaissait pourtant, et, d’un bout à l’autre de l’Allemagne, le moins bien informé des bavards de table d’hôte aurait pu fournir sur leur compte des renseignements très complets.

En réalité, un assemblage à la fois bohême et princier de dilettantes et d’artistes, que l’on voyait apparaître soudainement partout où était annoncée quelque grande cérémonie littéraire ou musicale, — festival Gœthe, festival Beethoven, — partout où devait avoir lieu la première représentation d’un opéra de Hans Hammer, la première exécution d’un concerto de Rubinstein. Ils accouraient, ceux-ci de Pologne, ceux-là de Hongrie, plusieurs de Suède, beaucoup de France, d’Italie, de Belgique, de Prusse, quelques-uns de Constantinople, — il en venait même du Japon ; ils se rencontraient, sans étonnement, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous, se serraient la main avec l’air de s’être vus la veille, et, logeant dans le même hôtel, dînant à la même table, traversant la ville dans des voitures qui se suivaient en file, se montrant au théâtre dans des loges voisines, nombreux, joyeux, bruyants, ils faisaient penser à quelque élégante tribu, naguère éparse, qui s’est tout à coup rejointe pour se reposer un jour ; ou bien à un grand vol d’oiseaux venus des quatre coins du ciel, qui s’abat en tumulte sur un seul arbre de la forêt.

Aujourd’hui ils étaient à Oberammergau, à cause du Jeu de la Passion ; où seraient-ils demain ? Ils ne le savaient peut-être pas.

On reconnaissait parmi eux des magnats, assez semblables par l’uniforme aux hussards des parades foraines, qui jouaient de la flûte presque aussi bien qu’un musicien de bal public, et des pianistes plus décorés que des généraux, qui portaient l’habit noir avec une distinction de diplomate ; de grandes dames quelque peu déclassées, se tenant assez mal, dont on voyait rarement les maris, et des comédiennes célèbres, se tenant bien, dont on ne voyait jamais les amants ; des chambellans fort connus dans les coulisses, et des maîtres de chapelle fort considérés dans les cours ; deux plantureuses comtesses, l’une moscovite, l’autre italienne, qui s’étaient ruinées toutes les deux pour le même ténor, et un contralto, étique, un signe trop noir au bord de la lèvre, qu’avait failli épouser de la main gauche l’unique héritier d’une famille régnante. De sorte qu’un peu d’abandonnement, de débraillé du côté des patriciens, et beaucoup de prétention à l’aristocratie, à la tenue, du côté des artistes, permettaient aux deux éléments du groupe de se juxtaposer, de se fondre, et, malgré la distance des rangs, les faisaient paraître de niveau.

Frédérick remarqua, à l’un des bouts de la table, un homme déjà vieux, maigre, le buste long serré dans une redingote de prêtre ; hors du collet de l’habit, droit, malpropre, qui ne laissait pas voir de linge, sous des cheveux gris pendants, s’érigeait une face glabre et terreuse, ouvrant des yeux durs, ravinée de fortes rides et mamelonnée çà et là de grosses verrues où broussaillaient des poils. Cette laideur était forte, impérieuse, violente, avait l’air de menacer ; ou plutôt non, cette face n’était pas laide, elle était terrible : elle faisait songer à un Mirabeau moins enthousiaste, plus rigide, cruel, — à un Mirabeau, qui serait un inquisiteur. Puis, soudain, elle devint tout autre. La rudesse des rides s’abandonnait dans un grand sourire indulgent, les yeux à demi fermés laissaient passer la caresse d’un long regard, la pente des cheveux avait une douceur infinie, presque plaintive, comme la chevelure d’un vieux Christ. Ce visage, naguère farouche et sinistre, s’épanouissait, tendrement religieux, divinement suave. Après, un énergumène, un apôtre. Saint Vincent de Paul après Torquemada.

De très jeunes demoiselles, de très jeunes hommes, elles, les cheveux courts, eux, les cheveux longs, comme si les filles avaient voulu paraître des garçons et les garçons des filles, se tournaient, se penchaient vers ce rare personnage, le contemplaient, l’admiraient avec une ferveur de disciples en extase ; lui, serein et souriant, mâchant d’ailleurs un énorme cigare qui lui entrait dans la bouche presque jusqu’à la braise, il partageait entre ces enfants la caresse de son regard, et tendant vers eux les bras, il avait l’air de les bénir avec le rhythmique et lent mouvement patelin de ses deux mains très longues.

