Le Roman étrange en Angleterre - Robert-Louis Stevenson
- M. Robert-Louis Stevenson : New Arabian Nights, 1 vol. ; Prince Otto, 1 vol. ; Dr Jekyll and Mr Hyde, 1 vol. London, Chatto and Windus ; The Dynamiter, 1 vol. London, Longmans, Green and Co.
Ainsi que M. Théodore Watts le faisait remarquer dernièrement dans l’Athenœum, ceux des romans anglais qui, depuis quelques années, obtiennent le plus éclatant succès sont des récita d’aventures écrits pour la jeunesse. Et le judicieux critique ne signale pas ce fait sur le ton triomphant que prennent d’ordinaire nos voisins pour se vanter de la vertueuse adresse avec laquelle ils évitent les « terrains défendus. » Cette facilité à se contenter de ce qui amuse des écoliers en vacances semblerait indiquer une disposition croissante à s’éloigner des sentiers de la psychologie. En effet, il n’y a pas de terrain qui ne doive être défendu aux esprits enfantins, pour peu qu’il soit creusé, retourné, analysé sérieusement ; le sujet le plus honnête devient périlleux si l’on se soucie d’aller au fond. Quiconque écrit pour la jeunesse doit s’en tenir à l’observation superficielle, construire des caractères tout d’une pièce et s’imposer de tirer des déductions morales claires et saisissantes de chaque incident ; ce qui est le contraire des règles de l’art, qui n’est astreint à rien prouver, pourvu que l’œuvre soit belle.
Distraire à la fois un public de petits et de grands enfans, c’est ce qui a fait la gloire trop rapide de deux hommes d’imagination, M. Stevenson et M. Rider Haggard, dans le bagage littéraire desquels nous tâcherons de découvrir le grain d’originalité qui se dégage de beaucoup d’emprunts dissimulés sous des condimens exotiques et bizarres. Malgré la vogue envahissante des Mines du roi Salomon, nous nous occuperons d’abord aujourd’hui de l’auteur de Doctor Jekyll, qui mérite doublement d’avoir le pas sur son émule, car il le devance de plusieurs longueurs, pour parler le langage des courses, sur la piste qui leur est commune, et de plus il a l’avantage de s’être ouvert victorieusement des chemins que M. Rider Haggard ne serait point de force à parcourir.
Le nom de Robert-Louis Stevenson est attaché, en France, au souvenir d’un livre d’étrennes, l’Ile au trésor[1], qui fît fureur il y a deux ou trois ans. La traduction de M. Philippe Daryl nous dispense de raconter les lointains et merveilleux voyages de l’Hispaniola ; disons seulement que ce petit livre nous paraît être, par sa verve, son entrain, sa fraîcheur, par le mouvement, le ton de vérité qui y règne, le modèle du genre. Si Kidnapped[2], qui vit le jour ensuite, s’adresse plus exclusivement, à cause de la saveur écossaise dont il est imprégné, aux jeunes compatriotes de son héros, David Balfour, l’histoire n’en est pas moins, d’un bout à l’autre, amusante, et c’est une idée ingénieuse, en outre, que d’avoir fait raconter la fin du drame jacobite par un whig, qui se trouve forcément enrôlé dans le camp de ses adversaires. La scène se passe en 1751, à l’époque où des oncles dénaturés pouvaient encore faire embarquer les neveux qui les gênaient sur un brick de mauvais renom, pour les envoyer à la Caroline, où ils étaient vendus sans plus de formes. Comment ce gamin énergique et honnête, David Balfour, échappe à son sort, et tout ce qu’il souffre dans une ile déserte, voisine des côtes d’Ecosse, avant sa périlleuse équipée à travers les Highlands, en compagnie d’Alan Breck Stewart, un rival jacobite de d’Artagnan, voilà des aventures dont on peut dire ce que La Fontaine disait de Peau d’âne ; il n’est personne qui ne prenne un plaisir extrême à lire Kidnapped. M. Stevenson s’y pose en compatriote de Walter Scott et de Burns, il nous fait respirer sa bruyère natale et met à tout ce qu’il touche le sceau d’une des qualités de sa race, la quaintness : esprit, originalité, grâce un peu bizarre et parfois maniérée, il y a de tout cela dans ce que peint par excellence ce mot de quaint, si parfaitement intraduisible, quoiqu’il dérive de notre vieux français, à en croire les dictionnaires. Écossais, Stevenson l’est encore, — il l’a prouvé depuis, — par le sentiment du fantastique, le goût du surnaturel, la préoccupation des lois morales, des problèmes philosophiques, et par je ne sais quelle gaîté morose, grim humour, qui déconcerte et qui attache à la fois. Mais il est, en même temps, cosmopolite, Parisien du boulevard, Américain du Far-West, comme le montrent ses spirituelles notes de voyages. Sa vie errante a formé une personnalité très curieuse, très moderne et franchement excentrique, qui apparaît à travers une série de productions d’inégale valeur, mais dont aucune n’est banale. M. Stevenson a bien vu tous les pays dont il parle, soit qu’il nous présente les Squatters du Silverado, soit qu’il nous invite à glisser lentement, à bord de son Aréthuse, sur les canaux de la Belgique et de la France, soit qu’il s’arrête pour deviser familièrement avec ses amis les peintres de Barbizon, sous les ombrages de la forêt de Fontainebleau. Ici ou là, il rend son impression d’un trait net et précis. Point de longueurs, point de remplissage inutile. Aucun de ses ouvrages, en dépit de certaines exigences des éditeurs anglais auxquelles il a refusé énergiquement jusqu’ici de se soumettre, n’a plus d’un volume ; la concision, la clarté incisive, une grande simplicité, sont les qualités maîtresses de son style. Sceptique et railleur, il réussit à nous captiver sans avoir jamais recours à l’élément sentimental, et touche parfois des questions hardies sans tomber dans ce qu’on est convenu d’appeler l’immoralité, bien qu’il ne se soucie guère de nous montrer des personnages vertueux et qu’il ait le talent pervers d’exciter notre sympathie en faveur d’individualités tout au moins équivoques. Réussir, avec de pareilles tendances, à collaborer aux bibliothèques d’éducation et de récréation, c’est la preuve d’une souplesse peu commune ; après avoir assuré son empire sur des milliers de jeunes lecteurs dans l’ancien et dans le Nouveau-Monde, M. Stevenson paraît s’être dit : — voyons si les vieux seront plus difficiles, s’ils ne mordront pas, eux aussi, à l’hameçon des contes bleus ? — Et il lança ses Nouvelles Mille et une Nuits, où la féerie se met au service de la réalité par un procédé ravi à miss Thackeray. Combien de fois les talens à fracas ont-ils profité des trouvailles faites par quelque talent plus modeste ! C’est miss Thackeray qui a dit la première : « Les contes de fées sont partout et de tous les jours ; nous sommes tous des princes et des princesses déguisés, ou des ogres, ou des nains malfaisans. Toutes ces histoires sont celles de la nature humaine, qui ne semble pas changer beaucoup en mille ans, et nous ne nous lassons jamais des fées parce qu’elles lui sont fidèles. » Seulement, l’auteur de Five old friends place dans un milieu bourgeois de nos jours la Belle au Bois dormant, Cendrillon, la Belle et la Bête, le Petit Chaperon rouge, etc., dont les aventures modernisées n’ont rien que d’ordinaire, tandis que les contes arabes que M. Stevenson transporte en Europe, sans changer rien à leur allure coulante et négligée, conservent un caractère très exceptionnel et sont, en somme, presque aussi merveilleux que dans les Mille et une Nuits orientales.
Prenons la première des nouvelles, et la meilleure, le Club du suicide : nous n’avons pas de peine à reconnaître dans le prince Florizel de Bohême, qui, pendant son séjour à Londres, rôde incognito par les rues, le calife Haroun-al-Raschid, et dans son fidèle écuyer, le colonel Géraldine, Giafar, grand-vizir. Le verglas les ayant forcés à chercher refuge dans un bar des environs de Leicester-square, ils rencontrent un individu qui n’a de commun avec Bedreddin-Hassan que la manie d’offrir des tartes à la crème aux gens qu’il ne connaît pas. C’est le dénoûment fou d’une carrière extravagante : le jeune homme aux tartes à la crème (nous ne le connaîtrons que sous ce nom) prélude à la mort par cette soirée burlesque. Le prince et son écuyer font semblant d’être dans les mêmes dispositions que leur nouvelle connaissance, et c’est ainsi qu’ils sont introduits par lui au Club du suicide, rendez-vous de tous ceux qui, fatigués de la vie, désirent disparaître sans scandale. Chaque nuit, une partie de cartes réunit ces désenchantés autour du tapis vert. Le président du club, un dilettante de nouvelle espèce, bat et donne les cartes ; le privilégié qu’un sort heureux gratifie de l’as de pique disparaîtra avant l’aube par les soins obligeans du membre de céans qui tourne l’as de trèfle. Ce jeu réunit les émotions de la roulette, celles d’un duel et celles d’un amphithéâtre romain, il fait goûter les impressions exquises de la peur ; les gens les plus revenus de tout y trouvent un dernier plaisir. M. Malthus, par exemple, un paralytique, défiguré, ravagé par des excès auxquels il ne peut plus se livrer, est membre honoraire pour ainsi dire. Il vient de loin en loin, quand il en a la force, chercher une excitation qui le réconcilie avec la vie en lui faisant redouter la mort. Il a essayé de tout, et il en est à déclarer qu’en fait de passions, aucune n’est enivrante autant que la peur ; il est poltron avec délices, et il badine avec des terreurs sans nom. Heureusement pour la morale il badine une fois de trop ; l’as de pique lui échoit à la fin, et le lendemain les journaux de Londres renferment, sous la rubrique : Triste accident, un paragraphe qui apprend au public la mort de l’honorable M. Malthus, tombé par-dessus le parapet de Trafalgar-square ; au sortir d’une soirée, il cherchait un cab ; on attribue sa chute à une nouvelle attaque de paralysie.
Le prince Florizel aurait son tour, si Géraldine, vigilant et fidèle, ne mettait la police secrète sur pied, en dépit des terribles sermens par lesquels s’engagent les membres du club. Personne n’est livré aux tribunaux ; le prince vient généreusement au secours de ceux des désespérés qui méritent encore quelque pitié, puis il décide que le repaire sera fermé et que son abominable président périra en duel. Ce duel, qui doit avoir lieu sur le continent, est le sujet d’un second récit beaucoup plus sensationnel encore que le premier, où il est question d’un médecin et d’une malle qui contient un cadavre, celui de l’adversaire désigné du président, lâchement assassiné par ce monstre.
