Le Roi vierge/Livre 3, 1

La bibliothèque libre.
Édouard Dentu (p. 315-319).
II  ►
Livre troisième — Frédérick et Gloriane

LIVRE TROISIÈME

FRÉDÉRICK ET GLORIANE

I

Après le troisième acte, Gloriane Gloriani, ramassant sa robe et ses cheveux, sanglotante encore de l’extatique désespoir de Blancheflor, se jeta dans sa loge et cria :

— Brascassou ! je suis folle, et brisée. Cette musique me soûle et m’éreinte. Quand j’ai chanté, je suis comme si j’avais été battue, — mais battue par quelqu’un que j’adorerais. Donne-moi un verre d’eau, j’ai de la braise dans la gorge. Et puis cette salle vide et sombre, c’est terrible. On dirait qu’on chante au bord d’un abîme, et, dans le fond de ce gouffre obscur, on ne voit rien, sinon une pâle et belle figure qui regarde fixement, avec des yeux où tout le ciel s’est réfugié. Il est beau, ce jeune roi ! Dis, Brascassou, est-il content ? le sais-tu ? Trouve-t-il que je suis une Blancheflor assez belle et assez violente ? Où est le prince Flédro-Schèmyl ? Pourquoi n’est-il pas venu déjà ? Enfin, il devrait être là ; il pense bien que je veux savoir tout de suite ce que pense le roi ! J’ai peut-être été stupide, froide ? Que sais-je ? Voyons, remue-toi ; que fais-tu là, planté comme un terme, et me regardant avec tes petits yeux qui clignent ? Va chercher le prince Flédro, qu’il vienne à l’instant…

Brascassou dit, étonné, inquiet peut-être :

— Ah çà ! Frascuèla, qu’est-ce qui te prend ? je ne t’ai jamais vue comme te voilà. Tu es extraordinaire, toujours ; mais tu l’es ce soir d’une façon que je ne te connaissais pas. Dis-donc, est-ce que tu serais amoureuse du roi pour de vrai ?

Elle se renversa dans un fauteuil en jetant tous ses cheveux derrière le dossier.

— Je te dis que je suis folle ! C’est la faute de cette musique aussi. Il semble que l’on chante du feu. Et puis, toujours, ces deux pâles yeux ouverts, très fixes et très doux ! Ah ! tiens, Brascassou, s’il ne m’aime pas, s’il ne veut pas de moi, je me tuerai !

— Tu vas loin, dit Brascassou.

Pour calmer Gloriane, il s’avisa de s’asseoir à côté d’elle et de lui mettre un baiser sur la nuque.

Elle bondit en le repoussant d’un geste furieux.

— Ne me touche pas, va-t’en, tu es laid, tu es sale, tu me fais horreur !

— Ah bah ! dit-il.

— Oui, horreur ! J’ai envie de m’arracher avec les ongles le morceau de peau que tu as baisé !

— Peste ! il faudrait t’écorcher tout entière, alors !

— C’est vrai ! je suis immonde partout ! Les salissures me coulent sur tout le corps comme de l’eau quand on sort du bain !

Brascassou, quoique vaguement troublé, éclata de rire.

— C’est que vraiment elle a l’air de penser ce qu’elle dit. Est-ce que tu vas jouer la « Courtisane amoureuse », maintenant ? te repentir, te sacrifier, devenir une honnête femme ?

À son tour, elle eut un grand rire.

— Je ne suis pas une sotte, peut-être ! mais je l’aime, entends-tu, je l’aime ! et je veux qu’il me veuille. Je n’ai pas changé, non ! Vois mes yeux, vois mes lèvres ; tu reconnais bien leurs flammes et leur pourpre, hein ? Seulement, j’ai pour lui seul, à présent, tout l’amour que j’avais pour tous. Ah ! voilà, c’est agaçant pour les autres, je ne dis pas, mais il faut en prendre son parti. Je choisis, pour la première fois ! De quoi te plains-tu, d’ailleurs ? Est-ce que cet amour-là ne servira pas tes projets ?

— Au fait, c’est vrai, dit Brascassou.

En ce moment, le prince Flédro entra.

— Eh bien ? cria Gloriane, avec une humidité rouge aux lèvres.

— Tout va mal, dit le chambellan. Vous avez épouvanté le roi. Vous êtes trop étrange, trop furieuse ! Il a eu peur ! Il s’est enfui.

— Mille dious ! dit Brascassou, atterré.

Gloriane était devenue pâle. Elle laissait tomber ses cheveux, ses bras, les longs plis de sa robe blanche.

Tout à coup elle prit le prince par le bras, le conduisit dans le fond de la loge, lui parla à voix basse.

— Oh ! répondit-il, c’est difficile, et dangereux !

— Il le faut ! dit-elle.

— Oui… peut-être… vous avez raison… J’essaierai. Venez.

Gloriane s’enveloppa d’un manteau de fourrure et sortit violemment avec le chambellan, tandis que Brascassou pensait, en se grattant le bout du nez :

— Je devine. Hardi, trop hardi ! Pourvu que cette aventure ne finisse pas pour nous dans quelque prison d’État où j’en serais réduit à la société d’un rat ou d’une araignée ! Ah çà ! mais, c’est donc une petite fille, ce roi-là, millo dious !