Le Roman anglais contemporain

La bibliothèque libre.


Le
roman anglais contemporain.

ANGELA – MORDAUNT-HALL,
by the author of Emilia Windham, London, 1848 et 1849, Henry Colburn.


Plus d’un théologien sensible a dû s’apitoyer sur la destinée de ces pauvres enfans morts sans baptême, dont les ames à demi écloses s’envolent pour l’éternité dans les limbes. Il y a bien des œuvres suaves qui vont, en naissant, s’effacer dans les limbes de ce monde, l’oubli ! Que leur a-t-il manqué ? Ce suprême je ne sais quoi qui est le sacrement du génie. C’est une grande tristesse littéraire de songer au sort de ces créations intéressantes et incomplètes. Hélas ! des ames tendres, des cœurs embaumés, des imaginations florissantes exhalent un jour dans des pages gracieuses ou passionnées les plus intimes effusions de leur vie, et tout cela s’ira perdre dans le néant où disparaissent le rayon qui s’éteint, le son qui expire, le parfum qui s’évapore ! Je ne me résigne point à cette fatalité. Je résiste à comprendre que ce qui a vécu puisse mourir. Aussi, lorsque je rencontre des œuvres semblables, il me semble qu’il y a une sorte de piété littéraire à prolonger leur existence d’un écho ou d’un reflet. Tel est l’office que je voudrais remplir aujourd’hui à l’égard de deux romans anglais anonymes : Angela et Mordaunt-Hall.

Romans anonymes. ! En fait de romans anglais, ce sont ceux que je préfère. Quel est le charme qui fait qu’en voyage nous suivons de l’œil en rêvant, au bord de la route, le château qui se cache au fond des avenues, ou la maisonnette qui rit au soleil derrière sa tonnelle de vignes ? C’est le mystère. Dans ces nids de poésie et d’amour, nous logeons nos chimères chéries. Sur ce noble perron, à cette verte croisée, nous nous attendons, comme Rousseau, à voir paraître un être élégant et doux qui nous donne l’hospitalité dans sa vie, et de cette vie nous faisons un roman. Les habitations connues ne nous inspirent point ces rêves. J’éprouve un sentiment de ce genre devant les romans anonymes. J’aime que mon goût pour l’œuvre ne soit point offusqué par la notoriété de l’écrivain. Il me semble alors que j’entre dans la familiarité attachante d’un ami inconnu. Je me trace de lui une image de fantaisie. En un mot, les romans sans nom d’auteur me paraissent plus romanesques.

Romans romanesques ! Me sera-t-il permis de dire aussi que ce sont les romans que j’aime le mieux. Hélas ! cette alliance de mots n’est plus un pléonasme. Dans ce siècle de socialisme, et avec la manie raisonneuse de notre pays, nous avons détourné le roman de sa franche nature. Nous n’y avons plus cherché la peinture sincère et émouvante des accidens de la vie. Nous l’avons transformé en instrument de polémique. Nous avons renversé, pour le roman, l’adage qu’on applique à l’histoire : nous l’écrivons, non pour conter, mais pour prouver. Nous avons bâti des œuvres d’imagination sur des syllogismes, comme les géomètres construisent des figures pour démontrer leurs théorèmes. On a publié des romans contre et pour des institutions. Peut-être y a-t-il des gens qui voient dans cette violence exercée sur l’art une des qualités dont on fait le plus d’honneur à l’esprit français, l’amour de la logique, le besoin de généraliser et de conclure. Soit ; mais, en introduisant la logique des théories modernes dans le roman, nous en avons chassé la spontanéité, la fidélité, la naïveté, qui en sont la vie et l’attrait. En créant le roman humanitaire, nous avons tué le vrai roman, le roman de bonne foi, le roman romanesque. Ah ! que le Juif errant fait regretter Amélie Mansfield et le Doyen de Killerine !

Tout autre mérite mis à part, il semble que les Anglais aient plus que nous l’instinct et la fibre du roman romanesque. Aujourd’hui encore, quoiqu’ils n’aient pas entièrement résisté à l’invasion de la philosophie sociale dans le roman, cette maladie a fait chez eux bien moins de ravages que parmi nous. Notre XVIIIe siècle, qui fut si épris des romans anglais, et le plus romanesque de nos romanciers, l’abbé Prévost, qui contribua tant à répandre ce goût en France, trouveraient encore dans les romans anglais de notre temps une moisson aussi originale et aussi riche. Cela tient sans doute à un caractère essentiel du génie anglais. En littérature de même qu’en politique, en philosophie et dans leurs mœurs, les Français répugnent à la spontanéité individuelle, au caprice, à l’accident, au fait isolé ; ils veulent suivre des règles convenues, des déductions logiques, des routes alignées, pour arriver à des résultats généraux. L’Anglais, au contraire, reste personnel en tout et toujours. Le fait l’intéresse et le préoccupe bien plus que la loi il ne s’inquiète pas de ramener à une règle générale l’accident particulier, et d’un acte isolé il ne se croit point obligé de tirer une conclusion générale. Il y a entre les deux peuples la même différence qu’entre les deux sectes qui divisaient les scolastiques du moyen-âge : les Français croient aux idées abstraites, les Anglais aux choses contingentes ; nous sommes, réalistes, ils sont nominaux. Il y a donc plus de personnalité, plus de caprice, plus d’imprévu dans le caractère des Anglais ; il y a plus d’accidens et de variété dans leur vie. Or, l’intensité et l’originalité des caractères, la variété des incidens dans la vie, sont les conditions fondamentales du romanesque. Donc, les Anglais sont plus romanesques que les Français. Et moi-même je viens de prouver ma thèse par un argument à priori, c’est-à-dire par un argument à la française.

Romans anglais, romans anonymes, romans romanesques c’est le premier signalement qu’on puisse donner d’Angela et de Mordaunt-Hall. J’ajouterai que ce ne sont point des débuts. Une plume habile a raconté il y a quelques années, aux lecteurs de ce recueil, un des premiers romans publiés par l’auteur d’Angela[1]. Aujourd’hui autant qu’alors, le nom et l’histoire de l’écrivain sont demeurés inconnus : cet écrivain est une femme, voilà tout ce qu’on sait. La femme a eu le pudique bon goût de garder le voile ; mais ses œuvres récentes ont étendu doucement le gracieux succès de ses premiers livres.


C’est une des plus fières résidences seigneuriales de l’aristocratique Angleterre ; c’est un des printemps anglais les plus suaves. Le fils du propriétaire de Sherington habite seul le château paternel, et passe quelques momens de vie végétative parmi l’épanouissement glorieux de ces riches campagnes. Charmant et singulier jeune homme ! par sa figure et sa beauté, le modèle et l’idéal du jeune patricien anglais : l’œil si clair et si doux, si candide, presque enfantin, transparent de sincérité et d’innocence, méditatif pourtant et parfois chargé de vague mélancolie ; la lèvre pleine, relevée d’une moustache légère et soyeuse ; la chevelure tombant avec un élégant désordre autour d’un front large et pur. Il n’a pas vingt ans : il est encore dans ce printemps de la vie que les Anglais appellent l’heureux âge des teens. Ses parens l’ont pour ainsi dire laisse s’élever lui-même, comme s’ils avaient oublié qu’il doit être un jour pair d’Angleterre. Sa famille était en effet une famille de bohêmes comme il y en a trop dans les aristocraties. La mère, femme ardente, enthousiaste, pleine de talens, lisait le latin et le grec aussi bien que Jane Grey ; mais cette instruction virile recouvrait mal les faiblesses et les préjugés de la femme. Le père, lord Missenden, était un insignifiant viveur : un homme de clubs, de dîners et de courses de chevaux, qui, à force de flâner dans Saint-James Street, de parier à Epsom et à Ascott d’élever des chevaux qui perdaient toujours, avait fini par sentir la nécessité d’aller faire des économies sur le continent. Depuis plusieurs années, les Missenden vivaient donc à Rome, à Naples, à Florence ; seulement le fils, Vavasour, venait chaque printemps en Angleterre. Il restait peu à Londres. Le monde l’ennuyait. Les promenades à cheval au parc, les bals, les mesquines conventions de la vie à la mode lui étaient insupportables. L’Italie avait fait de lui un peintre et un paysagiste ; il aimait les gazons, les clairières, les taillis, les grands arbres, par-dessus tout les champs, et pendant son séjour en Angleterre, il courait s’enfermer à Sherington.

