Le Roman anglais contemporain - 14 juin 1867

La bibliothèque libre.
Le Roman anglais contemporain - 14 juin 1867
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 69 (p. 1007-1026).
LE
ROMAN ANGLAIS
CONTEMPORAIN

I. Played Out, by Annie Thomas. — II. Land at last, by Edmund Yates. — III. Belton Eastate, by Anth. Trollope. — IV. Gemma, by Adolphus Trollope. — V. Won by a head, by Alfred Austin. — VI. Vittoria, by George Meredith. — VII. Griffith Gaunt, or Jealousy, by Ch. Reade[1].

En parcourant, comme nous le faisions dernièrement, cette lice pacifique où les artistes et les industriels de tous les pays mettent en présence les chefs-d’œuvre contemporains que chaque nation revendique comme les manifestations les plus élevées du génie qui lui est propre, beaucoup de nos lecteurs ont dû, en face des tableaux que l’Angleterre fait passer devant nos yeux, éprouver un certain désappointement, dont les causes ne sont point faciles à démêler. Ni le zèle, ni la foi, ni l’intelligence ne manquent à cette école de peinture ; ce qui lui fait défaut, c’est la hauteur des vues, ou plutôt, — car l’objectif de l’artiste est souvent très élevé, — la puissance d’essor, la domination de l’homme sur l’œuvre, la saine condensation des élémens divers qui sont appelés à traduire l’idée-mère de chaque tableau. Le détail tue l’ensemble ; l’effort également dispersé met tout en relief et trouble l’harmonie du plan général. Sur un seul point, point essentiel, il est vrai, la peinture anglaise se maintient au niveau de ses rivales et parfois leur est supérieure : plus souvent qu’aucune de ces dernières, elle rencontre juste en interprétant la vie de chaque jour. La vérité du geste, l’éloquence de la physionomie, font oublier ce que le dessin a d’incorrect, ce que la couleur a de violences criardes. Tandis que le sentiment poétique (ailleurs que dans le paysage) se manifeste par des bizarreries presque monstrueuses, se résout en maladresses énormes, en avortemens quelquefois burlesques, l’observation de la réalité se montre alerte et fine. On ne confierait pas sans trembler à M. Millais par exemple ou à tout autre pré-raphaélite l’Excelsior du poète Longfellow ; mais s’il s’agit de l’oncle Toby cherchant naïvement un moucheron imaginaire dans l’œil rusé de la veuve Wadman, oh ! alors tenez pour certain que Sterne ne trouverait pas aisément chez nous un interprète digne de lui, un pinceau rival de sa plume taillée au microscope. En revanche il en aurait à choisir parmi ses compatriotes.

Au sortir de la grande exhibition, ouvrez tour à tour une demi-douzaine des romans qui viennent de paraître à Londres, vous serez frappé de l’analogie qui existe chez nos voisins entre l’art de peindre et l’art d’écrire. Ce dernier cependant, asservi à certaines règles du programme mercantile nous semble moins libre dans ses allures. Une inflexible loi pèse sur le romancier. Ce n’est point celle des trois unités, c’est celle des trois volumes. Expérience faite, il paraît que l’éditeur, s’il n’a point à mettre au jour ce nombre consacré d’élégans in-octavo, et à réclamer en échange les trente-un shillings six pence qui en constituent le prix normal, ne saurait comment aligner ses comptes. Or c’est là le point essentiel auquel sont subordonnés les droits de l’imagination et ceux de la composition littéraire. On ne saurait expliquer par une raison plus décisive ces longueurs terrifiantes, ces encombremens épisodiques qui font le désespoir des lecteurs à la fois impatiens et délicats, ces dialogues interminables où chaque couplet doublant le récit est lui-même doublé d’un commentaire inutile le plus souvent ; la vie, la substance, la moelle du roman, s’il est permis de parler comme Rabelais, demeurent étouffées sous ces développemens parasites.

Cette « moelle, » dira-t-on peut-être, n’est pas toujours à regretter, et de fait le prétexte à tant de portraits, à tant de mise en scène, à tant et de si longues causeries, est souvent d’une banalité, d’une insignifiance qui passe toute permission ; mais il arrive aussi parfois qu’une idée vraiment. dramatique et féconde se perd comme noyée dans cette surabondance de minutieux et compendieux accessoires. C’est seulement alors qu’une critique sagement inspirée peut s’occuper de ces œuvres pour la plupart éphémères. Il lui appartient de distinguer entre ce qui est inspiration originale ou amplification de parti-pris, et, pour assortir un bouquet présentable, de trier quelques fleurs douées d’un éclat ou d’un parfum spécial dans la brassée de plantes que l’on étale pêle-mêle à ses pieds.

Un caractère, une situation/voilà tout ce que nous offre, — cette méthode étant donnée, — le premier roman inscrit sur notre liste. Kate (où Catherine) Lethbridge nous semble un excellent type de coquette, assez profondément étudié pour n’être pas exclusivement anglais, bien qu’il ne pût s’accuser avec cette netteté dans un milieu différent de celui où on nous le montre. Le besoin de plaire, l’ambition du premier rang, la vanité altérée de louanges, se rencontrent partout où il y a des femmes ; mais tel ou tel entourage, telles ou telles circonstances, peuvent singulièrement ajouter à ces dispositions, à ces penchans instinctifs. Commencez par admettre à la place de cette beauté souveraine qui s’impose à l’admiration de tous, que personne ne songe à contester et que d’incessans triomphes ont pour ainsi dire lassée d’elle-même, une de ces figures irrégulièrement attrayantes, dont le charme inexplicable peut être à chaque instant remis en question. Supposez ensuite, dans une société aussi rigoureusement hiérarchisée que l’est celle de nos voisins, une de ces situations mixtes où les dédains peuvent vous atteindre, où par conséquent les hommages vous deviennent doublement précieux ; ajoutez à ceci, chez une personne d’esprit, la conscience d’une éducation incomplète, le besoin de racheter cette espèce de tare, de donner d’éclatantes revanches à un amour-propre secrètement froissé ; compliquez tous ces mobiles, déjà si puissans, de l’espèce de vertige auquel est exposée la fille d’un gentleman-farmer lorsqu’un hasard. inespéré la jette éblouie dans le tourbillon de la vie mondaine, et vous ne vous étonnerez point trop que, même protégée contre tous ces entraînemens par une affection de bon aloi, une enfant inexpérimentée puisse jouer l’avenir de sa vie, compromettre sa réputation, perdre ses droits à un amour dont elle était fière, et se trouver en définitive… played out, — hors de jeu, si vous voulez, — victime de ses inconséquences, dupe de ses illusions et des succès qui les ont nourries.

