Le Roman anglais contemporain (Montégut)

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LE
ROMAN CONTEMPORAIN
EN ANGLETERRE

UN ROMAN ANGLICAN.
Two Years Ago, by Charles Kingsley ; 3 vol. in-8o, Cambridge, Macmillan 1857.{



Je ne chercherai pas à dissimuler que j’ai un goût d’une espèce particulière pour les œuvres incomplètes ou manquées : elles ont des imperfections qui me semblent plus instructives bien souvent que les beautés incontestables des plus grands chefs-d’œuvre. Quelles excellentes leçons de critique, de goût et même de morale nous donnent une foule de livres remarquables, mais restés imparfaits soit par la faute de l’auteur, soit par le point de vue exclusif où il s’est placé ! Lire ou contempler un chef-d’œuvre, c’est comme contempler un beau paysage ou un visage irréprochable ; cette contemplation appelle notre admiration, mais ne fortifie en rien notre expérience intérieure. Au contraire lire ou contempler des œuvres imparfaites nous ramène plus près des conditions ordinaires de notre existence ; en elles, nous retrouvons, comme chez des êtres vivans, le mélange de qualités et de défauts qui compose la nature humaine. Si l’âme ne trouve pas à une pareille lecture cette fête qui s’appelle l’admiration, l’intelligence y trouve donc un salutaire exercice. Et d’ailleurs il n’est pas juste de dire que ces lectures soient dépourvues d’attraits : elles en possèdent au contraire de très variés et de très délicats. N’est-ce pas un plaisir par exemple que de refaire par l’imagination l’œuvre que parcourent nos yeux, d’agrandir un type que l’auteur s’est contenté d’indiquer, de compléter un caractère qu’il s’est contenté d’esquisser, de rêver enfin la rayonnante poésie d’un Shakspeare là où nous ne rencontrons que les larmoyantes déclamations d’un Otway ? Et ce plaisir n’est pas le seul. Combien de fois un livre imparfait ne nous a-t-il pas procuré le même genre d’émotion que nous procure dans le monde la vue de ces personnes que nous appelons intéressantes faute d’un meilleur mot, et qui attirent plus sûrement nos sympathies que le génie le plus parfait ou le caractère le plus ferme ? Tantôt il possède cette piquante beauté du diable qui anime même les traits les plus communs, tantôt l’irrésistible attrait d’une laideur expressive et spirituelle, tantôt enfin le charme mélancolique d’un visage maladif. Ces lectures nous donnent en outre, ai-je dit, d’excellentes leçons de morale. Il en est deux que je veux au moins signaler, car elles se rapportent directement au sujet qui va m’occuper. La première, c’est combien l’art est peu de chose. Ne vous est-il jamais arrivé de lire un livre plein de pages excellentes, tout animé d’un véritable esprit d’artiste, et cependant défectueux, parce que l’auteur a sacrifié les lois de l’art à une intention morale ? Lorsqu’il vous a fallu ensuite porter un jugement, ne vous est-il jamais arrivé de dire : « Ce livre est défectueux, et c’est la faute de l’auteur ; mais comment le condamner si la faute est plus belle à tout prendre que l’œuvre qu’il aurait pu produire ? Il a oublié que l’artiste doit avoir l’immorale indifférence de la nature ; il a voulu me faire partager ses nobles inquiétudes, me convaincre des vérités qui lui sont chères ; il me parle non comme s’il voulait trouver en moi un admirateur respectueux, mais comme s’il cherchait un ami : puis-je lui refuser ma sympathie ? Comment condamner au nom de cette vaine idole de la beauté tant d’ardeur, tant de zèle chrétien, ou tant d’amour pour l’humanité, et pourquoi me trouver désappointé parce que je suis forcé de reconnaître une fois encore que la grandeur de la charité est supérieure à la grandeur de l’art ? » La seconde leçon que nous ont apprise certaines de ces lectures, c’est qu’il existe bien décidément une morale humaine générale qui s’élève au-dessus de toutes les morales particulières des sectes, des nations et même des civilisations. Tel livre est plein de talent et d’élévation, et cependant vous le fermez avec un certain dépit. Pourquoi, dites-vous, l’auteur veut-il absolument me traiter comme si j’appartenais à sa secte ou à sa nation ? Pourquoi ne pas me parler comme à un homme, au lieu de me parler comme à un ultramontain, ou à un calviniste, ou à un anglican ? Je sens par le dépit que j’éprouve que l’âme humaine n’est pas aussi étroite qu’il veut me le faire croire ; sa morale m’offense comme un préjugé national.

L’excellent M. Charles Kingsley trouvera facilement parmi les réflexions précédentes quelles sont celles qui s’appliquent ou ne s’appliquent pas à ses intéressans ouvrages. Ainsi mon imagination ne s’est jamais donné le plaisir de refaire après lui le livre qu’il jetait en pâture à la critique, car M. Kingsley n’est pas de ces auteurs qui passent à côté de leur sujet, ou l’effleurent sans le comprendre. Après lui, il n’y a rien à refaire ; les parties remarquables de ses œuvres sont parfaites en elles-mêmes, et il serait impossible d’y rien ajouter ; les parties qui sont défectueuses le sont d’une manière irrémédiable, et on ne pourrait y rien corriger. Il n’y a donc aucun plaisir de dilettantisme à tirer de la lecture de ses écrits, et ce n’est pas lui qui donnera jamais à son critique la joie de refaire son œuvre et de se transformer un instant en poète à ses dépens. Il y a dans M. Kingsley deux personnes bien distinctes, un artiste et un clergyman, un écrivain et un anglican. Dans tout livre sorti de sa plume, il y a donc toujours deux courans d’esprit très différens, qui s’entremêlent l’un l’autre et se contrarient mutuellement. L’artiste parle, et nous l’écoutons avec bonheur ; mais au même instant l’anglican élève la voix, et le lecteur, qui, comme le duc exilé de Shakspeare, ne demandait pas d’autres sermons que ceux que murmure le vent ou que gazouille le ruisseau, est contraint d’écouter, qu’il le veuille ou non, un sermon qui pourrait être prêché devant une congrégation. C’est un grand défaut assurément, au point de vue de l’art, que cette transformation du roman en instruction pastorale, et cependant le dépit qu’éprouve d’abord le lecteur ne tarde pas à faire place à un sentiment de respect, car c’est de parti pris, avec préméditation, que M. Kingsley se laisse aller à cette confusion des genres. Il est trop éclairé pour ne pas connaître les conditions auxquelles vivent les œuvres d’imagination ; c’est par devoir et par conscience qu’il gâte son livre : il ne lui suffit pas qu’il soit beau, il voudrait qu’il fût utile. Que la critique se raille de lui, pourvu qu’il ait le bonheur de ramener seulement quelques âmes vers les doctrines qu’il croit la vérité ! On ne peut donc juger équitablement M. Kingsley sans tenir compte des devoirs qu’il s’impose avant de prendre la plume. Il n’y a pas à se méprendre à ce sujet : ses livres sont volontairement imparfaits. « Fi de l’art qui ne se propose pas un but utile ! répondrait probablement M. Kingsley, s’il était interrogé. Je n’écris pas pour me faire admirer, mais parce que, possédant le talent d’écrire, j’ai cru que mon devoir m’obligeait à mettre ce talent au profit des doctrines que je sers. Quant au reproche que vous me faites de confondre un roman avec un sermon, je ne m’en soucie pas davantage. Je me suis servi du roman pour exprimer ma pensée, parce que je me suis aperçu que, de toutes les formes de production intellectuelle, le roman était aujourd’hui la plus populaire, la plus propre à répandre les vérités que je défends. Le choix du roman est plutôt une ruse innocente de chrétien qu’une satisfaction donnée à mes instincts littéraires. Si mes romans ont plus de lecteurs que ma chaire n’aurait d’auditeurs, mon calcul est bon, et je me félicite de mon choix, non plus au nom de l’art, mais au nom de la vérité. »