Brusquement, il eut une quinte de toux ; il cracha son cigare mâché dans le verre de champagne qui était devant lui, — non pas une flûte ni une coupe, mais un grand verre à pied. La liqueur du tabac mouillé se mêla vilainement au vin. Alors une des jeunes filles, — la plus jolie, seize ans, laissant voir sous la mousseline l’adolescence délicate de sa gorge, — s’élança, saisit le verre, en retira le cigare, et le mit passionnément dans son corsage, entre ses seins, triomphante ! L’homme n’eut point l’air de trouver ceci très étrange ; il sourit plus indulgemment encore, et, avec un air de dire : « enfant ! » il donna, du revers de la main, deux petites tapes sur la joue de la jeune fille, toute rose de joie.

C’était l’abbé Glinck.

Jeune, il avait été pianiste et homme à bonnes fortunes ; il avait poussé la virtuosité digitale à un degré presque fantastique, et la fatuité personnelle jusqu’à dire à une ambassadrice qui venait de ramasser entre les deux pédales le mouchoir dont il avait essuyé ses doigts en sueur : « Vous pouvez le garder, madame ! » L’âge venant, et, avec lui, la lassitude des succès accoutumés, il s’était fait, d’interprète, créateur, et, de libertin, ecclésiastique. Il n’avait pas renoncé absolument aux clavecins ni aux alcôves ; mais il feignait de mépriser les virtuosités anciennes. Il était, en public, homme de génie et abbé. Un de ces abbés comme on en voit beaucoup à Rome, et qu’on appelle monsignori ; ces gens-là ont un pied chaussé de violet dans les sacristies ou dans les antichambres d’évêques, et l’autre, chaussé ou non, dans les boudoirs ou dans les loges de prime donne ; les bohèmes de l’Église. Son espèce de soutane, qu’il avait accommodée en une sorte de redingote, ne l’empêchait pas de se mêler à la foule parée des concerts, des spectacles, des fêtes ; même il avait pour les femmes trop décolletées des indulgences particulières. Suivi d’un long troupeau d’élèves, dont il était le berger, ou le bouc, il traversait à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, les somptueuses réceptions officielles, s’arrêtant rarement pour laisser glisser, avec l’air dont on fait une aumône, la longueur de sa main gauche sur les touches d’un piano ; quelquefois — lorsque la reine ou l’empereur l’en priait — il consentait à diriger un orchestre ; mais il ne se servait pas du bâton ; debout, son sourire de clémence aux lèvres, paisible, auguste, il commandait du regard son armée instrumentale, se bornait à lever et à baisser, de temps en temps, ses deux mains en mesure, dirigeait les symphonistes comme on bénit des ouailles. En hiver, il acceptait volontiers l’hospitalité — toujours accompagné de ses nombreux disciples — dans la résidence forestière de quelque magnat de Hongrie ; le matin, il disait la messe dans la chapelle seigneuriale ; le soir, il présidait les festins après les grandes chasses. Il se faisait présenter les chanoines et les évêques qui viennent se délasser, dans cette vie de château, des fatigues du sacerdoce. Adoré, adulé, il daignait se montrer doux, presque bonhomme, quoique un peu grave, poussait la grandeur jusqu’à la familiarité. Mais parfois des incidents dérangeaient les plis de sa bénigne attitude. Une fois, au dessert, ayant trop bu de champagne, une de ses élèves lui cria, l’archevêque étant présent : « Tu sais, si tu vas encore, cette nuit, dans la chambre de Bella, je t’arrache les yeux ! » Bella, c’était une autre élève, une nouvelle venue. L’apostrophe était brutale ; l’archevêque eut le bon goût de ne pas entendre. Au surplus, l’abbé Glinck ne niait pas ces petites intimités nocturnes ; il se bornait à ne pas les proclamer. Tout le monde savait, entre autres aventures, qu’il avait manqué de cruauté — le mot a plusieurs sens — à l’égard d’une comtesse russe qui jouait du piano comme un séraphin de la harpe, avait l’air, même habillée en femme, d’un petit garçon qui serait vilain, et fumait des cigares de Venise qui auraient donné la nausée à un tambour-major. Un soir, à Rome, il l’avait trouvée dans sa chambre ; elle arrivait de Saratoff ou des environs pour jouer à quatre mains avec l’abbé une symphonie de Beethoven. Comme elle s’était couchée en l’attendant et qu’elle se refusait à remettre sa robe, il n’osa pas la jeter à la porte, à cause du scandale. Cela se conçoit : un prêtre ! Il la garda près de lui, très longtemps. Même il l’emmena dans ses aventures. Laide, oui, mais idolâtre, elle donnait avec un enthousiasme utile l’exemple des agenouillements et des baisements de mains ; un dieu a besoin de dévotes. Puis, c’était, elle aussi, une grande artiste ; et elle avait une façon d’être folle, tout à fait divertissante. Quand il voyageait en poste, elle sautait sur l’un des chevaux, habillée en postillon, faisait claquer son fouet sur le rhythme du dernier allegro du maître ! Comme elle était en argent comptant, — ayant vendu tout ce qu’elle possédait de forêts et de mines pour venir vivre auprès de l’abbé — elle recevait tous les jours un énorme bouquet de lilas blancs, expédié par M. Alphonse Karr, jardinier de Nice ; et l’abbé Glinck s’était accoutumé à trouver ce printemps de neige, chaque matin, sur son oreiller. Mais elle était moins blanche que ses fleurs, — en outre, jalouse, acariâtre, prompte aux querelles et aux soufflets ; quand les bouquets arrivèrent avec une régularité moins fidèle — soit que l’enthousiasme de la comtesse se fût ralenti, soit qu’elle fût ruinée, — l’abbé lui conseilla d’aller donner des concerts en Amérique. Cependant, que devenait, parmi tous ces hasards, la ferveur religieuse du converti ? Il n’en parlait guère ; les autres ne s’en inquiétaient pas davantage ; on supposait probablement qu’il la mettait tout entière dans ses messes et dans ses oratorios. Par bonheur, son talent était plus réel, sinon plus sincère, que sa dévotion. À force d’interpréter les maîtres, il parvint à s’assimiler leur âme. Un comédien peut se faire auteur dramatique. Mais ce n’était pas un banal imitateur. Il avait appris à créer. Il était lui-même, à l’exemple des autres ; et, travailleur acharné, artiste savant et hardi, — les forces de son intelligence et de sa volonté toujours tendues par un besoin d’illustration, par une vanité qui, ma foi, ressemblait à de l’orgueil, — il avait enfin autant de génie que l’on en peut acquérir ! Cette haute valeur personnelle justifiait tant bien que mal l’espèce de souveraineté dédaigneuse qu’il lui plaisait d’affecter ; on ne riait pas trop de le voir traverser l’Allemagne avec ce cortége de jeunes filles et de jeunes garçons qui portaient la queue de sa gloire, — hautain, magistral, bénin, grand homme et grand-prêtre, un peu sultan aussi.