Comme la grande majorité de ceux qui liront ces lignes, nous connaissons la banalité de cette donnée première. Aussi, qu’on veuille bien le remarquer, ce n’est point le récit même que nous cherchons à mettre en relief, c’est l’analyse toujours très fine et quelquefois remarquablement subtile des sentimens, des idées, des préoccupations qui constituent la coquetterie. Il n’était donné qu’à une femme, à une femme très bien douée, de mettre ainsi à vif sous l’incessante caresse de son pinceau une figure qui, séduisante au début, s’accentue, se marque, se flétrit, sans perdre dans le cours d’un récit prolongé l’attrait dont elle était, dont elle demeure investie. Cet attrait, elle le doit à l’habileté avec laquelle l’auteur a su mettre en opposition et balancer l’une par l’autre, en ménageant scrupuleusement ses effets, les qualités et les imperfections d’une nature éminemment complexe. Une coquette froide et sans cœur n’intéresse guère ; celle-ci est au contraire tout acquise à l’impulsion du moment ; aucun calcul, aucun mensonge prémédité ne la dégrade. C’est pour ainsi dire en dépit d’elle-même, soyons plus exact, c’est parce qu’elle reste elle-même, égarée par les emportemens divers de son impétueuse et volage nature, qu’on la voit accepter tour à tour les adorations qui flattent son orgueil et attestent sa puissance. Plus clairvoyante et plus sensée, elle ne méconnaîtrait pas la solidité du lien qui rattache à Roydon Fleming, elle ne mettrait pas à de si rudes épreuves l’amour patient et confiant qu’il lui garde. Au fait, elle n’aime réellement que lui, et malgré les apparences demeure fidèle aux promesses qu’ils ont échangées ; mais que Maurice Byrne, le littérateur en vogue, vienne à l’honorer de quelque attention, ou que le capitaine Clarence Lyster daigne lui apporter, par manière de passe-temps, l’hommage languissant de ses prévenances aristocratiques, une sorte de démon intérieur se réveille en elle, et la rend incapable de repousser, de décourager ces méprisables et fragiles adorations. Livrée à elle-même, peut-être en aurait-elle la force ; mais sur ce théâtre où l’a portée un concours fortuit de circonstances favorables, dans ce salon où elle n’a été admise que par faveur, la tentation devient irrésistible. Qu’à un moment donné, dans ce coin du monde, la couronne lui soit décernée, elle ne voudra pas déchoir. Avec toute rivale, la lutte est engagée d’avarice, et comme il faut régner à tout prix, à tout prix naturellement il faut vaincre, ce qui peut mener loin. Rassurez-vous pourtant : nous sommes en Angleterre, où les plus vives escarmouches de la flirtation la plus aventureuse ne conduisent jamais qu’au bord de l’abîme, et où Maurice Byrne, un athée pourtant, ayant compromis, — par mégarde, il est vrai, — la pauvre miss Lethbridge, et passé toute une nuit en tête-à-tête avec elle dans un wagon de première classe, lui propose fort paisiblement de l’épouser, Notez bien que ce mécréant a pour unique mobile, dans cette offre chevaleresque, le désir de réparer le tort qu’il a pu porter involontairement, à la réputation de notre étourdie.

Ce personnage nous remet en mémoire la situation que nous annoncions à nos lecteurs. Elle ferait à elle seule un sujet de roman, et ce roman pourrait être de beaucoup supérieur à celui dont on l’aurait tiré. Voici la donnée générale. Une charmante cousine de Roydon Fleming, mariée à un être assez vulgaire, est devenue veuve après un très court hymen. C’est alors qu’elle a rencontré pour la première fois Maurice Byrne, dont la réputation brillante l’a fascinée. Cet homme sans préjugés, fort de son indifférence glaciale, n’a pas absolument dédaigné une conquête aussi flatteuse que celle de mistress Darrock ; il n’a pas non plus, dans un certain sens, abusé de ses avantages ; mais en vrai sultan intellectuel il s’est complu à faire sur ce cœur qu’on lui offrait une espèce d’expérimentation psychologique. Dans ces sortes d’études où la passion, mise en jeu par une main savante, sert en quelque sorte de scalpel, le sujet disséqué doit beaucoup souffrir, et mistress Darrock, échappée comme par miracle au terrible praticien, a fait d’héroïques efforts pour ne pas rester sous le coup des tortures qu’elle a subies. Quatre ans ont passé là-dessus. Maurice Byrne a beaucoup voyagé, beaucoup écrit. Malgré, tout, le souvenir de sa victime lut est resté. Il s’arrange, à peine revenu en Angleterre, pour lui faire savoir son retour, et en lui envoyant un journal où est annoncé son séjour chez certains parens de mistress Darrock, il lui porte pour ainsi dire le défi formel de s’y trouver en même temps que lui. Cette bravade est acceptée aussitôt, et ce par deux raisons que Maurice Byrne devine avec la sagacité d’un homme versé en ces matières. — Vous êtes venue, dit-il à sa belle ennemie, parce que vous êtes sûre de vous-même et de votre indifférence. Vous êtes, aussi venue, reprend-il après un signe d’acquiescement, pour savoir si vous avez raison de compter à ce point sur vos dispositions à mon égard. — Pour un logicien rigoureux, ces deux hypothèses s’excluent ; mais demandez à une femme si Maurice Byrne n’est pas dans le vrai.

Quoi qu’il en soit, le combat recommence, cette fois avec un avantage marqué pour mistress Darrock, qui peu à peu cependant sent renaître en son cœur les anciennes faiblesses ; mais elle a pour se défendre, avec le souvenir des rudes épreuves auxquelles on l’a soumise, la crainte que lui cause chez cet homme, dont la supériorité intellectuelle l’attire encore, une absence complète de sentimens religieux. Il lui semble sans doute que le véritable amour est une foi, et que, dans un sol où l’idéal divin n’a pu établir ses racines, l’idéal humain n’en saurait avoir. Aussi, malgré le déchirement d’une séparation nouvelle, refuse-t-elle de confier ses destinées à ce Maurice qui l’a si bien torturée et qu’elle aime tant. — C’est par parenthèse juste à ce moment qu’au sortir de la conférence où elle lui a notifié sa décision finale le célèbre voyageur rencontre Kate Lethbridge, et l’emmène sans préméditation jusqu’à Londres, où il l’épouserait par générosité pure, si elle pouvait se prêter à un arrangement pareil.

Mistress Darrock resta-t-elle inflexible jusqu’au bout ? Comment miss Lethbridge subît-elle les tristes conséquences de son bizarre enlèvement ? Qu’advint-il enfin de ces deux intéressantes personnes ? Nous nous dispenserons de nous expliquer là-dessus. Une des meilleures traditions de la critique anglaise est de ne jamais déflorer une fiction en livrant le dénoûment à la curiosité publique. Il semble tacitement convenu qu’en déchirant le voile on porterait atteinte aux privilèges de l’inventeur, qu’on empiéterait en quelque sorte sur son brevet.

M. Edmund Yates, que nous avons déjà fait connaître aux lecteurs de la Revue, en leur offrant la réduction d’un de ses romans[2], est essentiellement un peintre des réalités contemporaines. Le champ de ses observations ne s’étend guère au-delà des faubourgs de Londres ; mais dans ce domaine encore assez vaste il serait difficile de trouver un guide plus sûr, plus au courant des rapports établis entre les diverses classes par la sociabilité moderne. Ses personnages, invariablement choisis parmi ceux que chacun de nous a pu connaître, ont en commun avec nous jusqu’aux moindres nuances d’idées et de sentimens ; on les reconnaît sans difficulté pour enfans, non de notre XIXe siècle, mais de sa seconde moitié, non de sa seconde moitié seulement, mais de son sixième dizain ou de son neuvième lustre, à votre choix. Ils ont ainsi, abstraction faite de tout autre mérite, une valeur pour ainsi dire historique.