Et quelle est cette vérité ? Rien de plus que l’anglicanisme. Autant tout à l’heure nous étions disposé à donner raison à M. Kingsley lorsque nous le surprenions en flagrant délit d’infidélité envers l’art par amour pour la vérité, autant nous sommes choqué lorsque nous comprenons quelle est cette vérité. L’intelligence éprouve un certain dépit en découvrant que les croyances auxquelles on lui propose de se conformer n’ont rien de général et d’universel, et qu’au lieu de sortir directement de la conscience humaine sans acception de temps et de lieu, elles ont leur origine dans une certaine civilisation locale et dans des mœurs exposées à l’action destructive du temps. Plus que tous les autres écrits de ce temps-ci, les œuvres de M. Kingsley font sentir l’importance de cette morale éternelle et universelle, dont toutes les morales particulières ne sont que des formes imparfaites, peut-être par le soin même que prend M. Kingsley de rendre la doctrine qu’il professe la moins exclusive possible. M. Kingsley en effet ne néglige rien pour mettre ses croyances anglicanes, en harmonie avec l’état des sciences et la situation des esprits modernes, et cette préoccupation ne sert qu’à faire mieux ressortir encore ce qu’il y a d’exclusif dans le point de vue auquel il s’est placé. Si nous avions affaire à un anglican entêté, qui refusât obstinément de sortir de son église, nous serions plus scandalisés peut-être, mais à coup sûr nous éprouverions moins de dépit. Nous nous révolterions peut-être au nom de la croyance dans laquelle nous avons été élevés, et nous opposerions drapeau contre drapeau. Nous sentirions mieux l’injustice avec laquelle l’auteur traiterait telle ou telle forme de la vérité, mais nous sentirions moins l’importance de cette vérité universelle qui échappe à toutes les sectes. M. Kingsley au contraire, par son grand esprit de tolérance, par ses tentatives de conciliation, par ses échappées innombrables dans les domaines de la philosophie et de l’histoire, nous force à reconnaître que la croyance pour laquelle il se donne tant de laborieux soucis et tant de peines méritoires n’a qu’un intérêt secondaire. M. Kingsley n’a pas échappé à la loi qui préside à toute tentative de conciliation et de compromis ; dans toute transaction, le maître véritable, le dominateur n’est pas celui qui propose, mais celui qui reçoit et accepte les offres de conciliation : or, dans les écrits de M. Kingsley, c’est la doctrine anglicane qui fait les avances et c’est la raison humaine qui les reçoit.

Les motifs sur lesquels est fondée la préférence que M. Kingsley donne à l’église anglicane sur toutes les autres sectes ou églises n’ont rien que de très noble et de très élevé ; mais, qu’il nous permette de le lui dire cependant, la nature de ces motifs est plutôt politique que religieuse. C’est comme Anglais beaucoup plus que comme homme qu’il défend de tout son pouvoir l’église établie ; l’anglicanisme est un choix de son expérience pratique plutôt que de son intelligence spéculative. L’histoire d’Angleterre a révélé à M. Kingsley l’importance d’une église nationale pour l’éducation populaire, la moralité générale, et surtout pour la préservation de l’esprit patriotique et de l’intégrité du caractère national. Il est convaincu que la religion, comme toutes les choses en ce monde, doit, pour avoir action sur l’homme, s’abaisser en quelque sorte jusqu’à lui, se limiter et se rendre saisissable dans des formes sensibles : c’est à ce prix seulement que la religion peut être populaire et nationale. Il est convaincu qu’une église nationale est essentielle pour que l’esprit chrétien et l’esprit patriotique se confondent et se prêtent mutuellement secours. Partout où cette église nationale n’existera pas, l’esprit chrétien sera distinct du patriotisme, et même en certains cas en opposition avec lui. Il pourra y avoir des hommes vertueux, excellens, des saints si l’on veut ; il n’y aura pas de citoyens, ou plutôt les citoyens seront distincts des chrétiens. M. Kingsley a donc une tendance marquée à repousser toutes les églises qui cherchent leur point d’appui plutôt dans la conscience universelle ou dans la conscience individuelle que dans la conscience nationale. Le calvinisme est essentiellement une religion individuelle, et qui n’a aucune force en dehors de la conscience privée : il laisse l’individu dans un isolement égoïste en le préoccupant exclusivement du soin de son salut. La doctrine romaine, pour parler comme M. Kingsley, arrive au même résultat par un chemin tout différent. De même que dans le calvinisme l’individu est isolé par la pensée unique du salut, dans l’église romaine il est isolé par une trop grande préoccupation de l’idée même de l’église universelle. Le rationalisme arrive au même résultat en faisant à l’idée d’humanité une part plus large qu’à l’idée de patrie. En dehors de l’église nationale, toutes les doctrines ont donc un double défaut : elles isolent l’individu ; et séparent la vie spirituelle de la vie pratique. L’église nationale seule ne sépare pas le citoyen du chrétien, et fait de la vie morale la cause de la vie pratique. C’est à développer cette doctrine ingénieuse que M. Kingsley s’est appliqué depuis quelques années déjà, en haine des philosophies cosmopolites, du mouvement papiste, et aussi en haine des prédications semi-catholiques du parti de la haute église. Tantôt, comme dans Westward Ho ! il retrace les temps héroïques de cette église nationale, les temps où elle inspirait tous les actes de la vie publique et privée[1] ; tantôt, comme dans son dernier livre, Two Years A go, il s’efforce de persuader à ses concitoyens de revenir à cette église, qui seule pourra réunir, ainsi qu’autrefois, leur vie pratique et leur vie spéculative, maintenant séparées.

Son dernier roman est donc fondé sur la nécessité d’un accord entre la vie pratique et la vie spéculative. La religion seule peut opérer cette union, en substituant le mobile du devoir aux mobiles de l’intérêt matériel et de la curiosité morale. Les pensées les plus élevées ne sont qu’un souffle tant qu’elles ne se sont pas traduites en actes, et il n’y a pour les actes qu’une expression qui soit digne de l’homme, le devoir et le dévouement. La vie intellectuelle qui n’a pas pour but la charité et l’amour est un abus criminel de l’âme, comme l’ivrognerie et la débauche sont un abus criminel du corps. Une multitude de péchés et de crimes contre l’humanité naîtront de ce mépris du dévouement : l’obstination du sectaire, le fanatisme, la stérilité littéraire, le vain dilettantisme. D’autre part, la vie pratique la plus énergique, si elle n’est pas dirigée par un mobile religieux, restera sans but véritable, et conduira facilement au scepticisme, au cynisme, au mépris des hommes. Cependant, quoique M. Kingsley condamne également l’absence d’un principe religieux dans la vie morale et dans la vie pratique, il s’en faut de beaucoup qu’il soit aussi indulgent pour les hommes intellectuels que pour les hommes pratiques. L’homme sans religion qui mène une vie pratique ne court pas, selon lui, les mêmes dangers que l’homme irréligieux qui mène une vie purement intellectuelle. L’homme pratique a en lui plus de ressources pour échapper au mal et au péché ; s’il tombe, il sait se relever et reprendre sa marche ; et glissât-il dans les pires erreurs, il est rare, en le supposant doué d’une certaine honnêteté native, qu’il roule au fond de l’abîme. Il n’en est pas ainsi de l’homme qui mène une vie intellectuelle : si toutes ses pensées ne sont pas réglées par le devoir, la charité et le désir du bien, elles le seront par l’égoïsme, la vanité et le désir du bruit. Une vie intellectuelle sans dévouement est donc le crime irrémédiable, le péché que rien ne peut pardonner. M. Kingsley n’a jamais assez d’anathèmes pour l’intelligence égoïste qui use et abuse de ses dons pour une satisfaction de vanité, et qui s’énerve et s’épuise dans un voluptueux dilettantisme, comme un débauché dans l’habitude de l’orgie ; dans son dernier livre pourtant, il a comblé la mesure, et poussé aussi loin qu’elles peuvent l’être la colère et la haine que l’épicuréisme intellectuel a toujours excitées en lui. Son mécréant pratique est un honnête garçon, qui n’a d’autre tort que de vouloir donner à ses actions les plus spontanées et les plus généreuses une apparence de cynisme et de dureté : l’occasion ne lui manquera pas de racheter ses péchés véniels ; mais son épicurien intellectuel n’excite que le dégoût et le mépris, rien ne pourra sauver ce malheureux, et tous les accidens de la vie lui seront occasion de ruine, car l’homme qui ne vit que de vanité est blessé sûrement par les événemens les plus futiles.

