Le Roman anglais contemporain en Angleterre

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LE


ROMAN CONTEMPORAIN


EN ANGLETERRE.




SHIRLEY
A take bt Currer Bell. – London, 1849, 3 vol., Smith Eider et C°.




Il y a juste un an que je rendais compte du début de l’auteur de Shirley, — de Jane Eyre. Je m’en souviens comme d’une bonne fortune littéraire. La lecture de Jane Eyre était le premier plaisir d’esprit que j’eusse goûté depuis cette laide révolution de février. J’aimais ce roman parce qu’on y sentait courir un souffle de jeunesse, de nouveauté, de franchise, et cette fraîcheur qui réjouit l’ame. Je l’aimais parce qu’il était écrit en haine de la fadeur, du joli de convention, de l’élégance énervée. Je l’aimais, malgré ses gaucheries, pour sa crânerie. Puis l’on porte un intérêt particulier à tout livre où l’auteur paie de sa personne. Jane Eyre s’annonçait comme une autobiographie ; mais l’auteur était inconnu. Qu’était ce Currer Bell ? Etait-il homme ou femme, un ou plusieurs ? C’est un homme, tranchaient les uns : une femme n’aurait pu tracer cette âpre et forte figure de Rochester. C’est une association d’écrivains, disaient les autres : il a paru des livres d’Ellis Bell, d’Acton Bell, et un volume de vers qui s’appelle les poèmes de Currer, Ellis et Acton Bell. C’est une femme, supposaient les mieux avisés, une femme indocile et brave qui s’est battue avec la vie. Ce bruit à l’entour d’un mystère semblait fêter la venue d’un George Sand anglais.

Quand une pareille émotion s’est produite autour du premier livre d’un écrivain, une impatiente curiosité l’attend à son second ouvrage. L’épreuve est surtout difficile pour ceux qui ont débuté comme Currer Bell par une œuvre passionnée. D’habiles observateurs littéraires disent qu’il en est du roman passionné comme de l’amour : le premier est le meilleur, le seul vrai ; c’est le plus pur du sang qui s’échappe au premier jaillissement du cœur. On ne rencontre pas deux fois le même imprévu dans l’élan du sentiment, la même vérité, dans le cri de l’ame, la même sève, la même verdeur dans l’épanouissement de l’éloquence Au second amour et au second roman, la réflexion bride la passion ; ou remplace par la science ou l’art cette belle étourderie, cette fougue aveugle, cette aimable maladresse, qui sabraient l’obstacle, ignorant le danger. JaneEyre, par exemple, était un livre débordant d’émotion et plein d’inexpérience. On voyait que Currer Bell s’était bien plus préoccupé d’exprimer des choses senties et vécues, si je puis ainsi dire, que d’arranger la symétrie d’un conte. Les caractères étaient vivans, quoique excentriques : Jane Eyre, Rochester, ces natures violentes et opprimées, cultivées et sauvages, souffraient, se cabraient, se révoltaient avec une vérité saisissante. L’action n’était pas plus vraisemblable que ces rêves d’un amoureux de vingt ans qui souhaite mille dangers à sa maîtresse pour trouver l’occasion de lui montrer son amour ; Currer Bell ne faisait épouser Rochester par Jane Eyre qu’après avoir blessé et défiguré son héros dans un incendie. Comme sentiment, Jase Eyre était d’une réalité poignante et ardente ; comme intrigue, cela était bâti à la façon d’un château en Espagne. Ceux que la vérité des caractères et des passions touche plus que la probabilité des événemens avaient donc hâte de savoir si Currer Bell, à son second livre, ne se corrigerait point de ses défauts les moins regrettables au détriment de ses meilleures, qualités.

Il y avait un autre intérêt dans le nouveau roman qu’on attendait de Currer Bell. Jane Eyre contenait des accens de révolte contre certaines conventions sociales, des aspirations d’indépendance qui effarouchèrent, comme une menace, les critiques conservateurs ; Jane Eyre promettait surtout un de ces esprits hasardeux qui éprouvent une volupté frémissante à se jouer autour des fruits défendus de la pensée et des dangereux mystères de la vie sociale. Les écrivains qui font sentinelle auprès de la vieille société anglaise dénoncèrent durement ces tendances. On fit un reproche à Jane Eyre d’avoir eu la velléité d’attaquer le mariage et la hiérarchie des conditions sociales. Était-ce simple hasard d’inspiration dans le roman de Jeane Eyre ? était-ce dessein prémédité, système chez Currer Bell ? Le second roman devait le dire.

Voilà donc trois questions auxquelles Shirley a d’abord a répondre : Currer Bell, est-ce une femme ? Le mérite de Shirley tient-il les promesses de Jane Eyre ? Currer Bell est-il décidément un de ces rebelles et téméraires contre lesquels les malheurs du temps inspirent aux honnêtes gens une si juste défiance ?

Premièrement, Currer Bell est une femme : le roman de Shirley en est la preuve définitive. Ce livre abonde en caractères de femmes qu’une femme seule a pu nuancer avec cette variété et cette finesse. La cause des femmes y est défendue partout avec la conviction et l’art tout personnels à ceux qui plaident pour leur compte. Considéré comme peinture de mœurs, ce roman pourrait s’appeler Shirley, ou de la condition des femmes dans la classe moyenne anglaise. D’ailleurs, l’auteur s’est fait connaître dans cette boutade d’ironie féminine qu’il met dans la bouche de son héroïne : « Si les hommes nous voyaient comme nous sommes, ils seraient un peu déroutés ; mais les hommes les plus fins, les plus pénétrans, sont souvent dans l’illusion au sujet des femmes ; ils ne les lisent pas dans le vrai jour, ils se méprennent sur leur compte pour le bien et pour le mal. L’honnête femme, suivant leur idée, est une chose bizarre, moitié poupée, moitié ange ; leur méchante femme est presque toujours un démon. Ils sont plaisans à voir tomber dans l’admiration réciproque de leurs créations de femmes, adorant l’héroïne de tel poème, drame ou roman, la trouvant belle, — divine ! belle et divine peut-être, — mais souvent complètement artificielle, fausse comme la rose de mon chapeau qui est là. Si je disais tout ce que je pense sur ce point, si je donnais mon opinion sur certains caractères de femme de premier ordre dans certains ouvrages de premier ordre, on me lapiderait. — Après tout, reprend une interlocutrice, les héroïnes qu’imaginent les hommes valent les héros qu’inventent les femmes. — Pas du tout, les femmes lisent avec plus de vérité dans les hommes que les hommes dans les femmes. Je vous prouverai cela dans une revue, un jour que j’en aurai le temps. » Ce persiflage veut dire deux choses : que les romans des femmes sont plus vrais que ceux des hommes, et par conséquent que Currer Bell est une femme.

Je crains que Shirley ne soit pas la démonstration sans réplique de la première de ces conclusions. Il en est de beaucoup de livres comme d’une multitude d’opéras italiens : il ne faut pas le juger en pédant, il ne faut point évoquer à leur endroit les règles de l’esthétique, il ne faut rien leur demander au-delà de l’agrément d’une lecture de quelques heures. Les romans anglais se rangent en général dans cette catégorie. Shirley n’en sort pas. Ce roman dépayse fort agréablement un lecteur étranger. Il se compose, je crois, d’une trentaine de chapitres. Je ne connais pas le Yorkshire, où Currer Bell a placé la scène de Shirley ; mais, quoique le pays et la société ne paraissent pas devoir être fort attrayans pour un Français, j’y passerais volontiers un mois, à condition de voir en action chaque jour un chapitre de Shirley, de vivre avec des personnes aussi aimables, aussi originales, aussi curieuses que celles dont Currer Bell a peuplé son roman, et d’être admis aux entretiens vifs, énergiques, positifs, poétiques, fantasques, qui remplissent ce livre.