Un matin, en contemplant les eaux, les pelouses, les arbres séculaires de Sherington, en suivant du regard les ondulations du radieux paysage fermé à l’horizon d’une ligne de collines bleuâtres, il fut attiré par le charme de ces lointains vaporeux, et il partit à pied, avec son bagage d’artiste, pour aller voir de près cette partie du pas qui lui était inconnue. Il erra long-temps dans la campagne et arriva fatigué devant une grande ferme. L’air de cette vieille construction en bois, flanquée de pignons immenses, aux poutres sculptées, l’élégance du vieux porche de la façade, la propreté de l’allée sablée qui y conduisait, la fraîcheur du jardin couvert de fleurs printanières, les grands arbres qui surplombaient la longue toiture du côté opposé à la façade, la poésie des bruits et de l’attirail de l’exploitation rustique, le ravirent. Il entra, et, pour se donner une contenance, demanda une tasse de lait à la première servante qu’il rencontra.

On le conduisit dans une vaste salle basse. Les fenêtres s’ouvraient vis-à-vis de deux noyers gigantesques, dont les énormes branches formaient une voûte haute et touffu au-dessous de laquelle on voyait le reste du jardin, et, au-delà, des échappées de bois et de champs. Un immense catalpa élevait à côté sa pyramide de fleurs blanches, qui se détachait comme un bloc de marbre sur le vert sombre des massifs. Ce frais abri recouvrait en ce moment un groupe doux et triste. Sous un des noyers dont les feuilles, baignées de lumière, versaient sur l’herbe épaisse des ombres moelleuses, était assise urne femme malade enfoncée dans d’épais coussins, et au près d’elle, sur un petit tabouret, une jeune fille lisait dans un livre. Sur la figure pâle, amaigrie, mais belle encore de la malade, retombaient des boucles et des tresses de cheveux noirs et lustrés échappés de son petit bonnet. Elle portait une robe de chambre blanche d’une propreté exquise, et, par-dessus, un cachemire blanc était jeté en désordre sur ses épaules. Les marbrures rouges de la fièvre ajoutaient un charme douloureux à ce visage charmant. Elle avait les yeux fermés ; ses sourcils, longs, noirs et relevés descendaient sur sa joue. Lorsque la respiration de la malade s’embarrassait et qu’une toux courte et creuse secouait sa légère poitrine, la jeune fille assise auprès d’elle interrompait sa lecture, levait la tête vers elle, arrangeait le châle, pressait gentiment sa main pâle et décharnée, la regardait avec un air de compassion angélique, soupirait et se remettait à lire d’une voix plus basse et, si c’était possible, plus douce encore. C’était une fille de dix-neuf ans. Elle était vêtue d’une étoffe de coton simple, mais qui dessinait avec élégance les ondulations adorables de son corps flexible et gracieux. Sa petite tête, sa longue et délicate poitrine, les pures lignes de son profil, la suavité de sa bouche, l’innocence de son maintien lorsqu’elle était inclinée sur son livre, la tendresse de son regard lorsqu’elle se tournait vers la souffrante, un parfum indéfinissable de pureté, de simplicité, de bonté, une expression singulière de calme à la fois et de force faisaient de cette jeune créature, assise à cette place sans se douter qu’elle pût être observée, un des êtres les plus aimables et les plus intéressans que Vavasour eut jamais rencontrés ou rêvés de sa vie.

La servante qui lui apporta la jatte de lait lui apprit le douloureux secret de ces deux femmes La malade était la seconde femme d’un officier de l’armée anglaise, mort, sans laisser de fortune, quelques mois auparavant. Il avait eu d’un premier lit la jeune fille que contemplait Vavasour, Angela. Le capitaine Nevil avait laissé trois autres enfans en bas âge à sa seconde femme mourante. Cette pauvre famille augmentée d’une vieille bonne, vivait de la petite pension de veuve de Mme Nevil ; mais, à la mort de celle-ci, arrivée au dernier degré d’une maladie de poitrine, elle allait rester sans ressources. Alors les orphelins devraient quitter la ferme où la famille payait un modique loyer ; Angela seule aurait à pourvoir, par son travail, à la vie de ces pauvres petits êtres. Telle était l’affreuse perspective qui torturait les derniers jours de la malade au moment où le hasard conduisit Vavasour dans cet intérieur touchant et désolé.

Vavasour apprit ou devina ces détails avec un serrement de cœur. Il voulut entrer dans l’intimité de ces affligées. Il revint bientôt rôder autour de la ferme, et, pour attirer l’attention d’Angela, pour arriver jusqu’à Mme Nevil et avoir accès dans la maison, il saisit un de ces prétextes, une de ces mille occasions qui, comme dit Sterne, « ne manquent jamais de se présenter aux voyageurs sentimentaux. » De peur d’effaroucher les jeunes femmes, il se donna pour un peintre en tournée, retenu à quelques lieues de là par des affaires d’art, et s’appela M. Carteret. Angela avait reçu une éducation soignée ; sa belle-mère, fille d’une artiste italienne, avait fait d’elle une forte pianiste : elle dessinait aussi et peignait. Le faux Carteret examina ses essais. Afin de se donner un droit d’assiduité auprès des Nevil, il offrit à la jeune fille de la perfectionner dans son art. Mme Nevil vit dans cette offre le moyen d’assurer à Angela une ressource de plus. Elle accepta Alors commencèrent pour Carteret d’éternels voyages de Sherington à la ferme ; alors mille incidens tour à tour tristes et charmans entrelacèrent les affections du jeune peintre et de sa douce élève. Cette histoire est écrite dans le roman avec une pénétrante finesse d’analyse, une délicatesse minutieuse, une sensibilité infinie. Vavasour, nature tendre, passive, rêveuse, se laissait aller à cette vie où le berçaient la compassion, la générosité et l’amour. Quoique aucune parole n’eût été prononcée entre eux à ce sujet, Angela, dans son chaste cœur, se sentait fiancée à Carteret, et la veuve mourait consolée lorsque, de sa chaise de douleur, elle contemplait ces belles têtes amoureuses penchées sur la table de travail ; mais un jour Carteret disparut. On l’attendit avec anxiété, avec angoisse, avec désespoir. Il ne revint plus. Mme Nevil expira. Angela, deux fois frappée, deux fois délaissée, partit pour Londres. Il fallait qu’elle gagnât sa vie, celle de ses frères. Elle se crut sauvée le jour où elle trouva une place de gouvernante.

Je suspends l’analyse de cette simple histoire, pour placer ici quelques réflexions françaises. Je viens de rencontrer dans ce récit deux questions sociales que le romancier anglais n’a pas eu, grace a Dieu, l’idée de résoudre. Ce sont la question du sort des familles des officiers subalternes de l’armée anglaise et la question du sort des gouvernantes, deux formes cruelles du paupérisme bourgeois. En France, il eût bien fallu traiter ces questions-là. On n’eût pas été en peine de prouver que l’état social qui laisse dans l’indigence absolue les familles d’hommes qui ont passé leur vie au service du pays est un état social monstrueux et intolérable. On se fût surtout occupé de la question des gouvernantes, si elles remplissaient dans l’éducation une aussi considérable en France qu’en Angleterre. Du reste, il semble qu’en Angleterre la question des gouvernantes soit à l’ordre du jour du roman. Voici trois héroïnes récentes prises dans cette classe : notre Angela, la Jane Eyre dont nous avons raconté l’histoire l’autre jour, et la Rebecca de la Foire aux Vanités ([2]. Il paraît même que la Jane Eyre, qui nous avait paru si innocente, a été accusée chez nos voisins d’esprit révolutionnaire et presque de socialisme. Le Quarterly a pris ce roman pour une protestation rebelle faite au nom des institutrices contre l’ordre social anglais. À ce plaidoyer de fantaisie, il s’est cru obligé de répondre non-seulement par une semonce morale, mais par la statistique chiffrée des bonne œuvres fondées récemment pour venir au secours des gouvernantes. Du reste, le Quarterly n’a pas tort. Qu’est-ce que la révolution ? C’est la révolte contre l’inégalité. Donc il n’y a pas en Angleterre de classe qui soit dans une situation plus révolutionnaire que celle des gouvernantes, car il n’y en a point qui ressente de plus près les blessures de l’inégalité. Ces jeunes filles et ces femmes que le besoin oblige à se consacrer à l’éducation au sein des familles patriciennes et opulentes, touchent à la domesticité par la dépendance de leurs services, à la condition supérieure par leur naissance et leur culture intellectuelle. Déclassées entre les maîtres et les serviteurs, parties de la pauvreté, elles ne côtoient les richesses et les délices du monde que pour retrouver à l’autre bout de leur vie, avec un sentiment plus amer, la plus stricte médiocrité, souvent même un dénûment absolu. Que faire ? L’auteur d’Angela ne songe pas à nous le dire. Il ne peint pas le sort des institutrices réformer l’état, Il n’a cherché dans une des mille faces de la souffrance humaine qu’un élément d’émotion et de sympathie. Il a bien fait. Le devoir moral et social de l’artiste ne va pas plus loin.