Les deux personnages principaux du roman forment un contraste saisissant. Thomas Thurnall et Elsley Vavasour sont mis en présence dès les premières pages du livre : ils expliquent nettement et d’une manière dramatique la pensée de l’auteur. Tom Thurnall appartient à cette race d’hommes qui est particulièrement chère à M. Kingsley, et dont le plus remarquable échantillon est l’Amyas Leigh de Westward Ho ! Les héros chéris de M. Kingsley ont une préférence marquée pour tous les jeux de la force et du danger. Jeunes, ils préféraient à tous les plaisirs de la chair et de l’esprit les fortifians exercices du corps, les longues promenades, la chasse, l’escrime ; dans l’âge mûr, ils préfèrent à tous les triomphes les dangers de la mer, du champ de bataille, des solitudes incultes et des forêts primitives. M. Kingsley a pour la force corporelle la plus vive admiration, et même il irait volontiers jusqu’à en faire la base de la vertu et de la morale. Pas de vertu sans jarrets agiles et sans larges épaules ! a-t-il l’air d’insinuer parfois à ses lecteurs. Ses vrais héros sont tous musculeux et honnêtes, et ils sont honnêtes parce qu’ils sont musculeux. La meilleure éducation pour l’enfance lui semble celle des anciens Perses, qui apprenaient à leurs enfans à dire la vérité et à tirer de l’arc. Cette singulière admiration pour la force physique, qui est poussée jusqu’à l’exagération, est un des caractères originaux de M. Kingsley. Loin de penser, comme trop de personnes qui tombent dans une exagération opposée, que tout ce qu’on donne au corps est enlevé à l’esprit, M. Kingsley pense au contraire que l’éducation physique est la base véritable de l’éducation morale, et que tout ce qui fortifie le corps fortifie en même temps l’esprit. Il y a certainement beaucoup de vrai dans l’opinion de M. Kingsley, qui a paru cependant exagérée en Angleterre, où les exercices physiques tiennent dans l’éducation une si grande place, et qui paraîtrait un paradoxe en France, où nous avons conservé les traditions de cette éducation cléricale qui cherche le développement de l’esprit avant toute autre chose, même aux dépens de la santé du corps. La force sans doute ne fait pas la vertu et il serait à désirer que M. Kingsley se résignât un jour à représenter un héros malingre et souffreteux ; mais il n’a pas tort lorsqu’il prétend que l’éducation physique importe plus qu’on ne le croit aux bonnes mœurs : l’homme qui a une préférence marquée pour une vie active aura toujours une candeur et une honnêteté qui feront défaut à l’homme, même vertueux, habitué à une vie trop méditative.

Thomas Thurnall serait donc, s’il avait un peu de religion, le héros préféré de M. Kingsley ; mais Tom est essentiellement un homme sans religion, et même sans aucun but idéal. Tel qu’il est cependant, M. Kingsley a pour lui une certaine tendresse qui le pousse à vivement insister sur ses qualités, en atténuant, sinon en excusant ses défauts ; mais laissons l’auteur lui-même dépeindre ce caractère, qui dans sa pensée est non-seulement un individu, mais un type, et représente une race d’hommes.


« Quinze années d’aventures avaient durci, comme un métal travaillé, ce caractère, qui n’avait jamais été bien souple. Tom était maintenant dans son genre un homme du monde accompli, qui savait exactement (au moins dans toutes les sociétés et tous les lieux où il pouvait se trouver, étant données sa nature et sa profession) ce qu’il avait à dire et à faire, ce qu’il devait chercher et éviter. Ingénieux et économe comme le Grec ancien ou le moderne Écossais, il était peu d’expédiens qu’il ne pût inventer et peut-être aucune privation qu’il ne pût endurer. Il avait observé la nature humaine sous tous ses déguisemens, depuis la pompe de l’ambassadeur jusqu’au tatouage de guerre du sauvage, et s’en était formé une opinion nette, pratique, superficielle, sévère. Il regardait la nature humaine comme la matière première qu’il avait à façonner pour en tirer sa subsistance et son repos. Il ne désirait pas vivre aux dépens des hommes, mais il lui fallait vivre de leurs salaires ; pour cela, il devait les étudier spécialement dans leurs faiblesses. Il ne voulait pas les tromper, car il avait en lui une veine innée d’honnêteté si grondeuse et si explosive qu’elle était pour lui un grand embarras. La partie la plus difficile de l’éducation qu’il s’était donnée à lui-même avait été de réprimer l’inclination dangereuse qu’il avait à appeler sans ménagemens mensonge un mensonge, et à répondre aux fous sur le ton que méritait leur folie. Cette témérité juvénile était maintenant à peu près domptée ; Tom, lui aussi, pouvait aujourd’hui flatter ou intimider, suivant que ses intérêts l’exigeaient ; aussi bien que le premier venu. Que celui de mes lecteurs qui est sans péché lui jette la première pierre. Il avait la conscience de ce qu’il était, et ce sentiment perçait dans chacune de ses paroles et de ses actions ; mais ce sentiment ne venait pas d’une vanité morbide, il était une conséquence nécessaire de la vie qu’il menait… Pour définir d’un seul mot Tom Thurnall, je dirais qu’il était essentiellement un impie, si les épithètes de l’Écriture n’avaient pas de nos jours un sens tellement conventionnel et officiel qu’on craint en les employant de s’éloigner de la vérité. Tom n’était certainement pas un de ces impies contre lesquels David eut jadis à combattre, un de ces impies qui dérobaient la veuve et mettaient à mort l’orphelin. Sa moralité était aussi élevée que celle de la moyenne générale du genre humain ; son sentiment de l’honneur était beaucoup plus élevé : il était généreux et sensible. Personne ne l’avait jamais entendu mentir, et il avait une honnêteté invariable, en partie réelle parce qu’il aimait à être honnête, en partie affectée parce qu’il savait qu’à la longue cette honnêteté serait productive, et parce qu’elle laissait sans défiance les gens dont il voulait faire ses instrument. Mais de piété dans le vrai sens du mot, de la croyance qu’il y avait en haut un être qui s’occupait de lui, et qui le soutenait dans le travail quotidien de la vie, de la croyance qu’il était bon de chercher les conseils de cet être, conseils qui étaient toujours donnés lorsqu’ils étaient demandés, de notion exacte quelconque d’une Providence céleste, Tom en était aussi ignorant que tant de milliers de braves gens qui vont à la messe chaque dimanche, qui lisent de bons livres, et croient fermement que le pape est l’antéchrist. Il aurait dû être mieux instruit sans doute, car son père, était un homme religieux, mais il était ignorant sur ces matières, comme le sont aussi des milliers d’autres qui ont eu comme lui des parens religieux. On lui avait enseigné, cela va sans dire, les doctrines élémentaires et les devoirs ordinaires de la religion ; mais ces anciens souvenirs avaient été effacés de son esprit, comme les chiffres écrits à la craie sur l’ardoise d’un écolier, par le courant de nouvelles pensées et l’impression de nouveaux objets durant ses courses aventureuses. Il avait eu en abondance désappointemens et dangers ; mais ces désappointemens et ces dangers étaient de ceux qui encouragent un brave et joyeux esprit à prendre confiance en lui, et à se pourvoir de ressources : ce n’étaient pas ces grands chagrins du cœur qui laissent l’homme seul dans le plus profond du gouffre, sans aucun appui intérieur et appelant avec des larmes un secours surnaturel. Il avait vu des hommes de toutes les croyances, et il croyait savoir par expérience que dans toute religion les coquins formaient le grand nombre, et les honnêtes gens le petit nombre. Toutes les religions étaient à ses yeux également vraies et également fausses. Une moralité supérieure était, selon lui, principalement due aux influences de race et de climat, et l’enthousiasme dévotieux, — à en juger au moins d’après les camp-meetings américains et les villes papistes, — était le résultat d’un système nerveux déréglé. »