Figurez-vous que vous êtes à la campagne, au nord de l’Angleterre, dans une petite paroisse qui s’appelle Briarmains. N’oublions pas la date, c’est vers 1812. Il y a là quatre maisons principales : le presbytère du recteur, M. Helstone, la manufacture, d’un jeune fabricant de draps, M. Robert Moore, le manoir de Fieldhead qui appartient à une jeune fille, Shirley Keeldar, la maison d’un vieux manufacturier nommé. M. Yorke. Voici les ressources de société qui vous attendent dans ce séjour. Le recteur, M. Heistone, est un petit homme de cinquante ans, sec, alerte, belliqueux, bouillant tory, impitoyable ennemi des jacobins fort dégrisé, par sa propre expérience, sur le chapitre du mariage, qui n’a rien de l’esprit pacifique de son état, et figurerait mieux, ma foi, à la tête d’une compagnie dans l’armée de Wellington en Espagne. M. Helstone a recueilli et élevé une jeune fille, sa nièce, Caroline Helstone ; qu’on appelle Cary par familiarité, Lina par affection. Caroline est une victime posthume du mariage ; son père, mort maintenant, fut un mauvais sujet, et de sa mère, qu’elle n’a point connue, mais qui vit encore, on n’a plus eu de nouvelles depuis des années. Robert Moore, le manufacturier, est le cousin de Caroline, et Caroline l’admire et l’aime timidement. Robert Moore est d’origine française par sa mère. C’est une énergique nature. Il veut refaire la fortune de sa famille ruinée par une banqueroute au milieu des secousses révolutionnaires. Toute son ame et toute sa vie se concentrent dans ce dessein, qu’il poursuit, au travers d’embarras de toute sorte, avec une obstination et une intrépidité héroïques. Il vit avec sa sœur, plus française qu’anglaise, une espèce de provinciale de chez nous transplantée dans ce qu’il y a de plus anglais en Angleterre. La châtelaine de Fieldhead, miss Shirley Keeldar, est la résidente la plus brillante de Briarmains. Elle est orpheline, elle aussi, et maîtresse de sa fortune. Ses parens, n’ayant pas eu de fils, lui ont donné un prénom masculin, Shirley. Son caractère et ses goûts répondent à la virilité de son nom. Elle a toutes les élégances de la femme, toute la résolution de l’homme. En voyant cette fine et vaillante créature, d’esprit si libre, de volonté si hardie, d’allures si cavalières, ses amis l’appellent en riant le capitaine Keeldar. Le manufacturier Yorke est un type des plus singuliers. Il est riche et il est démocrate, il est industriel et il a gardé de ses séjours sur le continent des raffinemens d’artiste ; il est philantrope, et il a des brusqueries brutales, des saillies d’égoïsme ironique fort piquantes pour ses amis ; il est marié, et il médit du mariage avec un entrain auquel sa femme répond à l’unisson : il possède une demi-douzaine d’enfans terribles qui sont le plus bizarre échantillon d’éducation presbytérienne, solitaire, égoïste, spontanée, qu’eût pu rêver Jean-Jacques. Yorke est, dans cette société de Briarmains, une figure épisodique. Il y en a bien d’autres encore. Trois curés du voisinage : un curate anglais correspond à un vicaire français, et réciproquement. Dans plusieurs mots d’origine française, les Anglais ont transposé ainsi le sens ; ils appellent curé un vicaire et vicaire un curé, comme ils appellent chapeau de femme un bonnet et bonnet un chapeau. Ces curés, aussi inséparables que les trois anabaptistes du Prophète, sont de bonnes têtes comiques, ce que nous nommerions en français un goujat, un cuistre et un douillet. Outre les curés, vous trouverez un essaim de dévotes protestantes, de vieilles filles laides, pauvres, vouées aux bonnes œuvres ; des matrones provinciales raides et formalistes avec leurs couvées de demoiselles à marier ; des ouvriers malheureux, insurgés contre l’introduction des machines par des socialistes de cabaret ; des visiteurs du midi de l’Angleterre, qui apportent dans la maison de Shirley un air de bonne compagnie. Après avoir lu Shirley, on jurerait qu’on a vécu avec tout ce monde-là. On a été témoin de la révolte des ouvriers de Robert Moore ; on a englouti des puddings et avalé de l’ale avec les curés ; on a pris le thé de la douce main de Caroline, à côté des riches douairières de Briarmains ; on a suivi sur la pelouse de Fieldhead, baignée d’un clair de lune vaporeux, les ardentes chimères de Shirley et les rêves contenus de Lina Helstone. Toutes ces scènes, toutes ces figures, décrites avec une exactitude minutieuse, ont leur charme ; mais, du moins dans les idées françaises, la diffusion qu’elles entraînent sera toujours un défaut. Les plus simples détails de la vie ordinaire laissent, je le sais, dans les ames recueillies, des impressions poétiques, qui demeurent attachées à la mémoire comme des tableaux d’intérieur dans une galerie hollandaise. Il y a des momens de silence, de repos et de rêverie, où l’imagination parcourt lentement et amoureusement ce musée intime doucement enlustré des teintes du passé. Les romanciers anglais ont l’habitude de transporter ces tableaux dans leurs œuvres. Ils brodent, depuis Richardson, sur ce fond abondant, mais monotone, leurs simples histoires. On sent que ces livres sont écrits dans le silence des longues soirées solitaires pour être lus aussi dans les longues soirées du foyer domestique. Ce genre de littérature est imparfait, et je conçois qu’on l’aime ; il est délicat, et je comprends qu’il fatigue. Suivant la disposition des nerfs, l’opium endort ou fait rêver. Nous, Français, nous serons toujours trop pétulans ou trop épiciers pour goûter ces patientes analyses.

Cette fois, Currer Bell n’a pas relevé la langueur de l’action par les soubresauts de passion où s’emportait Jane Eyre. Il y a moins d’invraisemblances dans Shirley ; il y a plus d’observation dans l’étude des caractères, plus d’habileté dans l’agencement des scènes, plus d’art peut-être dans le style ; tant pis, c’est un second roman ; je préfère le premier. Currer Bell a conservé cependant, en augmentant la dose çà et là, une des plus piquantes épices de son premier livre : la liberté morale, l’esprit d’insoumission, les velléités de révolte contre certaines conventions sociales. Le dernier mot de Shirley est un défi narquois aux censeurs de la morale de Jane Eyre : « L’histoire est dite. Je crois voir maintenant le lecteur judicieux qui met ses besicles pour découvrir la morale de ce conte. Ce serait une insulte à sa sagacité que de lui fournir des indications. Dieu l’assiste dans sa recherche ! » En racontant Shirley, nous verrons nous-même si ce livre a une morale et si cette morale est fautive ; mais auparavant nous pouvons un instant toucher au gros crime qu’on ne manquera point de reprocher à Currer Bell : le dénigrement du mariage. Quand vous connaîtrez la peccadille de notre romancier, vous trouverez qu’une société où l’on s’effarouche de si peu n’a guère sujet de craindre pour la sécurité de ses mœurs.

De nos jours, en France, les romanciers ont attaqué le mariage avec tant d’ardeur, tant de persévérance, par tant de côtés, qu’on a pu se demander s’il était même possible d’écrire un roman français où le mariage fût respecté. En Angleterre, il n’existe pas un roman où le mariage ait été traité avec irrévérence ou amertume. Les mœurs anglaises sont-elles donc plus pures que les nôtres ? Les romanciers anglais ont-ils au fond plus de vénération que nos écrivains pour la plus sainte des institutions sociales ? Je ne veux pas discuter la question de si haut : je me contenterai d’une simple observation littéraire. Il y a une différence qu’on n’a guère remarquée entre les romans anglais et les romans français. Les Anglais écrivent le roman avant le mariage, les Français le roman après le mariage. Cette différence n’est que la contre-épreuve d’une différence dans les mœurs. En France, la personnalité, la liberté, la vie de la femme, ne commencent guère qu’au mariage ; on sait qu’à l’inverse les mœurs anglaises donnent aux jeunes filles une indépendance de caractère, de volonté et d’allures qui restreint plutôt au moment où elles se marient. Dans les deux pairs, le mariage coupe la vie des femmes en deux parts : en Angleterre ; il termine pour elles l’âge romanesque ; en France, il l’inaugure. C’est à partir de ce moment que s’ouvre pour la femme française la connaissance du monde, l’usage de la responsabilité, les accidens, les aventures, et ces premiers désirs et ces premières illusions qui s’éveillent avec la liberté. Aussi rencontre-t-on chez nous plus de jeunes femmes romanesques que de jeunes filles. Dans les deux pays, le roman naturellement décrit l’âge romanesque de la femme. En Angleterre, il conduit la jeune fille jusqu’au jour où elle devient épouse, et par conséquent il n’empiète pas directement sur le mariage. En France, au contraire, pour la même raison, il se place au sein du mariage, il en déchire le mystère, il en dévoile tous les caractères et toutes les plaies, il en passionne toutes les vicissitudes ; par cela même, il en viole la sainteté, et aggrave la corruption des mœurs par les imaginations surexcitées.