Je ne retracerai pas les peines d’Angela. Elle entre d’abord chez une famille de parvenus, chez Mme Usherwood, dont le mari, qui a fait fortune est devenu membre du parlement. Les Usherwood habitent une somptueuse maison dans l’un des plus beaux quartiers de Londres, à Lowndes-Square, entre Belgrave-Square et cette porte de Hyde-Park, où est la résidence du roi des parvenus contemporains roi découronné en ce moment comme bien d’autres, M. Hudson. La pauvre Angela est opprimée par ces grossiers personnages. Heureusement elle gagne, chez eux, la sympathie d’une femme riche et influente, miss Joan Grant, dont la vie, troublée autrefois par une passion malheureuse, est entièrement consacrée au patronage des bonnes œuvres. C’est une création heureuse que cette Joan Grant, fervente chrétienne, quoique vivant au sein du monde, figure sereine et consolatrice, qui répand autour d’elle les conseils et les secours ; Joan Grant fit sortir Angela de la maison des Usherwood, et la donna comme compagne et amie, bien plus que comme gouvernante à une riche héritière, Augusta Darby. Cette rencontre devait décider de la vie d’Angela.

La famille Darby était, en effet, alliée à la famille Missenden. Angusta était la cousine de Vavasour. Il y a plus : dans la tête des parens, le mariage de Vavasour et d’Augusta était arrêté depuis leur enfance, et Augusta, élevée dans cette pensée, aimait Vavasour. C’était une jeune fille brillante, vive, impétueuse, résolue, un peu romanesque. Elle avait été lancée de bonne heure dans le plus épais du tourbillon mondain ; elle s’y plaisait comme dans son élément. Elle rayonnait et triomphait dans l’éclat et le bruit des fêtes élégantes ; elle aimait enfin ce qu’abhorrait le plus l’ame rêveuse de Vavasour. Et pourtant, par l’excitation même du contraste, elle en éprouvait pour son cousin un amour plus vif. La sauvagerie distinguée de Vavasour, sa susceptibilité de sensitive, son dédain pour les vulgarités de la vie, son humeur songeuse, son talent d’artiste, faisaient de lui, aux yeux d’Augusta un être bien supérieur aux jeunes gens irréprochables qui coquetaient autour d’elle au parc ou au bal. Après une longue séparation, une circonstance récente les avait rapprochés. Les Darby, voyageant en Italie, rencontrèrent les Missenden à Palerme. En ce moment, lord Missenden tomba malade ; on crut sa maladie mortelle. Vavasour fut appelé à Palerme. Ce fut alors qu’il quitta Angela. Il n’avait pas eu le temps d’aller lui apprendre son départ ; mais il lui écrivit, et, pensant à la gêne de sa famille, il la priait d’accepter en attendant son retour, un billet de banque glissé dans la lettre. Cette lettre n’avait jamais été remise. Vavasour passa donc plusieurs mois à Palerme auprès d’Augusta. Il était rempli de la pensée d’Angola Nevil ; il souffrait de ne point recevoir de réponse ; son éloignement pour sa cousine ne fit que s’accroître. Quand les deux familles rentrèrent en Angleterre, il s’arrangea pour revenir seul. À peine débarqué, il chercha partout Angela ; toutes ses démarches furent inutiles. La seule personne qui eût pu le mettre sur les traces de sa maîtresse lui dit, pour le dépister, qu’elle s’était mariée et avait quitté l’Angleterre. Alors, le cœur brisé, il céda avec l’inertie du désespoir aux obsessions de ses parens. Il consentit à un mariage qui devait d’ailleurs, lui disait-on, arranger les allures de sa famille. Il écrivit à Augusta, demanda le pardon de ses négligences passées, et annonça sa prochaine arrivée au château où résidaient les Darby.

On devine le reste : la reconnaissance d’Angela et de son Carteret, la double blessure sous laquelle Angela tombe gémissante et navrée et sous laquelle Augusta éclate en spasmes déchirans, le trouble des deux familles, l’anéantissement de Vavasour ; puis, après le coup le foudre, les assauts de générosité des deux jeunes filles victimes innocentes l’une de l’autre, et la lutte de Vavasour entre le devoir et l’amour. Joan Grant intervient dans cette crise ; tout le monde a recours à elle ; elle est la confidente de chacune de ces douleurs. Cette dame de bon secours me rappelle la bonne Mme Dorsan de Marianne. Elle parvient enfin à démêler toutes ces ames, à guérir ces déchiremens, à concilier ces intérêts. La fougueuse et fière Augusta renonce à son cousin. Vavasour épouse Angela.

On dira peut-être à la fin de cette analyse que la fable d’Angela est vulgaire. Il n’y a qu’un mot à répondre : tous les sujets sont vulgaires. La distinction et l’originalité ne sont que dans la mise en œuvre. Dans un résumé de trois pages, je n’ai pas la prétention d’avoir dominé une idée de l’exécution d’un roman en trois volumes. Je voudrais pouvoir exprimer l’impression que laisse la lecture des livres de l’auteur d’Angela. Il y a dans ces charmantes pages une observation si délicate de la vie, un parfilage des fibres les plus ténues du sentiment à la fois si savant, si naturel et si gracieux, que peu de lectures font penser et sentir avec plus d’abondance et d’agrément. Les caractères ne sont pas d’une force d’invention saisissante ; mais ils se développent, agissent et parlent avec tant de réalité, qu’en fermant le livre ils vous restent dans l’esprit comme des personnes vivantes qu’on aurait pratiquées avec goût et dans le commerce desquelles on serait charmé de vivre encore. Le style n’est pas régulier, le trait n’en est pas large et rapide. L’auteur procède par petites touches brisées, répétées, surchargées, qui s’adaptent à la peinture des nuances et des détails où il se complaît et où il excelle ; mais la meilleure façon de faire juger la manière de l’auteur d’Angela serait d’en donner un échantillon. J’en chercherai l’occasion en parlant de Mordaunt-Hall.


Il y a deux romans dans Mordaunt-Hall ; le plus émouvant même, le plus chaud de facture est celui qui, dans le plan de l’auteur, sert d’ouverture et de prologue à l’ouvrage.

Dans un comté du nord de l’Angleterre, près d’une petite ville isolée, un vieux savant vivait avec sa fille unique. Ils habitaient une de ces jolies maisonnettes anglaises si simples, si propres, qu’elles font rêver le passant de paix intérieure et de bonheur domestique. Le petit cottage avec son chaume moussu, ses petites croisées enguirlandées de chèvre-feuille et d’églantier odorant, était comme vêtu de verdure. La petite cheminée qui lançait dans l’air pur sa spirale de fumée, annonçait le comfort de cette demeure. Rien de capricieux, de plantureux, de soigné, de frais, comme le jardin qui enroulait autour ses allées sinueuses couvertes de cailloux de toute couleur, tirés des montagnes voisines. C’était un charmant fouillis de plantations d’utilité ou d’agrément. Il n’y avait pas un pouce de terrain que le vieux propriétaire et sa fille eussent laissé sans culture et qui ne produisît son fruit ou sa fleur.

Les habitans du cottage, M. Feversham et sa fille Miriam, étaient deux êtres intéressans et fantasques. M. Feversham, physicien supérieur, avait pris dans ses habitudes scientifiques des idées qu’il décorait, comme tant d’autres dupes des sciences dites positives, du nom de philosophie. Trompé par une vie unie et facile, il n’avait éprouvé, ni pour lui ni pour sa fille, le besoin des consolations et des espérances religieuses. « Il n’avait jamais connu, dit l’auteur, ce creux et ce vide des choses palpables qui forcent l’homme à chercher malgré lui-même un refuge dans les choses invisibles. » L’éducation de Miriam s’était ressentie de cette indifférence religieuse. Ce fut une éducation à la Jean-Jacques. Miriam fut abandonnée à la nature. Cette belle jeune fille, que son père initia aux secrets les plus élevés de l’instruction, ne reçut sur les mystères de la vie que les froides leçons d’un vague déisme. Son ame était comme son corps : quelque chose de robuste et de gracieux, mais quelque chose d’indiscipline et de sauvage. Ses courses avec son père dans les montagnes avaient hâlé son pur visage comme une figure de gipsy et donné une vigueur masculine à ses membres charmans. Ses lectures philosophiques et ses libres pensées laissèrent à son esprit une audacieuse virilité. Dans cette nature étrange et séduisante battait un cœur naïf, ardent, né pou r les orages.