Quelques chaises plus loin, une femme assez vieille, mais si blanche, et maigre au point d’être transparente, faite non pas de chair mais de mousseline et de neige, l’air d’une nuée tombée dans un fauteuil, se renversait nonchalamment, sa tête aux yeux mi-fermés inclinant vers l’épaule, les longs doigts de sa main droite appuyés au bord de la table, et l’autre main pendante parmi les dentelles de la manche. Ni les lys, ni les cygnes, ni les hermines n’auraient pu paraître blancs auprès de sa blancheur, et son attitude était plus tendrement désolée que l’inclinaison larmoyante des saules ; elle faisait penser à quelque élégiaque Séraphita, qui, à force de rêver sur les cimes, aurait pris la pâleur des glaciers et la diaphanéité des brumes, et lentement se mourrait, au milieu des hommes, avec des gestes plaintifs, à cause de la nostalgie des pures hauteurs. En France, où on la croyait Suédoise et où on l’appelait Mme Dzalergy, Théophile Gautier écrivit pour elle la « Symphonie en blanc majeur », ce fut l’une des ivresses des salons de l’entendre jouer, languissante et comme pâmée, les mazurkas et les valses de Chopin ; on disait alors, mais tout bas, qu’elle était divinement liée avec ce triste et doux musicien ; et chaque note des mélancoliques airs semblait l’un des soupirs de leurs fiançailles mystiques. Faible et douce comme elle était, elle vint, le 4 décembre 1851, apporter au général Canrobert, de la part du prince-président, l’ordre de mitrailler les passants des boulevards ; car elle avait passé la nuit à l’Élysée, où elle allait faire de la musique quelquefois ; et, plus tard, en Pologne, elle épousa le comte Loukhanof tout rouge encore des massacres de Varsovie. Mais, malgré les coups d’État, elle était restée adorablement blanche, comme si le sang, dès qu’il l’éclaboussait, devenait de la neige ; et elle ne cessa pas de jouer Chopin avec une soupirante tendresse qui vous faisait venir aux yeux des larmes de délices. Maintenant elle voyageait en Allemagne, tout occupée de l’art et des artistes, ayant autour d’elle un troupeau d’adolescents rêveurs, aux longs cheveux — de qui l’on prétendait qu’elle faisait parfois de petits Chopins, — et on la rencontrait dans toutes les solennités musicales, l’air un peu dédaigneux, comme revenue des choses, pâle, toujours penchée, malade sans doute, boîtant à peine, à cause d’une jambe de bois qu’elle avait, exquise. D’ailleurs, une espionne.