Si, avec le haut ton de son esprit et la vigueur de sa plume, Currer Bell fût entré dans cette voie inconnue à l’Angleterre, s’il eût écrit, le drame ou la comédie sanglante de l’union conjugale, s’il eût placé la scène de son roman, comme les Français, du salon au boudoir, du boudoir à l’alcôve, je comprendrais les censures violentes qui ont accueilli ses protestations contre quelques-unes des servitudes fatales du mariage ; mais de simples traits satiriques inspirés à l’aventure par une situation ne méritent pas tant de sévérité. Currer Bell n’a rien changé à l’ordonnance ordinaire du roman anglais. Dans Shirley, les vieux se plaignent du mariage ; oui, mais les jeunes se marient. Currer Bell n’a pas de meilleure réponse à faire à ses critiques.

Shirley s’ouvre avec beaucoup de vivacité par des scènes fort neuves. C’était l’époque où les manufacturiers anglais introduisaient les machines dans leurs usines. La crise fut rude dans les cantons industriels. Partout les ouvriers s’insurgèrent contre la concurrence momentanée que leur suscitait le génie des inventeurs. Ils ne prévoyaient pas qu’au lieu de diminuer le nombre des bras employés, les machines devaient, au contraire, multiplier la population des travailleurs. Il y eut donc, à l’origine, une sorte de jaquerie industrielle. Bien des machines furent détruites, bien des fabriques furent saccagées, bien des fabricans furent tués. Au moment où commence Shirley, c’est le soir : Robert Moore attend des machines qui devaient lui arriver dans la journée. Le jeune manufacturier compte avec une anxiété profonde toutes les minutes de la longue soirée d’hiver. Robert Moore est une nature opiniâtre, impérieuse, ramassée en une pensée unique, la volonté de faire fortune. Il est fort, et il ne croit qu’à sa force. Il a une volonté de fer, et sa volonté est sa seule loi. Il ne permet à aucun obstacle de se placer sur son chemin. Il a les défauts de ses mâles qualités aussi accusés que ses qualités mêmes. Né d’une mère presque française, il n’est ni Anglais, ni Français : il est manufacturier. La population ouvrière le déteste autant comme étranger que comme maître. Que lui importe ? il ne se soucie pas de l’amour des ouvriers, il ne leur demande qu’une laborieuse obéissance. Toute résistance, au lieu de l’abattre, redouble en lui la passion de vaincre. Les machines qu’il attend sont l’ancre de salut de sa fortune. Il tressaille ; il a enfin entendu le roulement des charrettes sur la route… Le charrettes sont vides, elles ont été attaquées par un rassemblement d’ouvriers ; les machines sont brisées. Moore reste froid ; son malheur n’amène qu’un pli ironique sur ses lèvres. Il ne sera pas vaincu. D’abord, il saisira et livrera à la justice les chefs des destructeurs ; ensuite, il épuisera ses dernières ressources pour acheter des machines nouvelles.

Il y a une suave et secrète douceur à laquelle ne résistent pas les hommes les plus endurcis à la vie : c’est, au moment même où ils ont à lutter avec les difficultés les plus rebelles, où tout est combat dans leur cœur et dans leur cerveau, de se sentir entouré, caressé, admiré, défendu par l’affection d’un être jeune et pur ; c’est de se reposer dans la contemplation de deux yeux limpides d’innocence, étonnés, avides, curieux, consolateurs : doux momens pendant lesquels la faiblesse protège la force. Le lendemain du jour où Robert Moore vit ses espérances déjouées et sa fortune presque emportée, sa petite cousine Caroline Helstone était venue passer la soirée chez sa soeur. Caroline Helstone avait dix-huit ans : une pure beauté anglaise ; un corps tout juvénile, léger et flexible ; des yeux et une voix qui allaient au cœur ; des flots de cheveux qui coulaient en grappes brunes autour de son petit visage blanc et rose ; dans tous ses mouvemens, dans tous ses regards, dans toutes ses paroles, une expression de candeur, de douceur, et cette sensibilité qui mûrit vite dans le recueillement et la solitude ! Moore se délassait aux jaseries de cette jeune fille, naïves, imprévues, capricieuses, traversées quelquefois de ces illuminations profondes qui viennent on ne sait d’où aux ames ignorantes. Ce soir-là, Moore désarma sa laborieuse énergie et se laissa retremper dans l’affection de cette enfant qui avait grandi en l’aimant. Il s’abandonna à ces joies rafraîchissantes et pures :

Doux mystère du toit que l’innocence habite…
…Rires, propos d’enfant,
Et toi, charme inconnu dont rien ne se défend,
Qui fis hésiter Faust au seuil de Marguerite,
Candeur des premiers jours…

Après le dîner commencèrent les causeries sans fin, entrecoupées de lectures. Caroline voulait distraire Moore du soin de ses affaires ; elle admirait la vaillance de son caractère, mais elle aurait voulu en adoucir la rigueur, car elle sentait que la dureté de Moore envers ses ouvriers mettait sa vie en péril. Elle le moralisait doucement, timidement, à sa façon. Quand on se mit à lire, Moore demanda quel auteur on prendrait. Un Français ?

« — Vos ancêtres français, répondit Caroline, ne parlent ni aussi doucement, ni aussi solennellement, ni avec autant de force que vos ancêtres anglais, Robert. Ce soir, vous serez entièrement Anglais : vous lirez un livre anglais.

« — Un vieux livre anglais ?

« — Oui, un vieux livre anglais, un livre que vous aimiez, et je choisirai un morceau dont le ton soit en harmonie avec quelque chose en vous. Il réveillera votre nature, remplira votre esprit de musique ; il passera comme une main habile sur cœur et le fera résonner. Votre cœur est une lyre, Robert ; mais, dans le tour de votre vie il vous manque un ménestrel qui le parcoure, et il reste souvent silencieux. Laissez le glorieux William en approcher et le toucher, vous verrez comme il tirera de ses cordes la force et la mélodie anglaises.

« — Il faut que je lise Shakspeare ?

« — Il faut que vous ayez son esprit devant vous ; il faut que vous entendiez sa voix dans votre intelligence ; il faut que vous preniez quelque chose de son ame dans la vôtre.

« — Afin de me rendre meilleur ? Cela doit-il opérer comme un sermon ?

« — Cela doit vous exciter, vous donner de nouvelles sensations ; cela vous fera sentir fortement votre vie, non-seulement vos vertus, mais les points vicieux, pervers de votre nature.

« — Dieu ! que dit-elle ? cria Hortense, qui comptait les mailles de son tricot.

« — Ne faites pas attention, ma sœur ; laissez-la parler ; laissez lui dire tout ce qui lui plaît ce soir. Elle aime à tomber dur sur votre frère quelquefois, cela m’amuse ; laissez-la tranquille.

« Caroline, qui, montée sur une chaise, avait fouillé le rayon, revint avec un livre.

« — Voici Shakspeare, dit-elle, et voici Coriolan. Maintenant lisez et reconnaissez, aux sentimens que cette lecture vous donnera, combien à la fois vous êtes petit et combien vous êtes grand.

« — Venez alors, asseyez-vous près de moi, et corrigez ma prononciation.

« — Je vais donc être votre maître, et vous mon élève.

« — Ainsi soit-il !

« — Et Shakspeare sera notre science, et vous n’allez pas être Français et sceptique et railleur ! Vous n’allez pas regarder comme un signe d’esprit le refus d’admirer ! Si vous faites cela, Robert, je vous arrache Shakspeare, je mets mon, chapeau, et je m’en vais.