Il y avait, non loin de là, un docteur d’université de grand renom littéraire, auprès duquel des jeunes gens distingués venaient acheter et polir leurs études académiques. En Angleterre, on n’est pas un parfait gentleman si l’on n’est un scholar accompli. Ce docteur eut, dans ce temps-là, un élève d’une distinction singulière, un jeune homme qui avait débuté déjà avec succès à la chambre des communes. M. Ridley, ainsi s’appelait ce jeune homme, était le fils unique d’une famille parvenue par le commerce, mais immensément riche c’était un esprit de rare trempe, une ambition effrénée, urne imagination de feu, un cœur de glace. Il avait mené la vie d’université cavalièrement, en fils de famille qui fait honneur à sa fortune par ses dissipations. Cette première fougue de jeunesse apaisée, lorsqu’il fut membre du parlement, il sentit l’incomplet de ses études classiques et le tort que cette lacune pouvait faire à ses plans d’élévation politique. Il profita de l’intervalle d’une session pour approfondir les littératures grecque et latine sous la direction d’un aussi habile homme que le docteur Abel.

Ridley et Miriam se rencontrèrent. Ces deux natures, le jeune homme raffiné et corrompu et la jeune fille candide et ardente, se fascinèrent mutuellement par leurs contrastes. Contre les séductions de Ridley, Miriam était désarmée : elle succomba. Ridley ne craignit point d’abuser de l’enthousiasme crédule de ce cœur ignorant : au milieu des enchantemens d’une splendide nuit d’été, Ridley persuada à Miriam qu’il s’unissait à elle, qu’il l’épousait à la face de Dieu, mais que les intérêts de son avenir, de leur avenir, l’obligeaient à tenir quelque temps cette union secrète. Miriam, ivre de confiance et de bonheur, se donna. Ridley partit ; Miriam était grosse. Ridley oublia son amante, puis il la repoussa, puis il l’insulta en lui offrant une somme d’argent pour rançon de son déshonneur.

Ici commence l’histoire lamentable, l’histoire éternellement la plus douloureuse parmi celles des souffrances humaines : l’histoire d’un broken heart, d’un cœur trahi et brisé. Notre langue ironique et sèche n’a pas d’équivalent pour ce mot d’une sensibilité si intense, pour ce mot saignant de douleur. Lorsque M. Feversham connaît le déshonneur de sa fille, il court à Londres ; mais le désespoir du vieillard et du père trouve la froide ambition de Ridley inexorable. Ridley fait un grand mariage aristocratique. M. Feversham meurt dans le délire en maudissant sa fille. Miriam, par une nuit d’agonie, va dans la campagne jeter son enfant au seuil d’une maison opulente, et meurt de la mort du broken heart, le suicide. Toute cette histoire, dans Mordaunt-Hall, est déchirante. Le suicide de Miriam, le suicide d’amour, est le seul peut-être qui trouvera grace, car il semble que ce soit une mort naturelle. Le suicide philosophique de Caton me fait plus horreur que le suicide voluptueux de Pétrone celui-ci a de moins l’hypocrisie de l’orgueil ; mais je ne puis lire sans attendrissement, dans les faits divers d’un journal, le récit d’un suicide d’amour : une pauvre grisette, un pauvre ouvrier, quelquefois mourant ensemble tous deux. Si le corps était l’esclave de l’ame, on mourrait sur le coup du broken heart. Si l’on conservait dans le monde la force native des passions, si le raffinement de l’esprit, les subtilités de la raison, mille habitudes artificielles, n’y amortissaient l’élan naturel du sentiment, — ou si l’on ne trouvait dans l’amour religieux la guérison d’un cœur blessé, — on se tuerait lorsqu’on perd ce qu’on aime. Dans ses extases et dans ses agonies, l’amour aime la mort.

Ceci n’est encore que l’exposition de Mordaunt-Hall. Nous entrons dans la situation que l’auteur s’est proposé principalement de traiter, et qu’il développe avec une sagacité d’observation et une sensibilité exquises. La maison sous le portique de laquelle Miriam laissa son enfant était la résidence de la famille Mordaunt. C’était une noble, prospère, nombreuse et patriarcale famille, comme on en voit tant en Angleterre. M. et Mme Mordaunt avaient marié leurs filles, sauf une seule, Calantha, ame tendre et religieuse, clouée pour la vie à une chaise longue par la faiblesse maladive de ses membres. Calantha supplia sa mère d’accueillir ce pauvre orphelin que la Providence semblait leur avoir confié. Elle qui devait renoncer à jamais aux joies de la maternité, elle voulut faire son enfant de l’enfant abandonné. Ses parens n’osèrent pas contrarier ce désir et ce projet, qui allait donner un intérêt à la vie de la pauvre infirme. M. Mordaunt avait prévu cependant les difficultés qu’amènerait infailliblement dans sa maison la fausse position de l’enfant trouvé. L’angélique sollicitude de Calantha ne put les prévenir. À mesure que Gédéon grandissait, elles augmentèrent. Les sœurs de Calantha la blâmaient de sa bizarre charité ; elles mortifiaient le malheureux enfant ; elles l’excluaient avec mépris des jeux de leurs garçons et de leurs filles. L’auteur raconte dans de nombreuses scènes ces coups d’épingle quotidiens qui de l’enfant rejaillissent sur la mère adoptive, et fait sentir l’influence douloureuse de ces froissemens sur la jeune et innocente victime. Il est difficile d’exposer avec plus de vérité et de sentiment la formation d’un caractère sous l’action du milieu qu’il traverse. Voici un de ces cruels épisodes. Le petit Gédéon ne trouve de la compassion et des encouragemens qu’auprès d’une sœur de Calantha, Lucilla ; mais cette protection ne fait d’abord qu’augmenter les divisions de la famille et qu’attirer à Gédéon des persécutions nouvelles.


« C’est une noire et froide soirée de novembre. Tous les fils et toutes les filles mariées de la famille, avec leurs enfans, sont réunis à Mordaunt-Hall pour l’anniversaire du mariage de M. et Mme Mordaunt. Le grand salon est joyeusement éclairé. Deux énormes candélabres remplis de bougies réfléchissent leurs clartés dans d’immenses miroirs richement encadrés, qui descendent du plafond an parquet. Un grand feu de bois brûle dans la cheminée et fait scintiller ses reflets sur les cuivres du garde-feu et des chenets. Sur la cheminée de marbre blanc s’élève une autre glace enfermée dans un cadre magnifiquement sculpté, avec des girandoles. Le meuble du salon est en velours vert et or. Des chaises, des sofas, des fauteuils, des bergères, sont rangés en cercle autour du feu et occupés par tous les membres rassemblés de l’heureuse et élégante famille.

« Toutes ces belles personnes et tous ces enfans font un bruit de voix jouissant, au milieu duquel M. Mordaunt, avec sa grande mine de gentleman, Mme Mordaunt, avec sa large et bienveillante figure de matrone, savourent la douceur et l’orgueil de cette fête domestique. Calantha, reposant sur une chaise longue, suit de son doux regard la petite scène qui se passe près d’elle.

« M. Chandos, le mari de Lucilla, est assis avec un enfant sur ses genoux, et M. Ernest Mordaunt, une charmante jeune femme, se penche vers lui tandis que son mari est assis à ses pieds sur un tabouret. Ils sont tous occupés avec l’enfant, une petite fille.

« M. Chandos est pâle, très pâle, et sa belle physionomie, quoique calme et reposée, est doucement voilée d’une ombre de mélancolie. On ne peut rien concevoir de plus raffiné, de plus élégant que son air. Il a un beau teint et l’œil bleu. Ses cheveux sont légèrement poudrés ; cette mode n’était point encore passée dans ce temps-là. Il était vêtu plus simplement que les autres, mais avec un parfum de distinction que les autres n’avaient point. Il tient la petite fille sur ses genoux, sa propre fille, son unique enfant.