Certes, le lecteur, quel qu’il soit, attend la suite avec autant d’impatience que le sultan des Indes, tenu en haleine par les points suspensifs des contes de Scheherazade ; on passe, avec une fiévreuse anxiété, à l’histoire suivante, qui est celle non pas d’un Cheval enchanté, mais d’un simple Cab, lequel recueille des invités de bonne volonté pour les conduire à une fête étrange dont la fin est le triomphe du droit et le châtiment du crime, grâce à la vaillante épée du prince Florizel. L’héritier d’un trône daigne se mesurer avec le pire des scélérats. Nous le retrouverons plus tard, mêlé à d’autres aventures moins intéressantes, celle d’un diamant, et comme tous les princes qu’a mis en scène M. Stevenson, il finit en philosophe, renversé par une révolution. C’est derrière le comptoir d’un débit de tabac qu’il apparaît une dernière fois : ce redresseur de torts vend majestueusement des cigares. On voit que la fantaisie humoristique n’est pas absente des récits de SI. Stevenson ; les contrastes si marqués que permet, qu’exige même cette qualité très développée chez lui, produisent bien quelques fautes de goût, mais une certaine façon qu’il a de se moquer de ses héros et de lui-même relève ici néanmoins le sensational novel, qui a retrouvé depuis peu, en Angleterre, un succès d’assez mauvais aloi. Du rang où l’avait placé naguère Wilkie Collins, ce roman, nourri d’émotions violentes, était tombé au niveau des élucubrations de feu Ponson du Terrail. M. Stevenson eut le mérite de le rendre agréable aux délicats. Nous n’avons, du reste, nulle envie de défendre plus qu’il ne convient la suite des Nouvelles Mille et une Nuits, inspirée par la Dynamite et composée en collaboration avec Mme Stevenson.
La confusion de la tragédie et de la farce y est poussée trop loin. On croit être devant un couple de jongleurs émérites, d’équilibristes habiles, dont les périlleux exercices deviendraient fatigans pour le public, amusé d’abord, s’ils se prolongeaient beaucoup ; mais les aventures des trois jeunes gens inutiles qui attendent leur fortune du hasard, sur le pavé de Londres, sont presque aussi courtes que celles des trois calenders, fils de rois, et la gracieuse conspiratrice qui les conduit l’un après l’autre à deux doigts de leur perte ne prend pas en vain cinq, noms différens, car Clara Luxmore, dite Lake, dite Fonblanque, dite Valdivia, dite de Marly, a autant d’imagination à elle seule que pouvaient en avoir réunies les cinq dames de Bagdad. Son histoire de la Belle Cubaine et de l’Ange destructeur chez les Mormons sont des contes bleus modernes de la plus piquante invraisemblance : ils dissimulent cependant des complots anarchiques effroyables, mais tous si maladroits qu’ils prêtent à rire. M. et Mme Stevenson traitent la dynamite du haut en bas, refusant de la prendre au sérieux et faisant rater toutes ses bombes, sauf deux ou trois qui éclatent au détriment de ceux qui les fabriquent. Zéro, l’agitateur irlandais, et son complice Mac-Guire, périssent assommés sous le ridicule. Si Clara, l’affidée de ces deux fantoccini grotesques, obtient sa grâce et, à la fin, un bon mari, c’est qu’elle est jolie à ravir, pleine d’inventions drôles, de tours uniques, et surtout parce qu’au milieu de ses criminelles erreurs, elle n’a jamais été sentimentale. L’assassin sentimental et phraseur, si commun de nos jours, est conspué par M. Stevenson ; celui-ci repousse avec énergie l’intérêt malsain qui s’attache au crime politique, il vénère les agens de police et leur dédie son livre, il fait grand cas de l’autorité ; par la bouche de son personnage favori, le prince Florizel, resté fidèle au rôle de bon génie derrière un comptoir de marchand de tabac, il déclare que l’homme est un diable faiblement lié par quelques croyances, quelques obligations indispensables, et qu’aucun mot sonore, qu’aucun raisonnement spécieux ne le déciderait à relâcher ces liens. On voit que, pour un romancier dans le mouvement, M. Stevenson a des principes vieux style.
Dans Prince Otto, où de graves questions philosophiques et politiques s’entremêlent à beaucoup de paradoxes, l’auteur de New Arabian Nights nous prouve qu’il a lu Candide et qu’il se souvient aussi d’Offenbach. Vous chercheriez en vain sur une carte la principauté de Grünewald, bien que sa situation soit indiquée entre le grand-duché aujourd’hui éteint de Gerolstein et la Bohème maritime. En revanche, le nom du premier ministre, Gondremark, vous rappelle un acteur de la vie parisienne. Dans ce badinage sérieux, un peu trop délayé, on voit le prince Othon, un gentil prince en porcelaine de Saxe, mériter le mépris de ses peuples par sa conduite indigne d’un souverain, la conduite pourtant d’un galant homme très chevaleresque, mais trop épris de la chasse, des petits vers français et d’une jeune épouse ambitieuse qui, finalement, prête les mains à son incarcération dans une forteresse pour être plus libre de jouer le rôle de Catherine II ou de Sémiramis. Vous y verrez aussi comment les témoignages d’héroïsme de la jolie Séraphine se bornent à un coup de couteau donné au premier ministre, qui, jaloux de gouverner en son nom, voudrait être un favori dans toute la force du terme, et comment la proclamation de la république met fin, soudain, à ces complots de cour, à ces intrigues, à ces drames secrets ; comment le prince et la princesse fugitifs et dépossédés, à pied, sans le sou, se rencontrent dans la campagne, oublient leurs désastres, leurs grandeurs, et se mettent tout simplement à s’aimer, ravis, en somme, de cette chute qui les a jetés aux bras l’un de l’autre pour jamais. Ceux-ci ne vendront pas du tabac, ils feront de la littérature en collaboration ; un recueil des plus médiocres a paru sous le titre : Poésies par Frédéric et Amélie.
La réconciliation de leurs altesses sur le grand chemin est un des rares duos d’amour que nous ayons rencontrés au cours des rom ans qui nous occupent. Il est charmant, ce duo, car l’esprit enfin y fait trêve, l’esprit moqueur, léger, glacial et trop tendu dont M. Stevenson abuse et qui produit à la longue l’effet du pâté d’anguille. Pour ne trouver que le ricanement perpétuel, autant revenir à nos incomparables contes de voltaire, dont l’auteur de Prince Otto s’est fortement pénétré. Où il montre en revanche une véritable originalité de forme et de fond, c’est dans l’exposition semi-scientifique d’un Cas étrange, qui mérite décompter parmi les récits les plus suggestifs et les plus ingénieux d’avatars et de transformations. L’histoire du Docteur Jekyll et de Mr Hyde se détache en relief puissant sur la trame un peu mince du reste de l’œuvre, et promet l’estime d’un ordre tout nouveau de lecteurs à M. Stevenson. Nous osons à peine le lui dire, ayant compris qu’il craint par-dessus tout de paraître terne et lourdement consciencieux. Terne, il ne saurait l’être ; le seul péril que l’on coure avec lui est dans l’excès du brillant et dans sa confusion accidentelle avec le clinquant. Quant à la conscience, elle ne sera jamais incompatible avec la liberté chez cet Écossais greffé de Yankee et de Parisien agréablement bohème. Qu’il ne s’inquiète donc pas de la nature de nos éloges. L’analyse critique qui suit est d’ailleurs pour prouver que l’œuvre qui rachète les premiers péchés de M. Stevenson n’a rien de particulièrement austère, ni surtout d’ennuyeux.
Quelques lenteurs, il faut en convenir, embarrassent le début. Peu nous importent, par exemple, les idées et les habitudes de M. Utterson, un personnage d’arrière-plan, dépositaire du testament bizarre qui fait passer tous les biens de Henry Jekyll entre les mains de son ami Edward Hyde, dans le cas de la disparition du testateur. Cette clause insolite blesse le bon sens et les traditions professionnelles du notaire Utterson ; elle semble cacher quelque secret ténébreux, d’autant plus que ledit Edward Hyde, prétendu a bienfaiteur » du docteur Jekyll et son légataire universel, n’est connu de personne. Jamais Utterson n’en avait entendu parler avant que le singulier document lui eût été confié avec mille précautions minutieuses ; pourtant il est le plus ancien ami de Jekyll, après le docteur Lanyon toutefois, qui, intimement lié jadis avec son collègue, s’est peu à peu éloigné de lui, sous prétexte qu’il donnait à corps perdu dans des hérésies scientifiques. Lanyon, lui non plus, ne sait rien du mystérieux Hyde. Le seul renseignement que M. Utterson ait jamais pu recueillir sur celui-ci est de nature à augmenter sa perplexité ; c’est le hasard qui le lui fournit. Un soir qu’il se promène dans un quartier populeux de Londres, avec son jeune parent, M. Enfield, ce dernier lui fait remarquer, presque à l’extrémité d’une petite rue commerçante, l’entrée d’une cour qui interrompt la ligne régulière des maisons. Juste à cet endroit, un pignon délabré avance sur la rue ses deux étages sans fenêtres, au-dessus de la porte dépourvue de marteau, une porte de derrière apparemment. « Cette porte que voici, dit M. Enfield, se rattache dans ma pensée à une singulière histoire. » Et il raconte l’acte de brutalité commis sous ses yeux, dans cette rue même, contre un enfant, une petite fille, par un individu d’apparence plus que désagréable, une espèce de gnome. Indigné, il a saisi le coupable au collet, appelé au secours, un rassemblement s’est formé, et M. Hyde, pour éviter un scandale, a payé une forte somme aux parens de sa victime. Il s’est rendu sous bonne escorte à son domicile, la maison délabrée en question, et est redescendu bientôt avec un chèque sur la banque Coutts, signé du nom le plus honorable, un nom qu’Utterson devine sans que son cousin ait besoin de le prononcer.
— Et quelle figure a-t-il, ce Hyde ?
— Il n’est pas aisé de le peindre. Je n’ai jamais vu d’homme qui m’ait inspiré autant de dégoût sans que je puisse expliquer pourquoi. Il vous donne l’impression d’un être difforme, et cependant je ne saurais spécifier sa difformité. Il est extraordinaire, voilà le fait, il est anormal. Je crois le voir encore, tant je l’ai peu oublié, et cependant je ne trouve pas de paroles pour peindre l’effet que produit cette infernale physionomie.
M. Utterson est plus ému qu’il ne veut le laisser paraître.
— Sur la maison elle-même, demande-t-il, vous ne savez rien ?
— Si fait, j’ai observé que personne n’y entre jamais, sauf le héros très repoussant de mon aventure. Elle n’est pas habitée, les trois fenêtres grillées, sut la cour, restent toujours closes, mais les vitres en sont propres, et, au-dessus, il y a une cheminée qui fume parfois, ce qui donnerait l’idée que quelqu’un y vient accidentellement.
Le notaire Utterson voit que M. Enfield ne se doute pas que cette vilaine bâtisse dépend de la maison de son ami Jekyll. Après avoir soupçonné celui-ci de folie toute pure, il craint qu’il ne s’agisse plutôt de quelque complicité honteuse. L’idée fixe le poursuit de s’éclairer là-dessus. Il se met à guetter les secrets nocturnes du quartier que fréquente l’odieux Hyde. Longtemps il attend en vain ; mais, certain soir, vers dix heures, les boutiques étant closes et la rue silencieuse, au milieu du sourd mugissement de Londres, un pas retentit rapide, un homme de petite taille apparaît, tire une clé de sa poche et se dirige vers la maison indiquée.
— M. Hyde ? lui dit le notaire en posant la main sur son épaule. L’homme tressaille et recule, mais sa terreur n’est que momentanée. Reprenant aussitôt de l’empire sur lui-même, il répond : — C’est mon nom, en effet ; que me voulez-vous ?