« — Asseyez-vous ; je commence. »

Dans cette lecture, Caroline fit sentir avec une sollicitude innocente à Robert Moore les dangers de son caractère, car Moore avait dans la conscience de son droit, dans le sentiment de son indépendance, dans la fierté de son courage, dans sa haine et son mépris des populaces rebelles, quelque chose du feu hautain du patricien si fortement compris par Shakspeare. Moore écouta la leçon jusqu’au bout en souriant. Il y eut un moment où il s’accouda sur le dossier de la chaise de Caroline, et la baisa fraternellement au front. Il reconduisit fort tard sa cousine au presbytère. Lina rentra chez elle avec un trouble joyeux, la tête pleine de rêves, le cœur gonflé d’espérances.

Hélas ! elle ne fut pas long-temps trompée sur les sentimens de Robert. Dès le lendemain, Moore était redevenu l’homme froidement violent, impérieusement ambitieux, le lutteur sévère, irrité, indomptable. Caroline ne retrouva plus en lui le regard trempé de tendresse et les pressemens de main magnétiques de sa soirée enchantée. Moore ne s’occupa plus que de sa manufacture. Il brisa, sans les apaiser, la résistance de ses ouvriers ; il installa de nouvelles machines dans sa fabrique. Son mince capital s’épuisa dans ces derniers efforts ; il se voyait au bord de la banqueroute où avait déjà naufragé la maison de son père. Son ami Yorke lui conseillait d’épouser une riche héritière. Dans ce temps-là, M. Helstone, qui n’avait pas manqué de satisfaire son amour du danger et de la bataille en secondant Moore contre les émeutes d’ouvriers, se brouilla avec lui à cause de ses opinions politiques. Moore, comme ceux qui font mal leurs affaires, était de l’opposition et clabaudait contre les ministres. Caroline cessa de voir l’homme qu’elle adorait. Ce fut sa première blessure. Son amour s’exalta dans sa souffrance. Pendant cette séparation, un secours inespéré releva les affaires de Moore.

Cette bonne fortune fut l’arrivée à Briarmains de la propriétaire de son usine, miss Shirley Keeldar. Nous avons dit un mot de Shirley. Elle venait, pour la première fois depuis son enfance, habiter son domaine du Yorkshire, la calme, antique et pittoresque résidence de Fieldbead. À la mort de ses parens, elle avait été recueillie toute jeune par une sœur de sa mère, mariée dans le midi de l’Angleterre. Shirley avait été élevée dans la famille Sympson sous l’influence d’esprit et d’idées du jeune frère de Robert Moore lui-même, Louis Moore, précepteur du fils de sa tante. Son retour à Briarmains a trois conséquences : elle prêta à Robert Moore 5,000 livres sterling, qui rétablirent le crédit du hardi manufacturier ; elle vint remplir le vide de la vie de Caroline Helstone, qui fut tout de suite son intime amie ; elle amena à sa suite un petit monde de personnages et d’événemens fort nécessaires au développement de cette histoire.

Shirley était une fille gracieuse, vive, forte et heureuse, heureuse de sa force même, de la fière indépendance de son caractère, de la liberté de ses fantaisies, d’une santé d’ame qui l’accompagnait partout dans la vie idéale et dans la vie réelle. Comme les natures saines et complètes, elle pouvait vivre à la fois au dehors et au dedans d’elle-même : elle était positive et mondaine, et avait de grandes échappées de rêverie. Elle aimait l’émotion pour l’émotion, la vie pour la vie. Ses grands airs de race, la pétulance de ses allures, la virilité de son esprit, faisaient un charmant contraste avec la faiblesse toute féminine, la grace modeste, la douceur résignée de la pauvre Lina. Shirley et Caroline furent inséparables. Ensemble, elles couraient les champs, ensemble, elles discutaient les points les plus délicats de la poétique et de la politique des jeunes filles ; ensemble, elles conduisaient les petites affaires de charité de la paroisse de Briarmains, sans épargner les malices aux trois curés comiques dont nous avons parlé. Il y eut une nouvelle révolte d’ouvriers ; ils attaquèrent dans la nuit la fabrique de Moore. Cette fois, Robert était sur ses gardes ; des soldats défendirent la manufacture. Les deux amies assistèrent avec le même courage, presque avec la même anxiété, à la sanglante bataille. Caroline revit Moore ; ce fut pour son malheur. À côté des empressemens de Moore auprès de Shirley, elle se vit négligée. Moore suivait le conseil d’Yorke il faisait la chasse à l’héritière. Caroline le crut aimé de Shirley. Elle fut malade à mourir.

Caroline fut sauvée par sa mère qu’elle retrouva, une de ces ames faibles, bonnes, caressantes, que la longue habitude de l’oppression et du malheur ne fait, pour ainsi dire, que fondre en tendresse. L’analyse peut à peine indiquer une figure aussi délicatement tracée que celle de mistriss Pryor, la mère de Caroline. J’aurais voulu trouver à cet endroit du roman une scène assez complète et assez détachée pour la transporter ici. Mistriss Prror avait été gouvernante de Shirley ; elle était venue à sa suite à Briarmains. La timidité, la peur de souffrir, que les longues souffrances laissent chez ces caractères endoloris, avaient empêché mistriss Pryor de se réunir plus tôt à sa fille. Elle craignait de revoir dans son enfant l’ame de l’homme qui avait si profondément ravagé sa vie. Ce n’est pas la seule personne que Shirley introduise dans le cercle de Briarmains ; la famille Sympson arrive bien tôt Avec les Sympson est Louis Moore.

Parmi tout ce monde se présentent plusieurs prétendans à la main de Shirley : elle les refuse. L’oncle Sympson, homme d’une haute respectabilité qui a le culte superlatif des convenances, est scandalisé de la légèreté avec laquelle Shirley éconduit les partis les plus considérables et les plus honorables. Ce qui le fâche, c’est que Robert Moore passe dans l’endroit pour le prétendant préféré. Il a sur ce point une explication avec sa nièce, qui lui répond de la façon qu’on va voir.

« — Refusé, lui ! Vous, vous, Shirley Keeldar, vous avez refusé sir Philip Nunnely ?

« — Je l’ai refusé.

« — Le pauvre gentleman bondit sur sa chaise, se mit à courir, puis à trotter dans la chambre.

« — Mon oncle, dit Shirley, vous me fatiguez. Je m’en vais.

« — Vous en aller ! Non, il faut me répondre. Quelles sont vos intentions, miss Keeldar ?

« — À quel sujet ?

« — Sur le mariage.

« — Rester tranquille et faire ce qui me plaira.

« — Ce qui vous plaira ! Quelle inconvenance ! Vous lisez le français ; votre esprit est empoisonné par les romans français ; vous êtes imbibée de principes français.

« — Monsieur Sympson, je vous prie de ne pas m’insulter ; vous savez que je ne le souffrira pas.

« — Mais, madame, quelles sont vos raisons pour refuser sir Philip ?

« — Voilà au moins une question sensée. J’y répondrai avec plaisir. Sir Philipe est trop jeune pour moi ; je le regarde comme un enfant.

« — Sir Philipe trop jeune ! Il a vingt-deux ans.

« — Je veux pour mari un homme de trente ans, qui ait le bon sens d’un homme de quarante ans.

« — Prenez un vieillard alors, une tête blanche, un crâne chauve.

« — Non, s’il vous plaît.

« — Un vieux radoteur que vous mèneriez à la lisière, que vous attacheriez à votre tablier.

« — Je pourrais faire cela d’un enfant mais ce n’est pas ma vocation. Ne vous ai-je pas dit que je préfère un maître, un homme dont mon caractère impatient doive reconnaître l’ascendant, un homme dont l’approbation puisse être pour moi une récompense et le déplaisir une punition, un homme que je sente impossible de ne pas aimer et fort possible de craindre ?

« — Voilà le mari que vous préférez, miss ? Peignez-vous d’après nature ?

« — Shirley ouvrit les lèvres, mais, au lieu de parler, elle rougit.

« — Il me faut une réponse, continua M. Sympson, reprenant un vaste courage à ce symptôme de confusion.