« La jeune dame, la femme d’Ernest, presse la petite créature de chanter, et elle, avec la timidité la plus gentille et la moins affectée, croisant ses charmantes petites jambes, que laissaient voir sa robe blanche et courte, ses petits bas et ses souliers en miniature, tenant la main de son père dans ses doigts troués de fossettes, elle dit : « Non, je ne peux pas ; » puis tourne sa figure pleine d’innocence enfantine et de beauté vers son père, et agite sa petite tête en répétant : « Non, non, je ne peux pas. »

« — Allons, chère Kitty, ne dites pas que vous ne pouvez pas.

« — Chantez, Kitty, quand on vous le demande, dit M. Chandos ; mais l’ordre est donné d’une voix si tendre, si aimante !

« Elle penche de côté sa jolie tête, met un doigt sur sa lèvre, et semble rêver un moment. Puis elle part, sans autre prélude comme un petit oiseau.

Quand j’étais petit garçon,
Hé ! oh ! le vent et la pluie,
La pluie tombait et le vent soufflait,
Hé ! oh ! hé ! oh !…

« Elle s’arrête court et dit :

« — Papa, il y a un petit garçon dans la salle.

« Kitty ne peut-elle chanter un autre vers ? dit Ernest en prenant son petit pied et le baisant.

« Kitty rabaissa gravement sa robe avec ses mains, s’arrangea et regarda son père avec anxiété.

« — Papa, il y a un pauvre enfant dans la salle.

« — Oui, mon amour, chantez encore.

« — Papa, le petit garçon est dans la salle.

« — Vous n’avez pas fini, Kitty, dit Mme Ernest.

« Pour toute réponse, Kitty se retourna, et, s’aidant des revers de l’habit de son père, elle se mit debout sur ses genoux. Dans cette position, elle arrivait juste à la figure de M. Chandos, et, approchant sa petite bouche de son oreille, elle murmura :

« — Si, vous venez avec moi chercher le petit garçon, je… vous… donnerai… un baiser.

« — Deux, dit M. Chandos.

« Elle reprit d’un petit air fin :

« — Un petit enfant, un baiser.

« Elle s’était pendant ce temps-là laissé glisser le parquet et tirait de toutes ses forces son père par la main.

« — Venez, papa, venez !

« — Il n’était pas accoutumé à lui résister long-temps ; la petite enfant entraîna bientôt l’homme à travers la porte. »

La jolie petite fille rencontre en effet le petit garçon, seul, taciturne, sauvage, dans la salle. Elle l’apprivoise peu à peu par ses cajoleries ; mais les autres enfans viennent aussi dans la salle, suivis des parens. Une des sœurs de Calantha défend à ses enfans de jouer avec Gédéon. Lucilla, la mère de la petite Kitty, se moque de cette prude susceptibilité. Il y a une petite rixe, un échange de mots vifs et amers. Julia appelle Gédéon un mendiant.

« Gédéon était debout, les yeux fixés sur les interlocuteurs, avec une expression d’épouvante et de profonde détresse sur la figure ; à la fin, il s’approcha de Calantha et, le cœur gros, il dit :

« — Gédéon n’est pas un mendiant, les mendians ont des haillons.

« À ce mot, Lucilla jeta un regard autour d’elle et se mit à rire.

« — Non, pour sûr, enfant, dit-elle en regardant dédaigneusement sa sœur, dont le mari passait pour avoir des affaires dérangées. Pas de mendians sans haillons !

« Mais Calantha ne fit pas de réponse ; elle posa seulement sa main amaigrie sur la tête du petit garçon.

« — Calantha, dit-il en la regardant et après l’avoir considérée quelques secondes, qu’est-il, Gédéon ?

« — Un brave garçon, j’en suis sir, dit M. Chandos.

« Mais en ce moment M. Mordaunt entra, et, regardant Calantha d’un air très contrarié, il dit :

« — Calantha, je croyais que cette affaire était entendue entre vous et moi dès le principe. Je m’étonne que vous ayez pu vous rendre coupable d’une si grande inconvenance. Tom, — Jack, quel est le nom de l’enfant ? – Gédéon, sortez ; votre place n’est pas ici. Vous ne devez pas jouer avec les enfans de la maison. Souvenez-vous-en, monsieur ; que je ne vous revoie plus ici. Calantha, puisque vous ne faites pas votre devoir, vous me forcez à le remplir. – Si, continua-t-il d’un ton de modération et de bonté, vous n’apprenez pas à cet enfant à rester à sa place, d’autres lui donneront la leçon en des termes plus rudes pour vous.

« Et, complètement satisfait de sa manière de voir à ce sujet, M. Mordaunt tourna les talons.

« Le petit enfant était resté debout, tenant la main de Calantha durant ce discours, regardant M. Mordaunt d’un air déterminé qui approchait du défi. Lorsque le maître eut fini, il laissa aller la main qu’il tenait, et, glissant à travers la porte qui conduisait aux appartemens des domestiques, il disparut à l’instant.

« Il ne revint jamais plus dans la salle pendant la semaine que les autres enfans y demeurèrent.

« Le visage de Kitty avait été agité d’émotions diverses durant cette scène, à laquelle, du reste, elle ne comprenait pas grand’chose. Le terrible, pour elle, était de voir grand-papa, personnage très redoutable à ses yeux, en colère contre le pauvre petit garçon. Cependant, avec cet instinct de justice qui est si naturel aux enfans, elle était sûre qu’il ne l’avait pas mérité. Sa petite figure était toute triste. M. Chandos la prit dans ses bras. Elle reposa sa petite tête sur sa poitrine, comme si elle avait grand besoin de consolation ; puis elle la releva, et elle dit en regardant son père d’un air de doute :

« — Ce n’était pas un méchant enfant cependant, papa ?

« — Non, bijou Il ne savait pas qu’il ne devait pas venir dans la salle. Il est sorti, vous voyez, dès qu’on le lui a ordonné. »

La destinée du fils de Miriam était d’avance contenue dans ces tristes scènes d’enfance. Pour le dérober au mauvais vouloir des siens, Calantha l’envoie dans une école. M. Chandos paie la pension. Gédéon joint à une riche nature les qualités que féconde l’éducation hâtive du malheur, la sensibilité profonde, la réflexion précoce, la fierté intérieure. Ses succès dans ses premières études engagent M. Chandos a l’envoyer à Oxford. Il devient un des membres les plus remarquables de l’université et un des jeunes gens les plus distingués de son âge. Calangha et M. Chandos avaient depuis long-temps choisi pour lui une carrière ; il leur avait semblé que l’église était la seule où la tache de sa naissance ne fît point obstacle au brillant avancement que lui promettaient ses talens. L’année où il quitta l’université, M. Chandos l’engagea à venir passer quelque temps à son château d’Elmwood-Park. Il lui offrit un bénéfice qui était à sa nomination ; mais lorsque Gédéon revit sa petite amie d’enfance, devenue une ravissante jeune fille, il n’eut pas le courage de consommer son sacrifice. Il n’osait pas s’avouer son amour ; il n’osait rien espérer ; il répugnait seulement à sa délicatesse de ne pas entrer avec son cœur tout entier au service de la religion, et de ne chercher dans le temple qu’un sacrilège trafic.

Sa première entrevue avec Celia (c’est le nom que porte maintenant la petite Kitty d’autrefois) suffit pour le décider. Je détacherai encore cette scène de Mordaunt-Hall ; elle est le pendant de celle que j’ai citée. Gédéon y sent son cœur s’amollir et se fondre sous une bouffée de souvenirs d’enfance.


« Gédéon arriva, au mois de juillet, chez M. Chandos. Il n’y avait alors à Elmwood-Park que M. Chandos, Lucilla, Celia et sir Philip Scrope, jeune et riche propriétaire du voisinage. Sir Philip était un homme de beaucoup de talent ; membre de la chambre des communes depuis quelques années, il s’y était fait une place parmi les orateurs brillamment populaires. Il était de l’école libérale, ferré sur les questions économiques, beau de sa personne, parleur abondant, homme du monde achevé, avec quelque chose d’un peu hautain et d’un peu exclusif dans les manières, comme quelqu’un qui a le sentiment de la valeur de sa richesse et du nom historique qu’il porte ; avec cela, une réputation universelle d’honneur, bien méritée par la correction constante de toute sa conduite. M. Chandos aimait en lui le souvenir de son père, dont il avait été l’ami. Il eût envié un tel fils, s’il n’eût eu une fille comme Celia.