Si, en 1967, un autre Macaulay, cherchant à expliquer les relations établies cent ans auparavant entre les artistes, se demandait quelles étaient leurs façons de vivre, en quoi consistait le patronage du dilettantisme aristocratique, quels intermédiaires officieux s’appliquaient (non gratuitement, il s’en faut) à faciliter les transactions délicates où la parcimonie de l’homme du monde se trouve aux prises avec la dignité de certains peintres et la rapacité de certains autres, — il est probable que cet historien futur emprunterait quelques traits du tableau au Land at last. La vie d’atelier y est prise sur le fait : les divers types du brocanteur de toiles peintes grouillent et palpitent sur celle-ci. — Nous recommandons, comme contraste, l’avare matoiserie du Gascon Caniche et la fausse bonhomie, la libéralité suspecte du Hambourgeois Stompff. Nous recommandons aussi le portrait et la biographie de William Bowker, personnage tout à fait épisodique, mais dont la physionomie s’impose tout naturellement à notre soutenir. Bowker, c’est ce pauvre diable qu’une chance malheureuses, une tentation fatale, sont venues arrêter dans ses brillans débuts, et qui, déclassé d’abord, puis dégradé, en est arrivé, de chute en chute, à une sorte de parasitisme familièrement affectueux, humblement indépendant ; mais pourquoi nous refuser une citation ? Nous sommes dans l’atelier d’un jeune peintre, Charles Potts, — le Mercutio du roman, — qu’un violent coup de sonnette arrache à la contemplation rêveuse de son dernier travail.


« — … Au diable la sonnerie ! s’écria-t-il courant à la porte… C’est donc vous, Bowker ?… Quel accident vous amène ?… Un créancier vous pousse-t-il vers ce seuil ? Quelque pâmoison intérieure appellerait-elle une chope ? Introduisez vos os, mon bonhomme, ou cette bise va vous raser.

M. Bowker, précédant son ami, jeta un tendre coup d’œil sur le pot à bière, qu’il épuisa d’une haleine ; puis il essuya sa barbe avec un mouchoir emprunté à son couvre-chef, et seulement alors : — Potts, mon bijou, comment allons-nous ?

— Pas trop mal, mon vieux, pour le temps qu’il fait. Et vous-même ?

Votre William se porte bien… ah ! ah ! du nouveau, paraît-il ?… Et il regardait du côté du chevalet… Cela représente ?… Quel est cet Espagnol en maillot ?… et ce vénérable ecclésiastique le bras étendu ?

— Une scène de Gil Blas… l’archevêque de Grenade, vous savez bien ?

— Non, j’ignore, et n’en demande pas davantage… Votre William, mon petit, a fini par s’apercevoir que la vie était trop courte pour toutes ces explications… Ce qu’il ne comprend pas à première vue, eh bien ! il le plante là… Mais un instant, cadet, un instant !… La jambe droite du jeune homme n’est pas dans le mouvement… Passez à votre William un bout de craie… Tenez, comme ceci… Voilà où tombe le pied de ce monsieur, à moins qu’il ne soit admis à l’hospice orthopédique… Quant à la soutane du révérend, il y a longtemps que je n’ai rien vu d’aussi bien… manqué. Passez-moi la palette et une couple de pinceaux… Votre William n’est plus qu’un vieux bon à rien ; mais s’il a jamais compris quelque chose, c’est la couleur.

Et Charles, qui savait fort bien à quoi s’en tenir sur les qualités sérieuses de cet excentrique, ne fit aucune difficulté de lui confier sa toile. Assis auprès de Bowker, il le regardait peindre.

Envahi par l’obésité, étayant sur de grands pieds plats mal chaussés un ventre proéminent, la barbe grisonnante, pauvrement vêtu et d’une propreté peu exagérée, M. Bowker ne semblait avoir jamais dû se montrer à personne sous un jour très intéressant, sauf pourtant aux desservans de la taverne qui le nourrissait et au marchand de tabac chargé de lui fournir son cavendish. Néanmoins il est certain qu’à un moment de sa vie l’attente de son arrivée faisait resplendir deux beaux yeux déjà fort brillans par eux-mêmes, deux mignonnes oreilles à moitié cachées sous une masse de cheveux châtain-clair avaient ou à longs traits le son de sa voix aimée, deux petites mains blanches et satinées frémissaient au contact des siennes. En ce temps-là, il avait, lui aussi, des yeux pleins d’éclairs, une longue chevelure bouclée, une taille élégante et svelte. C’était alors le jeune M. Bowker, dont les premiers tableaux, exposés à Somerset-House, avaient fait sensation, que sir David Wilkie avait remarqué, à qui M. Northcote prédisait un si bel avenir, et que M. Fusell avait proclamé a un garçon de bonne race. »

C’était le même jeune M. Bowker que sir Thomas Lawrence recommandait comme professeur de dessin à la charmante femme du vieux M. Van den Bosch, le banquier hollandais mêlé si longtemps aux grandes affaires du marché de Londres. C’était enfin ce drôle, — ce chenapan de Bowker, monsieur., — qui, cédant à des inspirations ultra-romantiques, s’était follement amouraché de son élève, si bien qu’un jour où il l’avait vue en butte aux mauvais traitemens, aux brutalités d’un indigne époux, il enleva cette pauvre femme et la conduisit en Espagne, brisant sa carrière par cet acte insensé qui le perdit à jamais. Le vieux Van den Bosch obtint un divorce et mourut ensuite, laissant toute sa fortune à des neveux ; puis Bowker et sa complice revinrent en Angleterre, où ils subirent le terrible arrêt porté contre eux, repoussés de partout, évités, honnis universellement. Son talent n’avait point diminué, tout au contraire. Il peignait mieux que jadis ; mais les impeccables de l’Académie royale ne voulaient plus entendre parler de lui, refusaient impitoyablement ses toiles, et ne souffraient pas même que son nom fût prononcé autour d’eux. Ses patrons lui tournaient le dos, les dettes peu à peu grossirent, la femme à qui tant de sacrifices avaient été faits mourut repentante pour elle-même, mais sans avoir cessé de l’adorer, et de son dernier souffle appelant sur lui les bénédictions d’en haut.

Dès ce moment, William Bowker cessa de lutter. Il accepta sa proscription, et par degrés en vint où nous le voyons, à n’être plus qu’un bohémien jovial et sans fiel, inoffensif après tout, mais ne faisant guère plus de bien que de mal. il avait quelque part un menu capital dont le revenu défrayait ses plus pressantes nécessités ; de temps à autre, quand le cours des âges eut atténué le souvenir de son crime, tel ou tel de ses anciens protecteurs, sachant qu’il peignait bien et à vil prix, lui venait faire quelque commande. Il ne remonta jamais plus haut, mais il se contentait de ce lot modeste, et sa sobre vie, une fois gagnée, ne réclamait pas autre chose….. »


Le roman auquel nous venons d’emprunter ce passage est en germe dans une des nouvelles de Stendhal, que les premières scènes de Land at last rappellent surtout très nettement. Comme le lieutenant Liéven du Philtre, — ici nous entrons dans un nouvel épisode du récit de M. Edmund Yates ; — Geoffrey Ludlow, sortant un soir de son club, aperçoit, pelotonnée contre une borne, une malheureuse que le froid et la faim ont jetée là sans connaissance. Il la relève, la ranime, la sauve d’une mort imminente, et avant même de l’avoir vue reçoit en plein cœur les remerciemens émus qu’elle lui adresse d’une voix à peine distincte. Que deviendra-t-il le lendemain quand il retrouvera, dans le modeste abri qu’il lui a ménagé, une de ces rares beautés que l’artiste seul sait apprécier ? L’or de ces cheveux fauves, la teinte violette de ces yeux profonds et fixes, le tiennent sous un charme dont il ne se peut défendre. Vient un moment où la reconnaissance que miss Dacre lui doit, le vif intérêt qu’il lui témoigne, peut-être même un pressentiment vague de l’avenir qui se dessine pour elle, provoquent de la part de celle-ci certaines explications terriblement délicates. Elle a été, lui dit-elle, victime d’une lâche séduction suivie d’un abandon plus lâche encore. Étourdi par le vin capiteux d’un premier amour, obsédé par cette figure qui se retrouve désormais malgré lui sur toutes ses toiles, Geoffrey accepte complètement la situation et ses conséquences. Lui, jusque-là pur de toute folie, l’homme de la famille et du devoir, le soutien d’une mère et d’une sœur aussi honnêtes qu’il l’est lui-même, il ne saura pas éviter ce piège grossier, résister à cette tentation flétrissante. Mettant en pratique les Idées de Mme Aubray, il devient l’époux de cette autre Jeannine.