« — C’était une peinture historique, mon oncle, d’après plusieurs originaux.

« — Plusieurs originaux ! Dieu me bénisse !

« — J’ai été plusieurs fois amoureuse.

« — Quel cynisme !

« — De héros de plusieurs nations.

« — Et puis ?…

« — De philosophes.

« — Elle est folle.

« — Ne sonnez pas, mon oncle, vous alarmeriez ma tante.

« Pauvre, tante, quelle nièce elle a !

« — J’ai admiré Thémistocle, Léonidas, Épaminondas.

« — Miss Keeldar…

« — Passons plusieurs siècles : Washington était un homme simple, pourtant il me plaisait ; mais, pour parler du présent…

« — Ah ! nous y voici.

« — Pour quitter les fantaisies de pensionnaire et venir aux réalités…

« — Les réalités, je vous y attends, madame.

« — Pour avouer l’autel devant lequel je m’agenouille, pour révéler l’idole actuelle de mon ame…

« — Hâtez-vous, s’il vous plaît ; l’heure du lunch approche, et il faut que vous vous confessiez.

« — Me confesser ! mon cœur est plein de ce secret, il faut que je l’épanche. Je voudrais seulement que vous fussiez M. Helstone, vous sympathiseriez mieux avec moi..

« — Je veux le nom, des détails.

« — Mon héros ressemble à M. Helstone : ils sont tous deux secs, prompts, résolus ; mais mon héros est le plus puissant des deux : son esprit a la limpidité de la mer profonde, la patience de ses rochers, la force de ses flots.

« — Déclamation ! Miss Keeldar, cette personne réside-t-elle à Briarmains ? Répondez à cela.

« — Mon oncle, je vais vous le dire, son nom tremble sur mes lèvres.

« — Parlez, fille !

« — C’est bien dit, mon oncle. « Parlez, fille ! » c’est tout-à-fait tragique ! L’Angleterre a poussé après cet homme des aboiemens sauvages, mon oncle, et elle l’applaudira un jour avec exaltation. Les huées ne l’ont pas ému, les applaudissemens ne l’enfleront pas.

« — Je disais qu’elle était folle, elle l’est !

« — Ce pays changera encore et encore dans sa conduite envers lui ; lui ne changera jamais dans les services qu’il lui rend. Venez, cessez de vous impatienter, mon oncle : je vais vous dire son nom.

« — Vous me le direz, ou…

« — Ecoutez ! Arthur Wellesley, lord Wellington.

« M. Sympson se leva furieux : il bondit hors de la chambre ; mais il rentra sur-le-champ, ferma la porte et revint s’asseoir.

« — Madame, vous allez me dire ceci : vos principes vous permettent-ils d’épouser un homme sans argent, — un homme au-dessous de vous ?

« — Jamais un homme au-dessous de moi.

« (À pleine voix.) — Voulez-vous, miss Keeldar, épouser un homme pauvre ?

« — De quel droit, monsieur Sympson, me faites-vous cette question ?

« — Savez-vous, dit-il en se penchant mystérieusement vers elle et avec une solennité hagarde, savez-vous les bruits qui courent sur votre compte et sur un de vos tenanciers, un banqueroutier, l’étranger Moore ?

« — Vraiment !

« — Est-ce la personne qui a eu le pouvoir de faire votre conquête ?

« — Lui plus qu’aucun de ceux dont vous avez plaidé la cause.

« — Est-ce celui que vous voulez épouser ?

« — Il est beau, il a l’esprit viril, il est imposant.

« — Vous me le déclarez en face ! Le misérable Flamand ! le vil commerçant !

« — Il a du talent, il est aventureux, il est résolu. Il a un front princier et l’air du commandement.

« — Elle s’en glorifie ! elle ne cache rien ! Ni honte ni crainte !

« — Lorsque vous prononcez le nom de Moore, la honte s’oublie, la crainte se retire : les Moore ne connaissent qu’honneur et courage.

« — Ce Moore est le frère du précepteur de mon fils. Vous laisserez-vous appeler sœur par un maître d’études ?

« L’œil de Shirley, large et brillant, toisa le questionneur.

« — Non, non : ni pour la possession d’une province, ni pour un siècle de vie.

« — Vous serez la sœur de M. Louis Moore !

« — Monsieur Sympson, dit Shirley, cette méchante dispute me fait mal. Je ne peux plus l’endurer. Vos pensées ne sont pas mes pensées, votre but n’est pas mon but, vos dieux ne sont pas mes dieux. Nous ne voyons pas les choses sous le même jour ; nous ne mesurons pas les choses au même niveau ; nous ne parlons pas la même langue. Séparons-nous. Ce n’est pas, reprit-elle avec feu, ce n’est pas que je vous haïsse. Vous êtes un honnête homme, vous me voulez du bien à votre façon ; mais nous ne pouvons pas, nous accorder. Vous me harassez avec cette petite tyrannie ; vous exaspérez mon caractère, vous m’irritez. Quant à vos petites maximes, à vos règles étroites, à vos préjugés mesquins, à vos aversions, à vos dogmes, délivrez-m’en. Monsieur Sympson, je n’en veux point : offrez-en le sacrifice à la divinité que vous adorez. Je suis une autre croyance, une autre lumière, une autre foi, une autre espérance que vous.

« — Une autre croyance ! Elle est incrédule.

« — Incrédule à votre religion, athée à votre dieu.

« — Athée !!!

« — Votre dieu, monsieur, est le monde. À mes yeux aussi, vous êtes, sinon incrédule, du moins idolâtre. Monsieur, votre dieu, votre Baal, votre dragon à queue de poisson, se dresse devant moi comme un démon. Vous et vos pareils, vous lui avez élevé un trône, posé une couronne, donné un sceptre. Voyez de quel ! e façon hideuse il gouverne ! Voyez-le occupé à son œuvre de prédilection, faisant des mariages. Il lie le jeune au vieux, le fort à l’imbécile ; il étend le bras de Mézence et enchaîne le mort au vivant. Dans son royaume est la haine, — la haine secrète ; le dégoût, — le dégoût qui se dissimule ; la trahison, — la trahison de famille ; le vice, — le vice profond, mortel, domestique. Dans soif empire, les enfans croissent sans amour entre des parens qui n’ont jamais aimé ; ils s’élèvent dans une atmosphère infectée de mensonges. Votre dieu préside aux fiançailles des rois : voyez vos dynasties royales ! Votre divinité est la divinité des aristocraties étrangères : analyser le sang bleu d’Espagne ! Votre dieu est le mariage français : qu’est-ce que la vie domestique en France ? Tout ce qui l’entoure se précipite à la ruine ; tout s’affaisse et dégénère sous son sceptre. Votre dieu est la mort masquée.

« M. Sympson était bouleversé.

« — Ce langage est terrible. Mes filles et vous, ne pouvez demeurer plus long-temps ensemble, miss Keeldar ; il y a danger dans cette liaison. Si je l’eusse su plus tôt ! — Plus de rapports entre nous. – Elle est inconvenante.