Tel est le portrait de Thomas Thurnall. Eh bien ! nous avouerons franchement à M. Kingsley que, malgré tout le respect qui est dû à l’expérience pratique, nous n’aimerions pas admettre dans notre société un homme d’un pareil caractère. Qu’est-ce qu’une honnêteté qui n’a pas son but en elle-même, qui ne trouve pas en elle-même sa récompense, mais qui est employée comme moyen de fortune et comme instrument de succès ? La dure main de cet homme pressera comme une orange tous ceux qui s’approcheront de lui, et leur fera rendre tout ce qu’ils peuvent donner. Il lui suffira d’avoir un droit pour exercer ce droit dans toute son énergie et pour le pousser jusqu’à ses dernières limites ; Tom Thurnall est donc un despote de la pire espèce, s’il est vrai, comme le dit un grand publiciste, que le pire despotisme soit celui qui s’établit sur le droit, et qui se fait une arme de la légalité. Fuyez comme la peste, dans le commerce de la vie, les hommes qui ne consentent pas à faire l’abandon d’une partie de leurs droits : ils manquent des deux sentimens qui rapprochent l’homme de l’homme, la charité et l’instinct d’égalité. D’ailleurs aucune des vertus de Thomas Thurnall ne lui est impersonnelle, toutes se rapportent à un centre d’honnêteté égoïste. Que de fautes, que de crimes même dont il ne se doutera pas, un pareil caractère pourra commettre innocemment ! Son expérience, composée de scepticisme et de brutalité, lui fera porter les jugemens les plus téméraires ; il n’estimera que la force, et toutes les qualités délicates et aimables le trouveront aveugle. Il jugera lâche un homme qui n’est que sensible, coupable une femme qui n’est que timide ; il verra des indices de crime dans la susceptibilité inquiète d’une conscience trop scrupuleuse. C’est là l’histoire de Tom Thurnall. Comme il n’est jamais désintéressé, qu’il rapporte tout à lui et apprécie tout d’après sa nature, il blesse infailliblement tous les faibles qu’il rencontre. Plein de mépris pour le métier de rimeur et la poésie qui n’est pas consacrée par l’admiration unanime des hommes, il pousse par ses duretés et ses railleries son camarade John Briggs à une évasion coupable de sa ville natale. Il est réellement brutal et cruel dans les scènes qui ouvrent le roman, et où M. Kingsley nous le montre avec complaisance accablant joyeusement de ses mépris le pauvre John Briggs, dont il surexcite la sensibilité maladive. Plus tard, lorsqu’il rencontre ce même camarade marié à une noble Irlandaise sous le faux nom d’Elsley Vavasour, il ne craint pas, pour des motifs d’intérêt personnel, de terrifier cet homme faible et susceptible, en lui révélant qu’il connaît son secret. Tom n’a pas voulu autre chose que rendre inoffensif son ancien ennemi intime : il a voulu le terrifier pour le tenir plus sûrement sous sa main et en faire un des instrumens de sa fortune ; mais dès lors le malheureux poète vit dans un état d’inquiétude nerveuse qui se termine un jour par la folie et le suicide. Tom se repent alors, mais trop tard. Dans un naufrage où il a failli périr, il a été dépouillé par une main inconnue de toute sa fortune, qu’il portait dans une ceinture attachée autour de son corps. Il se livre à une enquête pour découvrir l’auteur du vol, mais il déploie dans cette affaire plus d’activité et de ruse que de sagacité. Si son expérience de la vie l’a rendu soupçonneux et méfiant, elle ne lui a pas appris à mieux discerner les personnes sur lesquelles doit ou ne doit pas s’arrêter le soupçon. Thurnall manque de cette arme précieuse qui est le privilège des âmes délicates et pures, le tact. Il porte ses soupçons sur une jeune femme d’une candeur adorable et d’une piété exaltée et sincère. Ainsi la vie pratique le sert fort mal dans les circonstances difficiles ; Thurnall est honnête, loyal, sensible même, mais il manque de charité, parce qu’il manque de religion, et comme il manque de charité, toutes ses bonnes qualités sont frappées de stérilité, et même à l’occasion peuvent se transformer en défauts et en vices.

Elsley Vavasour forme avec Tom Thurnall un contraste frappant. À l’époque où Tom entrait dans l’adolescence, il y avait tout près de lui, dans la boutique de son père, un jeune homme nommé John Briggs, dont la physionomie, les allures et le langage trahissaient une âme tourmentée par le fatal démon de la poésie. Sa physionomie vive et rêveuse, ses traits délicats et fins auraient suffi à un observateur exercé pour deviner qu’il possédait cette nature, composée de violence et de faiblesse, qui est, hélas ! trop souvent le partage des artistes. Sans force de résolution, mais capable de mouvemens subits, lent à l’action et cependant prompt à la colère, indécis et timide dans sa conduite et cependant rongé d’ambitions dévorantes, John Briggs était un de ces jeunes hommes qui réclament de ceux qui les approchent des ménagemens infinis, une sollicitude pleine de tendresse, une surveillance délicate et finement rusée. Il ne lui était pas difficile toutefois d’obtenir cet intérêt bienveillant, et en quelque sorte dévoué, que les hommes trop absorbés par leurs propres affaires accordent si rarement, car toute sa personne inspirait irrésistiblement la sympathie. Il était du nombre de ceux à qui leurs défauts mêmes deviennent une grâce. Qui pourrait dire la raison de cette sympathie qui nous attire vers les êtres plus passionnés que fermes, et qui ont reçu plus d’intelligence que de caractère ? Je ne sais, mais je connais peu de faits qui fassent plus d’honneur à la nature humaine et qui la montrent sous un meilleur jour. Les hommes semblent sentir instinctivement que les âmes très fortes et les très grands caractères peuvent facilement se passer d’eux, sauront se relever s’ils tombent, et n’auront jamais besoin de personne. En conséquence ils leur paient les hommages qui leur sont dus, leur accordent leur admiration et leur estime, leur confient le soin de leurs affaires, et les chargent de les commander ou de les gouverner ; mais rarement ils leur donnent leur sympathie. La force appelle la confiance, le respect, l’obéissance, presque jamais l’amour. Au contraire les natures faibles et délicates, auxquelles ils refuseraient toute confiance dans la vie pratique, qui n’ont rien pour s’imposer à eux, et dont ils n’ont à attendre aucun grand service, les attirent invinciblement. Et cependant il est rare que leur sympathie sauve ces natures exceptionnelles du malheur. Elles y courent comme au terme que leur a fixé la destinée, l’amour les y conduit, le dévouement les y pousse. C’est là l’histoire de l’infortuné John Briggs, le caractère le mieux étudié et le personnage le plus original du nouveau roman de M. Kingsley. Il y a longtemps que nous n’avions contemplé un portrait aussi ressemblant de cette créature excentrique qu’un illustre critique contemporain a si bien nommée l’animal poète. Les faiblesses maladives, les vanités plus maladives encore, les folles imaginations, les soupçons subits et inexplicables, les colères enfantines, le dévouement réclamé avec exigence et laissé sans récompense, l’impérieux besoin d’être aimé et le besoin plus impérieux encore de torturer les cœurs qui nous aiment, tous les traits de la physionomie de cette créature ingrate, tendre, égoïste, passionnée, décevante, irrésistible, plus coquette qu’une femme, plus capricieuse qu’un enfant, plus perfide qu’un diplomate, plus vaine qu’un sauvage, ont été analysés et mis en relief avec une sagacité singulière.

L’histoire de John Briggs est fort dramatique et mérite d’être racontée : nous en avons tous plus ou moins connu quelques épisodes. John Briggs appartenait à une honnête et pauvre famille anglaise qui l’avait placé en qualité d’employé chez M. Thurnall, l’apothicaire de la petite ville de Whitbury. Vous pouvez imaginer aisément les ennuis du jeune poète livré à des occupations qui répugnent à sa nature. Inquiet, rêveur, distrait, jamais son attention n’est dirigée vers l’accomplissement des petits devoirs pratiques que lui impose sa condition : il égare les adresses des cliens, brouille les médicamens, se trompe de formules, le tout le plus innocemment du monde, en poursuivant une image ou en caressant une chimère. Ses sottises cependant lui étaient pardonnées, car John s’était attiré la sympathie de M. Thurnall, qui, doué lui-même d’une intelligence délicate, avait compris avec quels ménagemens et quelle indulgence devait être traité un caractère qui ne pouvait être jugé selon les règles ordinaires. Il n’en était pas ainsi de son fils Tom, dont la nature robuste et pratique avait instinctivement en aversion cette nature contemplative et frêle. Les deux jeunes gens se haïssaient sans l’avouer tout haut ; John sentait le mépris dans chacune des plaisanteries de Tom, et il lui rendait ce mépris en invectives insolentes. Enfin un jour, à la suite d’une querelle occasionnée par une de ses nombreuses étourderies, John quitte brusquement la boutique de M. Thurnall, s’échappe de la maison paternelle, et se dirige, pauvre d’argent, mais riche d’espérances, vers la capitale du royaume-uni, pour y trouver la gloire de Shakspeare ou la mort misérable de Chatterton.