« Celia avait maintenant dix-huit ans, et avait atteint ce qu’on peut appeler, dans une nature si heureuse et si cultivée, la perfection ; jamais il n’y eut un modèle plus aimable et plus doux de l’idéal d’une fille de dix-huit ans.

« Elle était encore très petite, de proportions presque enfantines, mais formées avec une symétrie et une délicatesse qui étaient la beauté même : des bras fins et blancs, des pieds de fée, une figure si délicatement rosée, des yeux pleins d’intelligence et de sentiment, une bouche enjouée, enchanteresse. L’éducation la plus soignée avait perfectionné en elle les dispositions les plus heureuses. Elle avait un caractère doux, généreux, et une humeur si gaie, si joyeuse, qu’elle répandait autour d’elle le bonheur. Elle portait sa supériorité avec si peu d’affectation et de prétention, d’une façon si douce, si facile, si sincèrement bienveillante que personne en sa présence ne se sentait éclipsé. Tout le monde l’aimait.

« Celia enfant avait été la gâtée du père de sir Philip Scrope. Le pauvre homme l’avait vue s’épanouir comme l’épouse prédesdinée de son fils. Comme par un accord tacite, comme une chose naturelle sans qu’il eût été besoin d’en jamais parler, ce mariage avait été arrangé entre le père de sir Philip et M. Chandos. La mort du vieillard et les affaires d’intérêt qui en avaient été la suite avaient retardé la déclaration de sir Philip Le jeune homme avait été obligé aussi de suivre le parlement avec assiduité ; mais maintenant la session était close, et, a lieu d’aller dans sa résidence dépeuplée et désolée, sir Philip était venu passer le premier mois des vacances à Elmwood-Park.

« Il y était arrivé quelques jours avant Gédéon, mais il n’y avait rien eu encore de décisif entre les deux jeunes gens. M. Chandos attendait avec patience, heureux de les voir monter à cheval ensemble, jardiner ensemble, lire et faire de la musique ensemble ; car Celia jouait du piano, et sir Philip, qui avait une fort belle voix, chantait.

« Les attentions de sir Philip pour elle étaient si peu gênantes et de si bon goût, son affection était si calme, quoique solide et sincère, qu’elle ne se sentit jamais auprès de lui alarmée ou confuse, et qu’elle le traitait avec la simplicité et la cordialité la plus affectueuse. M. Chandos était enchanté ; son goût, son jugement, son affection et même le petit égoïsme qu’il y avait dans son amour pour sa fille étaient également satisfaits.

« Lucilla était heureuse comme les autres. À vrai dire, elle trouvait que sir Philip était précisément ce qu’il fallait pour un favori de M. Chandos, un homme si gentlemanlike, si rangé, si tranquille, si accompli, si exact, d’un sens et d’un cœur si droits ! Lucilla n’aimait pas ce qui ne brillait point : toutes les qualités du monde n’étaient rien pour elle sans le brillant. Or, sir Philip était plutôt un homme distingué qu’un homme brillant. Il était plus prisé pour la solidité de ses mérites, pour la précision et l’étendue de ses connaissances, pour ces qualités précieuses qu’on enferme sans ce mot, des habitudes d’affaires, que pour la véhémence de son éloquence ou le magnétisme de ses manières. Il n’était pas assez enthousiaste, au goût de Lucilla. Aussi, et parce qu’il était le favori de M. Chandos, ne pouvait-elle s’empêcher par momens de lui lancer quelques pointes ironiques. Lucilla n’avait qu’une constance : c’était une opposition taquine aux goûts et aux sentimens de son mari. Il n’avait qu’à faire connaître ses idées pour être immédiatement contredit par elle. Ce travers avait entretenu la prédilection de Lucilla pour Gédéon. Quelques éloges que M. Chandos ne lui rendait pas toute la justice qu’il méritait. Elle avait donc attendu son arrivée avec une sorte de plaisir étrange, indéfinissable ; et déjà, dans son esprit, elle opposait l’éclatant jeune homme, couronné d’honneurs universitaires, comme un rival à la perfection sempiternelle de sir Philip, dont les honneurs et les bonnes qualités l’ennuyaient cordialement.

« Lucilla était seule dans le salon quand Gédéon entra. Il avait tant gagné, qu’elle le reconnut à peine. Il avait cette taille qui donne de la dignité et de la grace sans rien ôter à l’agilité et à la force. Il avait une beauté intellectuelle. Ses yeux, chargés d’expression, semblaient faits pour peindre les agonies les plus profondes de la passion, ou pour lancer les plus éblouissans éclairs de l’esprit ; ses gestes étaient énergiques et virils, mais adoucis et comme veloutés par la sensibilité intense de son cœur. Il y avait dans les vibrations de sa voix une douceur caressante qui achevait le charme de sa physionomie. La bonne compagnie avait donné le dernier poli à cette élégance extérieure, contre-épreuve de son ame. Ses talens lui avaient ouvert, à Oxford, les cercles les plus exclusifs ; ses liaisons avec les jeunes gens du premier rang avaient ajouté à ses manières cette parfaite aisance et ce calme gracieux qu’il est si difficile aux hommes de passions fortes, de vive sensibilité et de génie original, d’acquérir hors de la fréquentation du monde.

« Lucilla fut enchantée de la manière dont il l’aborda, et, se levant au-devant de lui, elle lui donna sa main avec une cordialité qui lui gagna son cœur sur l’heure. Ils causèrent un moment, puis elle lui dit qu’on était monté pour s’habiller et qu’elle voulait lui montrer elle-même sa chambre. Elle le conduisit, par un magnifique escalier, dans une sorte de galerie centrale où s’ouvraient les chambres d’amis. Elle l’introduisit dans une des plus jolies et le pria de sonner lorsqu’il voudrait quelque chose, ajoutant que, comme il n’avait pas de domestique à lui, elle avait mis à ses ordres son propre valet de pied.

« Gédéon s’habilla avec toute la convenance distinguée qu’il avait apprise dans cette université qui est l’arbitre des élégances de la jeune Angleterre. Il descendit pour le dîner sans aucune de ces palpitations timides qui eussent fait autrefois son supplice. L’éclat de ses succès littéraires avait jeté dans l’ombre les contradictions de sa destinée. Il avait pris son parti des ennuis et des froissemens auxquels elle le condamnait, et son mérite personnel lui avait aplani les difficultés les plus graves. Il était ainsi parvenu à se rendre maître de lui-même et à prendre cette aisance de manières qui, jointe à une gracieuse modestie, le rendait si agréable à tout le monde.

« Lucilla, M. Chandos et Celia étaient déjà dans le salon quand il descendit.

« Sa main ne tremblait plus comme autrefois lorsqu’il la posa sur le bouton de la porte. Il ouvrit, entra, alla à M. Chandos, et lui serra les mains avec un si charmant mélange de respect, de sensibilité et de modeste aisance, que M. Chandos lui-même le tint pour le plus aimable jeune homme qu’il eût vu depuis long-temps. Il se tourna ensuite vers Celia, qui se leva et lui présenta sa main en baissant les yeux ; mais une seconde après elle les releva avec un air si bon, si doux, si engageant, que les sentimens des années évanouies s’élancèrent au cœur de Gédéon, et qu’il put à peine balbutier quelques mots pour répondre à sa bienvenue.

« Elle était assise vis-à-vis de son père, en sorte que Gédéon tournait le dos à M. Chandos pendant que se faisait cette reconnaissance. Celia seule put s’apercevoir du tremblement de la main qui tenait la sienne ou remarquer la rougeur qui en un instant courut et disparut sur le visage de Gédéon. Il s’assit à côté de Lucilla, et M. Chandos entra immédiatement en conversation avec lui. Il y a toujours, même dans l’entretien le plus simple d’un homme d’un haut esprit, quelque chose qui trahit sa supériorité. C’était ce qui arrivait pour Gédéon. Celia était assise, l’écoutant. Elle n’osait se mêler à la conversation. Elle semblait moins à son aise qu’à l’ordinaire. Elle avait tant entendu parler des talens et des succès de Gédéon, qu’elle avait cessé de le regarder avec un intérêt compatissant. Elle voyait maintenant en lui un homme fait pour conquérir l’admiration universelle. Elle répondait avec timidité à une question de sa mère, quand sir Philip entra. M. Chandos lui présenta M. Gédéon Jones, « dont le nom, j’en suis sûr, ne peut vous être inconnu, quoique les honneurs universitaires n’excitent guère d’attention à Londres. » Sir Philip fit un léger salut, auquel Gédéon répondit assez froidement, et, avançant une chaise à côté de Celia, il se mit aussitôt à l’entretenir.