— Je suis un vieil ami du docteur Jekyll ; on a dû vous parler de moi : M. Utterson. Faites-moi une grâce : laissez-moi voir votre visage.
L’autre hésite, puis, après réflexion, se tourne d’un air de défi.
— Maintenant je vous reconnaîtrai, dit Utterson. Cela peut être utile.
— Oui, répond Hyde, il vaut mieux que nous nous soyons rencontrés… A propos, vous avez besoin de savoir mon adresse. Et il lui indique une rue, un numéro.
— Mon Dieu ! se dit le notaire, est-il possible qu’il ait, lui aussi, songé au testament ? ..
— Comment, ne m’ayant jamais vu, avez-vous pu me deviner ? reprend Hyde.
— D’après une description. Nous avons des amis communs.
— Lesquels ? balbutie Hyde.
— Jekyll, par exemple.
— Il ne vous a jamais parlé de moi, s’écrie l’autre en rougissant de colère. Vous mentez.
Là-dessus, il a poussé la porte et disparu dans la maison, laissant Utterson stupéfait.
Ce nain blême, au sourire timide, et cynique à la fois, est certainement fort laid, pense le notaire, mais sa laideur ne suffit pas à expliquer la répulsion insurmontable que suscite sa présence. Il faut qu’il y ait quelque chose en outre. Serait-ce qu’une âme noire peut transparaître ainsi à travers son enveloppe de chair ? Pauvre Jekyll ! Si jamais j’ai lu la signature de Satan sur un visage, c’est sur celui de ton nouvel ami.
En tournant la rue, on arrive devant un square bordé de belles maisons, dont plusieurs sont déchues de leur rang d’autrefois, divisées en appartemens, en bureaux, en magasins. L’une d’elles, cependant, devant laquelle s’arrête Utterson, a gardé un grand air d’opulence. Un vieux domestique vient ouvrir.
— Poole, lui dit Utterson, le docteur Jekyll est-il chez lui ? Sur sa réponse négative :
— Je viens de voir M. Hyde s’introduire par la porte de l’ancienne salle d’anatomie. Cela est-il permis en l’absence de votre maître ?
— Sans doute, car M. Hyde a une clé.
— Je ne crois pas cependant avoir jamais rencontré ici ce jeune homme.
— Oh ! monsieur, on ne l’invite pas à dîner et il ne paraît guère de ce côté-ci de la maison. Il entre et sort toujours par le laboratoire.
Utterson, conclut de ces renseignemens que le docteur, en ouvrant sa maison à Hyde, subit la conséquence de quelque faute de jeunesse. Ce doit être un supplice que de recevoir ainsi, bon gré, mal gré, inopinément, cet être atroce, qui entre et sort furtivement, qui peut-être est impatient d’hériter… Il se promet de protéger Jekyll contre l’influence équivoque qui s’est glissée à son foyer. Il profitera pour cela du premier tête-à-tête.
— Vous savez que je n’ai jamais approuvé votre testament, lui dit-il avec hardiesse, et je l’approuve moins que jamais, car j’ai appris des choses révoltantes sur ce jeune Hyde.
La belle figure intelligente du docteur s’assombrit à ces mots. — Inutile de me les dire, cela ne changerait rien ; vous ne comprenez pas ma position, répond-il avec une certaine incohérence. Je suis dans une passe difficile, très difficile…
Et comme le notaire le presse de s’ouvrir à lui, promet de l’aider à sortir d’embarras, il refuse, affirmant sur l’honneur qu’il est tout à fait libre de se débarrasser, quand il voudra, de cet Edward Hyde, que, par conséquent, ses amis peuvent lui laisser le soin d’apprécier ce qui convient. Assurément, il est attaché à ce garçon, il a pour cela des raisons sérieuses… Et il conjure Utterson de vaincre, quand il ne sera plus, l’antipathie que lui inspire son héritier.
— Je ne pourrai jamais le souffrir, dit le notaire.
— Soit ! répond Jekyll ; je vous prie seulement de l’aider au besoin, pour l’amour de moi.
À une année de là, Londres tout entier est ému par un crime que rend plus frappant la haute situation de la victime, sir Danvers Carew. Il y a maintes preuves contre Hyde, et les circonstances font que M. Utterson est conduit à aider la police dans ses recherches, La connaissance qu’il a de l’adresse du meurtrier présumé permet de faire les perquisitions nécessaires. Hyde habite, dans le quartier mal fréquenté de Saho, une rue étroite et sombre, garnie de cabarets où l’on boit du gin, de restaurans français du plus bas étage, de boutiques borgnes où s’approvisionnent des femmes de mauvaise mine appartenant à toutes les nationalités. C’est dans un pareil milieu que le protégé de Jekyll, héritier d’un quart de million sterling, a élu domicile. Une vieille femme, aux allures louches, vient ouvrir la porte. — M. Hyde est, dit-elle, rentré très tard dans la nuit, mais pour ressortir ensuite ; il a des habitudes fort irrégulières, et disparaît parfois un mois ou deux de suite.
Au nom de la loi, la maison est visitée en détail. Elle est à peu près vide. Hyde n’habite que deux chambres meublées avec luxe ; un grand désordre toutefois y règne pour le moment, comme si l’on y avait fait à la hâte des préparatifs de fuite : des vêtemens traînent sur le tapis, les tiroirs sont ouverts. Des cendres grises dans l’âtre indiquent que l’on a brûlé des papiers ; mais derrière une porte, les agens découvrent la moitié d’un bâton dont l’autre moitié est restée sanglante sur le lieu du crime. Cette canne, d’un bois très rare, a été donnée bien des années auparavant à son ami Jekyll par M. Utterson.
Naturellement, la première impulsion de ce dernier est de courir chez le docteur. Poole, le vieux domestique, l’introduit, en lui faisant traverser la cour qui a été jadis un jardin, dans l’espèce de pavillon que l’on appelle indistinctement le laboratoire ou la salle d’anatomie. Le docteur a autrefois acheté la maison aux héritiers d’un chirurgien, et s’occupe de chimie là où son prédécesseur s’occupait à disséquer. Pour la première fois, le notaire est admis à visiter cette partie de la maison, qui donne sur la petite rue, théâtre de sa première rencontre avec Hyde. Il trouve le docteur dans une vaste chambre garnie d’armoires vitrées, d’un grand bureau et d’une psyché, meuble assez déplacé dans un lieu pareil.
— Savez-vous les nouvelles ? lui demande Utterson.
— On les a criées sur la place, répond Jekyll très pâle et frissonnant.
— Un mot : j’espère que vous n’avez pas été assez fou pour cacher ce misérable ?
— Utterson ! s’écrie le docteur, je vous donne ma parole d’honneur que tout est fini entre lui et moi. D’ailleurs, il n’a pas besoin de mon secours, il est en sûreté. Personne n’entendra plus parler de Hyde.
L’homme de loi est étonné de ces façons véhémentes, presque fiévreuses : — vous paraissez bien sûr de lui !
— Sûr,.. absolument. Mais j’aurais besoin de votre conseil. J’ai reçu une lettre, et je me demande si je dois la communiquer à la justice. Décidez… j’ai perdu toute confiance en moi-même.
— Vous craignez que cela n’aide à découvrir ? ..
— Non, peu m’importe ce que deviendra Hyde. Je pensais à ma propre réputation, que cette triste affaire met en péril.
Utterson, surpris de ce soudain accès d’égoïsme, demande à voir la lettre ; elle est d’une écriture renversée très singulière et conçue dans des termes respectueux : Hyde exprime brièvement son repentir, en s’excusant auprès du protecteur dont il a si mal reconnu les bontés ; il lui annonce qu’il a des moyens de fuite tout prêts. L’enveloppe manque ; Jekyll prétend l’avoir brûlée par mégarde.
— Encore une question, reprend Utterson : c’est Hyde, n’est-ce pas, qui vous avait dicté ce passage de votre testament au sujet d’une disparition possible ? Le docteur, défaillant, fait un signe affirmatif.
— Je m’en doutais, dit Utterson. Le scélérat avait l’intention de vous assassiner ! Vous l’avez échappé belle !
— Oh ! j’ai reçu une terrible leçon ! s’écrie Jekyll, ensevelissant sa tête entre ses deux mains… Quelle leçon, mon Dieu !
Et cependant il tente, au moment même, de tromper son ami. En étudiant l’autographe de Hyde, Utterson acquiert la preuve que la prétendue lettre de l’assassin est de la main même de Jekyll, qui a changé l’aspect des caractères en les renversant. Le docteur s’est donc fait faussaire pour sauver un meurtrier !
Cependant le temps s’écoule et l’assassin reste introuvable. On recueille des détails sur le passé de l’homme, sur ses vices, sa cruauté, ses relations ignobles et la haine qu’il a partout inspirée ; mais sur sa famille, sur ses origines, rien ne peut être découvert, encore moins sur le lieu où il se cache. Une nouvelle vie semble avoir commencé pour le docteur Jekyll ; il ne s’occupe plus que de bonnes œuvres. Charitable, il l’a toujours été, mais il devient religieux en outre ; il fréquente plus assidûment ses anciens amis, renoue des relations très affectueuses avec le docteur Lanyon, et paraît heureux comme il ne l’était pas depuis longtemps.
Deux mois se passent ainsi ; tout à coup, les amis de Jekyll trouvent sa porte fermée. Il garde la chambre, ne reçoit personne. Utterson se décide enfin à faire part de son inquiétude au docteur Lanyon. En entrant chez celui-ci, il est stupéfait de le trouver changé, affaibli, presque mourant : — Un coup terrible m’a frappé, explique Lanyon, je ne m’en relèverai jamais ; ce n’est plus qu’une question de semaines. Eh bien ! je ne me plains pas de la vie,.. je l’ai trouvée bonne,.. mais,.. si nous savions tout, nous serions plus satisfaits de nous en aller.
— Jekyll est malade, lui aussi, commence Utterson.
À ce nom, la figure de Lanyon s’altère davantage encore ; il lève une main tremblante :
— Que je n’entende plus parler du docteur Jekyll, dit-il avec emportement. Il est mort pour moi…
— vous lui en voulez encore ? s’écrie Utterson étonné. Songez que nous sommes, trois bien vieux amis, Lanyon, et que les intimités de jeunesse ne se remplacent pas.
— Inutile d’insister. Demandez-lui plutôt à lui-même…
— Mais il ne veut pas me recevoir…
— Cela ne m’étonne pas ! Un jour ou l’autre, quand je ne serai plus, vous apprendrez la vérité. Jusque-là, qu’il ne soit jamais question entre nous d’un sujet que j’abhorre.
Utterson demande par écrit des explications à Jekyll ; une réponse très embrouillée lui parvient, dans laquelle le docteur exprime son intention de se condamner désormais à une retraite absolue.
Que faut-il supposer ? Quelle catastrophe a donc pu survenir ? L’idée de la folie se présente de nouveau à l’esprit du notaire ; les paroles de Lanyon impliqueraient cependant tout autre chose. Il voudrait interroger de nouveau le vieux savant, mais il n’en a pas l’occasion, car, en une quinzaine de jours, cet homme d’une si haute valeur morale et intellectuelle succombe. Il laisse à Utterson un paquet scellé qui ne doit être ouvert par lui qu’après la disparition du docteur Jekyll. Pour la seconde fois, ce mot de disparition, déjà tracé dans le testament, se trouve accouplé au nom de Jekyll. Utterson contient à grand’peine sa curiosité, mais le respect qu’il doit à la volonté expresse d’un mourant le décide à laisser dormir les papiers dans un tiroir.