Beaucoup de femmes encore : la comtesse de Sternistz, qui venait d’épouser le ministre de l’intérieur en Prusse, et qu’on appelait la comtesse Trompette, en moquerie de son petit nez très drôle, joli d’ailleurs ; Mlle Zuleïka, la fille d’un poète allemand, grasse, rose, faisant jaillir toute sa gorge d’un corset trop bas et trop étroit, — si ingénue qu’elle n’avait jamais pu comprendre pourquoi il n’était pas convenable de se montrer presque nue ; Mme de Louisberg, une belle et robuste Poméranienne, qui chantait dans les fêtes de charité, et qui, veuve pour la troisième fois, venait d’épouser, à trente-cinq ans, un petit musicien belge dont elle se trouvait peu satisfaite, parce qu’il devenait phthisique très vite, — mais à ceux qui lui conseillaient de divorcer elle répondait doucement : « Oh ! ce n’est pas la peine ; » Mme Béatrix Mzillach, une antique prima donna, fort applaudie autrefois, que de très jeunes gens s’avisaient encore d’aimer, toute vieille et ridée qu’elle fût, étant sans doute de l’avis de ce poète français qui disait d’elle : « Ce qu’il y a d’attrayant dans Mme Mzillach, c’est qu’elle a voyagé dans toutes les capitales de l’Europe ; » et enfin la troupe extasiée, — cheveux courts en boucles, le lorgnon dans l’œil, — des petites élèves de l’abbé Glinck.

Çà et là, parmi les femmes, des hommes étaient assis. Quelqu’un qui aurait été au courant des choses eût bien vite reconnu le marquis Yésada, plénipotentiaire japonais, qui, d’un séjour à Inspruck, avait gardé l’habitude de s’habiller en pâtre tyrolien. Le ténor Lindbauer, la bouche en cul-de-poule, toute rose sous une fine moustache d’ébène, faisait tourner entre le pouce et l’index de sa petite main grassouillette une marguerite qu’il avait cueillie dans les cheveux de sa voisine ; ses yeux, humides d’une tendresse éperdue, se levaient vers la muraille où il avait accroché son chapeau à haute forme, d’un blanc d’argent, qui reluisait. Le docteur Pfeifel, toujours mêlé, on ne savait comment, à ce monde de gentilshommes et d’artistes, penchait vers la nappe sa face maigre et grise, aux favoris d’un jaune sale, que dépassaient deux vastes oreilles ; il était Prussien, et à tel point que, même décoiffé, il avait l’air de porter un casque. En outre, on voyait là cinq ou six pianistes qui ressemblaient à Beethoven ; deux savants, l’un danois, l’autre saxon, qui avaient l’innocente manie de faire des calembours en français ; un compositeur belge, qui ne parlait jamais des mœurs parisiennes sans un geste de dégoût et qui avait été expulsé de son pays pour avoir mis à mal les deux filles du bourgmestre de Liége, auxquelles il donnait des leçons de xilophone ; un Anglais, ayant pour fonction d’être Anglais et rien de plus, et un Gascon, commis-voyageur en champagne, qui s’était fourré là, guettant des clients ; d’ailleurs il affirmait que, s’il n’y a de bon vin qu’en France, il n’y a de bonne musique qu’en Allemagne, et, pour sa part, il jouait du cor de chasse très agréablement. Gaudissart mélomane.