Il avait une masse de choses à lui dire, car il arrivait de Londres le jour même, après quarante-huit heures de séjour. Il avait à lui donner les dernières nouvelles concernant d’importans mouvemens politiques auxquels il prenait plus grand intérêt, et il voulait que, pour l’amour de lui, elle s’y intéressât de même. Il l’interceptait, tout en lui parlant, au regard des autres, jouant avec son petit chien, qui était sur ses genoux, et la regardant dans les yeux avec tous les privilèges d’une intimité officielle, tandis que le pauvre Gédéon, dont l’esprit était bien loin de l’entretien, était obligé de répondre avec une maussade civilité aux paroles de M. et de Mme Chandos.

« On annonça le dîner. À table, sir Philip continua de parler avec la même volubilité des nouvelles politiques, des affaires étrangères, de l’état du commerce, des dernières élections, de la balance des partis ; M. Chandos semblait s’intéresser beaucoup à ces détails, et la conversation n’était guère interrompue que par les boutades satiriques de Lucilla, qui, aux yeux de Gédéon, aussi ennuyé qu’elle-même, paraissaient couper, comme des éclairs, la lourde obscurité du discours de sir Philip. À la fin, elle perdit patience, et parut s’ennuyer de son rôle d’humble auditeur. Elle ne se piquait pas de politesse, et ne se donna pas beaucoup de mal pour déguiser le bâillement avec lequel elle présenta des raisins à Gédéon.

« — Ils viennent de chez mon père, dit-elle ; je les aime parce qu’ils sont de Mordaunt-Hall. Mon Dieu ! sir Philip, n’en finirons-nous pas avec cette pétition électorale ? Que m’importe le membre qui sera admis ou celui qui sera exclu ?

« — Vous oubliez, chère dame, qu’un grand principe constitutionnel est en question. – Laissez-moi vous l’expliquer. Je suis sûr, miss Chandos, que cela vous intéresse. Voici : le point est curieux et sans précédent. Lord Avonmore (c’est le titre de pairie de Ridley, l’amant de Miriam et le père de Gédéon), lord Avonmore a fait autrefois un magnifique discours pour expliquer ce sujet : mais son dernier sur l’organisation de… surpasse tout. C’est le plus fort qu’on ait fait dans notre parti. Son argument, monsieur Chandos, peut se résumer ainsi…

« L’attention de Gédéon était excitée. Depuis sa conversation avec M. Abel, il n’avait jamais entendu prononcer le nom de lord Avonmore sans émotion et sans intérêt.

« — Oh ! lord Avonmore ! interrompit Lucilla ; voyons ce qu’il dit de cela ou de toute autre chose. C’est le plus grand homme de notre temps, un vrai grand homme, suivant moi. L’avez-vous jamais vu, monsieur Jones ?

« — Non, madame, jamais.

« — Il faut que vous le voyiez, ou plutôt que vous l’entendiez parler. Savez-vous qu’il est ou qu’il a été un des plus beaux hommes qu’on eût jamais vu ? Je me souviens d’avoir dansé avec lui quand il s’appelait tout simplement M. Rideley. Oh ! dans ce temps-là, nous étions toutes amoureuses folles de lui. On l’a tant provoqué quand il a épousé cette odieuse lady Angelina ; mais une chose me console, ils se haïssent l’un l’autre comme le poison.

« — Il est fâcheux, dit M. Chandos gravement, que les commencemens de M. Ridley aient tant endommagé le caractère de lord Avonmore. Le monde est beaucoup trop indulgent pour ceux qui réussissent. Cependant, comme lord Avonmore, sa conduite privée, je crois, a été irréprochable. Je ne sais si on en peut dire autant de sa carrière publique ; qu’en pensez-vous, sir Philip ?

« — Le monde, suivant l’usage, cria Lucilla, était jaloux de sa supériorité réelle, et ne pouvait pardonner à M. Ridley tout court de dépasser les autres de si loin par son talent. Vous savez, monsieur Jones, ou, si vous l’ignorez, vous l’apprendrez bien vite, qu’il n’y a rien que la médiocrité craigne et abhorre autant que le vrai génie.

« — Ce n’était pas du moins pour son génie que M. Ridley n’était pas aimé, dit M. Chandos.

« — Oh ! non, assurément, mais pour les aberrations de son génie, comme on aime à dire. Il n’était pire qu’aucun de vous, si ce n’est que ses talens éclatans allumaient pour ainsi dire un flambeau devant ses fautes. Vous ne pouvez vous figurer, continua Lucilla en se tournant vers Gédéon, combien les hommes son âge sont jaloux de lui, car il était le plus beau, le plus spirituel, le plus séduisant. Je n’oublierai jamais ma première soirée d’Almack ! — Il ressemblait. — Tiens, j’en jurerais, il vous ressemblait tant, à vous en ce moment, Gédéon, que je déclare que vous pourriez passer pour son fils.

« Tous les yeux se tournèrent involontairement sur Gédéon, qui rougit et parut affecté péniblement.

« Celia sentit le coup dont il souffrait. L’histoire de sa naissance n’était pas un secret pour elle. Elle détourna les yeux, regarda son assiette une seconde ou deux ; puis, avec sa bonté naturelle, elle lui adressa une question qui le ramena dans la conversation, qu’elle retint sur des sujets dont il pouvait parler. Son père la seconda dans ce bon mouvement : c’était maintenant au tour de Gédéon de parler, et à sir Philip de rester dans l’ombre ; mais, comme Lucilla haïssait la conversation solide sous toutes les formes et ne pouvait supporter de n’être pas toujours elle-même en évidence, elle fit un signe à sa fille : elles sortirent de la salle à manger et laissèrent les trois gentlemen ensemble.

« Quand Gédéon entra dans le salon, laissant M. Chandos et sir Philip engagés dans une discussion sur la qualité des vins, Celia tenait dans ses mains une brochure ; c’était le poème de Gédéon, qui avait été couronné à l’université.

« — J’ai donné à Celia votre poème à lire, dit Lucilla. Je n’ai pu y jeter encore un regard moi-même. Vous savez qu’elle est enthousiaste… Venez, Kitty, venez, dites au jeune lauréat ce que vous pensez de son œuvre… Quoi ! des larmes ?

« Celia s’était tournée vers la fenêtre pour cacher son émotion. Elle passa rapidement la main sur ses yeux et les leva, ils étaient remplis d’une douce tristesse. Poète ! homme !… il l’aurait adorée dans l’attitude qu’elle avait ainsi.

« — C’est un si beau poème ! commença-t-elle de sa voix gentille et suave ; vos sentimens sont si bons, si justes. J’espère qu’il fera du bien, j’espère qu’il inspirera aux autres l’émotion que j’ai ressentie.

« Il sourit ;

« — Croyez-vous que l’influence d’un poème couronné d’Oxford aille aussi loin ? une chose aussitôt oubliée qu’écrite. Non, non.

« — Quel malheur ! mais tout le monde semble avoir lu votre poème. Toutes les personnes que nous connaissons en ont parlé. J’étais si heureuse, Gédéon, dit-elle en glissant insensiblement dans ses anciennes habitudes d’intérêt et d’intimité, et papa était si content, et la chère Calantha ! Quel plaisir ce doit être pour vous de lui procurer un si grand bonheur !

« — Elle en a été heureuse ? vraiment ?

« — Voulez-vous voir la lettre quelle m’a écrite. Je songeais peu, à ces fêtes de Noël que nous passions ensemble à Mordaunt-Hall, que vous deviendriez un si grand homme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Celia se leva et s’assit devant la table à thé.