Pendant de longues années, on n’entendit plus parler de lui à Whitbury, et les échos de la renommée ne rapportèrent pas à sa ville natale le nom de John Briggs. Il était cependant devenu célèbre sous le nom plus euphonique d’Elsley Vavasour. Après avoir soutenu assez courageusement un combat pénible contre les difficultés de la vie littéraire, il avait publié un volume de poèmes sous ce titre mélancolique : Les Agonies de l’âme. Pendant tout un hiver, il avait été le lion de la saison. Elsley méritait son succès, car il le devait à son seul talent, et non à la camaraderie littéraire, dont il s’était écarté avec soin. Malgré tous ses défauts, Elsley en effet était foncièrement honnête et n’avait rien d’un intrigant. Le monde lui ouvrit ses portes, et fut charmé de trouver dans le jeune poète un homme gracieux, aimable, habile à rendre en prévenances ingénieuses les complimens qu’il recevait, un homme en un mot instinctivement bien élevé, et ce qu’on pourrait nommer un gentleman de la nature.


« Il y a deux ou trois maisons dans la ville où à certains soirs vous rencontrez la société la plus complexe, où des duchesses et de jeunes poètes, des évêques et des réfugiés républicains, des gentilshommes chasseurs de renards et des avocats lancés dans la politique se trouvent associés pendant une couple d’heures, à leur grand plaisir et à leur grand bénéfice, car chacun d’eux trouve dans son voisin une personne plus agréable qu’il ne le supposait, et personne ne quitte ces salons sans avoir ajouté quelque chose à son expérience et sans avoir été intéressé par un être humain qui méritait cet intérêt. C’est dans une de ces maisons qu’Elsley fut invité au plus fort du succès des Agonies de l’âme. Pour la première fois il se trouva face à face avec des femmes anglaises d’une haute éducation, et n’eut pas de peine à se croire sur la montagne des péris et dans le royaume même des fées. Il avait été flatté déjà, mais jamais avec tant de grâce, de sympathie et d’apparente intelligence, car il y a peu de femmes bien élevées qui ne puissent faire semblant de comprendre, et laisser le malheureux homme de génie qu’elles flattent convaincu de la supériorité de leur esprit et de leur pénétration, tandis qu’elles ne font autre chose que répéter habilement l’opinion du dernier homme avec lequel elles ont causé, peut-être même, — et c’est là le triomphe de leur habileté, — de l’homme avec lequel elles causent actuellement. Timide et gauche, John Briggs était certes bien excusable de ne pas reconnaître ses propres pensées lorsqu’elles lui étaient renvoyées une minute après, sous la forme la plus gracieuse et avec l’intonation la plus délicate, par l’écho de lèvres qui ne s’ouvraient jamais sans laisser tomber des perles et des diamans. »

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« Rendons justice à Elsley : une des raisons pour lesquelles il aimait ses nouvelles connaissances était qu’il se sentait aimé d’elles. Il se conduisait bien envers elles, et par conséquent elles se conduisaient bien envers lui. Comme je l’ai dit, il était dans son genre un très beau garçon ; il lui fut donc aisé, comme il l’est à toutes les personnes physiquement belles, d’acquérir des manières gracieuses. En outre, il s’était largement abreuvé aux sources de la vieille poésie et de préférence à toute autre au poème de Spenser, la Reine des Fées. Heureux eût-il été s’il eût suivi fidèlement les leçons qu’il pouvait recevoir du plus noble des livres anglais ! mais il en est une au moins qu’il avait apprise : c’était d’être chevaleresque, affable et courtois envers toutes les femmes, fussent-elles même vieilles ou laides, par la seule raison qu’elles étaient des femmes… En outre, il eut le bon sens de découvrir que, quoique les jeunes péris fussent les plus agréables à contempler, les vieilles péris composaient la meilleure société, et que c’est en général des femmes mariées que tout homme, poète ou non, apprendra sûrement ce qu’est en réalité le cœur de la femme. Il guida si bien sa conduite d’après cette pensée, qu’avant la fin de cet été il avait tout à fait conquis le cœur de la vieille lady Knockdown, tante de Lucie Saint-Just et femme du tuteur de Lucie, charmante vieille Irlandaise qui affectait agréablement l’accent du pays natal peut-être par la même raison qui lui faisait porter une perruque. Lady Knockdown avait été dans son temps une beauté et une femme d’esprit, l’amie de miss Berry, de Thomas Moore, de Grattan, de lord Edward Fitzgerald, de Daniel O’Connell et de tous les lions et lionnes qui depuis soixante ans ont rempli l’île d’émeraude du tapage de leur renommée. Il n’y avait personne qu’elle ne connût, il n’y avait rien dont elle ne pût parler. Mariée, lorsqu’elle était encore un enfant, à un homme qu’elle n’aimait pas, et n’ayant pas d’enfans, elle s’était indemnisée par une foule de flirtations et la publication de deux ou trois nouvelles où elle avait jeté sur le papier le trop-plein des sentimens qui ne trouvaient pas d’issue dans sa vie réelle. Elle avait déserté en vieillissant le roman pour la prophétie, elle était directrice distinguée d’une coterie religieuse à la mode ; mais elle se vantait d’avoir gardé une tête verte sous ses cheveux blancs, et non sans raison, car sous ce mélange de mondanités, d’intrigues, d’affectation juvénile et de religiosité battait un cœur jeune et tendre. Elle fut charmée des manières de M. Vavasour et les vanta beaucoup à Lucie, timide jeune fille de dix-sept ans, qui venait d’entrer dans le monde et le regardait encore par-dessus l’épaule protectrice de lady Knockdown.

« — Ma chère, que M. Vavasour soit ce qu’il voudra, non-seulement il a l’intelligence d’un véritable homme de génie ; mais, ce qui vaut beaucoup mieux dans la vie réelle, il en a les manières. Trouvez-moi un homme qui comme lui permettra à une femme de notre rang de lui dire ce qui lui passera par la tête, sans supposer qu’il puisse se permettre d’en faire autant avec elle, qui considère la familiarité de cette femme comme un honneur pour lui, et non comme une raison de prendre des libertés avec elle. Il fait un très agréable contraste, en vérité, avec ces jeunes gens d’aujourd’hui qui se présentent dans leurs jaquettes de chasse et parlent argot aux dames, quoique les jeunes filles d’aujourd’hui ne valent guère mieux ; qui se tiennent debout le dos contre le feu et sentent la fumée, s’en vont dormir après dîner, n’ont aucun égard pour la vieillesse, et, je le crains bien, n’en ont pas davantage pour la jeunesse. Sur ma parole, Lucie, j’ai entendu cette année des jeunes gens faire à de jeunes dames des réponses qui de mon temps leur auraient valu un duel pour le lendemain. Ma chère, personne n’espère que l’âge de la chevalerie reviendra ; mais en vérité on aurait bien dû épargner ce qui nous tenait lieu de chevalerie lorsque j’étais jeune. C’était une fausse apparence, un sham, comme ils appellent toute chose maintenant ; mais véritablement il vaut mieux une apparence agréable qu’une réalité déplaisante, surtout lorsqu’elle sent le cigare. »


Un an après que lady Knockdown s’exprimait en ces termes flatteurs sur le jeune poète, le mariage de Lucie Saint-Just et d’Elsley Vavasour était un fait accompli. L’amour était réciproque, et tout en conséquence eût été pour le mieux sans une petite circonstance qui devait à la longue miner le bonheur d’Elsley et le conduire à sa ruine. Le jeune poète s’était marié sous son faux nom d’Elsley Vavasour. Vingt fois l’honnêteté avait été sur le point de l’emporter sur la vanité, mais tout fut résolu un jour qu’il entendit, sur une remarque étourdie de la vieille tante, Lucie répondre qu’elle n’épouserait jamais un homme qui n’aurait pas un nom gracieux. Le nom plébéien de John Briggs fut donc condamné. À partir de ce moment, Elsley vécut dans la crainte de la circonstance imprévue qui pouvait tirer ce nom fatal de l’oubli et révéler en même temps une impardonnable lâcheté. Les défauts cachés de son caractère apparurent alors : il devint susceptible, irritable, inquiet ; sa vanité égoïste pesa de tout le poids d’une tyrannie capricieuse et taquine sur la pauvre Lucie, qui se fatigua bien vite de prodiguer une affection qui n’était jamais payée de retour. La seule chose qui fût sensible à Elsley, c’était d’être admiré, et Lucie ne pouvait admirer son mari à toute heure du jour ; de là les récriminations, les reproches, les colères. L’amour, qui peut survivre à de grandes fautes, survit rarement à ces mesquines querelles que les réconciliations peuvent bien terminer, mais n’apaisent jamais, et rien ne l’éteint mieux qu’un certain mépris qu’on ne s’avoue pas, mais qui pénètre dans le cœur comme un poison subtil. Il en fut ainsi pour Lucie Saint-Just : elle n’aurait pas voulu avouer la mésestime qu’elle avait pour son mari ; mais lorsqu’elle eut connu son caractère, elle refoula en elle-même son affection, sûre qu’elle n’avait rien à espérer en retour. Quant à Elsley, dont l’égoïsme était toujours en éveil, en remarquant la froideur croissante de Lucie, il sentit augmenter son humeur inquiète et son impérieux besoin de querelles.