Quelques mois de bonheur le récompensèrent de ce dévouement sans bornes. Une affreuse catastrophe le lui fit expier. Margaret Dacre, même lorsqu’elle semblait lui livrer tout entier le secret de sa vie, l’a indignement trompé. Elle ne lui a pas donné le vrai nom de son séducteur. Elle ne lui a point fait connaître la nature du lien qui les unissait. Il croit avoir épousé la maîtresse d’un obscur officier ; il apprend tout à coup, et de la bouche même de cette odieuse créature, qu’elle, la mère de son enfant, est la femme, — la femme très légitime, — d’un cadet de grande maison, Lionel Brakespere, forcé naguère à s’expatrier pour crime de faux ; mais qui, devenu par la mort de son aîné, l’unique représentant du nom et des privilèges de sa race, vient d’obtenir, avec le pardon des siens, l’amnistie d’un monde où aucun déshonneur n’est ineffaçable.

Tant qu’il était en Australie, perdu dans la foule des coureurs d’aventures, et tant qu’elle a pu se croire à jamais séparée de lui, Margaret Dacre a préféré vivre, au prix de beaucoup de contrainte et d’ennui, dans le paisible intérieur où le pauvre Geoffroy Ludlow lui a fait une place si peu méritée. Maintenant que Lionel Brakespere, — devenu lord Caterham, — reparaît plus brillant que jamais sur la scène où elle a figuré quelque temps à ses côtés ; pourquoi donc ne retournerait-elle pas vers lui, qu’elle a toujours préféré à tout, vers lui, qui est resté son unique idole ? C’est ce qu’elle déclare en face à Geoffroy Ludlow, consterné de ce féroce abandon. Et c’est quand il fait un pas en avant pour l’empêcher de quitter sa maison malgré lui qu’elle lui jette ce terrible aveu dont nous pariions ! tout à l’heure. La scène est belle, quoiqu’un peu prolongée et légèrement entachée de mélodrame ; nous n’en donnons que la fin.


«… Allons, vous êtes folle ; mais les folles mêmes ont encore des entrailles de mère. Oubliez-vous votre enfant lorsque vous parlez de quitter cette maison ?

Elle retira sa main, qui déjà touchait la porte, et le dos appuyé au panneau, la tête dressée, le regardant au visage de ses yeux abrités par le froncement de ses noirs sourcils :

— Je ne suis point folle, dit-elle, mais je ne m’étonnerais pas que vous méjugiez telle. Persistez dans cette pensée, si vous ne pouvez me bannir de votre mémoire. Pour les êtres de votre espèce, l’amour est folie. Pour moi et pour celui que j’aime, l’amour est la vie même ; l’intelligence et la sa gesse suprême, la richesse vraie… Quant à l’enfant…

Elle hésita, ne traduisant sa pensée après un instant que par un geste dédaigneux. — Eh bien ! oui, l’enfant ? reprit Geoffrey d’une voix rauque et voilée.

— Apprenez donc, Geoffrey Ludlow, reprit-elle avec plus d’assurance, que je n’ai aucun souci de l’enfant… C’est cela, j’accepte volontiers ce regard de haine et le sentiment qu’il exprime… Vous vous en trouverez mieux, et je ne m’en trouverai pas plus mal. Que m’importe votre aversion ? Que m’importait votre amour ? Je ne suis pas, moi, de ces femmes pour qui un enfant représente tous les intérêts de la vie ; cela m’est impossible, comme il est impossible à ces femmes de concevoir un amour pareil au mien. Là où règne une passion aussi dominante, le sentiment maternel n’a plus de place… Je vous le répète, l’enfant ne m’est rien. Il ne m’eût pas été davantage, si je vous avais aimé. Eût-il eu pour père l’homme que j’aime, en vérité je me connais bien mal, ou il m’aurait été aussi indifférent ; Cet enfant n’a pas besoin de moi… S’il en était autrement, j’imagine que l’instinct de la brute ne me manquerait pas pour le nourrir, l’abriter du froid… Allons, Geoffrey, cherchez d’autres argumens !… Celui-ci est le dernier que vous eussiez dû employer ;… mais du reste vous n’en trouverez pas qui me persuadent…

Après quoi, par un mouvement soudain, elle se retourna pour saisir la poignée de la porte, mais ses dernières paroles venaient de soulever dans le cœur de Geoffrey une fureur sourde qui détruisit l’effet stupéfiant de sa première surprise. Il avança de trois pas et la saisit fortement par le bras gauche. Vainement essaya-t-elle d’échapper à cette ferme étreinte. Il la tenait à longueur de bras, et de ses dents serrées jaillirent ces mots :

— Vous êtes une créature immonde et hors nature. Je n’aurais jamais supposé qu’il pût exister une femme pareille à vous….. Je me tais sur ce qui me touche personnellement… Peut-être ai-je mérité ce qui m’arrive pour vous avoir prise où je vous ai trouvée…

Ici elle tressaillit, et son regard sembla fléchir.

— L’enfant, reprit-il, sera mieux sans mère qu’avec une mère de votre espèce ; mais en vous épousant après vous avoir ramassée dans la rue je vous ai enlevée à l’infamie et au crime. Vous n’y retomberez pas, si mes efforts y peuvent quelque chose. Vous n’avez ni sensibilité ni conscience, vous n’avez même pas d’orgueil. Vous vous faites gloire d’appartenir à un homme qui vous a laissée aux prises avec la faim…

En ce moment, la femme et le mari formaient un groupe effrayant pour tout spectateur, si cette scène étrange avait eu des témoins. A mesure que Geoffrey articulait lentement, syllabe après syllabe, ces paroles où passait toute l’amertume de son désespoir, la colère, comme un orage, faisait frémir des pieds à la tête la terrible Margaret. Toute animation avait quitté son visage livide. Elle était comme transformée en une image pétrifiée de quelque indicible ressentiment. Elle resta silencieuse un instant, son souffle s’accélérait, ses lèvres blanches et desséchées demeuraient légèrement écartées l’une de l’autre ; puis un mouvement imperceptible, un sourire de spectre, passèrent sur sa figure. — Il y a un malentendu entre nous, Geoffrey Ludlow, dit-elle alors. C’est en vous quittant que je renonce à l’infamie, que j’échappe au châtiment du crime !

— En me quittant, moi ?… Retombez-vous en délire ?

— Ce que je dis est la raison, la vérité même… Ne remerciez que vous, si ce que je vais ajouter vous cause une souffrance que je vous aurais volontiers épargnée… Vos injures, vos menaces, auront eu raison de ma pitié ! J’aspirais à une séparation amicale. C’est vous qui m’aurez forcée à vous dire que ni la honte ni le crime n’avaient eu prise sur moi. jusqu’au moment où je devins… où je devins votre maîtresse… Cette fois le coup avait porté. Geoffroy quitta le bras qu’il tenait encore. — Ma maîtresse ! répéta-t-il avec effort et d’une voix haletante… Quel est ce nouveau mensonge ?… Vous êtes ma femme.