Souvent il va prendre des nouvelles du docteur. Le fidèle Poole lui dit toujours que son maître ne sort plus de ce cabinet mystérieux, au-dessus du laboratoire, qu’il ne parle guère, ne lit plus et paraît absorbé dans de tristes pensées. Un jour, Utterson s’avise de pénétrer dans la cour sur laquelle donnent les trois fenêtres grillées, afin d’entrevoir au moins le prisonnier volontaire. L’une de ces fenêtres est entr’ouverte ; le docteur, assis auprès, l’air souffrant, accablé, aperçoit son ami et consent à échanger de loin quelques mots avec lui. Mais, tout à coup, une expression de terreur et de désespoir, une expression qui glace le sang dans les veines du notaire, passe sur son visage, et la fenêtre se referme brusquement.
A peu de temps de là, M. Utterson reçoit la visite de Poole épouvanté. Le vieux serviteur le conjure de venir s’assurer par lui-même de ce qui se passe. Il ne peut plus porter seul le poids d’une pareille responsabilité. Tout le monde a peur dans la maison.
En effet, quand Utterson pénètre chez le docteur, les autres domestiques sont réunis tremblans, effarés, dans le vestibule, et on lui fait de sinistres rapports. A la suite de Poole, il se dirige vers le pavillon où s’est retranché Jekyll et monte l’escalier qui conduit au fameux cabinet. — Marchez aussi doucement que possible et puis écoutez ; mais qu’il ne vous entende pas, dit Poole sans que le notaire puisse rien comprendre à cette étrange recommandation. Puis il annonce, par le trou de la serrure, M. Utterson.
Une voix plaintive répond du dedans : — Dites-lui que je ne peux voir personne.
Et Poole, d’un air triomphant, répond tout bas : — Eh bien ! monsieur, dites si c’est là vraiment la voix de mon maître ?
— Elle est bien changée, en effet.
— Changée ? On n’a pas été vingt ans dans la maison d’un homme pour ne pas reconnaître sa voix. Non, monsieur, mon maître a disparu ; dites-moi maintenant qui est là, à sa place ?
En parlant, il a entraîné M. Utterson dans une chambre écartée ou nul ne peut épier leur conciliabule.
— Toute cette dernière semaine, celui qui hante le cabinet a demandé je ne sais quel médicament. Mon maître faisait cela quelque fois. Il écrivait son ordonnance, puis jetait la feuille de papier sur l’escalier. Depuis huit jours nous n’avons vu de lui que cela,.. des papiers. Il était enfermé ; les repas mêmes devaient être laissés à la porte. Eh bien ! tous les jours, deux et trois fois par jour, il y avait des ordonnances sur l’escalier, et je devais courir chez tous les chimistes de la ville ; et chaque fois que j’avais apporté la drogue, un nouveau papier me commandait de la rendre, parce qu’elle n’était pas pure, et de chercher ailleurs. On a terriblement besoin de cette drogue-là, monsieur…
L’un des papiers est resté dans la poche de Poole. Jekyll y a tracé les lignes suivantes : » Le docteur Jekyll affirme à MM. *** que leur dernier envoi n’a pu servir. En 18.., il leur avait acheté une quantité considérable de cette même poudre. Il les prie de chercher avec un soin extrême et de lui en envoyer de la même qualité, à tout prix.
Jusque-là, l’écriture est assez régulière ; mais, à la fin, la plume a craché, comme si une émotion trop forte brisait toutes les digues : « Pour l’amour de Dieu, trouvez-m’en de l’ancienne ! »
— Ceci est assurément l’écriture du docteur, dit Utterson.
— En effet, répond Poole ; mais, peu importe son écriture, je l’ai vu…
— Qui donc ?
— Je l’ai surpris un jour qu’il était sorti du cabinet et ne se croyait pas observé. Ce n’a été qu’une minute ; il s’est sauvé avec une espèce de cri ; mais je savais à quoi m’en tenir, et mes cheveux se sont hérissés de crainte. Pourquoi mon maître aurait-il un masque sur la figure et pourquoi aurait-il crié en s’enfuyant à ma vue ?
— Je crois que je devine, dit Utterson. Mon pauvre ami est atteint, sans doute, d’une maladie qui le défigure autant qu’elle le fait souffrir, et qu’il veut dérober à tous les yeux. De là ce masque qu’il porte pour dissimuler quelque plaie affreuse, de là l’extraordinaire altération de sa voix et l’impatience qu’il a de trouver un remède qui puisse le soulager.
— Non, monsieur, dit Poole résolument, cet être-là n’était pas mon maître ; mon maître est grand, solide, celui-là n’était guère qu’un nain. Parbleu ! depuis vingt ans, je le connais assez, mon maître ! Non, l’homme au masque n’était pas le docteur, et si vous voulez que je vous dise ce que je crois : un meurtre a été commis.
— Puisque vous parlez ainsi, Poole, mon devoir est de m’assurer des faits. J’enfoncerai cette porte.
Les deux hommes se munissent d’une hache et d’un tisonnier ; ils envoient un valet de pied robuste garder la porte du laboratoire. Une dernière fois, Utterson écoute. Le bruit d’un pas léger se fait à peine entendre sur le tapis.
— Tout le jour et une bonne partie de la nuit, il marche ainsi de long en large, dit le vieux domestique ; une mauvaise conscience ne se repose pas. Et une fois,.. une fois, j’ai entendu qu’il pleurait… On aurait dit une femme ou une âme en peine. Je ne sais quel poids m’est tombé sur le cœur. J’aurais pleuré aussi.
Le moment est venu d’agir.
— Jekyll, crie Utterson d’une voix forte, je demande à vous voir.
Pas de réponse.
— Je vous avertis : nous avons des soupçons, je dois et je veux vous voir ; si ce n’est pas de votre plein gré, ce sera de force…
— Utterson, réplique la voix, pour l’amour de Dieu, ayez pitié ! Ce n’est pas la voix de Jekyll décidément, c’est celle de Hyde.
Quatre fois la hache s’abat sur les panneaux qui résistent ; un cri de terreur tout animal a retenti dans le cabinet. Au cinquième coup, la porte brisée livre passage aux assiégeans, qui, consternés du silence qui règne à présent, restent irrésolus sur le seuil. Une lampe éclaire paisiblement ce réduit studieux, un bon feu brûle dans l’âtre, le thé est préparé sur une petite table ; sans les armoires vitrées remplies de produits chimiques, on se croirait dans l’intérieur le plus bourgeois. Mais, au milieu de la chambre, gît un cadavre encore palpitant, celui d’Edward Hyde. Il est vêtu d’habits trop grands pour lui, des habits à la taille du docteur. Sa main crispée tient encore une fiole de poison. Il s’est fait justice.
Quant au docteur, on ne le retrouve nulle part ; mais, sur la table, auprès d’un ouvrage pieux pour lequel Jekyll avait exprimé à plusieurs reprises beaucoup d’estime, et qui cependant est annoté de sa main avec force blasphèmes, auprès des soucoupes remplies de doses mesurées d’un sel blanc, que Poole reconnaît pour la drogue que son maître l’envoyait toujours demander, il y a des papiers. En cherchant bien, Utterson trouve un testament qui lui lègue, chose étrange, tout ce qui devait appartenir à Edward Hyde, puis une lettre d’adieu et une confession dont il prend connaissance, après avoir lu le manuscrit du docteur Lanyon.
Ce manuscrit atteste un fait étrange. Le 9 janvier, Lanyon a reçu de son vieux camarade de collège, Henry Jekyll, une lettre chargée qui l’adjure, au nom de leur amitié ancienne, de lui rendre un service duquel dépend son honneur, sa vie. Il s’agit d’aller prendre dans son cabinet de travail, quitte à en forcer la porte, des poudres et une fiole dont il lui indique exactement la place ; vers minuit un homme qu’il devra recevoir en secret, après avoir renvoyé ses domestiques, viendra lui dire le reste. Lanyon, sans rien comprendre à cet appel, obéit exactement ; il se rend chez Jekyll ; le vieux Poole, lui aussi, a été averti par lettre chargée. On serrurier est là qui attend ; on pénètre dans le cabinet en forçant la serrure, on découvre, à l’endroit indiqué, des sels quelconques, une teinture rouge qui ressemble à du sang, un cahier qui renferme nombre de dates couvrant une période de beaucoup d’années, avec quelques notes inintelligibles. Lanyon, fort intrigué, emporte le tout chez lui, et attend de pied ferme le visiteur nocturne, auquel il va ouvrir lui-même. Ce visiteur est un petit homme dont l’aspect lui inspire un mélange inconnu de dégoût et de curiosité. Il est vêtu d’habits beaucoup trop grands, qui traînent par terre et flottent autour de lui. Son premier mot est pour réclamer avec agitation les mystérieux objets trouvés chez le docteur Jekyll ; à leur vue, il pousse un soupir de soulagement, puis, demandant un verre gradué, compte quelques gouttes de la liqueur, et y ajoute l’une des poudres. Le mélange, d’abord rougeâtre, commence, tandis que les cristaux se fondent, à prendre une nuance plus brillante, à devenir effervescent et à exhaler des fumées légères. Soudain, l’ébullition cesse, le liquide devient d’un pourpre foncé, qui, plus lentement, se fond en vert pâle. L’étrange visiteur a bu d’un trait… Il crie, chancelle, se retient à la table, puis reste là, les yeux injectés, la bouche entr’ouverte pour respirer. Un changement s’est produit : les traits du visage semblent se fondre et se reformer. Lanyon recule d’un soubresaut brusque, l’âme noyée dans une épouvante sans nom. Devant lui, pâle, tremblant, presque évanoui, les mains étendues comme pour retrouver son chemin à tâtons au sortir du sépulcre, se tient Henry Jekyll ! .. C’est ce qu’il a entendu, ce qu’il a vu cette nuit-là qui a ébranlé la vie du docteur Lanyon dans ses fondemens mêmes. Le secret professionnel s’impose à lui, mais l’horreur le tuera, car il ne peut se le dissimuler, et cette pensée le hante jusqu’à une suprême angoisse, lui l’ennemi et le contempteur de la science occulte : l’être difforme qui s’est glissé dans sa maison cette nuit-là est bien celui que poursuit la police comme assassin de sir Danvers Carew…
Quant à l’effrayante métamorphose, elle est expliquée par la confession du docteur Jekyll : « Je suis né en 18.., avec une grosse fortune, quelques excellentes qualités, le goût du travail et le désir de mériter l’estime des meilleurs entre mes semblables, en possession, par conséquent, de toutes les garanties qui peuvent assurer un avenir honorable et distingué. Le plus grand de mes défauts était cette soif de plaisir qui contribue au bonheur de bien des gens, mais qui ne se conciliait guère avec ma préoccupation de porter la tête haute devant le public, de garder une contenance particulièrement grave. Il arriva donc que je cachai mes fredaines, et que, lorsque ma situation se trouva solidement établie, j’avais déjà pris l’habitude invétérée d’une vie double. Plus d’un aurait fait parade des légères irrégularités de conduite dont je me sentais coupable ; mais, considérées des hauteurs où j’aimais à me placer, elles m’apparaissaient, au contraire, comme inexcusables, et je les cachais avec un sentiment de honte presque morbide. Ce fut donc beaucoup moins l’ignominie de mes fautes que l’exigence de mes aspirations qui me fit ce que j’étais, et qui creusa chez moi, plus profondément que chez la majorité des hommes, une séparation marquée entre le bien et le mal, ces provinces distinctes qui composent la dualité de la nature humaine. J’étais amené ainsi, bien souvent, à méditer sur cette dure loi de la vie qui gît aux racines mêmes de la religion et qui est une si grande cause de souffrance. Malgré ma duplicité, je n’étais en aucune façon un hypocrite ; mes deux natures de bonne foi prenaient tout au sérieux ; je n’étais pas plus moi-même quand je me plongeais dans le désordre que quand je m’élançais à la poursuite de la science, ou quand je me consacrais au soulagement des malheureux. L’impulsion de mes études scientifiques, qui m’emportait dans les sphères transcendentales d’un certain mysticisme, me faisait mieux sentir la guerre qui se livrait en moi. Par les deux côtés de mon intelligence, le côté moral et le côté intellectuel, je me rapprochais donc, chaque jour davantage, de cette vérité dont la découverte partielle m’a conduit à un si épouvantable naufrage, que l’homme n’est pas un en réalité, mais deux ; je dis deux, parce que ma propre expérience n’a pas dépassé ce nombre. D’autres me suivront, d’autres iront plus loin que moi dans la même voie, et je me hasarde à deviner que, dans chaque homme, sera reconnue plus tard une réunion d’individus très divers, hétérogènes et indépendans. Pour ma part, je devais infailliblement, par mon genre de vie, avancer dans une direction unique. Ce fut du côté moral et en ma propre personne que j’appris à découvrir la dualité primitive de l’homme ; je vis que des deux natures qui se combattaient dans le champ de ma conscience, on pouvait dire que je n’appartenais à aucune, parce que j’étais radicalement aux deux ; et, de bonne heure, avant même que mes travaux m’eussent suggéré la possibilité d’un pareil miracle, je pris l’habitude de m’appesantir avec délices sur la pensée, vague comme un rêve, de la séparation de ces élémens. — Si chacun d’eux, me disais-je, pouvait habiter des identités distinctes, la vie serait délivrée de ce qui la rend intolérable, le voluptueux pourrait se satisfaire, délivré enfin des scrupules et des remords que son frère jumeau lui impose, et le juste marcherait droit devant lui, en s’élevant toujours, en accomplissant les bonnes œuvres où il trouve son plaisir, sans s’exposer davantage aux hontes et aux châtimens qu’attire sur lui un compagnon qu’il réprouve. Pour la malédiction de l’humanité, ces deux ennemis sont emprisonnés ensemble dans le sein torturé de notre conscience, où ils luttent sans relâche l’un contre l’autre. Comment les séparer ?