La circonstance redoutée d’Elsley se présenta enfin, et sous la forme la plus odieuse au poète, sous la forme de son ancien tyran, Tom Thurnall. Jeté par le hasard d’une tempête sur les côtes de l’ouest au moment où il revenait en Angleterre, Tom Thurnall, dépouillé de toute sa fortune par des événemens imprévus, eut la pensée d’exercer quelque temps sa profession dans la petite ville où demeuraient les deux époux. Longtemps Elsley se flatta de n’avoir pas été reconnu de Tom, mais il fut tiré de ce songe désagréable le jour où le pratique Thurnall, indigné des procédés de son ancien camarade et ayant besoin de son influence pour sa fortune, jugea bon de frapper un grand coup et de faire sentir à Elsley qu’il était en son pouvoir. Tom cependant, malgré ses menaces, était incapable de trahir un secret qui pouvait perdre Elsley ; mais, sans le vouloir, il le conduisit jusqu’aux limites de la folie. La vie d’Elsley ne fut plus qu’un cauchemar : obsédé par une pensée unique, il vivait dans la crainte constante de voir sortir brusquement des lèvres de ses interlocuteurs, de ses amis, de sa femme même, le nom de John Briggs. Il était donc tout préparé pour la folie et pour la mort, lorsque la visite des parens de Lucie vint précipiter ce dénoûment fatal. D’abord arriva Valencia, sœur de Lucie, jeune fille coquette et mondaine, qui créa un instant à Elsley la plus agréable des diversions. Valencia se plaisait dans la compagnie d’Elsley, dont les conversations brillantes l’intéressaient et l’amusaient La jeune coquette trouvait en lui non un parent, mais un flatteur et un admirateur, et de son côté le vaniteux poète, se sentant applaudi, et caressé, retrouvait ces triomphes dont il était sevré depuis si longtemps. Il se montra assidu auprès de Valencia, et n’eut plus même en présence de Lucie de flatteries et d’égards que pour elle. Ce fut pour Lucie la dernière blessure : elle comprit qu’elle n’avait plus aucune place dans ce cœur que la vanité occupait en souveraine absolue, et résolut de ne plus lutter.

Cette blessure cependant ne devait pas être la dernière : Elsley allait briser ce cœur qu’il avait tant froissé. Lord Scoutbush, le frère de Lucie et de Valencia, survint peu de temps après, amenant avec lui quelques amis, parmi lesquels un certain major Campbell, qui jadis avait aimé Lucie, avait cherché à se guérir de cet amour par les fatigues et les dangers de la vie militaire, et n’avait pu y réussir. C’est un personnage très curieux que celui de ce major Campbell, et il est à regretter que M. Kingsley ne lui ait pas donné dans son roman une place plus importante : c’est un type très rare, mais très vrai, de l’homme chevaleresque et de l’honnête homme dans une civilisation trop avancée. Figurez-vous les qualités les plus viriles et les plus sévères unies aux délicatesses les plus féminines, aux aimables exagérations d’une sensibilité exquise, et vous aurez le major Campbell ; c’est Alceste avec toutes les faiblesses de Werther. Dès qu’Elsley et Campbell se rencontrent, ils sentent instinctivement qu’ils sont ennemis. Toutefois il y a entre eux une différence : Campbell se contente de détester Elsley, mais Elsley déteste et redoute à la fois le major. Que peuvent signifier les paroles énigmatiques qu’il lui a adressées, le regard singulier qu’il lui a lancé ? Évidemment il sait tout, il est dans la confidence de Thurnall. Qui sait ? peut-être a-t-il déjà révélé le fatal secret à Valencia, dont il est le conseiller intime et préféré, à Lucie même, envers laquelle il est prodigue de prévenances inquiétantes ? En révélant le secret à Lucie, peut-être a-t-il l’intention machiavélique de détruire à son profit les derniers restes de l’affection qu’elle peut avoir pour lui, Elsley. Quoique chimériques, les craintes d’Elsley n’étaient cependant pas sans fondement. Il était un secret au moins qui n’avait pas échappé au regard du major Campbell : c’est que Lucie, la femme qu’il avait inutilement aimée, qu’il aimait encore, n’était pas heureuse. Une nature vulgaire aurait éprouvé en pareille occasion un secret plaisir et se serait sentie comme vengée ; sa belle âme, au contraire, avait été blessée et irritée ; comment cet homme se permettait-il de négliger une femme que lui avait tant aimée ? En vrai chevalier errant, il voulut se faire redresseur de torts. De là ses prévenances imprudentes et son empressement étourdi auprès de Lucie. Elsley se méprit sur la nature du sentiment qui le faisait agir, et une sorte de duel silencieux s’engagea entre ces deux hommes, à l’insu de tout le monde et d’eux-mêmes. L’issue en fut fatale pour Elsley. Un jour, dans une promenade, Lucie, poussée par un caprice subit, pria Elsley de lui cueillir une fleur sauvage qui avait poussé entre les crevasses d’un précipice ; sur le refus d’Elsley, Campbell, au risque de sa vie, commit l’étourderie chevaleresque, mais coupable, de satisfaire ce désir imprudent. À peine la fleur était-elle remise entre les mains de Lucie, qu’Elsley avait disparu.

Il avait disparu pour ne revenir jamais. Il partit plein de colère la tête brûlante, errant, par une nuit d’orage, à travers les montagnes, sur le bord des précipices, cherchant un lieu assez désert où il pût mourir loin des hommes, de leurs reproches insultans et de leur pitié plus insultante encore. Puis, lorsque le jour l’eut surpris, ruisselant de pluie et grelottant de fièvre, il se mit en marche pour Londres avec les quelques souverains qu’il avait en poche au moment où le démon de la frénésie s’était emparé de lui, bien décidé à ne pas retourner en arrière, à ne solliciter aucun pardon, à ne jamais en demander aucun. En vrai poète qu’il était, il appela la mort, non pas cette mort violente et maladroite qui tue sans faire savourer à sa victime les voluptés du néant, mais une mort savante, à la fois impitoyable et caressante. L’opium lui donna cette mort enveloppée de visions et de songes, d’agonies cruelles, de surexcitations passionnées et d’atonies moroses, si semblable à la vie qu’il avait menée. Après bien des recherches, Tom Thurnall et le major Campbell le trouvèrent dans un grenier de Londres, affamé, presque nu, buvant la mort à larges doses, déjà hébété, suant les sueurs de l’agonie, en proie aux tressaillemens du dernier frisson, mais encore fier, intraitable, vindicatif, sensible même comme autrefois aux nobles émotions. Lorsqu’il aperçoit le major, la rage assoupie se réveille au fond de son cœur : il saisit un pistolet et fait feu ; puis, honteux de cette lâcheté, il cherche à s’en punir par le suicide. Son esprit, hébété par l’opium, se réveille en sursaut, et trouve encore un dernier élan d’enthousiasme en apprenant les triomphes des armées alliées en Crimée. Quand il doit mourir, son cœur, enfin délivré de tous ces fantômes tyranniques qui en avaient comprimé la tendresse, s’ouvre au repentir. « Il se tourna encore une fois vers Lucie avant que la nuit de la mort l’eût complètement enveloppé, et il la regarda en face avec ses beaux yeux pleins d’amour. Puis les yeux pâlirent et s’éteignirent ; mais ils la cherchèrent encore avec une expression douloureuse longtemps après qu’elle eut caché sa tête sous la couverture, incapable qu’elle était de supporter la vue de cette agonie. »

Les défauts et les vices de ces natures exclusivement intellectuelles, chez qui le talent prédomine au détriment du caractère, chez qui l’idée d’art absorbe toutes les autres idées, même celle du devoir, et étouffe tous les sentimens, même les plus doux, même les plus faciles, les moins exigeans, ont été accusés par M. Kingsley avec une sévérité extrême, mais non pas avec injustice. S’il a attaqué ces défauts avec tant de vivacité, ce n’est point pour appeler le mépris des sots sur les dons les plus élevés que Dieu ait faits à l’homme, ni pour satisfaire ces instincts de basse envie qui rongent les sociétés en décadence : c’est pour flétrir l’abus de ces dons précieux, comme il mérite d’être flétri, c’est surtout pour démontrer par un exemple dramatique la vérité de la thèse qu’il soutient. Que manquait-il à Elsley ? Rien qu’une croyance ferme et inébranlable, à laquelle il aurait dévoué les dons brillans qu’il avait reçus. Elsley a pris les moyens pour la fin : il a voulu transformer le pénible combat de la vie en un tournoi splendide, il a cru au triomphe, parce qu’il se sentait possesseur des armes qui servent à triompher. Voilà pourquoi Elsley a été puni ; mais son châtiment est au nombre de ceux qu’il n’appartient pas toujours aux hommes de juger. Malgré toutes ses colères, M. Kingsley est un esprit trop éclairé pour n’avoir pas fait cette réserve en faveur de son coupable héros, et il l’a faite en des termes éloquens que nous croyons bons de reproduire dans des jours où il est de mode d’égayer les âmes infimes, serviles et lâches, en étalant avec complaisance les sottises et les faiblesses des hommes de génie.