Joyeux, familiers, avec cet air à l’aise de gens qui, n’ayant guère de domicile privé, se sentent chez eux dès qu’ils sont à l’auberge, tous les convives buvaient, bavardaient, riaient autour de la table, sous le balancement d’une lampe suspendue, dont la lueur allumait les bijoux des femmes et satinait la peau de leurs épaules. Mais, chose singulière, depuis que Frédérick s’était assis près de la porte, plus personne n’avait prononcé le nom du prince de Thuringe ; il n’entendait parler que du Jeu de la Passion, du festival qu’on avait organisé, le mois dernier, à Berlin, de la représentation du « Chevalier au Cygne », qui aurait lieu prochainement à Nonnenbourg, à moins que la mort du roi Joseph II ne mît en deuil la cour et la ville. Avait-on reconnu Frédérick, et, à cause de sa présence, évitait-on de le nommer ? Non, pas un homme, pas une femme n’avait paru s’inquiéter du nouveau venu, et certainement on ne prenait pas garde à lui. Déçu dans sa curiosité et las de ce tapage qui avait fait s’envoler ses rêves, il dit à la servante de lui préparer une chambre, et quand la fille eut entr’ouvert une petite porte vitrée au-delà de laquelle apparaissait l’escalier de l’auberge, il se leva pour sortir de la salle.

Il y eut un grand bruit de porcelaine brisée, — ce bruit que les Allemands appellent « kladderadatsch » et qui a donné son nom à un journal de Berlin.

Frédérick tourna la tête et vit l’un des convives debout, serrant les poings, et dont les joues se crispaient en petites rides de colère — comme de l’eau remuée d’un vent — pendant que les débris d’une pile d’assiettes s’éparpillaient sur la table ou roulaient sur le carreau jusqu’à la plinthe des murailles.

Cet homme, que Frédérick n’avait pas encore remarqué, était petit, maigre, étroitement enveloppé d’une longue redingote de drap marron ; et tout ce corps grêle, quoique très robuste peut-être — l’air d’un paquet de ressorts — avait le tremblement presque convulsif d’une femme qui a ses nerfs ; mais le visage, quand il n’était pas déformé par la grimace de la colère, devait avoir une magnifique expression de hauteur et de sérénité. Tandis que la bouche, aux lèvres très minces, pâles, à peine visibles, se tordait dans un pli méchant, le beau front, vaste et pur, uni, entre des cheveux très doux, déjà grisonnants, qui fuyaient, gardait la paix inaltérable de je ne sais quelle immense pensée, et il y avait dans la transparence ingénue des yeux — des yeux pareils à ceux d’un enfant ou d’une vierge — toute la belle candeur d’un rêve inviolé.

D’ailleurs, personne ne paraissait ému outre mesure de ce qui s’était passé, — le docteur Pfeifel, silencieusement, faisait un petit tas des débris épars sur la table, — soit que la bonne humeur des convives se souciât peu d’une telle algarade, soit que le trouble-fête fût de ces gens à qui l’on pardonne tout, de qui l’on n’ose même pas se plaindre.