« Il alla vers la porte, il revint pour prendre son mouchoir, il renversa sa tabatière, il laissa le tabac répandu sur le tapis. Tartare était sur le paillasson. M. Sympson tomba presque sur lui. Dans le paroxysme de sa colère, il hurla un juron contre le chien et une épithète grossière contre sa maîtresse. »

Voilà la plus forte sortie de Currer Bell à propos du mariage : l’instinct de la révolte s’y fait sentir ; mais il n’y a pas de quoi brûler un hérétique. À la fin de ce dialogue semi-comique et semi-lyrique, M. Sympson a dû croire que Robert Moore était l’homme selon le cœur de Shirley. Le bonhomme s’est trompé. Robert Moore avait quitté Briarmains depuis quelques mois ; il était allé témoigner dans le procès des ouvriers briseurs de machines ; puis il avait prolongé son absence sans motifs connus : il en avait de secrets. Lui aussi avait cru à la partialité de Shirley en sa faveur. Avant de partir pour les assises, il avait voulu conclure cette affaire. Il fit sa proposition à Shirley, de ce ton brusque, impératif, napoléonien, qu’il affectait, d’un air de brutale fatuité qui semblait dire : Tout le monde sait que vous m’aimez, belle dame ; je veux bien vous épouser. Shirley frémit sous l’affront : « Vous ne m’aimez pas, répondit-elle à Robert en pleurant de honte, et vous voulez que je me livre à vous ! Vous me demandez la bourse ou la vie ! Et c’est vous, Moore ! » Shirley semblait pleurer autant l’estime, la confiance, l’admiration qu’elle avait eue pour Robert, que sa propre humiliation. Tous les bons sentimens de Robert se réveillèrent à ce spectacle. Il demanda pardon à Shirley. À la fin, elle lui laissa prendre sa main. Il la couvrit de baisers pendant qu’elle lui disait en sanglotant : « Quelque jour, nous serons amis encore ; alors vous ne ferez plus ces méprises horribles sur mes actes et mes motifs. Le temps vous donnera la clé de tout cela : vous me comprendrez, et nous nous réconcilierons. » Moore la quitta, comme s’il venait de commettre un crime, et avec quelque chose dans le cœur comme la désolation de Caïn. Il jura de ne plus parler jamais de mariage à une femme, à moins de l’aimer d’amour.

Robert ne s’était pas douté que la familiarité, la bonne camaraderie que Shirley lui avait témoignée n’étaient qu’un reflet de l’intimité ancienne qui unissait déjà Louis Moore et Shirley. Louis avait au fond le caractère de Robert, mais raffiné par de plus nobles habitudes d’intelligence, par un épanouissement d’imagination et de sensibilité inconnu au manufacturier. Il avait le prestige le plus puissant sur les cœurs féminins, la force du caractère recouvrant une vibrante tendresse. Il était le seul être dont Shirley reconnût l’ascendant ; elle allumait ses pensées au regard de Louis ; elle obéissait à son geste comme son chien T artare, docile et joyeuse, Louis l’aimait avec une ardeur qu’il cachait sous un front impassible. Après la scène qu’elle venait d’avoir avec l’oncle Sympson, l’once Sympson était allé se venger sur le précepteur de son fils. Louis Moore n’avait pas toléré les impertinences du bonhomme, et avait rompu sa chaîne de servitude. Il allait quitter Fieldhead, mais auparavant il voulait voir sa douce et fièvre élève ; il la fit prier, avec son habitude de supériorité, de monter dans sa chambre. Elle obéit simplement. C’est Louis lui-même qui raconte l’entretien :

« Je m’assis comme d’habitude devant mon bureau : j’ai l’heureuse faculté de couvrir mes ébullitions intérieures par le calme du dehors. Personne, à voir mon visage impassible, ne devinerait le tourbillon qui tournoie dans mon cœur, y engloutit la pensée et y brise la prudence. Il est commode d’avoir le don de suivre paisiblement et fortement son dessein sans alarmer les gens par un mouvement excentrique. Ce n’était pas mon intention actuelle de prononcer devant elle un seul mot d’amour ou de lui révéler une étincelle du feu qui m’embrasait. Mon dessein, ce matin, était de la scruter de près, de lire une ligne, un mot dans son ame. Avant de partir, je voulais savoir ce que je laissais.

« — Dans huit jours, vous serez seule à Fieldhead, dis-je, miss Keeldar.

« — Oui, je crois que mon oncle a pris la résolution de partir.

« Comme si elle connaissait mon dessein et celui de mon frère, elle ajouta :

« — Aucun changement ne vous prend au dépourvu. J’étais sûre, à voir votre calme, que votre parti était pris. Il m’a toujours semblé que vous étiez dans le monde comme dans une forêt un archer solitaire, mais attentif et pensif. Tel est aussi votre frère. Tous deux vous pouvez aller au loin, chasseurs sans asile, dans les forêts les plus désertes ; tout ira bien pour vous. L’arbre abattu vous fera une hutte, la forêt défrichée vous ouvrira des champs, le buffle sentira le plomb de votre carabine, et, la corne basse, viendra tomber à vos pieds.

« — Qui a suggéré le far west votre pensée, miss Keeldar ? Avez-vous vécu avec moi en esprit depuis que je ne vous ai vue ? Êtes-vous entrée dans mes rêves ? Avez-vous lu les plans que roulait mon cerveau ?

« Elle avait coupé en morceaux un rouleau de papier à allumer les bougies ; elle le jeta morceau par morceau dans le feu et demeura pensive, les regardant brûler. Elle ne parla pas.

« — Comment avez-vous appris ce que vous semblez savoir de mes intentions ?

« — Je ne sais rien ; je n’ai fait que les découvrir : j’ai parlé au hasard.

« — Votre hasard est de la divination. Je ne serai jamais plus précepteur ; je n’aurai plus d’élève après Henry et vous. Je ne m’assoierai plus à la table d’un autre, je ne serai plus l’appendice d’une famille. Je suis maintenant un homme de trente ans ; je n’ai jamais été libre depuis l’âge de dix. J’ai une telle soif de la liberté, une passion si profonde de la connaître et de pouvoir l’appeler mon bien, un si ardent désir, jour et nuit, de la conquérir et de la posséder, que je ne refuserai pas de traverser l’Atlantique pour elle : je la poursuivrai au fond des forêts vierges. Je ne connais pas de femme que je puisse aimer qui voulût m’accompagner, mais je suis certain que là-bas la liberté m’attend : lorsque je l’appellerai, elle viendra dans ma hutte de pionnier, et elle remplira mes bras.

« Elle ne put m’entendre parler ainsi sans émotion. Elle était émue, et c’était juste ; j’avais voulu l’émouvoir. Elle ne put me répondre ni me regarder ; j’aurais été fâché qu’elle pût l’un ou l’autre. Sa joue brillait comme une fleur de pourpre dont le soleil baignerait les pétales. Sur sa blanche paupière et ses longs cils baissés tremblait tout ce qu’il y a de gracieux dans une confusion mêlée de peine et de plaisir.

« Elle fut bientôt maîtresse de son émotion, et reprit l’empire de ses sentimens. Je vis qu’elle sentait au dedans d’elle-même comme une insurrection, et qu’elle allait la vaincre : — elle s’assit. Je lisais sur son visage ; elle se disait à elle-même : Je vois la limite que je ne franchirai pas ; je sens, je sais le point jusqu’où je peux révéler mes sentimens, et le point où je dois fermer le volume. Je suis allée aussi loin que le permet ma nature vraie, souveraine, immaculée ; je m’y tiens enracinée. Mon cœur peut se briser ; qu’il se brise, je ne me déshonorerai pas, je ne déshonorerai pas la femme en moi.

« Moi, de mon côté, je me disais : Si elle était pauvre, je serais à ses pieds. Si elle était abaissée, je la relèverais dans mes bras. Son or et son rang sont deux griffons qui la gardent de chaque côté. L’amour l’épie, la convoite et n’ose pas ; la passion, qui rôde autour, est aux abois ; la fidélité et le dévouement reculent effrayés. Il n’y a rien à perdre à l’attaquer, tout est gain, et c’est pourquoi la difficulté est indicible.

« Difficulté ou non, il faut faire quelque chose, dire quelque chose. Je ne peux et ne veux point rester silencieux avec toute cette beauté modestement muette en ma présence. — Je parlai ainsi, et je parlai encore avec calme ; — si tranquilles que fussent mes paroles, je pouvais les entendre tomber avec un son distinct, clair, profond :

— Je sais que ma situation sera étrange avec cette nymphe des montagnes, la liberté, Elle est parente, je soupçonne, de cette solitude que j’épousai autrefois et dont je poursuis maintenant le divorce. Ces oréades sont singulières ; elles viennent à vous avec un charme éthéré, comme un crépuscule étoilé ; leur beauté est la beauté des esprits, leur grace n’est pas la grace de la vie, mais celle des saisons ou des scènes de la nature. C’est la fleur humide de l’aube, les teintes rougissantes de la fin du jour, la paix du clair de lune, l’aspect changeant des nuages. Il me faut et je veux autre chose. Je ne suis pas poète. S glorieuse que soit la nature, si grand que soit le culte que je lui voue avec toute la force d’un cœur solide, j’aimerais mieux la voir à travers les deux yeux d’une femme aimée que dans les regards altiers de la plus haute déesse de l’Olympe.