« Le moyen que je cherchais me fut fourni par les expériences multiples auxquelles je me livrais dans mon laboratoire. Peu à peu j’acquis le sentiment profond de l’immatérialité hésitante, de la nature transitoire et vaporeuse, pour ainsi dire, du corps, solide en apparence, dont nous sommes revêtus. Je découvris que certains agens ont le pouvoir de secouer ce vêtement de chair comme le vent agite un rideau, de nous en dépouiller même. Pour deux bonnes raisons, je n’approfondirai pas davantage la partie scientifique de ma confession : d’abord, parce que j’ai appris, à mes dépens, que le fardeau de la vie est rivé indestructiblement aux épaules de l’homme, et qu’à chaque tentative faite pour le rejeter, il revient en imposant une pression plus pénible. Secondement, parce que, — mon récit le prouvera d’une façon trop évidente, hélas ! — mes découvertes restèrent incomplètes. Il suffit donc de dire que, non-seulement j’en vins à reconnaître, en mon propre corps, la simple exhalaison, le simple rayonnement de certaines puissances qui entraient dans la composition de mon esprit, mais que je réussis à fabriquer une drogue par laquelle ces puissances pouvaient être détournées de leur suprématie et souffrir qu’une nouvelle forme fût substituée à l’ancienne, une forme qui ne m’était pas moins naturelle, parce qu’elle portait l’empreinte des élémens les moins nobles de mon âme.
« J’hésitai longtemps avant de mettre cette théorie en pratique. Je savais très bien que je risquais la mort, car une substance capable de contrôler si violemment et de secouer à ce point la forteresse même de l’identité pouvait, prise à trop haute dose, ou par suite d’un accident quelconque, au moment de son absorption, effacer à tout jamais le tabernacle immatériel que je lui demandais de modifier seulement. Mais la tentation d’une découverte si singulière l’emporta sur les plus vives alarmes. J’avais depuis longtemps préparé ma teinture ; j’achetai, en quantité considérable, chez un marchand de produits chimiques, certain sel particulier que je savais, l’ayant employé à mes expériences, être le dernier ingrédient nécessaire, et, par une nuit maudite, je mêlai ces élémens, je les regardai bouillir et fumer ensemble dans un verre dont, avec un grand effort de courage, quand l’ébullition eut cessé, j’avalai le contenu.
« Les plus atroces angoisses s’ensuivirent, comme si l’on me broyait les os : une nausée mortelle, une horreur intime qui ne peut être surpassée à l’heure de la naissance ni à celle de la mort. Puis ces agonies diverses s’évanouirent rapidement, et je revins à moi, comme au sortir d’une maladie. Il y avait quelque chose d’étrange dans mes sensations, quelque chose d’indescriptiblement nouveau et, par suite de cette nouveauté même, d’incroyablement agréable. Je me sentais plus jeune, plus léger, plus heureux dans mon corps. En dedans, je devenais capable de toutes les témérités ; un torrent d’images sensuelles roulait, se déchaînait dans mon imagination, j’échappais aux liens de toute obligation, j’acquérais une liberté d’âme inconnue jusque-là, qui n’était nullement innocente. Je connus, dès le premier souffle de cette vie nouvelle, que j’étais plus mauvais qu’auparavant, dix fois plus mauvais, livré, comme un esclave, au mal originel, et cette pensée m’exalta comme l’eût fait du vin… J’étendis les bras, en m’abandonnant ravi à la fraîcheur de ces sensations, et, au moment même, je fus soudainement averti que j’avais baissé en stature. Il n’y avait pas de miroir dans mon cabinet à cette époque ; la psyché, qui maintenant s’y trouve, y fut apportée, plus tard, pour refléter mes transformations. La nuit cependant touchait au matin, un matin très sombre ; tous les hôtes de la maison étaient encore plongés dans le sommeil ; transporté, comme je l’étais, d’espérance et de joie, je m’aventurai dehors, je traversai la cour, au-dessus de laquelle il me sembla que les constellations regardaient étonnées cet être, le premier de son espèce qu’eût encore découvert leur infatigable vigilance ; je me glissai par les corridors, étranger dans ma propre maison, et, en arrivant dans ma chambre, j’aperçus pour la première fois Edward Hyde.
« Il faut maintenant que je parle par théorie, en disant, non pas ce que je sais, mais ce que je crois être probable. Le côté mauvais de ma nature, à qui j’avais transféré momentanément toute autorité, était moins robuste et moins bien développé que le meilleur dont je venais de me dépouiller. Dans le cours de ma vie, qui avait été, après tout, pour les neuf dixièmes, une vie de vertu et d’empire sur moi-même, je l’avais beaucoup moins épuisée que l’autre. De là, je suppose, ce fait qu’Edward Hyde était plus petit, plus mince, plus jeune qu’Henry Jekyll. De même que la bonté éclairait la physionomie de celui-ci, le mal était écrit lisiblement sur la face de celui-là. Le mal, en outre, que je crois toujours être le côté mortel de notre humanité, avait laissé, sur ce corps chétif, le signe de la laideur, du délabrement. Et, cependant, quand mes yeux rencontrèrent, dans la glace, cette vilaine idole, je n’éprouvai pas une répugnance, mais plutôt un élan de bienvenue. Ceci, en somme, était encore moi-même ; ceci me semblait naturel et humain. A mes yeux, l’image de l’esprit y brillait plus vive, elle était plus ressemblante, plus tranchée, dans son individualité, que sur la physionomie complexe et divisée qu’auparavant j’avais l’habitude d’appeler mienne. Dans ce jugement, je devais avoir raison, car j’ai toujours remarqué que, quand je portais la figure d’Edward Hyde, personne ne pouvait approcher de moi sans une visible défaillance physique. J’attribue cet effet à ce que tous les êtres humains, tels que nous les rencontrons, sont composés de bien et de mal, tandis que Hyde était seul au monde pétri de mal sans mélange. Je ne m’attardai qu’une minute devant le miroir ; il me restait à tenter la seconde expérience, l’expérience concluante, à voir si j’avais perdu mon identité sans retour, s’il me fallait fuir, avant l’aurore, une maison qui ne serait plus la mienne. Rentrant précipitamment dans mon cabinet, je préparai, j’absorbai le breuvage une fois de plus ; une fois de plus j’endurai les tortures de la dissolution : enfin, je revins à moi avec le caractère, la stature et le visage d’Henry Jekyll.
« Cette nuit-là, j’abordai les funestes chemins de traverse. Si j’eusse fait ma découverte dans un plus noble esprit, si j’eusse tenté cette expérience sous l’empire de religieuses aspirations, tout eût pu être différent ; de ces agonies de la naissance et de la mort serait sorti un ange plutôt qu’un démon. La drogue n’avait aucune action déterminante, elle n’était ni diabolique ni divine ; elle ébranla seulement les portes de ma prison et ce qui était dedans s’élança dehors. À cette époque la vertu sommeillait en moi ; ma perversité, mieux éveillée, profita de l’occasion : Edward Hyde surgit. Dorénavant, bien que j’eusse deux caractères aussi bien que deux apparences, et que l’un fût tout entier mauvais, l’autre était encore le vieil Henry Jekyll, ce composé incongru des progrès duquel j’avais appris déjà à désespérer. Le mouvement fut donc complètement vers le pire.