Quant à l’homme lui-même, toujours plus frémissant qu’une chanterelle secouée par un pizzicato, il avait empoigné le béret de velours qui lui pendait sur l’œil gauche avec l’air d’une crête noire, et, le triturant entre ses poings crispés, le fourrant dans sa poche, le retirant, le jetant sous son aisselle, le replaçant sur ses cheveux, il criait d’une voix claire, par paroles dures et brèves qui étaient comme un roulement de petits cailloux cassés :

— Puéril ! fou ! absurde ! L’abbé Glinck ne sait ce qu’il dit. Le nouveau roi ne vaudra pas mieux que l’ancien. Qu’y aura-t-il de changé ? Un nom. Frédérick fera justement ce que Joseph a fait. Il présidera le conseil des ministres, passera des revues, et, dans ses loisirs, visitera les ateliers des peintres. Quant à la musique, il ne s’en inquiétera guère. Et pourtant, la musique, c’est le vrai art allemand ! L’Angleterre a Shakespeare, la France a Victor Hugo, l’Allemagne a Sébastien Bach, Beethoven et moi ! Sans la musique, pas de gloire allemande. Le drame lyrique est la réalisation suprême, absolue, de notre idéal national ! Mais si vous dites cela aux princes de notre pays, ils haussent les épaules et ils ordonnent à leur chambellan ou à l’intendant général des théâtres d’engager des comédiens français pour la prochaine saison ; il nous faudrait « Fidelio », ou « Floris et Blancheflor » ; on nous donne les vaudevilles de M. Scribe. Et cet état de choses est éternel. Fort bien. Je m’en retournerai en exil. Il n’y a qu’un souverain intelligent : l’empereur du Brésil. Il m’a demandé un drame lyrique pour San-Pédro-d’Alcantara ; je le ferai et je partirai. C’est résolu. Adieu. Plutôt que de rester en Allemagne, où les rois me refusent quelques misérables millions pour bâtir un théâtre, j’aimerais mieux aller… oui, ma foi, j’aimerais mieux revenir en France ! Et quant au petit Frédérick, vous pouvez lui dire que s’il a fantaisie d’une Marche triomphale pour le jour de son couronnement, il lui est tout loisible de la commander à quelque élève juif de Mendelssohn ou de Meyerbeer.

Là-dessus l’homme en colère, après avoir fait de son béret tout ce qu’un chat qui joue peut faire d’une pelote, finit par le jeter en l’air, et s’en alla presque en courant par la porte que la servante avait ouverte ; le docteur Pfeifel dit à l’abbé Glinck, avec un clignement d’œil :

— Hans Hammer est de mauvaise humeur, ce soir.

Hans Hammer !

Frédérick sursauta. Si solitaire qu’il eût vécu, la renommée de cet homme était arrivée jusqu’à lui. Quoi ! il venait de voir cet être fantasque et prodigieux, exalté et rabaissé, adoré et haï, qui, à force de génie et d’audace, avait secoué la léthargie allemande, avait imposé aux plus flegmatiques l’enthousiasme ou la colère, ce révolutionnaire qui s’était jeté à travers l’art, rompant les vieilles règles, ruinant les fausses gloires et violant l’antique musique pour engendrer en elle le drame vivant et palpitant, enfin Hans Hammer, ce fou, Hans Hammer, ce dieu !

Instinctivement Frédérick le suivit. Voulait-il le voir encore, lui parler ? Il ne savait pas. Il montait l’escalier, derrière l’illustre musicien-poëte ; mais il tremblait, et si le compositeur s’était retourné, le prince se serait enfui, comme un enfant pris en faute.

Au premier étage, Hans Hammer disparut derrière un battant vivement refermé, et la servante, qui était montée aussi, dit à Frédérick, en ouvrant une porte voisine : « Voici votre chambre, monsieur. »

Frédérick s’assit sur le bord du lit, et songea, ne comprenant pas ce qui se passait on lui-même. Que signifiait cette émotion qui l’avait pris tout à coup ? Pourquoi le nom de Hans Hammer le troublait-il ainsi ? Sans se rendre un compte exact de ce qu’il éprouvait, il était comme quelqu’un à qui vient d’arriver une chose fatale ou heureuse, d’où un avenir inattendu découlera sans doute. Ce que doivent ressentir les autres hommes au premier aspect de celle qu’ils aimeront toute leur vie, il le sentait confusément…

Un accord, violemment frappé sur un clavecin, retentit dans le silence de l’auberge. Ce bruit venait de la chambre voisine, — de la chambre de Hans Hammer.

Frédérick s’élança vers la cloison, écouta, palpitant.