— Junon ne pourrait préparer un beefsteak de buffle à votre goût, dit-elle.

— Je vais vous dire qui le pourrait : quelque jeune fille sans fortune, sans parens, sans amis, assez jolie pour que je pusse l’aimer, honnête, modeste ; d’une pareille créature, je voudrais être d’abord le maître, puis le mari. Je lui apprendrais ma langue, mes goûts, mes pensées, et je la récompenserais ensuite de mon amour.

— Vous la récompenseriez ! Dieu de la création ! s’écria-t-elle d’un air ironique.

— Il faut que je trouve mon orpheline, dites-moi comment, miss Keeldar.

— Faites une annonce et ne manquez pas d’ajouter aux conditions qu’il la faut bonne cuisinière.

— Je la trouverai et je l’épouserai.

— Vous, non, dit-elle, et sa voix prit un accent soudain de mépris.

Ceci me plut. Je l’avais tirée de l’humeur songeuse où je l’avais d’abord trouvée. Je voulus la pousser plus loin.

 
 

« — Je trouverai mon orpheline, dis-je.

« Ses yeux lancèrent un éclair, ses lèvres s’ouvrirent, mais elle les ferma et se retourna brusquement.

« — Dites-moi, dites-moi où elle est, miss Keeldar ?

« — Jamais ! – Et elle fit un mouvement pour me quitter. Pouvais-je la laisser partir ? Non. J’étais allé trop, loin pour ne pas en finir, j’avais été trop près du but pour ne pas y toucher.

« — Une minute ! dis-je, en mettant ma main sur la poignée de la porte ; nous avons eu une longue conversation ; le dernier mot n’a pas été prononcé ; c’est à vous de le dire.

« — Puis-je passer ?

« — Non ; je garde la porte. J’aimerais mieux mourir maintenant que de vous laisser sortir sans avoir dit le mot que je vous demande.

« — Quel mot osez-vous attendre de moi ?

« — Celui que je meurs d’entendre, que je dois et veux entendre, que vous n’oserez plus taire.

« — Monsieur Moore, je ne sais ce que vous voulez dire. Je ne vous reconnais plus.

« Je présume que je ne devais guère être semblable à moi-même, car je l’effrayais ; il fallait l’effrayer pour la vaincre.

« — Vous savez ce que je veux dire, et pour la première fois vous me voyez tel que je suis. J’ai secoué loin de moi le précepteur, je vous montre l’homme, et souvenez-vous qu’il est gentilhomme.

« Elle tremblait. Elle mit la main sur la mienne comme pour l’écarter de la serrure. Elle aurait aussi bien fait d’essayer de détacher, avec son doux poignet, le métal soudé au métal ; Elle sentit qu’elle était sans force, et elle recula, et elle recommença à trembler.

« Quel changement se fit en moi, je ne saurais l’expliquer ; mais son émotion fit passer en moi un nouvel esprit. Je ne fus plus écrasé de la pensée de ses terres et de son or ; je n’en eus plus de souci ; ce néant ne m’épouvantait plus. Je ne voyais plus qu’elle : ses formes juvéniles et belles, la grace, la majesté, la modestie de sa virginité.

« — Mon élève ! dis-je.

« — Mon maître ! répondit-elle à voix basse.

« — J’ai quelque chose à vous dire.

« Elle attendit le front penché, les boucles de ses cheveux retombant en avant.

« — J’ai à vous dire que, pendant quatre ans, vous avez grandi dans le cœur de votre maître, et que vous y êtes maintenant enracinée. J’ai à vous déclarer que vous avez jeté sur moi un charme en dépit de ma raison et de mon expérience, en dépit des différences de rang et de fortune. Vous aviez des airs, des paroles, des mouvemens… Vous m’avez tant montré vos défauts et vos vertus, — vos beautés plutôt, vertu est un mot trop sévère, — que je vous aime, je vous aime de toute ma vie et de toute ma force.

« Elle voulut parler, mais ne put trouver un mot ; elle s’efforça de se remettre, mais en vain. Je lui répétais passionnément que je l’aimais.

« — Eh bien ! monsieur Moore, qu’est-ce ? fut sa seule réponse, prononcée d’un ton qui aurait été pétulant, si la voix ne lui eût manqué.

« — N’avez-vous rien à me dire ? N’avez-vous pas d’amour pour moi ?

« — Un petit peu.

« — Ne me torturez pas ; ceci n’est plus un jeu.

« — Je ne veux pas jouer ; je veux sortir.

« — Sortir ! Vous parlez de sortir en ce moment. Quoi ! emportant mon cœur dans la main que vous poseriez sur votre toilette et piqueriez de vos épingles ! Vous ne vous éloignerez pas de moi, vous n’échapperez pas à mon atteinte jusqu’à ce que je reçoive un ôtage, — promesse pour promesse, — votre cœur pour le mien !

« — Ce que vous me demandez est égaré, perdu depuis quelque temps. Laissez-moi l’aller chercher.

« — Dites qu’il est où sont souvent vos clés, dans ma possession.

« — Vous devez le savoir. Et où sont mes clés, monsieur Moore ? En effet, vraiment, je les ai perdues encore. Mistriss Gill me demande de l’argent, et je n’en ai point, excepté ces six pence.

« Elle tira la monnaie de la poche de son tablier et la montra dans sa main ouverte. J’aurais pu jouer avec elle ; mais non, c’était ma vie et ma mort qui étaient en jeu. M’emparant de sa main et des six pence qu’elle tenait, je lui demandai :

« — Dois-je mourir sans vous ou vivre pour vous ?

« — Comme il vous plaira. Loin de moi de dicter votre choix.

« — Vous me direz de vos lèvres si vous me condamnez à l’exil, ou si vous m’invitez à l’espérance.

« — Allez. Je puis supporter d’être laissée.

« — Peut-être, moi aussi, je pourrai supporter de vous laisser ; mais répondez, Shirley, mon élève, ma souveraine, répondez !

« — Mourez sans moi si vous voulez ; vivez pour moi si vous l’osez.

« — Je n’ai--point peur de vous, petite tigresse. J’oserai vivre pour vous et avec vous, depuis cette heure jusqu’à la mort. Maintenant donc, je vous possède ; vous êtes à moi, je ne vous laisserai jamais aller. Qu’importe où sera ma demeure ? j’ai choisi femme. Si je reste en Angleterre, en Angleterre elle restera ; si je traverse l’Atlantique, elle le traversera aussi : nos vies sont enchaînées, nos sorts entrelacés.

« — Et sommes-nous égaux, monsieur, sommes-nous égaux enfin ?

« — Vous êtes plus jeune, plus frêle, plus faible, plus ignorante que moi.

« — Serez-vous bon pour moi et ne me tyranniserez-vous jamais ?

« — Me laisserez-vous respirer ? Cesserez-vous de me tenir sous le charme ? Ne riez pas. Le monde danse et change autour de moi. Le soleil flamboie comme un feu rouge. Le ciel est un abîme violet qui tourbillonne sur ma tête.

« Je suis un homme fort, mais je chancelais comme je parlais. Toute la création s’exagérait pour moi ; les couleurs devenaient plus vives, les mouvemens plus rapides, la vie elle-même plus vivante. Un moment, je ne la vis presque plus, mais j’entendais sa voix impitoyablement suave. Elle ne voulut pas contenir un seul de ses charmes par compassion : peut-être ne savait-elle pas ce que j’éprouvais.

« — Vous m’appelez tigresse. Souvenez-vous que la tigresse est indomptée, dit-elle.

« — Apprivoisée ou féroce, sauvage ou soumise, vous êtes à moi.

« — Je suis heureuse de connaître mon gardien ; je suis accoutumée à lui. Je suivrai sa voix seule, sa main seule me conduira, à ses pieds seuls je me reposerai.

«  Je l’enlaçai par derrière et la fis rasseoir. Je m’assis à côté d’elle : je voulais l’entendre parler encore ; je n’avais jamais assez de sa voix et de ses paroles.