« Même alors je n’avais pas pu me réconcilier avec la sécheresse d’une vie d’étude ; j’étais gai à mes heures, et comme mes plaisirs manquaient de dignité ; comme j’étais, avec cela, non-seulement connu de tout le monde et trop considéré, mais bien près de la vieillesse, cette incohérence de ma vie devenait gênante de plus en plus. Ce fut pour ces motifs que mon nouveau pouvoir me tenta jusqu’à ce que j’en devinsse l’esclave. Je n’avais qu’à vider une coupe, à me débarrasser du corps d’un professeur en renom et à endosser, comme un manteau épais, celui d’Edward Hyde. Cette idée me sembla piquante, et je fis avec soin tous mes préparatifs. Je louai et je meublai ce logement de Soho, où Hyde fut traqué par la police ; je pris pour gouvernante une créature que je savais être silencieuse et sans scrupules. D’autre part, j’annonçai à mes domestiques qu’un M. Hyde, dont je leur fis le portrait, devait jouir dans ma maison du square d’une entière liberté, de pleins pouvoirs ; pour éviter tout accident, je me fis familièrement connaître sous mon nouvel aspect ; je m’arrangeai de façon à ce que, si quelque malheur m’arrivait en la personne du docteur Jekyll, je pusse éviter toute perte pécuniaire sous ma figure d’Edward Hyde. Ce fut le secret du testament auquel vous opposâtes tant d’objections. Ainsi fortifié, comme je le supposais, de tous côtés, je profitai sans crainte des immunités de ma situation. Certains hommes ont eu des bandits à leurs gages pour accomplir des crimes, tandis que leur propre réputation demeurait à l’abri. Je fus le premier qui agit de même en vue du plaisir. Je pus donc ainsi, aux yeux de tous, travailler consciencieusement, étaler une respectabilité bien acquise, puis, soudain, comme un écolier, rejeter ces entraves et plonger, la tête la première, dans l’océan de la liberté. Sous mon manteau impénétrable, je possédais une sécurité complète. Songez-y,.. je n’avais qu’à franchir le seuil de mon laboratoire, en deux secondes, la liqueur, dont je tenais les ingrédiens toujours prêts était avalée ; après cela, quoi qu’il pût faire, Hyde disparaissait comme un souffle sur un miroir, et à sa place, tranquillement assis chez lui, sous sa lampe nocturne, Jekyll se moquait des soupçons.
« Mes plaisirs, je l’ai déjà dit, n’avaient jamais été des plus relevés ; avec Edward Hyde, ils devinrent très vite ignobles et monstrueux. A mon retour de chaque excursion nouvelle, je restais stupéfait des turpitudes de mon autre moi-même. Ce familier que j’évoquais ainsi et que j’envoyais seul agir selon son bon plaisir, était l’être le plus vil et le plus dépravé ; il n’avait que des pensées égoïstes, s’abreuvant de jouissances avec une avidité toute bestiale, sans souci des tortures qui pouvaient en résulter pour d’autres aussi dépourvu de remords qu’une statue de pierre. Henry Jekyll s’effrayait parfois des actes d’Edward Hyde, mais cette situation échappait aux lois communes : elle relâchait insidieusement l’étreinte de la conscience. C’était Hyde, après tout, et Hyde seul qui était coupable : Jekill ne se sentait pas plus méchant qu’auparavant ; ses bonnes qualités lui revenaient sans avoir subi d’atteintes apparentes ; il se hâtait même de réparer le mal accompli par Hyde quand cela était possible. De cette façon il se tranquillisait.
« Je n’ai nul dessein d’entrer dans le détail des infamies dont je me rendais complice (quant à les avoir commises moi-même, je ne puis aujourd’hui encore l’admettre). Je ne veux qu’indiquer les avertissemens que je reçus et les degrés de mon châtiment. Une fois, je courus un véritable danger. Un acte de cruauté contre une enfant excita contre moi la colère de la foule, qui m’eût déchiré, je crois, si le n’avais pas apaisé la famille de ma petite victime en lui remettant un chèque au nom d’Henry Jekyll. Ceci me donna l’idée d’avoir un compte dans une autre banque au nom d’Edward Hyde lui-même, et quand, en altérant mon écriture, j’eus pourvu mon double d’une signature, je me crus de nouveau à l’abri du destin. « Deux mois environ avant le meurtre de sir Danvers Carew, j’étais allé courir les aventures. Rentré fort tard, je m’éveillai le lendemain avec des sensations bizarres. Ce fut en vain que je regardai autour de moi, en reconnaissant les belles proportions et le mobilier décent de ma chambre du square, le dessin des rideaux, la forme du lit d’acajou où j’étais couché. Quelque chose me laissait convaincu que je n’étais pas réellement où je croyais être, mais bien dans mon galant réduit de Soho, où j’avais coutume de dormir sous le masque d’Edward Hyde. Je me mis à rire de cette illusion et, toujours curieux de psychologie, à en chercher les causes. Par intervalles, toutefois, le sommeil m’emportait, interrompant ma rêverie, que je reprenais ensuite. Dans un moment lucide, mon regard tomba sur ma main à demi fermée. Or la main de Jekyll, vous l’avez souvent remarqué, était une main professionnelle de forme et de dimensions, une grande main blanche, ferme et bien faite, tandis que la main qui m’apparaissait distinctement sur les draps, à la clarté jaunissante d’une matinée de Londres, était d’une pâleur brune, maigre, osseuse, avec de gros nœuds et couverte partout d’un épais duvet noir. Cette main velue était la main d’Edward Hyde.
« Je dus la contempler fixement pendant près d’une minute, abasourdi comme je l’étais, jusqu’à ce que l’effroi éclatât dans mon sein avec un fracas de cymbales. Bondissant hors du lit, je courus à mon miroir. Au spectacle qui frappa mes yeux, tout le sang de mes veines se glaça. Oui, je m’étais couché sous la forme de Jekyll, et c’était Hyde qui s’éveillait. Comment expliquer ce phénomène ? .. Comment y remédier ? .. Nouvelles terreurs. La matinée était avancée déjà, les domestiques devaient être tous levés, et mes drogues étaient dans le cabinet. Il me fallait faire un voyage pour les atteindre, descendre l’escalier, traverser la cour. Sans doute je pourrais dissimuler mon visage, mais à quoi bon, puisque je ne pouvais cacher de même le changement de stature ? Enfin je me rappelai que mes gens étaient habitués déjà à voir aller et venir mon second moi, et j’éprouvai là-dessus une sensation délicieuse de soulagement. Je fus vite prêt, habillé comme je pus dans des habits à la taille du docteur, je traversai la maison, où le valet de pied recula ébahi en reconnaissant M. Hyde à pareille heure et si singulièrement accoutré. Dix minutes après, le docteur Jekyll, revenu à sa première forme, s’asseyait assez sombre devant un déjeuner qu’il ne mangeait que du bout des lèvres.
« J’avais assurément peu d’appétit ; cet accident inexplicable renversait toutes mes expériences et semblait, comme le doigt qui écrivit sur le mur durant l’orgie babylonienne, tracer ma condamnation Je commençai à réfléchir plus sérieusement que je ne l’avais encore fait aux possibilités de ma double existence. Cette partie de moi-même, que j’avais le pouvoir de projeter au dehors, avait été depuis quelque temps, terriblement exercée ; il me sembla qu’elle grandissait, que le sang circulait plus vif dans les veines de Hyde, et je commençai à entrevoir le péril d’un renversement de la balance. Que ferais-je si le pouvoir du changement volontaire m’échappait, si le caractère d’Edward Hyde allait devenir le mien irrévocablement ? La vertu de la drogue ne se manifestait pas toujours d’une façon égale. Une fois, au commencement, elle m’avait fait défaut ; depuis, il m’avait fallu, en plus d’une circonstance, doubler et même tripler la dose, au risque d’en mourir. Ces incertitudes assombrissaient quelque peu mon contentement qui eût été parfait sans elle. Maintenant, à la lumière de cet accident matinal, je fus conduit à remarquer que la difficulté qui avait été, au commencement, de me débarrasser du corps de Jekyll s’était transférée peu à peu du côté opposé. Il devenait clair que je perdais lentement possession de mon premier moi, le meilleur, et que je m’incorporais de plus en plus à mon second moi, le pire. Entre les deux, j’avais à faire un choix. Mes deux natures avaient en commun la mémoire, mais toutes les autres facultés étaient fort inégalement réparties entre elles. Jekyll (qui était composite) prenait part aux aventures de Hyde, tantôt avec appréhension, tantôt avec curiosité ; mais Hyde était fort indifférent à Jekyll et ne se souvenait de lui que comme le brigand se rappelle la caverne où il se cache et déjoue les poursuites.
« Faire cause commune avec Jekyll, c’était renoncer à ces appétits que j’avais longtemps caressés en secret et auxquels, depuis peu, je m’abandonnais éperdûment. Préférer Hyde, c’était mourir à mille intérêts et à mille aspirations qui m’étaient chers, c’était devenir d’un coup méprisable, c’était perdre mes amis. Le marché peut paraître inégal, mais il y avait encore une autre considération dans la balance : tandis que Jekyll souffrirait cruellement de l’abstinence, Hyde ne se rendrait même pas compte de ce qu’il avait perdu. Si particulier que fût mon cas, les termes de ce débat étaient vieux comme l’homme lui-même : des tentations, des alarmes identiques assiègent le premier pécheur venu, et il en fut pour moi comme pour le grand nombre de mes semblables. Je choisis la meilleure part, et puis manquai de force pour m’y tenir.
« Oui, je donnai la préférence au docteur déjà vieux et contrarié dans ses passions, mais entouré d’amitiés honorables et rempli d’intentions généreuses ; je dis un adieu résolu à la liberté, à une jeunesse relative, aux impulsions ardentes et aux secrètes débauches ; mais peut-être apportai-je dans ce choix quelques réserves inconscientes, car je ne renonçai pas à ma maison de Soho, et je gardai les vêtemens d’Edward Hyde, préparés, pour tout événement, dans mon cabinet. Pendant deux mois, cependant, je fus fidèle à ma détermination ; pendant deux mois, je pratiquai une austérité à laquelle jamais, jusque-là, je n’avais pu atteindre, et je jouis des compensations que procure la paix de la conscience. Mais le temps finit par atténuer mes craintes, des désirs frénétiques me torturèrent, comme si Hyde eût réclamé la liberté ; enfin, dans une heure de faiblesse morale, j’avalai de nouveau la liqueur transformatrice.