Les sons se précipitaient brutaux, discordants, farouches ; la colère de Hans Hammer se répandait dans la furie de l’improvisation, et il jouait du piano comme on battrait quelqu’un. Mais ce bruyant emportement, peu à peu, s’apaisa, torrent continué en un vaste et beau fleuve ; et le courant de la mélodie aux flots bien rhythmés se prolongeait infiniment.

Frédérick écoutait toujours, l’oreille à la muraille.

La musique l’enveloppait comme une chaude buée où la chair se dilate ; il lui semblait aussi qu’elle pénétrait en lui comme une boisson véhémente qui fortifie les nerfs et fait s’épanouir l’esprit. Jamais il n’avait connu de telles délices ; une fièvre l’envahissait, une fièvre exquise ; il vivait d’une vie nouvelle, où il se développait si magnifiquement en force et en ivresse, que cette vie-là, à coup sûr, était celle pour laquelle il était né et qu’il avait, sans la connaître, si longtemps et si désespérément enviée ! La brusque entrée d’un être dans son naturel élément.

La musique seule, en effet, pouvait satisfaire cette âme pour qui toute réalité était un objet de dégoût. La peinture et la sculpture, par la couleur et la forme, expriment la vie ; elles devaient donc être, à Frédérick, aussi odieuses que la vie elle-même. La poésie chante, mais elle parle ; si magnifiquement spirituelle qu’on la conçoive, elle montre, grâce au relief des images et à la précision du verbe, la beauté des choses intellectuelles ou physiques. Mais la musique ne dit rien d’une façon définie ; elle est comme un bégaiement divin, qui ne peut pas devenir parole ; elle s’efforce toujours vers un idéal, qu’elle ne saisit jamais, comme quelqu’un qui marcherait toujours et jamais n’arriverait ; elle est le rêve adorable à qui la réalisation, dans l’humanité, est interdite ! De sorte qu’elle était délicieusement et désespérément l’expression même de toute l’âme de Frédérick, l’ineffable désir obstiné de l’impossible ne pouvant être formulé que par un perpétuel inachèvement.

Hans Hammer ne cessait pas de jouer, mêlant aux notes grêles du clavecin d’auberge sa voix mordante, âpre, qui agrippait l’ouïe et quelquefois pourtant s’atténuait en une plainte adorablement féminine. Si Frédérick avait été déjà initié aux œuvres de Hans Hammer, il eût reconnu, se succédant par de savantes modulations, les thèmes principaux du « Chevalier Klindor », du « Chevalier au Cygne », des « Maîtres Chanteurs d’Eisenach », de « Floris et Blancheflor ». Peut-être l’illustre artiste, dans une de ces heures de découragement que n’ignorent pas les plus robustes esprits, et qui, chez lui, suivent fréquemment les crises de colère nerveuse, éprouvait-il le besoin de fortifier sa volonté un instant chancelante dans l’admiration de ses travaux anciens, — de se prouver à lui-même son génie. Tantôt, — selon que la musique se faisait amoureusement mystique ou farouche, — Frédérick se sentait enlevé dans des paradis inconnus, où aucune chose n’existait selon les modes de l’existence d’ici-bas, où, par une miraculeuse transposition, les couleurs, les formes étaient des sons lumineux ; tantôt il était précipité dans des enfers étranges, qu’aucune religion n’a inventés, et où les supplices sont faits d’un excès d’harmonieuses délices. Et il avait les yeux pleins de larmes et l’âme débordante de ravissements. Un instant, il sanglota avec violence, pris d’un déchirant désespoir ! Le clavecin et la voix ne chantaient plus derrière la cloison. Quoi ! il faudrait redescendre de ces ciels adorables, remonter de ces paradisiaques Ténares, — revenir dans l’insipide vie réelle ? Mais non, la musique de nouveau ouvrait ses ailes frémissantes, et lui, extasié dans l’invisible caresse, il écouta encore, longtemps, toujours…

Son père mort, Frédérick fut roi. Au galop d’un cheval blanc, qui secouait sa crinière, il passa en revue les lignes blanches et bleues de l’armée, parmi la poussière du soleil et les acclamations. Mais, à peine couronné, il se précipita dans la solitude et dans la musique, comme un désespéré qui s’enferme. Vainement, la reine Thècla, que possédait une vaste ambition, voulut mêler son fils aux choses politiques, l’initier aux subtilités de la diplomatie ; il ne comprenait pas, n’écoutait pas, s’effarait, allait chercher un refuge dans la chaumière de sa vieille nourrice, au flanc de la montagne.