— Non, Geoffroy, non… Dans ce misérable logis où vous plaidiez la cause de votre amour, je ne vous ai dit que la vérité ; mais vous ne l’avez pas sue tout entière… »


Il faudrait mettre en regard de cette scène celle où Lionel Brakespere, le gentilhomme faussaire, le viveur éhonté, repousse durement la malheureuse femme qui vient lui demander un amour depuis longtemps éteint, depuis longtemps oublié ; mais ici la vérité des couleurs, l’exactitude du pinceau rend très vulgaire et presque repoussante l’image qu’on fait passer sous nos yeux.

Une femme à deux maris, sous la plume d’un romancier, manque rarement de solliciter à certain point la commisération des bonnes âmes. Devons-nous espérer que dans l’espèce on s’intéressera un peu à ce pauvre mari d’une bigame ? La réponse ne se produit pas nettement dans notre esprit, et nous nous croyons dispensé par là même de raconter comment Geoffrey Ludlow, après un si terrible naufrage, parvint enfin à gagner terre (land at last). Bornons-nous à rappeler que dans les romans anglais, comme dans nos vaudevilles d’il y a quarante ans, l’auteur tient volontiers en réserve une petite merveille de sagesse et de raison pour dédommager en temps et lieu l’honnête homme fourvoyé dans une trahison comme celle de Margaret Dacre. Quant aux perverses de sa trempe, leur sort est généralement fâcheux, et il n’est guère d’exemple que l’auteur d’un roman ou d’un drame se permette de les laisser longuement jouir en paix du bénéfice de leur immoralité. La justice poétique ne le permet pas. Ut pictura poesis. Remplacez le mot pictura par le mot vita, et vous aurez, par parenthèse, l’un des plus énormes mensonges qui se soient produits sous le soleil.

M. Anthony Trollope est un des peintres les plus qualifiés de la vie anglaise, surtout telle qu’on peut l’étudier dans les villes de province, à l’ombre des vieilles cathédrales, dans les intérieurs silencieux de ces maisons closes où se déroulent lentement, sans bruit, sans éclat quelconque, les drames intimes de la vie bourgeoise. Belton Estate est un de ces drames à peine soupçonnés des acteurs eux-mêmes, mais qui n’en ont pas moins leurs péripéties quelquefois poignantes. Comme tant d’autres romans, celui-ci repose sur le sort d’un domaine substitué. Le propriétaire de ce domaine a une fille unique, qui, s’il vient à mourir, se trouvera dépouillée de toute fortune. Par une chance heureuse et rare, le neveu à qui doit échoir la terre patrimoniale devient fort amoureux de sa cousine, et les choses s’arrangeraient ainsi toutes seules, si cette cousine malavisée ne s’était éprise discrètement de certain capitaine qu’elle rencontre chaque année chez une tante à eux, dont le brillant officier est l’héritier présomptif. Cette tante, qui les aime tous deux également, songe un peu tard à réparer envers sa nièce les rigueurs de la fortune et quand elle y songe, elle se contente de la désigner au capitaine comme la femme qu’elle voudrait lui voir épouser. En bon et loyal héritier, celui-ci déclare vouloir se conformer aux désirs de la défunte, et pour le coup on peut croire bel et bien mariée à celui qu’elle aime la tendre et charmante Clara Amedroz ; mais où serait le roman, si elle l’épousait ? Il faut donc que l’heureuse fiancée s’aperçoive à temps qu’elle va se donner à un galant homme fort peu épris d’elle, qui, en sollicitant sa main, obéissait presque uniquement à une inspiration d’honneur et de devoir. Il suffit que Clara puisse démêler sous les empressemens un peu contraints de son futur cette vérité si triste et si décourageante pour qu’elle lui rende sa promesse. Ce sacrifice accompli, que deviendra-t-elle ? Son père est mort ; le domaine de Belton est passé dans les mains de ce cousin dont elle a méconnu, méprisé l’attachement si dévoué, si complet. en supposant même qu’un premier refus ne l’eût pas éloigné à jamais, comment pourrait-elle, après les confidences qu’elle lui a faites afin de justifier ce refus, accepter de lui autre chose qu’une amitié fraternelle ? A la manière dont la question est posée, il est facile de pressentir comment elle se résout, et nous pouvons nous dispenser de le dire. L’intérêt d’ailleurs n’est pas là. Il porte presque uniquement sur la vérité des différens personnages mis en jeu. A part la figure un peu effacée de Clara, nous avons ici l’homme du monde (le capitaine Aylmer), le gentilhomme agriculteur (le cousin William Belton), la tante dévote (mistress Winterfeld), qui semblent autant de portraits d’après nature, d’une rare exactitude et d’un fini très méritoire. Notons aussi comme appartenant à un ordre d’observations très subtiles l’analyse de l’effet produit sur le capitaine Aylmer par la loyale franchise avec laquelle Clara lui laisse voir, une fois leurs promesses échangées, toute la tendresse qu’il lui a inspirée sans y prétendre. Cette tendresse, qu’il comprendrait, s’il en était digne ou s’il l’avait jamais partagée, l’éloigne plus qu’elle ne l’attire, et atténue encore, au lieu de l’exalter, le tiède penchant qu’il a cru ressentir pour Clara Amedroz. Il y a là une étude exacte de certaines infirmités morales plus fréquentes qu’on ne le pense, et qui, ne se laissant guère surprendre sans masque, sont assez difficiles à définir aussi nettement.

Laissant l’Angleterre à son frère, M. Adolphus Trollope s’est constitué le chroniqueur et le romancier de l’Italie. Marietta, La Beata, quelques autres récits encore, attestent chez lui un grand zèle d’investigations, joint à une compétence réelle. La vivacité, l’originalité, manquent un peu à ces études ; au moins leur manquent-elles pour nous, qui avons présentes à la mémoire les Nouvelles de Stendhal, ses Promenades dans Rome, et les jolies esquisses italiennes signées ici même par M. Paul de Musset. Gemma, le dernier roman du second des Trollope, est une anecdote siennoise qui paraît se rapporter à une époque assez récente, à une vingtaine d’années tout au plus. Stendhal l’aurait racontée en quarante pages qui nous eussent donné la fièvre. Délayée en trois volumes, elle ne produit plus tout à fait la même impression. En voici le fond et la substance.

Dans le couvent de Santa-Teresa étaient élevées ensemble deux jeunes personnes du même âge, mais de condition différente. Dianora Orsini appartenait à une grande famille, Gemma Venturi était la fille d’un riche et savant libraire. A la première avait été fiancé dès l’enfance Gino Donati, lui aussi de haute race. Ni l’un ni l’autre ne possédaient de fortune ; mais un avenir brillant leur était promis, attendu que Gino, lorsqu’il aurait acquitté les dettes contractées par un père prodigue, devait se trouver en possession d’un assez beau domaine, et que les biens immenses de l’oncle de Dianora le riche et parcimonieux marquis Ferdinando Bandinetti, ne pouvaient manquer d’échoir à sa nièce. L’amour toutefois, qui se plaît à brouiller les cartes les mieux arrangées, fit en sorte que Gino, dînant un jour chez le libraire Venturi (son créancier par parenthèse) et se trouvant placé à côté de la blonde Gemma, sentit naître dans son cœur une de ces flammes subites que les Italiens et surtout les Italiennes admettent si bien comme l’excuse des plus grandes folies. En pareil cas, les scrupules ne sont guère plus de mise que les remords. Dianora fut oubliée net, et Gemma prit sa place dans les ardentes préoccupations du volage fiancé. A peine ménagea-t-il les apparences, et, la festa de Sienne ayant eu lieu quelques jours après, on le vit au champ de courses, assidu près de Gemmai prendre publiquement parti pour le jockey de la contracta dont elle souhaitait le triomphe[3]. Dianora, qui déjà se savait supplantée, regarda ceci comme un outrage prémédité ; un âpre désir de vengeance la tourmenta désormais. Peut-être en eût-elle triomphé sans les incitations perfides du médecin du marquis, le docteur Parenti, un des professeurs de l’université. Hôte et commensal de Venturi, mieux à même que personne de suivre le cours des incidens qui intéressaient les deux familles, cet homme, jeune encore, ambitieux de plus et par surcroît fort épris de la fière Dianora, ne ménageait rien pour rendre irréparable la rupture du mariage projeté : il crut un moment avoir réussi à s’assurer la main de la belle Orsini. Ne venait-elle pas de lui confier ses amers ressentimens, et de réclamer sa complicité dans une œuvre ténébreuse qui semblait devoir les lier irrévocablement l’un à l’autre ?