« C’était comme dans l’ancien temps : tous trois assis comfortablement ensemble, et ils retombèrent bientôt dans cet entretien aimable et facile auquel ils s’abandonnaient autrefois. Gédéon était heureux, et aussi charmant qu’heureux. Il se laissa aller à l’influence d’une passion sans espoir, mais contre laquelle il semblait inutile de lutter. L’impossibilité absolue qui lui fermait l’avenir lui inspirait en ce moment une insouciance fataliste et heureuse. Il savourait la douceur de l’enchantement où il se plongeait, sans regarder au-delà de l’heure présente. Il n’y avait point d’alternative pour lui. Il l’aimait, il l’aimerait toujours de toute la force de son ame. Voilà tout. Jamais il ne se dégraderait à ses yeux par la déclaration d’un attachement présomptueux et ridicule. Il l’adorerait en silence. Ainsi, être tendrement assis auprès d’elle, écoutant sa douce voix, contemplant son suave sourire, et cela lorsqu’ils étaient arrivés tous deux à ce moment de leur jeunesse qui devait dans la société séparer leurs vies, voilà le plus grand bonheur auquel il pût prétendre. Pourquoi l’empoisonner en se disant qu’il le goûtait peut-être pour la dernière fois ?

« M. Chandos et sir Philip ne revinrent au salon qu’une heure après. Sir Philip avança sans façon sa chaise entre Celia et sa mère, et accapara Celia. M. Chandos conduisit Gédéon à une autre table pour lui montrer l’Homère de Sotheby qui venait de paraître, et comparer les diverses traductions. Leur conversation devint si intéressante pour la pauvre Celia, qu’elle ne put rien comprendre au bavardage sérieux de sir Philip. Et pourtant l’idée ne lui vint jamais, tant elle était bonne fille, de le maudire, — sa mère ne s’en gênait pas. — comme le plus ennuyeux des pédans. »

Gédéon refusa donc d’entrer dans l’église. Il préféra tenter le barreau. C’était encore un apprentissage à faire, de nouveaux sacrifices à ses bienfaiteurs. M. Chandos, quoiqu’un peu blessé d’abord du refus de Gédéon, céda à l’influence de sa femme et de sa fille, et consentit à prêter les mains à ce changement de plan. Il fut décidé que Gédéon partirait pour Londres à la fin des vacances avec une pension de quelques centaines de livres. En attendant, il resta à Elmwood-Park. Il continuait d’être le favori de la frivole et impétueuse Lucilla. Il s’attachait de plus en plus par la familiarité de tous les jours à la douce Celia. La crise inévitable éclata au milieu de ces jouissances intimes. Au moment où, de l’aveu de M. Chandos, sir Philip allait faire sa déclaration, un accident imprévu arracha à Gédéon et à Celia la révélation mutuelle de leur amour. Ils étaient allés avec Mme Chandos au théâtre de la ville voisine, où des acteurs en tournée donnaient une pièce française. Il y avait dans ce drame des allusions à leur position, à leurs sentimens, et quand émus tous deux du même mot, du même cri passionné, leurs regards se rencontrèrent, entre ces deux cœurs, tout fut dit.

L’amour de Gédéon n’eut que cet éclair de bonheur. Celia osa dire à son père qu’elle l’aimait. Ce coup était trop fort pour la bienveillance et la tendresse de M. Chandos. Gédéon, épouvanté et se maudissant lui-même d’avoir porté la désolation dans une famille ou il a trouvé tant de bienfaits, s’enfuit à Londres. Un hasard le met en contact avec son père lord Avonmore, qui est devenu premier ministre. Il connaît le secret de sa naissance. Ridley, ravagé par les dégoûts de l’ambition et du vice, voudrait s’appuyer dans sa vieillesse, sur ce fils qu’il voit héritier de son génie, et à qui Miriam a aussi légué son cœur ; mais, lorsque Gédéon sait que sa mère a été séduite et déshonorée, il repousse avec horreur les avances du meurtrier de sa mère, et il se laisse mourir de douleur et de misère dans une chambre morne et glacée de Londres.

Je me figure la donnée de cette histoire sous la plume d’un romancier français ; chaque scène, chaque épisode du drame tonnerait comme une philippique contre la société. Le caractère de Gédéon serait une rébellion vivante, un Didier, un Antony. Que de protestations contre un état social qui traite comme un proscrit, qui repousse de toutes les avenues de la vie la victime innocente de la faute d’un autre ! Que de déclamations contre ce préjugé d’aristocratie et de famille qui rend la charité même cruelle envers le pauvre orphelin qui ignore le nom de son père, envers le jeune homme qu’on force à rougir un souvenir de sa mère, envers l’amant qui n’ose revendiquer l’égalité devant l’amour ! Dans les idées françaises le bâtard aurait eu du moins contre la société le droit de vengeance. L’héroïsme pour lui eût été de s’insurger contre les préjugés qui l’oppriment, de les courber sous le choc de ses passions impérieuses, ou de les insulter encore en retombant broyé sous leur poids.

Le procédé de l’auteur de Mordaunt-Hall est tout contraire. Il n’y a pas dans tout son livre une pensée, un soupçon de révolte contre l’apparente injustice, contre la cruauté fatale qui voue Gédéon à la souffrance, à la honte et à la mort. L’auteur de Mordaunt-Hall a eu raison pourtant devant la vraie sympathie et devant la morale. Il n’a épargné aucun détail, aucune nuance du supplice et de l’agonie du fils de Miriam ; il a raconté minutieusement les tortures que sa naissance fait subir à ce cœur généreux ; il n’a négligé aucune des émotions que contient cette prédestination de douleur. La résignation de la victime rend ces émotions plus poignantes ; elle les rend aussi plus morales. Dans le malheur de Gédéon, on lit à chaque instant la conséquence fatale et en même temps la condamnation flétrissante du crime de Rideley, la condamnation des légèretés, des entraînemens, des lâchetés de conscience qui enfantent ces dénoûmens honteux et terribles. Or, voilà l’effet moral le plus efficace et le plus réel des œuvres d’imagination. Pour être moral, il ne faut pas que le romancier combatte une idée, une opinion, une abstraction ; il faut qu’il montre le mal vivant, qu’il poursuive le vice dans ses incarnations personnelles, qu’il atteigne la faute dans l’homme agissant et responsable. Enfermé dans ces limites, l’écrivain ne pense pas plus à s’élever contre les lois de la société que le physicien à s’insurger contre les lois de la nature, et il saisit le vrai criminel, qui est toujours l’homme coupable dans ses passions, dans ses convoitises et dans sa volonté.

L’auteur de Mordaunt-Hall a vu l’écueil, et il l’a évité avec l’infaillible clairvoyance du sens moral. Il a été choqué du funeste travers de nos écrivains et de nos révolutionnaires, qui, des douleurs inséparables de notre nature et des accidens qu’amènent les passions égarées, font sans cesse le crime de la société. Il leur reproche avec élévation, dans une sorte de préface, « de perdre de vue les conditions seules auxquelles le bien peut s’accomplir, et par une pitié souvent aveugle pour des êtres dégradés, d’oublier les droits légitimes des existences honorables. » Quant à lui, bien loin de faire le procès à l’état social de son pays, il commence son livre par une patriotique effusion de reconnaissance pour les institutions anglaises, « pour cette constitution tutélaire si admirablement adaptée aux diverses conditions humaines, pour ces lois qui protégent la propriété du riche et le travail du pauvre, pour le système à l’abri duquel chacun pourvoit à son bien-être par sa propre activité, par son énergie propre, qu’aiguillonne et fortifie le sentiment de la responsabilité personnelle. » Heureux les peuples qui peuvent parler avec cette gratitude et cet orgueil des lois de leur pays ! Le contraste des malheurs de la France redouble encore l’attachement de l’auteur de Mordaunt-Hall à l’état social de l’Angleterre. Cet écrivain nous aime pourtant et nous adresse des paroles d’affectueuse sympathie « Pauvre et malheureuse France ! sévère est la leçon, cruelle est l’épreuve a laquelle tu es soumise. Tant de désirs insensés, tant d’impies rébellions contre les lois sociales et naturelles, tant de révoltes ouvertes et cachées contre notre seigneur et maître à tous, ont appelé ce châtiment terrible. Puisse le remède être efficace ! » Tel est, en Angleterre, le sentiment de pitié que nous inspirons aujourd’hui à ceux qui nous aiment, et ils sont plus nombreux qu’on ne pense dans les classes cultivées de la société. La compassion de l’étranger est, ainsi que le pain dont parle Dante, une humiliation bien amère. Comme Français pourtant et avec tristesse, je remercie l’auteur d’Emilia Windham de ses vœux fraternels ; mais, comme lecteur et comme critique, je le remercie avec plaisir de l’intérêt touchant que j’ai trouvé dans ses livres.

Eugène Forcade.

  1. Voyez, dans la livraison du 15 août 1846, l’article sur Mount Sorel.
  2. Voyez la livraison du 1er  novembre 1848, les livraisons des 15 février et 1er  mars 1849.