Car, en se résignant à la royauté, il n’avait eu d’autre but que de faire triompher l’art nouveau qui s’était révélé à lui, et le créateur de cet art.

Il fit venir Hans Hammer à Nonnenbourg, l’enrichit, l’honora, l’adora. Le roi, ce n’était pas Frédérick, c’était Hans Hammer. Le peuple obéissait au prince, le prince obéissait à l’artiste ; le sceptre de Thuringe était un bâton de chef d’orchestre. Et Frédérick s’épanouissait dans une extase continue. Dans les paradis artificiels de son chimérique palais, il passait de longues journées, — pendant que ses ministres se consultaient, humiliés, — à épeler les partitions du maître, à entendre sortir, de la confusion noire et blanche des notes, les tout-puissants accords et les souveraines mélodies. Le théâtre de sa capitale fut l’une des plus illustres scènes de l’Allemagne ; tous les chanteurs, toutes les cantatrices en renom étaient engagés, venaient chanter les œuvres de Hans Hammer ; et lui, Frédérick, au fond d’une loge, seul dans toute la salle, — car, fréquemment, personne n’était admis à ces représentations dont le roi se réservait jalousement la joie, — il absorbait par tous ses sens, nerveusement et délicieusement affinés, l’ivresse miraculeuse des sons où planaient ses rêveries avec des ailes d’anges !

Une seule chose, — après quelques années de règne, — le détourna de sa passion unique ; la musique, dans son âme, faillit avoir une rivale. Ce fut quand il alla dans une cour étrangère, — l’étiquette royale l’exigeait, — pour assister aux fêtes d’inauguration d’une exposition universelle. Il vit la reine de cette cour, et demeura ébloui. Blonde et si blanche, — et souveraine d’un immense empire, — elle lui apparut comme un être vague, insaisissable, différente de toutes les femmes. Si elle avait été l’une de celles qui, par la familiarité du rang, permettent l’approche, autorisent l’espoir, il l’aurait à peine vue, ou se serait détourné d’elle avec dédain ; mais, même pour lui, roi, elle était si loin, si haut, qu’elle lui semblait idéale ; il pouvait la mêler à ses chimères, parce qu’elle leur ressemblait ; et, à cause de l’impossibilité d’être aimé d’elle, il en devint amoureux. D’ailleurs, il ne conçut même pas le désir de demeurer près d’elle, et, quand il ne la vit plus, de la revoir ; toute proche, elle fût devenue, elle aussi, la réalité maussade ou vile. Ce qu’il aimait d’elle, c’était la pensée qu’il en avait gardée ; et il chargea son chambellan, le prince Flédro-Schèmyl, d’obtenir le portrait de la reine ; il lui suffirait de posséder la ressemblance de son rêve. Mais, ce portrait, le lui donnerait-elle ? C’était cette vague image, — adorable mensonge plus cher que la vérité, — qu’il apercevait toujours, dans un lointain lumineux, quand les ailes de la musique l’emportaient parmi l’illusion des formes sans corps et des baisers sans lèvres.

Cependant, Lisi souffrait dans la solitude de Lilienbourg. Où s’en était-il allé, celui qu’elle aimait tant ? C’était à peine si elle avait entendu dire qu’il était monté sur le trône de Thuringe. Pourquoi pas de nouvelles ? Pourquoi n’écrivait-il pas, s’il ne pouvait venir ? Et elle pleura longtemps, longtemps, — jusqu’au jour où la reine Thècla lui dit :

— Je vous emmène à Nonnenbourg.

— Oh ! pourquoi ? s’écria Lisi.

— Pour être la femme de mon fils.

Hélas ! à Nonnenbourg, Frédérick fut bien cruel pour la pauvre Lisi ; et, parce qu’elle avait voulu lui mettre ses lèvres aux lèvres, la barque où elle s’était jetée à côté de lui sombra dans les terribles ondes du lac furieux comme une mer.