« De même que l’ivrogne, quand il raisonne avec lui-même sur son vice, n’est pas, une fois sur cinq cents, frappé des dangers qu’il court par suite de son inconscience de brute, je n’avais jamais, en considérant ma position, tenu compte suffisamment de la complète insensibilité morale, de la propension perpétuelle à mal faire qui dominait chez Hyde. Ce fut par là cependant que je fus puni. Mon démon avait été longtemps en cage, il s’échappa rugissant. Au moment même où je bus, je me sentis plus furieusement porté au crime que par le passé. Une tempête d’impatience bouillonnait en moi. Sur une imperceptible provocation, je m’emportai comme aucun homme pourvu de sens n’aurait pu le faire, je frappai un vieillard inoffensif sans plus de motifs que ceux qu’un enfant gâté peut avoir pour casser son joujou. Volontairement, je m’étais dessaisi de ces instincts qui maintiennent une sorte d’équilibre chez les plus mauvais d’entre nous ; pour moi, être tenté, la tentation fût-elle légère, c’était succomber aussitôt. L’esprit infernal me poussant, je m’abandonnai à une rage meurtrière, et ce ne fut que la lassitude qui mit fin au terrible accès de délire dont le résultat fut la mort de sir Danvers Carew. Tout à coup, mon cœur se glaça d’effroi ; je compris qu’il y allait de ma vie, et, fuyant le théâtre du meurtre, je ne songeai plus qu’à me mettre en sûreté. Je courus à ma maison de Soho et je détruisis mes papiers ; puis je commençai d’errer par les rues, à la fois fier de mon crime et tremblant d’en subir les conséquences, rêvant d’en commettre de nouveaux, et l’oreille tendue, néanmoins, au bruit des pas du vengeur qui devait me poursuivre. Hyde avait une chanson cynique sur les lèvres en mêlant sa drogue, et il la but à la santé du mort. Les souffrances de la transformation le possédaient encore, cependant, quand Jekyll, avec des larmes de gratitude et de repentir, tomba à genoux, les mains levées vers Dieu. Le voile s’était déchiré ; je voyais ma vie dans son ensemble, depuis les jours de mon enfance et à travers les diverses phases de mes études, de ma profession si honorée, jusqu’aux horreurs de cette nuit-là ! Je ne pouvais réussir à me croire un assassin ; je repoussais, avec des cris et des prières, les images hideuses que ma mémoire suscitait contre moi ; mais, malgré tous mes efforts, l’iniquité commise m’était présente. Les angoisses du remords firent place cependant à un sentiment de joie ; le problème de ma conduite se trouva résolu. Hyde devenait impossible ; bon gré, mal gré, je me trouvais réduit à la plus noble partie de mon existence. Combien je m’en réjouissais ! Avec quel empressement et quelle humilité j’acceptais les restrictions de la vie normale, avec quel renoncement sincère je fermai la porte par laquelle je m’étais enfui si souvent ! Je me disais que je n’en repasserais jamais le seuil maudit ; je broyai la clé sous mon talon, je me crus sauvé…
« Le lendemain, la culpabilité de Hyde était prouvée ; on s’indignait d’autant plus que la victime était un homme haut placé dans j’estime du monde. Je ne fus pas fâché de sentir mes meilleures impulsions gardées ainsi par la terreur de l’échafaud ; Jekyll était maintenant ma cité de refuge. Hyde n’avait qu’à se laisser entrevoir pour que la société tout entière se tournât contre lui. Je me jurai de racheter le passé, et je puis déclarer honnêtement que ma résolution produisit de bons fruits. Vous avez vu vous-même comment je m’efforçai, durant les derniers mois de l’année dernière, de soulager l’infortune ; vous savez tout ce que je fis pour les autres. Mes jours s’écoulaient très calmes ; et je ne dirai pas que je me sois lassé de cette vie féconde et innocente ; je crois au contraire que de jour en jour, j’en jouissais plus pleinement. Mais cette malédiction, la dualité de but, continuait à peser sur moi ; ma pénitence n’était pas accomplie que déjà mon moi inférieur se remettait à élever la voix ; non que l’idée de ressusciter Hyde pût jamais me revenir, elle m’eût épouvantée au contraire. Non, ce fut sous ma forme accoutumée que je fus tenté, une fois de plus, de transiger avec ma conscience ; je succombai à la façon d’un coupable ordinaire, en secret, et non sans résistance.
« Hélas ! tout finit, la mesure la plus large se remplit à la fin. Cette courte faiblesse acheva de détruire la balance de mon âme… Je ne m’effrayai pas cependant ; cette chute semblait naturelle : c’était comme un retour au vieux temps, alors que je n’avais pas encore fait ma découverte. Écoutez ce qui m’arriva :
« Par une belle journée de janvier, je traversais Regent’s Park. La terre était humide aux endroits où s’était fondue la neige, mais il n’y avait pas de nuage au ciel ; des gazouillemens d’oiseaux se mêlaient à des odeurs douces, presque printanières. Je m’assis sur un banc au soleil. L’animal qui était en moi se léchait les babines, pour ainsi dire, en se souvenant ; le côté spirituel était un peu engourdi, mais disposé à de futures expiations, sans être encore prêt à commencer. Je me disais qu’après tout, j’étais comme mes voisins, et je souris même assez orgueilleusement en comparant ma bonne volonté si active à leur paresseuse indifférence. Au moment même où je me complaisais dans cette vaine gloire, un spasme me prit, d’horribles nausées, un frisson mortel… Ces symptômes se dissipèrent, me laissant très faible, et puis, au sortir de cette défaillance, je commençai à me rendre compte d’un changement dans mon état moral : j’étais plus hardi, je méprisais le danger, je me moquais des responsabilités. Je baissai les yeux : mes habits pendaient sans forme sur mes membres rapetisses, la main qui reposait sur mon genou était noueuse et velue. J’étais une fois de plus Edward Hyde. Une minute auparavant, le monde m’entourait de respect, je me savais riche, je me dirigeais vers le dîner qui m’attendait chez moi. Maintenant, je faisais partie de l’écume de la société, j’étais dénoncé, sans gîte ici-bas, meurtrier voué à la potence.
« Ma raison chancela, mais elle ne me manqua pas tout à fait. J’ai observé maintes fois que, dans mon second rôle, mes facultés devenaient plus aiguës, qu’elles se tendaient plus exclusivement vers un point particulier. Où Jekyll aurait peut-être succombé, Hyde savait s’élever à la hauteur des circonstances. Mes drogues se trouvaient dans l’une des armoires de mon cabinet. Comment y atteindre ? Tel fut le problème qu’en écrasant mes tempes entre mes mains, je m’acharnai à résoudre. J’avais fermé à double tour la porte du laboratoire. Si j’essayais d’entrer par la maison, mes propres domestiques me livreraient à la justice. Je compris qu’il fallait employer une autre main ; je pensai à Lanyon, mais je me dis en même temps : — Réussirai-je à le persuader de me secourir, en admettant que je parvienne jusqu’à lui ? On m’arrêtera probablement dans la rue ; même si j’échappe à ce péril imminent, si j’arrive sain et sauf chez mon confrère, comment un visiteur inconnu et désagréable obtiendrait-il qu’un homme tel que lui allât forcer la porte du cabinet de son ami, le docteur Jekyll ?
« Tout en constatant avec angoisse ces impossibilités, je me rappelai qu’il me restait un trait de mon caractère original, que j’avais gardé mon écriture. Aussitôt qu’eut jailli cette étincelle, le chemin se trouva éclairé d’un bout à l’autre. J’arrangeai de mon mieux mes habits flottans, et, appelant un cab, je me fis conduire dans un hôtel de Portland-street, dont, par hasard, je me rappelais le nom. À ma vue, qui était assurément comique, — quelque tragédie qui pût se cacher sous ces vêtemens d’emprunt trop longs et trop larges de moitié, — le cocher ne put s’empêcher de rire. Je grinçai des dents, pris d’un accès de fureur diabolique, et la gaîté s’effaça de ses lèvres, heureusement,.. car une minute encore et je l’eusse arraché de son siège.
« À l’hôtel, je regardai autour de moi d’un air qui fit trembler les employés ; en ma présence, ils n’osèrent pas échanger un regard : on prit mes ordres avec une politesse obséquieuse, on me donna une chambre et de quoi écrire. Hyde en péril était un être nouveau pour moi : prêt à se défendre comme un tigre, à se venger de tous. Néanmoins, l’horrible créature était rusée : cette disposition féroce fut maîtrisée par un effort puissant de la volonté ; deux lettres partirent, l’une pour Lanyon, l’autre pour Poole. Après cela, il resta tout le jour devant son feu à se ronger les ongles, demanda un dîner chez lui, toujours seul avec ses terreurs furieuses et faisant frissonner sous son seul regard le garçon qui le servait. La nuit tombée, il partit dans un fiacre fermé et se fit conduire çà et là dans les rues de la ville. Je dis lui, je ne puis dire moi. Ce fils de l’enfer n’avait rien d’humain ; rien ne vivait en lui que la peur et la haine. Quand, à la fin, commençant à craindre que son cocher ne se méfiât, il renvoya le cab pour s’aventurer à pied au milieu des passans nocturnes, qui ne pouvaient que remarquer son apparence insolite, ces deux passions grondaient en lui comme une tempête. Il marchait vite, poursuivi par des fantômes, se parlant à lui-même, prenant les rues les moins fréquentées, comptant les minutes qui le séparaient encore de minuit. Une femme lui parla, il la frappa en plein visage. Quand je redevins moi-même, chez Lanyon, l’épouvante de mon vieil ami, à ce spectacle, m’affecta peut-être un peu. Je ne sais pas bien… Qu’importe une goutte de plus dans un océan de désespoir ? Ce n’était plus la peur de l’échafaud ou des galères, c’était l’horreur d’être Hyde qui me torturait. Je reçus les anathèmes de Lanyon comme à travers un rêve ; comme dans un rêve encore, je rentrai chez moi, je me couchai. Je dormis, après la prostration où j’étais tombé, d’un sommeil si profond, que les cauchemars mêmes, qui m’assaillaient ne purent l’interrompre. Je m’éveillai accablé encore, mais un peu mieux cependant. Toujours je baissais et je redoutais la présence du monstre endormi au dedans de moi-même, et, certes, je n’avais pas oublié les dangers de la veille ; mais j’étais rentré chez moi, j’avais mes drogues sous la main. Ma reconnaissance envers le sort qui m’avait permis de m’échapper eut presque en ce moment les couleurs de la joie et de l’espérance.
« Je traversais tranquillement la cour après déjeuner, aspirant le froid glacial de l’air avec plaisir, quand je fus de nouveau en proie à ces sensations indescriptibles qui précédaient ma métamorphose, et je n’eus que le temps de me réfugier dans mon cabinet avant que n’éclatassent en moi les sauvages passions de Hyde. Je dus prendre en cette occasion une double dose, pour redevenir moi-même. Hélas ! six heures après, tandis que j’étais tristement assis auprès du feu, le besoin de recourir à la drogue funeste s’imposa de nouveau. Bref, à partir de ce jour-là, ce ne fut que par un effort prodigieux de gymnastique pour ainsi dire et sous l’influence immédiate de la liqueur que je pus conserver l’apparence de Jekyll. A toute heure de jour et de nuit, j’étais averti par le frisson précurseur ; si je dormais, si je m’assoupissais seulement une heure dans mon fauteuil, j’étais toujours sûr de retrouver Hyde en me réveillant. Sous l’influence de cette perpétuelle menace et de l’insomnie à laquelle je me condamnais, je devins en ma propre personne un malade dévoré par la fièvre, alangui de corps et d’âme, possédé par une seule pensée qui grandissait toujours, le dégoût de mon autre moi-même. Mais quand je dormais ou quand s’usait la vertu du breuvage, je passais presque sans transition, — car les tortures de la métamorphose devenaient, de jour en jour, moins marquées, — à un état tout contraire : mon esprit débordait d’images terrifiantes et de haines sans cause ; la puissance de Hyde augmentait évidemment à mesure que s’affaiblissait Jekyll, et la haine qui divisait ces deux suppliciés était devenue égale de chaque côté. Chez Jekyll, c’était comme un instinct vital ; il voyait maintenant la difformité de l’être qui partageait avec lui le phénomène de l’existence et qui devait aussi partager sa mort ; et, pour comble d’angoisse, il considérait Hyde, en dehors de ces liens de communauté qui faisaient son malheur, comme quelque chose non-seulement d’infernal, mais d’inorganique. C’était là le pire : que la fange de la caverne semblât pousser des cris, posséder une voix, que la poussière amorphe fût capable d’agir, que ce qui était mort et n’avait pas de forme usurpât les fonctions de la vie. Et cette abomination en révolte tenait à lui de plus près qu’une épouse, de plus près que ses yeux ; elle était emprisonnée dans sa chair, il entendait ses murmures, il sentait ses efforts pour sortir, et à chaque heure d’abandon, de faiblesse, cet autre, ce démon, profitait de son oubli, de son sommeil, pour prévaloir contre lui, pour le déposséder de ses droits.