Dianora était allée mystérieusement chez une vieille paysanne de la Maremme connue pour s’adonner à la nécromancie et à d’autres pratiques non moins occultes. Cette femme, d’une famille jadis vassale des Orsini, et gardant aux représentans de cette grande race un respect, un dévouement traditionnels, avait mis au service de cette enfant dévorée de jalousie un philtre destiné à détruire la beauté fatale qui lui enlevait l’amour de Gino ; mais ce philtre, — tout simplement un poison mortel, l’antimoine, — devait être administré à Gemma chaque jour, à doses savamment ménagées et par des mains non suspectes. On voit maintenant comment les services de Parenti étaient devenus indispensables à Dianora.

Le pacte une fois noué, Gemma ne tarda pas il tomber malade, et, tout naturellement appelé à lui donner ses soins, le professeur devint maître de sa vie. Il pouvait à son gré ralentir, accélérer les progrès de ce mal inconnu, de cette langueur inexplicable qui, sous les yeux attristés de Gino, minait l’existence et flétrissait les charmes de sa bien-aimée. Investi de cette redoutable puissance, il était à son tour sous l’empire absolu de celle qui l’employait comme instrument de ses vengeances. Elle le tenait à la fois par l’espérance et la crainte, tour à tour maniant ces deux ressorts avec une habileté, une audace dignes de ses formidables ancêtres, et il obéissait en fidèle esclave, épiant le moment où, prise elle-même dans ses propres rets, elle serait forcée de l’accepter pour maître ; mais il n’avait pas tenu compte de ces violens soubresauts par lesquels les âmes fortes entraînées vers le mal se rejettent en arrière, inopinément touchées de repentir, saisies d’horreur, détestant et le mal qu’elles ont fait et les êtres dégradés qu’elles ont associés à leurs desseins pervers. Dianora éprouva ce sentiment pour le docteur Parenti ; le regret des engagemens presque formels qu’elle avait dû prendre vis-à-vis de lui, la perspective de se voir un jour contrainte à les remplir, — la pitié que les souffrances de Gemma éveillaient en elle, — la certitude que la mort même de sa rivale ne lui rendrait pas l’amour de Gino Donati, — déterminèrent enfin chez Dianora un de ces brusques retours. A la suite d’une visite qu’elle avait faite avec assez de mystère au médecin du couvent de Santa-Teresa, cet excellent vieillard courut lui-même chez Venturi, et après s’être rendu compte des symptômes du mal, de ses inexplicables alternatives, du traitement suivi par Gemma, il prit à part son confrère, qu’il interrogea minutieusement. Tout disposé à payer d’audace, Parenti dut bientôt baisser le ton quand il put se convaincre, par les sourdes allusions de son ancien, que le témoignage de Dianora pourrait être au besoin invoqué contre lui, et, repoussant jusqu’au bout les soupçons absurdes dont on le rendait victime, il n’en consentit pas moins sur l’injonction formelle du vieux docteur Biagi, à quitter Sienne sous vingt-quatre heures.

Dans ce bref délai qui lui était accordé, Parenti réussit à se ménager une dernière entrevue avec Dianora, qu’il espérait encore entraîner avec lui. Pour la décider à le suivre, la voyant plus que jamais rebelle à ses vœux, il lui remit une lettre dérobée par lui à la pauvre Gemma, et qui, si la marchesina conservait encore quelques prétentions sur le cœur de Gino, devait inévitablement dissiper ces visées chimériques. Dianora lut cette lettre avec attention, et sans répondre aux récriminations, aux supplications de son ex-complice, lui demanda tranquillement les moyens d’en finir avec une vie qui lui était désormais à charge. Parenti, cette-fois très effrayé, résistait de son mieux, mais la descendante des Orsini, habituée à faire plier cette volonté rebelle : — Je n’ai qu’un mot à vous faire entendre, lui dit-elle enfin ; si demain matin, quand ma femme de chambre entrera chez moi, je suis encore vivante, je ne me lèverai que pour aller chez le delegato et lui donner le secret détail de ce qui s’est passé entre nous.

Le lendemain, Parenti put quitter Sienne sans être dénoncé au delegato. La jeune marquise Orsini avait été trouvée morte dans son lit. Gemma ne tarda pas à se rétablir et devint la femme de Gino.

Ceux de nos lecteurs chez qui cette rapide analyse n’éveillerait aucune curiosité bien vive doivent être avertis qu’en dehors du roman lui-même, mais lui prêtant leur grâce et leurs enseignemens, se trouvent des paysages très exacts, — la Maremme par exemple, Sienne et ses abords, la bourgade habitée par la prétendue sorcière Fiordispina Ralli, — des tableaux de mœurs fort animés, comme le Palio, le festival annuel des Siennois, puis çà et là des échantillons curieux de l’humeur italienne. En voici un qui nous est donné comme authentique, et que sans cette assurance nous aurions tenu pour tel. Le vieux Venturi, érudit, quoique libraire, numismate forcené, patriote farouche, préside un dîner intime où Gino Donati, le docteur Parenti et l’aimable Gemma ont seuls pris place. Le vin santo[4] circule, les propos familiers vont et viennent paisiblement ; on parle de la festa prochaine et des bruits qui ont couru sur les dispositions hostiles des autorités de Florence : n’ont-elles pas songé, sous prétexte de quelques légers désordres, à interdire cette solennité nationale ?


«… — Je n’en serais pas étonné, dit avec amertume le vieux libraire. Florence a toujours été pour nous ou rivale jalouse ou dominatrice oppressive. Elle ne demandera jamais qu’à éteindre tout ce qui entretient ici l’esprit public. Toujours de même, toujours de même ! ajouta-t-il à plusieurs reprises.

— Le grand-duc y regarderait à deux fois, répondit le docteur, avant de faire outrage à une ville aussi loyale que la nôtre.

— Le grand-duc n’est point libre de décider à cet égard quoi que ce soit, interrompit Gino. Nos maîtres sont esclaves comme nous. Que veut l’Autriche ? Voilà toute la question. Si l’ambassadeur de Vienne imagine que les souvenirs du passé portent dommage à l’état présent des choses, ou peuvent nous remettre en tête les chances de l’avenir, la paternelle bienveillance du gouvernement impérial nous interdira ces dangereux passe-temps ! Il se fit un silence, chacun des convives méditant à part lui ces ironiques paroles. Tout à coup le vieux Domenico Venturi, s’arrachant à sa rêverie par une sorte d’effort : — Ah ! signori miei, s’écria-t-il, cette affaire d’Empoli nous a fait bien du tort… un tort qui ne sera peut-être jamais réparé.

— De quoi s’agit-il ? demanda le professeur avec empressement. Je n’ai entendu parler de rien… Que s’est-il passé à Empoli ?

— On a perdu là une chance qui ne se représentera plus, reprit le libraire avec une véhémence croissante… Il fallait y écraser la semence du mal, l’écraser à jamais dans son germe.