« Et maintenant le lecteur comprendra que si l’on peut rire d’Elsley, c’est qu’à tout prendre il vaut mieux rire de lui que l’injurier ; mais il ne faudrait pas cependant que Mme Philistia et M. Fogeydom se crussent le droit de le regarder comme une personne méprisable ou seulement ridicule, et se permissent de penser : Ah ! s’il nous avait ressemblé !

« S’il n’avait eu aucune qualité et qu’il eût été simplement ridicule, Lucie ne l’aurait pas aimé, et nous-même nous l’aurions exclu de cette histoire comme un personnage déplaisant et qui n’avait pas droit d’y paraître. On ne rit pas de bon cœur d’un homme pour lequel on n’a pas un amour secret, et cet amour, Elsley le méritait. C’est certainement une question que de déterminer la valeur qu’on doit attacher au talent, à l’imagination et autres dons intellectuels ; mais il y avait en lui plus que du talent : il y avait en lui, au moins en pensée et en essence, vertu et magnanimité.

« Oui, cela est vrai, la meilleure partie de lui-même, — peut-être même tout ce qu’il y avait de bon en lui, — s’est dépensée en paroles et non en actes : c’est dans ses œuvres, et non dans sa vie, qu’il faut aller la chercher ; mais on l’y trouvera si on l’y cherche, et, si vous le lisez, vous reconnaîtrez que, quelque sujet qu’il ait traité, il l’a considéré sous l’aspect le plus noble, le plus pur, le plus élevé. Quelque extravagant qu’il soit dans ses opinions sur la licence qui est permise aux poètes, cette licence n’est jamais chez lui synonyme d’immoralité. Il aime à première vue et il reproduit avec amour tout ce qui est chevaleresque et noble, tendre et vrai. Il est aussi très possible que la bonne opinion qu’il avait de ses poèmes ne fût pas entièrement fausse, que ses paroles aient réveillé çà et là dans bien des cœurs l’amour de ce qui est beau moralement et physiquement, qu’il ait fait souvenir plus d’un lecteur qu’il y a tout à la fois pour le corps et l’âme de l’homme des formes possibles d’une beauté plus grande que celles que contemplent maintenant nos yeux, que ces formes se sont révélées déjà, quoique fragmentairement, sur la terre, qu’elles sont destinées peut-être à reparaître et à se combiner enfin avec une expression parfaite dans quelque condition idéale, et, selon les paroles du poète, dans un avenir divin vers lequel marche toute la création. »


Cette noble réserve si noblement exprimée nous fait connaître pleinement l’opinion de M. Kingsley. En général il est très sévère aux rêveurs de toute sorte, poètes, moines, mystiques, et s’il maltraite le pauvre Elsley, nous nous rappelons certaines pages où il n’a pas mieux traité sainte Catherine de Sienne et saint Jean de la Croix. L’égoïsme hautain de ces natures purement spéculatives enivrées de leurs rêves, le suicide à la fois moral et physique auquel un voluptueux dévouement à de belles chimères entraîne ces âmes enflammées, le souci qu’elles ont de ce qui n’est pas, le mépris qu’elles font de ce qui est, lui inspirent une sorte de répulsion compatissante que nous aurions peine à comprendre sur notre continent, mais qui est très conforme à l’esprit anglais. M. Kingsley, comme tout homme éclairé et d’une intelligence raffinée par l’étude, est sensible à la beauté ; mais, en véritable Anglais qu’il est, il veut que la beauté soit unie à l’utilité, et elle ne lui plaît que lorsqu’elle s’est abaissée modestement aux conditions de la vie domestique. Tel est en général le critérium esthétique et moral d’après lequel il juge non-seulement les œuvres d’art et les doctrines, mais les religions et les caractères historiques. Les caractères qui cherchent dans le christianisme de belles visions et de grandes promesses, au lieu d’y chercher d’abord une règle de vie pratique applicable à chaque instant de la durée, lui semblent plutôt dignes de pitié que d’admiration. L’idéal de la vie consiste pour lui dans la plus grande somme possible d’esprit chrétien unie à la plus grande somme possible d’activité pratique. S’il juge avec tant de sévérité les caractères religieux qui se contentent de la contemplation, en quel mépris doit-il tenir les caractères qui n’ont pas l’excuse de l’ardeur religieuse, et qui poursuivent, au nom d’un idéal indécis, leurs rêveries fugitives ! Shelley et les poètes de son école ont été depuis longtemps honorés des attaques de M. Kingsley, et c’est à eux encore qu’il a songé dans le portrait d’Elsley Vavasour.

Mais hélas ! quelles que soient nos théories et nos opinions, elles n’expriment jamais notre nature qu’incomplètement. Nous avons connu bien des démocrates qui avaient le cœur du conservateur le plus endurci, et il serait facile de citer certains fougueux conservateurs qui ont le cœur de vrais démocrates. Pour beaucoup d’orthodoxes, la vérité consiste dans le maintien des institutions extérieures, tandis qu’on rencontre plus d’un impie plein de tourmens religieux, et qui a faim et soif de vérité et de justice. Nos opinions ne font pas toujours partie de notre substance véritable : c’est une étiquette que nous plaçons sur notre chapeau, et qui quelquefois nous calomnie aux yeux de nos semblables ; c’est une injure gratuite que nous adressons à notre conscience et à notre cœur. Bon gré, mal gré, notre nature véritable se trahira : l’homme qui est né grossier affectera en vain les opinions les plus généreuses ; l’homme qui est né délicat et sensible affectera en vain de ne croire qu’à la force et de n’admirer que les vertus qui servent à la vie domestique. M. Kingsley n’échappe pas à cette contradiction. Il a beau accabler le pauvre Elsley Vavasour, et le sacrifier à l’honnête et rude Tom Thurnall : sa nature intellectuelle proteste et laisse échapper ses secrètes préférences. M. Kingsley prodigue l’admiration à toutes les variétés de la force : force physique, force virile, force de caractère. Son héros, son chrétien idéal, doit être un hercule capable de supporter les plus grandes fatigues, sain de corps comme d’esprit, entendu aux affaires pratiques. Il ne doit pas plus connaître le découragement que la crainte, il doit bannir les vaines tristesses et les pusillanimes passions, car M. Kingsley a horreur de la sentimentalité et du werthérisme moderne. Tout cela est fort bien, et je consens à ne pas refuser mon admiration à cet hercule, en faisant observer toutefois que cet idéal se rapproche singulièrement de l’idéal rêvé par ceux que M. Kingsley appelle les vieux ennemis sous des figures nouvelles, et qu’on le retrouverait chez le néo-alexandrin Emerson comme chez le grand épicurien Goethe, contre lesquels l’auteur guerroie depuis des années. Le christianisme s’est toujours beaucoup mieux accommodé d’un peu de faiblesse que d’un excès de force, et a toujours préféré les âmes désespérées aux âmes stoïques, les esprits contemplatifs aux esprits pratiques. M. Kingsley le sait bien, lui qui est un chrétien sincère ; aussi se donne-t-il, malgré ses opinions, les démentis les plus inattendus. Ses héros, qui sont si sûrs d’eux-mêmes, sont intrinsèquement très faibles, et ne trouvent dans leur volonté aucune arme contre leur sensibilité. Le musculeux et brave Tom Thurnall, qui n’a craint ni le yatagan des Arabes, ni le scalpel des sauvages, se sent troublé jusqu’au fond de l’âme par les yeux d’une pauvre fille timide, frêle et nerveuse. Plus frappant encore est le personnage du major Campbell, que l’on peut regarder comme son héros de prédilection, et qui symbolise certainement, dans la pensée de l’auteur, l’alliance établie par le dévouement au devoir entre la vie pratique et la vie intellectuelle. Eh bien ! le major Campbell est une âme noble plutôt qu’un caractère viril. Il a eu jadis une passion profonde qui a été repoussée, et depuis, malgré tous ses efforts, il n’a pu s’en guérir… Sa passion le ronge comme un cancer intérieur, et il n’espère d’autre remède que la mort. Écoutez-le invoquer la bienfaisante déesse. « O mort, belle, sage, tendre mort, quand viendrez-vous pour me révéler ce que je désire savoir ? Je vous ai fait la cour depuis longtemps, ô brave mort, pour obtenir que vous donniez le repos au voyageur fatigué. C’était le désir d’un lâche, et vous n’êtes pas venue. Je vous ai serré de près dans l’Afghanistan, vieille mort ;… mais vous m’avez échappé, je n’étais pas digne de vous. Et maintenant, je ne vous poursuivrai plus, prenez votre temps, je saurai attendre ; qui sait si nous ne nous rencontrerons pas ici ? » C’est l’accent de Werther, que dis-je ? c’est l’accent de Shelley lui-même. Ce major Campbell, c’est Elsley Vavasour retourné, Elsley purgé de ses vanités et purifié par une longue douleur.