« La haine de Hyde contre Jekyll était d’un ordre différent. Sa peur tout animale du gibet le conduisait bien à commettre des suicides temporaires, en retournant à son rang subordonné de partie inférieure d’une personne, mais il détestait cette nécessité, il abhorrait l’affaissement dans lequel Jekyll était tombé, il lui en voulait de son aversion pour l’ancien complice autrefois traité avec indulgence. De là les tours qu’il me jouait, griffonnant des blasphèmes en marge de mes livres, brûlant mes lettres, lacérant le portrait de mon père. Si ce n’eût été par crainte de la mort, il se fût perdu pour m’envelopper dans sa ruine ; mais l’amour qu’il a de la vie est prodigieux ; je vais plus loin : moi qui ne peux penser à lui sans frissonner, sans défaillir, quand je me représente la passion forcenée de cet attachement, quand je songe à la crainte qu’il a de me voir le supprimer par un suicide, je trouve encore moyen de le plaindre !
« Inutile de prolonger cette peinture d’un état lamentable ; personne n’a souffert jamais de tels tourmens, — cela suffit. Pourtant à ces tourmens mêmes, l’habitude aurait pu non pas apporter un soulagement, mais opposer une certaine acquiescence, un endurcissement de l’âme ; mon châtiment eût duré ainsi plusieurs années sans la dernière calamité qui a fondu sur moi. La provision de sels, qui n’avait jamais été renouvelée depuis ma première expérience, étant près de s’épuiser, j’en fis demander une autre ; je me servis de celle-ci pour préparer le breuvage. L’ébullition ordinaire s’ensuivit, et aussi le premier changement de couleur, mais non pas le second ; je bus… inutilement. Poole vous dira que Londres fut fouillé en vain dans tous les sens. Je suis maintenant persuadé que ma première provision était impure, et que c’est à cette impureté non connue que le breuvage dut d’être efficace.
« Une semaine environ s’est passée ; j’achève cette confession sous l’influence du dernier paquet qui me reste des anciennes poudres. C’est donc la dernière fois, à moins d’un miracle, qu’Henry Jekyll peut penser ses propres pensées et voir, dans la glace, son propre visage, — si terriblement altéré. Il faut d’ailleurs que je termine sans retard. Si la métamorphose survenait tandis que j’écris, Hyde mettrait ces pages en pièces ; mais si quelque temps s’écoule après que je les aurai cachées, son égoïsme prodigieux, sa préoccupation unique du moment présent les préserveront sans doute, une fois encore, de son dépit de singe en colère. Et, de fait, la destinée qui s’accomplit pour nous deux l’a déjà modifié, écrasé. Avant une demi-heure, quand je serai rentré pour toujours dans cette individualité abhorrée, je sais que je serai assis à frémir et à pleurer là-bas sur cette chaise, ou que je reprendrai, l’oreille fiévreusement étendue à tous les bruits, une éternelle promenade de long en large dans cette chambre, mon dernier refuge terrestre. Hyde périra-t-il sur l’échafaud ou bien trouvera-t-il le courage de se délivrer lui-même ? Dieu le sait,.. peu m’importe ; ceci est l’heure de ma mort véritable, ce qui suivra, regarde un autre que moi-même. Ici donc, tandis que je dépose la plume, s’achève la vie du malheureux Henry Jekyll… »
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On voit que M. Stevenson a mêlé ici le merveilleux à la science, comme ailleurs il l’a fait entrer dans la vie quotidienne. Il s’est inspiré sans doute d’ouvrages récens, tels que la Morphologie générale, où MM. Hæckel et Gegenbaur étendent à tous les êtres vivans une théorie appliquée aux plantes par Gondechot : chacune d’elles se trouverait être, suivant lui, une sorte de polypier. De même, selon Hæckel, l’animal ne serait qu’un groupe d’individualités enchevêtrées et superposées ; on y distinguerait jusqu’à sept degrés différens ; nous aurions conscience d’un de ces degrés, notre moi, sans avoir conscience du moi des autres. Sur ce point, M. Stevenson altère la théorie scientifique pour les besoins de la psychologie, et nul n’aura le pédantisme de le lui reprocher. Très probablement les découvertes plus ou moins fondées de la science fourniront à mesure des matériaux précieux à la littérature de fiction ; telles permettront notamment de prendre, pour point de départ des sujets fantastiques, tout autre chose que la magie ou les vieux pactes infernaux. Ce qu’on peut redouter, c’est que les romanciers n’abusent de ces nouvelles richesses assez dangereuses, tous n’ayant pas, pour y toucher, la main aussi légère que M. Stevenson.
Mais encore que nous estimions fort cette légèreté, il nous semble qu’elle n’a ici qu’un prix secondaire, et que la leçon de morale qui se dégage du roman établit sa grande, sa réelle valeur. Chacun de nous n’a-t-il pas senti, en lui, le combat de deux natures distinctes et le pouvoir démesuré que prend la moins noble des deux, quand l’autre se prête à ses caprices ? Chacun de nous ne se rappelle-t-il pas le moment précis où il a trouvé difficile de faire rentrer dans l’ordre celui qui doit toujours rester à son rang subalterne ? L’histoire du docteur Jekyll atténuée, réduite à des proportions moins saisissantes, est celle du grand nombre. Où M. Stevenson atteint au tragique, c’est dans le passage si court et si poignant où il nous fait assister au réveil involontaire de Jekyll sous les traits de Hyde, lorsque le regard de l’honnête homme se fixe pour la première fois épouvanté sur cette main velue, sur cette main de bête, étendue sur les draps du lit, et qui est la sienne : c’est encore dans la page terrible où le docteur, si généralement vénéré, reprend au milieu du parc qu’il traverse, en se remémorant ses plaisirs furtifs, la figure de l’être abject et criminel que poursuit la police ; c’est enfin dans la conversation pleine d’angoisse qu’il a par la fenêtre avec son ami, quand le rideau s’abaisse précipitamment sur la figure de Hyde intervenue à l’improviste. Jamais les conséquences de l’abandon de la volonté, jamais la revanche de la conscience, n’ont été personnifiées d’une façon plus terrible. Dans ce récit, sans le secours d’une seule figure de femme, l’intérêt passionné ne languit pas une minute. Après l’avoir dévoré jusqu’à la dernière ligne, car il ne livre son secret qu’à la fin, on revient à la partie symbolique avec une sorte d’angoisse. Ce merveilleux est si terriblement humain ! Jusqu’ici, M. Stevenson, tout expert qu’il soit à captiver l’attention de ses lecteurs, n’avait su que les amuser et les effrayer tour à tour ; cette fois, il les fait penser ; il touche aux fibres les plus secrètes et les plus profondes de l’âme ; il assure notre pitié à son triste héros, tant la perte définitive de l’empire de l’homme sur lui-même est un spectacle déchirant, tant il y a d’horreur tragique dans l’instant où ce qui a été, au début, complaisance coupable et bientôt criminelle, devient malheur involontaire, disgrâce passivement subie, maladie mortelle. Vous étiez tout à l’heure une créature responsable et libre, vous pouviez vous guérir, l’occasion s’offrait ; ce retard, indifférent en apparence, a tout perdu ; ce retard a suffi pour que vous ne soyez plus qu’un jouet déplorable de la fatalité. Peut-être le docteur Jekyll aurait-il pu secouer encore le joug de Hyde, si, après avoir renoncé à l’usage de la drogue maudite, il s’était défendu des faiblesses communes à presque tous les hommes, des indignes jouissances dont il n’abuse plus, mais qu’il recommence à goûter avec modération, clandestinement. Ce n’est pas le meurtre commis par Hyde, c’est un retour honteux de Jekyll à sa primitive faiblesse qui décide de l’affreuse catastrophe. Le docteur se fait personnellement complice du monstre qu’il craint désormais d’appeler, mais qui, sans qu’il l’appelle, est devenu maître d’envahir sa vie. Il y a là un point bien délicat et supérieurement traité. L’Écossais, avec son sentiment implacable de la justice, s’y révèle.
On peut attendre beaucoup, assurément, de celui qui a su tirer, du mystère de la dualité humaine, des effets semblables. M. Stevenson dédaigne encore une certaine habileté nécessaire dans la conduite des événemens. L’acte de cruauté commis par Hyde, au premier chapitre, envers la petite fille qui se trouve, on ne sait comment, la nuit, au coin d’une rue déserte, semble bien insuffisamment indiqué ; le meurtre de sir Danvers Carew reste plus vague encore et fait l’effet, tel qu’il le présente, d’une scène d’ombres chinoises enfantine, presque ridicule. Nombre de personnages sont évoqués, puis abandonnés, selon les exigences du récit, auquel d’ailleurs rien ne les rattache. Il faut que quelqu’un ait vu, que quelqu’un porte témoignage ; l’auteur tire de sa botte une nouvelle marionnette ; elle parle, remplit une lacune, puis disparaît. L’artifice est vraiment trop grossier. M. Stevenson a tort de négliger cette partie extérieure et secondaire de son œuvre : les ficelles de l’art, quand on y a recours, doivent être soignées. Docteur Jekyll est, somme toute, un roman, et les amateurs de romans tiennent à ces accessoires ; ils y tiennent même jusqu’à permettre qu’ils usurpent trop souvent la première place, dissimulant, sous un certain machinisme, le vide presque absolu du fond. Ce n’est certes pas le fond qui manque ici ; nous sommes loin des pages faciles et brillantes dédiées aux enfans de tout âge par la plume qui traça naguère, en se jouant, Treasure Island et the New Arabian Nights. Néanmoins, devant cette psychologie sensationnelle, si curieuse qu’elle soit, il est impossible de ne pas constater les transformations que subit aujourd’hui la littérature romanesque en Angleterre. De ces transformations nous chercherons les causes dans quelque prochaine étude. Bornons-nous maintenant à suggérer au lecteur une comparaison. Sans doute il connaît ce petit chef-d’œuvre d’ironie attristée, de poignante analyse, que M. Henry James a intitulé the Author of Beltraffio, la lutte d’un pauvre homme de génie avec sa femme, froide, et sèche, et bornée, et odieusement correcte, lutte silencieuse autant que féroce, poussée jusqu’au bout sur le corps même d’un enfant qui en meurt. Lorsqu’on lit ceci et cela, ne pense-t-on pas : « Le roman anglais, avec ses qualités les plus intimes, les plus délicates, les plus élégantes, se retrouve vraiment sous la plume de James, au lieu que les audaces d’un Stevenson sont plutôt ce que le vulgaire est convenu d’appeler des audaces américaines ? »
À cette remarque on peut répondre que Prince Otto est dédié à une lectrice de Monterey (Californie), portant, par parenthèse, le même nom de famille que l’un des deux auteurs de Dynamite. L’Amérique a certainement adopté Stevenson, tandis que Henry James s’est acclimaté à Londres. Il y compte autant d’admirateurs qu’en France, où il vécut, où il a sans doute appris à polir et à ciseler, avec un souci croissant, ce vase d’or qui, comme il le dit si bien, doit emprisonner, goutte à goutte, l’essence subtile de la pensée.
TH. BENTZON.