Les deux jeunes gens se regardaient étonnés. Gemma, qui comprenait mieux l’allusion, leur jetant un coup d’œil suppliant, semblait implorer leur indulgence.

— Quel mauvais germe fallait-il donc, écraser à Empoli ? hasarda cependant le docteur. Veuillez donc nous le dire, signor Domenico.

— Florence, parbleu, Florence, la cité des traîtres et des tyrans, Florence, le berceau de l’oppression, Florence qu’on eût vu écrasée là, si Farinata n’avait pas été assez insensé, assez dupe pour l’épargner, à son grand dam et au nôtre !

Ils s’aperçurent alors que le vieillard revivait par la pensée au sein de passions et d’événemens six fois centenaires. Cette « mauvaise affaire » d’Empoli était tout simplement la résolution prise en conseil de guerre par les gibelins victorieux, qui se décidèrent sous l’influence généreuse et magnanime de Farinata degli Uberti, — comme le savent tous les lecteurs de la Divine Comédie, — de ne pas détruire cette Florence, qu’une défaite mettait à leur merci.

Parenti et Gino se jetèrent un regard de stupéfaction. Il semblait qu’on vînt d’ouvrir devant eux une de ces maisons-tombes que recouvrent les cendres de Pompéi, et où parfois, nous est-il dit, ou entrevoit un instant, lorsque, s’ouvre la porte fermée depuis des siècles, une forme jadis vivante, disséminée aussitôt en subtile poussière. Tels leur apparaissaient ces haines, ces ressentimens séculaires conservés sous leur forme primitive dans le cœur d’un homme de notre temps. »


N’allez pas, malgré l’espèce de spécialité qu’il s’est faite, attribuer à M. Angusius Trollope le monopole des études anglo-italiennes. Sur cette terre consacrée, qui a pour eux le charme des souvenirs classiques, des sites pittoresques, du climat adouci, des relations sans gêne et sans morgue, beaucoup d’écrivains anglais ont suivi les traces de Byron et de Shelley. Mme Elisabeth Browning veut être citée, au premier rang comme la plus éminente et la mieux inspirée de tous. On n’oubliera pas de si tôt les vers qu’elle a datés des fenêtres de la Casa-Guidi. D’autres viennent ensuite, parmi lesquels nous ne voulons nommer aujourd’hui que M. Alfred Austin et M. George Meredith[5]. Le premier, dans son roman de Won by a head (gagné d’une tête), finit par réunir à Florence tous les acteurs d’un drame commencé en Angleterre, et nous donne une spirituelle esquisse de la vie du monde dans la « cité des fleurs. » Il y a là une famille Vanari et surtout une coquette nomade, la marquise Anastasie de Bonnefoi, qui ressemblent à tout autre chose qu’à des créations de pure fantaisie. Il y a aussi, dans le chapitre intitulé Where is Lily ? quelques pages fort poétiques sur Rome et la campagne romaine, dont l’aspect grandiose et mélancolique Inspirait jadis de si belles pages à l’auteur des Paroles d’un croyant, de si beaux vers à l’auteur d’il Pianto.

La Vittoria de M. G. Meredith est une suite de son Emilia in England, dont quelques-uns de nos lecteurs ont peut-être gardé le souvenir. Sandra Belloni, transportée au conservatoire de Milan par le grec Périclès, ce type excellent de vieux dilettante, devient sous ce nom de guerre, Vittoria, une cantatrice de premier ordre et, fidèle à ses instincts patriotiques, met son talent au service de la cause nationale. Mêlée à tous les complots, elle sert de Tyrtée aux insurrections populaires et se voit en butte aux rigueurs de la police autrichienne. Comment raconter les innombrables péripéties d’une existence où les soucis de l’artiste, les jalousies de coulisses, les rivalités amoureuses, se compliquent de voyages incessans, de ténébreuses menées, d’enlèvemens, de combats, d’espionnages, de duels, le tout précipité, enchevêtré, confus et assez obscur pour déconcerter l’intelligence la plus prompte, l’attention la plus soutenue. L’imagination et l’esprit sont deux excellens dons, pourvu qu’on n’en fasse point abus. C’est la conclusion à laquelle on est inévitablement amené devant cette composition luxuriante, où chaque chapitre est un coup de théâtre, devant ce récit touffu, où l’air manque, pour ainsi dire, où la lumière se fait désirer et attendre, où les personnages se meuvent à la vapeur et comme essoufflés par leurs courses vertigineuses. Ajoutons, pour n’être point injuste, que çà et là, par éclaircies, par échappées si vous aimez mieux, on entrevoit au sein de ce désordre efflorescent le coup d’ongle du lion, les vestiges d’un talent qui, s’il était réglé, pourrait devenir magistral. N’omettons pas non plus, — comme signe du temps, — la tendance presque mazzinienne du roman de M. G. Meredith.

Ce n’est point en Italie, mais en plein XVIIIe siècle que nous avons à suivre M. Ch. Reade. il date son récit d’il y a cent ans. Nous lui donnerions volontiers cent ans de plus en songeant à ce que nous a légué de coquet, d’aimable et fleuri cette époque de décadence, où tant de menuets furent dansés sur le volcan des révolutions déjà sourdement frémissantes. Faut-il réellement admettre qu’il y a cent ans, même dans le Cumberland, les affaires de cœur se traitaient comme les mènent Griffith Gaunt et miss Catherine Peyton ? C’était l’époque où vécut Clarisse Harlowe, c’était alors qu’une Anglaise bien née raffolait de Crébillon fils au point de lui offrir sa main. Partout on se piquait d’élégance, on rivalisait de bonne grâce. Le monde allait son train ordinaire, et certes il s’y passait d’assez étranges choses ; mais le ton, la tenue, étaient de rigueur. Nous avons là-dessus, et en nombre plus que suffisant, des documens authentiques, des mémoires à profusion, des fictions souvent plus vraies que ces mémoires, et dans tout cela rien d’analogue à ce que nous décrit, à ce que nous raconte l’auteur de Griffith Gaunt. S’il fallait le prendre au mot, miss Harlowe aurait suivi seule une chasse à courre tout exprès pour y discuter avec deux prétendans rivaux leurs droits respectifs à ses préférences. C’est du moins ce que fait miss Kate Peyton. Courtisée en même temps par un gentilhomme accompli, expert en délicatesses féminines, loyal et brave, maître en savoir-vivre, — et riche par-dessus le marché, — elle lui aurait préféré une espèce de squire emporté, violent, maladroit, disgracieux, sans fortune personnelle, et pour comble de perfection frénétiquement jaloux. Apprenant que ces deux rivaux vont se battre pour l’amour d’elle, cette personne accomplie, cette héritière bien apprise serait accourue pour se jeter entre eux, au risque de recevoir une balle égarée, au risque plus grand de voir sa réputation à jamais compromise. Le jour même des funérailles d’un oncle qui lui laissait toute sa fortune au détriment de l’homme qu’elle aime, elle aurait choisi le moment où celui-ci noie ses regrets dans le vin, où il ne peut plus se tenir sur ses jambes, pour lui donner rendez-vous sous sa fenêtre par un temps de neige, et là lui offrir de renoncer à elle en lui proposant comme dédommagement les domaines dont le testament l’a dépouillé à l’improviste. Tout ému et transi qu’il puisse être, Griffith Gaunt subit glorieusement cette épreuve suggérée à miss Kate par l’imprudent rival ; il déclare dans son ivresse qu’il préfère la femme à l’héritage ; il entrevoit alors qu’on pourrait bien finir par céder à ses vœux, et transporté d’enthousiasme, oubliant une blessure qu’il a reçue dans le duel dont nous parlions tout à l’heure, il s’élance et grimpe le long du mur jusqu’à la fenêtre où sa belle est penchée.