Le seul lien qui puisse unir la vie intellectuelle et la vie pratique, c’est la croyance religieuse ; mais par quels moyens ce trait d’union s’établira-t-il, et où trouver entre ces deux termes opposés la synthèse du devenir, comme on dit dans l’école hégélienne ? C’est peut-être une erreur de croire que les accidens de la vie amènent l’âme à la soumission aux décrets d’une volonté toute-puissante ; c’est une plus grande erreur encore de croire que l’expérience de la vie amène l’âme à la charité, c’est-à-dire à aimer les hommes d’après une règle plus large que celle que nous ont tracée nos instincts, nos préférences, et les doctrines que nous ayons adoptées. Les héros de M. Kingsley le prouvent bien : ni le danger, ni le chagrin, ni même le désespoir n’ont pu amener Tom Thurnall à croire à un Dieu protecteur. Le ministre Frank Headley, partisan entêté de la haute église, homme de bien au demeurant, ne peut se résoudre à admettre les mérites d’un méthodiste et d’un dissident, et méconnaît les vertus chrétiennes parce qu’elles se rencontrent ailleurs que dans son étroite chapelle. Grâce à son orthodoxie aveugle, cet homme de bien commettra l’injustice et méconnaîtra les devoirs de la charité. Il existe un lien cependant, et ce lien, selon M. Kingsley, c’est l’amour, non pas l’amour mystique, qui à l’occasion, comme en témoigne l’histoire, n’exempte ni de la persécution ni du fanatisme, mais l’amour terrestre, l’amour de la créature pour la créature. M. Kingsley appelle à son aide les femmes comme auxiliaires dans la campagne qu’il a entreprise. Si Dieu n’a aucune puissance sur l’homme, elles au moins en ont une irrésistible. Elles qui ont jadis inspiré les âges chevaleresques et transformé, sous l’influence de la religion, les instincts barbares et meurtriers en mobiles d’héroïsme et de dévouement, que ne peuvent-elles pas encore ! Elles inspirent la tendresse au cœur énergique et brutal de l’homme : ne peuvent-elles lui inspirer le dévouement ? Elles dont les regards paisibles savent apaiser ses colères sauvages, ne peuvent-elles lui enseigner la soumission ? Elles laissent dormir leur influence, mais cette influence existe encore aussi entière qu’autrefois. Elles n’ont donc qu’à oser pour enfanter des prodiges d’héroïsme et d’abnégation, pour faire fondre la glace des préjugés et des préventions sociales ; il leur suffit de mettre leurs sourires à un plus haut prix. Le ministre Frank Headley apprendra la charité dans les regards de Valencia mieux que dans son rituel ; Tom Thurnall apprendra dans la patience et le dévouement angélique d’une belle maîtresse d’école la soumission à Dieu, que n’ont pu lui enseigner les plus dangereuses expériences, et Stangrave, le froid Américain du Nord, deviendra abolitioniste forcené pour l’amour d’une belle esclave émancipée qui exigera le dévouement à la cause de sa race opprimée. Tout cela est bien romanesque, direz-vous ? Non, pas dans la pensée de M. Kingsley. Il considère véritablement les femmes comme les anges ministres de Dieu sur la terre, et ne parle jamais d’elles qu’avec une estime et une courtoisie toutes chevaleresques. Ce n’est pas lui qui voudrait jamais souscrire à la décision de ce concile qui déclara impoliment que les femmes n’avaient pas d’âme.

Je n’ajouterai plus qu’un mot. Ainsi que tous les livres précédens de M. Kingsley, ce dernier roman est fort judicieux comme critique de l’état moral actuel des âmes ; mais le remède qu’il présente est impuissant et exclusif. Quelque exclusive que soit la civilisation anglaise, une foule d’idées prohibées s’y sont introduites, et il serait difficile de faire accepter aujourd’hui, même à l’Anglais le plus obstiné, l’église anglicane comme panacée universelle et remède souverain. En outre, M. Kingsley s’est trompé cette fois, je le crains bien, dans la méthode à employer pour atteindre le but qu’il poursuivait. Son dernier livre est un plaidoyer contre ce qu’on appelle en Angleterre self-education, c’est-à-dire l’éducation morale que se donne à lui-même l’individu en vertu de son expérience, de ses efforts et de ses épreuves. M. Kingsley croit au contraire que c’est l’éducation qui doit former l’individu, et non l’individu qui doit faire lui-même son éducation. Cela est logiquement raisonner, j’en conviens ; mais qui dit éducation impersonnelle dit une doctrine préexistante à l’individu ; et qu’arrivera-t-il si cette doctrine, pour un motif ou pour un autre, est frappée d’impuissance, et que la raison se soit refusée à l’accepter ? Ici M. Kingsley intervient, et avec une ferveur toute chrétienne il réclame hardiment de nous un miracle. « Si vous n’avez pas cru à cette doctrine jusqu’à présent, nous dit-il, croyez-y maintenant et sans hésiter. Votre éducation personnelle ne vous servira de rien lorsque vous serez plongé dans l’abîme de la détresse. Vos théories alexandrines, votre égoïste sagesse à la Wilhelm Meister, vos maximes sur l’impassibilité que le sage doit opposer aux coups du sort, sur le mépris serein avec lequel il doit regarder les accidens de la vie, ne vous seront d’aucun secours lorsque vous chercherez un consolateur, et que vous n’en trouverez pas. » Les pieuses et chrétiennes remontrances de M. Kingsley sont incontestablement fort éloquentes ; mais, hélas ! l’éloquence s’adresse aux foules avec bien plus de succès qu’à l’individu, et laisse la raison froide lorsqu’elle touche et enlève le cœur. M. Kingsley, en un mot, fait appel au sentiment contre l’incrédulité. Le sentiment en effet a opéré quelquefois les conversions les plus remarquables ; cependant je doute qu’il ait été jamais bien puissant contre l’incrédulité rationnelle et réfléchie. On peut faire appel au sentiment pour exciter les sympathies de l’homme envers ses semblables, pour éveiller la sympathie sociale : M. Kingsley l’a fait dans Alton Locke, et il a réussi ; on peut faire appel au sentiment pour attirer l’attention sur les misères morales de l’époque où l’on vit : M. Kingsley l’a fait dans Yeast[2], et il a réussi ; mais le succès est plus douteux lorsqu’au lieu de s’adresser à la société, on s’adresse à l’individu, et lorsqu’au lieu de réclamer des sympathies pour des souffrances sensibles, on réclame la croyance à une vérité abstraite. Ce que l’individu demande, ce ne sont pas des appels éloquens, mais des démonstrations certaines qui forcent la conviction, et il le demande plus que jamais dans un temps sillonné d’hérésies, nourri de doctrines infidèles, armé d’un sens critique impitoyable, qui a jusqu’à présent refusé d’accepter de la sentimentale raison pratique les doctrines réduites en poussière par la froide raison pure.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez sur Westward Ho ! la Revue du 1er décembre 1855.
  2. Voyez, sur Alton Locke et le roman d’Yeast, la Revue du 1er mai 1851 et du 15 février 1852.