« — Combien m’aimez-vous ? — demandai-je.

« — Ah ! vous savez : je ne vous cajolerai pas, je ne vous flatterai pas.

« — Je ne le sais pas la moitié assez : mon cœur demande sa nourriture. Si vous saviez combien il est affamé et féroce, vous vous hâteriez de l’apaiser avec une bonne parole ou deux.

« — Pauvre Tartare ! dit-elle en caressant ma main de sa main, pauvre garçon, robuste ami, le gâté et le favori de Shirley, couchez-vous !

« — Je ne me coucherai pas avant d’avoir une douce parole.

« À la fin, elle la donna.

« — Cher Louis, soyez-moi fidèle ; ne me quittez jamais ; je ne me soucie pas de la vie, si je ne la passe à vos côtés.

« — Quelque chose encore.

« Elle me donna le change : ce n’était pas sa guise de revenir deux fois au même sujet.

« — Monsieur, dit-elle en se levant brusquement, tant pis pour vous, si vous faites jamais mention de choses aussi sordides que l’argent, où la pauvreté, ou l’inégalité. Il serait fort dangereux de me tourmenter avec ces scrupules insensés je vous en préviens.

« La rougeur me monta au visage. Une fois de plus j’aurais voulu n’être pas si pauvre, ou qu’elle ne fût pas si riche. Elle s’aperçut de ma courte angoisse, et alors elle me caressa. Dans mon tourment, j’eus un moment d’extase.

« — Monsieur Moore, dit-elle en levant les yeux vers moi d’un air doux, ouvert, sérieux, enseignez-moi et aidez-moi à être bonne. Je ne vous demande pas d’écarter de mes épaules les soucis et les devoirs de la propriété, mais je vous demande de partager le fardeau et de me soutenir. Votre jugement est sûr, votre cœur est bon, vos idées sont saines. Je sais que vous êtes sage, je sens que vous êtes bienveillant, je crois que vous êtes consciencieux. Soyez mon compagnon dans la vie : mon guide quand je serai ignorante, mon maître quand je serai en faute, mon ami toujours.

« — Avec l’aide de Dieu, oui. »


Après cette explosion mutuelle, les choses marchent vite. Robert Moore, en arrivant à Briarmains dans la nuit, fut blessé d’un coup de feu par un de ses anciens ouvriers. Il fut transporté dans la maison de son ami Yorke. La guérison fût lente. Il aperçut enfin la pieuse tendresse de Caroline et y répondit. Le roman finit par deux mariages.

Tel est le squelette de Shirley. J’ai dit d’avance que les qualités les plus fines et les plus caractéristiques de ce livre, échappent à l’analyse. Le drame, en effet, y est fort peu dans les événemens ; il se compose de ces mille circonstances morales, de ces mille riens de sentiment et de douce passion qui s’entrecroisent lentement et naissent des moindres incidens, du moindre contact entre les personnages dans des scènes de la vie ordinaire minutieusement daguerréotypées. On doit comprendre qu’en un pareil genre littéraire, le principal mérite est la perfection des détails, la fidélité du calque, l’entrain et la variété du style, le naturel, le feu, l’esprit, le caprice du dialogue, enfin une certaine grace générale qui invite et soutient l’attention du lecteur dans le labyrinthe familier par lequel on le conduit au dénoûment. Currer Bell possède ces qualités à un haut degré. Sa langue a la fraîcheur, l’imprévu, le mélange d’excitation poétique et de fermeté positive, le luxe et la précision, l’audace et la solidité, qui font aussi l’originalité de son inspiration. C’est un style qui ragaillardit l’esprit comme quelque chose de frais, d’alerte et de sain. Sauf cet élan primesautier, cette première sève qui courait dans tout Jane Eyre, cette flamme virginale du premier roman qu’on ne retrouve plus dans Shirley, les qualités de son second livre maintiennent à Currer Bell la place élevée qu’il a prise dès son début parmi les romanciers anglais.

On a pu juger du moins, par les fragmens que j’ai cités, de l’esprit de Shirley. Les gens qui ont trouvé mauvais que, dans Jane Eyre, un riche gentleman épousât une gouvernante trouveront fort révolutionnaire aussi le mariage d’une riche héritière avec un précepteur. En Angleterre, et il faut le dire, pour le bonheur du peuple anglais, on en est encore à ces scrupules-là. Il n’y a guère plus à s’émouvoir de la défiance ou de la rancune que Currer Bell témoigne pour certaines conditions du mariage. Comme j’ai déjà eu occasion de le dire, ce ne sont pas quelques déclamations, quelques éclats de mots qui portent à cette institution les coups les plus outrageans et les plus dangereux. On pourra reprocher avec moins d’injustice à Currer Bell de prêcher l’esprit d’insubordination, la légitimité absolue du désir, la confiance aveugle dans la liberté. Il y a des jeunes filles dans Shirley qui disent des choses comme celles-ci : « Il vaut mieux tout éprouver et connaître le néant de tout que de ne rien éprouver et de laisser le vide dans sa vie. » Il est vrai que c’est une fille de la famille Yorke, et, au commencement de son livre, l’auteur nous avait prévenus qu’il avait pris sur nature ce type excentrique. « L’Yorkshire a de telles familles, ça et là sur ses collines et dans ses plaines, — singulières, vigoureuses, de race, — de bon sang et de forte cervelle, turbulents parfois dans l’orgueil de leur force et intraitables dans l’énergie de leurs facultés natives, manquant de poli, manquant de prudence, manquant de docilité, mais saines, ardentes, franches comme l’aigle sur le roc ou le cheval dans la steppe. » Currer Bell prend souvent à son compte ces aspirations impétueuses, ces impatientes révoltes ; il les place même dans les rêveries de la douce Caroline. « Il y a des gens qui trouvent fort bon que d’autres leur donnent leur vie, les paient avec des éloges et les appellent dévoués, vertueux. Est-ce assez ? est-ce vivre ? N’y a-t-il pas une moquerie terrible dans cette existence qu’on abandonne à d’autres, parce qu’on n’a rien trouvé soi-même pour la remplir ? La vertu réside-t-elle dans l’abnégation de nous-mêmes ? Je ne le crois pas. Une humilité qui n’est pas que produit la tyrannie ; les faibles concessions redoublent les exigences de l’égoïsme. »

Érigées en théorie, ces révoltes engendrent sans doute la plus dangereuse morale. L’âcre et ardente volupté qu’on trouve un moment à employer tous les ressorts de la vie, même lorsqu’on commence par n’y chercher que la satisfaction des plus nobles appétits de l’esprit, dure peu et aboutit à l’étourdissement le plus bestial. Chez Currer Bell, poussés au hasard d’un roman, ces cris révèlent les inquiétudes d’un feu de jeunesse qui ne s’est point épuisé, les ébullitions d’une force qui se tourmente à chercher une issue. La morale de Currer Bell semble inspirée par un individualisme puissant et exubérant. Il peut y avoir là le principe d’une fausse et funeste tendance ; pourtant nous péchons si peu en France par ce genre d’exagération, nous nous sommes tant amollis dans l’excès contraire, qu’au lieu d’en faire un reproche à Currer Bell, je souhaiterais plutôt qu’il pût nous communiquer son défaut. Notre vice, à nous, est d’avoir énervé toute personnalité par d’imbéciles déclamations contre l’individualisme et par une stupide apothéosé de l’équité, de la raison, de la puissance des masses. Devant le fantôme grandissant du peuple souverain, voici cinquante ans que nous nous étudions, nous tous Français, à nous diminuer, à nous faire petits, à nous noyer dans l’abjecte égalité de la démocratie. Si le bien naît du mal, si l’excès pousse à l’excès contraire, il est temps de défendre en France les droits de l’individu, de relever ces fortes doctrines qui rendent à chacun la conscience et la légitimité de sa raison, de sa liberté et de sa force, qui rallument l’émulation, qui élèvent les cœurs (sursum corda) au lieu de les faire aspirer à descendre, qui rendent à la vertu, au génie, à l’héroïsme, leur autorité de droit divin sur les hommes, et les récompensent par le commandement, le respect et la gloire.


EUGÈNE FORCADE.