Mariée à Griffith Gaunt, miss Peyton verra peu à peu justifier certaines craintes que lui inspiraient les dispositions jalouses de ce véhément adorateur. Il est protestant, elle est catholique, nouvelle source de difficultés intérieures. De plus il semble être resté à maître Gaunt, depuis le jour des funérailles de son oncle, un penchant marqué pour ces excitations factices auxquelles il a dû en partie son triomphe et sa femme. Voilà bien des raisons pour que la mutuelle ardeur des deux époux subisse quelque déchet. A mesure, que le mari se laisse de plus en plus dominer par ses instincts naturellement grossiers, la femme au contraire s’élance à la poursuite de l’idéal qui lui échappe ainsi, et malheureusement cette disposition séraphique coïncide avec l’arrivée d’un jeune prédicateur dont la beauté ascétique, l’entraînante éloquence, forment le contraste le plus complet avec les dehors alourdis et l’épaississement intellectuel du buveur de bière à qui le ciel a uni pour jamais l’infortunée Catherine.

C’est alors que la jalousie de Griffith se réveille, et qu’après une foule d’incidens dont nous ferons grâce à nos lecteurs, elle le conduit à déserter la maison conjugale et à se réfugier sous un faux nom chez un aubergiste de village dont il finit par épouser la fille. Ce qui arrive à notre jaloux devenu bigame, son retour auprès de Catherine, l’étrange combinaison de ces deux ménages qu’il s’est faits et qui l’attirent tour à tour, le dénoûment enfin qui marie l’ancien rival de Griffith Gaunt à la fille de l’aubergiste, déjà mère d’un bel enfant, toutes ces incohérences, toutes ces aberrations sans prétexte et sans excuse, aussi étrangères à l’art qu’au bon sens, ne souffrent guère qu’on y insiste.

Nous ne sommes pas suspect d’injustes préventions à l’égard de M. Reade ; ici même, et plus d’une fois, nous avons essayé de mettre dans leur vrai jour, — avec les réserves voulues, — le talent incontestable dont il a donné mainte preuve. L’auteur de It’s never too late to mend, de The Cloister and the Hearth, de Hard Cash, ne méritait pas moins, et nos manifestations sympathiques lui étaient dues. En revanche, l’auteur de Griffith Gaunt demeure pour nous incompréhensible. Cette œuvre hybride ne nous a pas révélé sa raison d’être. Comme peinture de mœurs, on ne saurait rien concevoir de plus faux, et M. Reade, qui est un lettré, pouvait sans beaucoup de travail, d’après Congrève, d’après Smollett, d’après Hogarth, d’après Goldsmith, d’après Richardson, — voire en puisant à des sources moins banales, — donner le cachet de l’époque à cette œuvre de reproduction, si mal combinée qu’elle pût être d’ailleurs. Comme étude du cœur humain, comme analyse d’une passion donnée, on ne saurait imaginer quelque chose de plus nul, de plus complètement avorté. Sans aller plus avant, figurez-vous un jaloux, — assez jaloux pour vouloir tuer le prétendu séducteur de sa femme, — restant paisiblement à quelques lieues du domicile conjugal, non pour surveiller cette femme, mais pour en épouser une autre ! Othello laisse vivre Desdémona, et mène à l’autel, par manière de consolation, la noble héritière du cabaret voisin !

Au terme d’une si rapide exploration, il est naturel de se résumer, de se demander quelle impression générale elle laisse dans l’esprit, quelles notions s’en dégagent, quelles tendances y sont accusées. Même imparfaites sous d’autres rapports, les fictions contemporaines ont pour nous ce mérite, qu’on y trouve en quelque façon l’examen de conscience de la société qui les produit. En Angleterre, elles accusent, avec un haut degré de culture, un besoin très senti de réaction contre les idées surannées, la routine des préjugés. Ce besoin existe-t-il au même degré dans les masses qui lisent et dans l’élite qui écrit, chez le tradesman et chez le scholar ? On serait tenté de le croire, puisqu’en définitive les sympathies du premier déterminent le succès populaire après lequel doit courir le second ; mais à ce compte le prestige aristocratique et religieux serait bien fortement ébranlé chez nos voisins, et pourtant, malgré des indices plus sérieux que ne peut en fournir la lecture de sept ou huit romans, nous ne saurions comment concilier avec une foule de symptômes contradictoires cette conclusion vers laquelle nous inclinons si volontiers. Tout ce qu’on peut regarder comme bien acquis au débat, c’est qu’en Angleterre les esprits d’élite sont, à fort peu d’exceptions près, sur la même voie, et que cette voie est celle du libre examen, de la guerre aux abus, au respect de l’or mal acquis, de la noblesse et de l’aristocratie sans vertu. Chez aucun des écrivains que nous venons de passer au crible d’une critique exacte, quoique indulgente, nous n’avons rencontré le désir paradoxal de « remonter le courant, » d’entraver ou d’égarer la marche vers l’avenir. On sent qu’ils appartiennent à leur temps, et que ces niaises adorations du passé (dont s’enivrent ailleurs, faute de meilleures inspirations, certains esprits à rebours) leur sont complètement étrangères. Ils entendent bien en même temps n’être aucunement dupés des chimères dont on voudrait les bercer. En politique, en morale privée ou publique, ils ne prétendent point innover autrement que par l’élimination graduelle de ce que la raison, la bonne logique ne sanctionnent point. Ils s’attachent à dégager de toute chose ce qui sert, à rejeter ce qui nuit ; moins par calcul et par vouloir prémédité que par instinct de nature. C’est ainsi que, tout en multipliant et variant à l’infini les scènes d’amour, ils n’arrivent jamais au matérialisme lascif, à l’effet énervant ; leur instinct viril les arrête sur cette pente dangereuse où la petite littérature française a glissé depuis longtemps, et qu’elle ne semble pas disposée à remonter, encouragée par trop de suffrages. C’est encore ainsi que, de toutes les perversités humaines, celles qui sont entachées de fraude hypocrite ou de couardise sont aussi celles qu’ils dénoncent et flétrissent le plus énergiquement.

Somme toute, beaucoup plus instruits que la moyenne de nos écrivains, plus pesamment armés, aussi moins fréquemment ingénieux, moins naturellement artistes, moins dégagés, moins alertes, ils ont une action meilleure sur l’esprit public, ils exercent une influence plus sûre et plus saine. Il est à souhaiter que, satisfaits de leur lot, ils mettent un légitime et salutaire orgueil à ne pas se faire, comme autrefois, les maladroits copistes de nos élégantes corruptions et de nos amusantes absurdités. Si cela leur arrivait jamais, ils sont certains d’y perdre beaucoup et infiniment moins certains d’y rien gagner.


E.-D. FORGUES.


  1. Tous ces romans, formant trois volumes chacun, sont édités par la maison Chapman and Hall.
  2. Broken to harness. Voyez dans la Revue des 1er février, 15 février et 1er mars 1866, Barberine au joug.
  3. Chaque contrada ou district de territoire siennois se fait représenter aux courses par un cheval et un jockey payés à frais communs.
  4. C’est le nom donné au vin doux de Toscane.
  5. Voyez, sur les poèmes de M. A. Austin, la Revue du 15 septembre 1865. M. George Meredith est l’auteur d’un roman (Emilia in England) que nous avons publié sous le titre de Sandra Belloni dans les livraisons du 15 Novembre, 1er décembre et 15 décembre 1884.