Le Roman anglais de notre temps/IX

La bibliothèque libre.
Humphrey Milford (p. 185-201).


CHAPITRE IX

LES ROMANCIÈRES ANGLAISES DEPUIS
GEORGE ELIOT JUSQU’À LA GUERRE


§ i

Les Romancières populaires


J’ai déjà dit avec quelle ferveur les femmes anglaises concouraient, vers la fin de l’âge victorien, au mouvement d’émancipation, de révolution universelle, qui se produisait alors dans les mœurs avant d’atteindre les institutions. Elles ont, depuis lors, atteint les objets principaux de cette campagne enthousiaste, spontanée, désintéressée, illuminée par d’innombrables sacrifices. Le divorce est devenu plus facile. La femme est devenue plus libre dans le mariage, et en dehors. L’opinion supporte et même approuve l’indépendance féminine sous toutes ses formes. L’éducation ne connaît plus guère que la sympathie et le plaisir comme moyen, et la rigueur de naguère en est absente. Enfin, les femmes votent.

Il ne paraît pas qu’elles en soient plus heureuses ni répandent plus de bonheur. Peut-être se rendent-elles plus utiles, si l’utilité se mesure à la capacité. Quel que soit le résultat de leur croisade, le roman s’y est adapté pendant toute une génération.

La femme trahie et qui se venge, la femme incomprise qui se meurt, la femme croyante et pourtant révoltée, la femme opprimée moralement et économiquement, la femme égale de l’homme, la femme responsable de l’éducation, voilà quelques-uns des thèmes que les romancières ont traités avec une persistance et un talent inlassables, pendant les premières années du vingtième siècle ; jamais, peut-être, le roman à thèse n’avait eu pareille vogue. Une part de son succès était due, il faut bien le dire, autant à la peinture qu’à la critique des « cas » physiologiques et psychologiques dont il se nourrissait. Sous le couvert de la croisade, il y a eu bien des excursions dans certains domaines jusqu’alors interdits. Le roman anglais, le roman féminin, a profité plutôt que souffert de cette inconsciente supercherie. Il a eu licence d’étudier, pour le bon motif, les mêmes situations que les « naturalistes » exposaient sans autre objet que de les exposer. Beaucoup de femmes auteurs ont ainsi fait œuvre d’art sans offenser Mrs. Grundy, et l’hypocrisie s’est trouvée battue par ses propres armes.


C’est en 1888 que Sarah Grand (Mrs. Frances Elizabeth MacFall) publiait Ideala (1888), manifeste et modèle du genre. Une jeune femme excentrique, originale, est mal mariée et son mari la trompe. Elle va le quitter, suivre un amant, quand elle s’avise que d’autres, moins excusables qu’elle, pourraient s’autoriser de son exemple. Dans The Heavenly Twins (1893) les escapades de deux enfants terribles de jumeaux servent de cadre à l’histoire de la malheureuse Evadne qui découvre après mariage le passé de son mari et refuse de vivre avec lui. L’humour est de premier ordre et sauve de l’oubli le reste du livre, qui est surchargé d’incidents, de dissertations. Mêmes complications, même vertu rédemptrice de l’humour, c’est-à-dire au fond, de la sympathie et de la compréhension humaines, dans Babs the Impossible (1901), qui ressemble aux jeunes filles de Gyp. Ideala, Babs, Evadne sont des créations de l’intelligence, plutôt que des créatures de réalité. Sarah Grand s’est montrée plus fidèlement, plus humblement observatrice dans Adnam’s Orchard, publié plus tard en 1912. Elle a porté partout la même sincérité, la même intensité de conviction. Ses romans ne sont ni composés ni écrits ; ils sont pensés et sentis. Elle a le don de l’humour qui supplée à bien d’autres.


John Oliver Hobbes (Mrs. Craigie), morte à trente-neuf ans, en 1906, avait d’autres cordes à son arc. Née en Amérique, mêlée à la vie mondaine de Londres, auteur ou victime d’une de ces tragédies du mariage qui bouleversent tant d’existences, elle alla, troublée d’aspirations contradictoires, du paganisme au puritanisme, et finit par se réfugier dans le catholicisme. Elle déploie dans ses œuvres une rare richesse d’émotions et d’expériences. Personne n’a brocardé le mariage avec un esprit plus mordant. Le cynisme à fleur de peau, la fantaisie d’imagination dont elle savait revêtir le réalisme et l’intention didactique de ses premiers romans, firent l’attrait de Some Emotions and a Moral qui eut un grand succès en 1891, et de The Gods, Some Mortals, and Lord Wickenham qui parut en 1895. La tendresse secrète d’une âme tourmentée s’y révèle à qui sait lire. Le personnage idéalisé de Disraëli domine The School for Saints (1897) et Robert Orange (1900). Il y a une mélancolie dans cette vie et dans ces livres qui survit à leur succès.

Lucas Malet (Mrs. Mary St Léger Harrison) a aussi consacré le principal de son grand talent à l’émancipation des femmes et aux problèmes du mariage. Mais elle a trop vu, trop lu, trop voyagé, trop hérité de son père Charles Kingsley, pour s’enfermer dans ce domaine. Laissons de côté les idylles comme Little Peter (1888), les comédies comme The Carissima, les 4 mystères psychiques » comme The Gateless Barrier (1900). Trois livres d’inégale valeur suffisent à lui assurer un renom durable.

The Wages of Sin (1891) consacra son talent. C’est une histoire sociale dans une destinée individuelle. L’homme se figure qu’il peut découper sa vie en tranches indépendantes, « jeter sa gourme » ou « prendre des « vacances » suivant son âge, et retrouver intacte la courbe naturelle de son caractère et de sa vie. Mais il n’est pas de détérioration morale ou artistique qui ne porte en soi son châtiment. Sur ce même thème, on peut écrire une insupportable homélie ou un livre vigoureux et vrai suivant le tempérament qu’on y apporte. Lucas Malet a mis dans The Wages of Sin une intensité tragique, une puissance d’analyse, une clarté de forme, qui expliquent ce premier grand succès.

The History of Sir Richard Calmady (1901) fut non moins populaire. Cette histoire d’un noble infirme, de ses amours et de ses excès, avec la leçon qu’elle comporte, n’est pas sans grandeur. Il est probable que les passages sensuels du livre n’ont pas nui à sa renommée.

Adrian Savage (1911) relate le destin d’un homme de lettres moitié français, moitié anglais, qui se déroule à Paris et dans le Sud de l’Angleterre. Tous les problèmes de notre époque : politique, morale, rapports entre les sexes, art et religion, y sont abordés dans l’esprit féministe. Cette végétation sociologique étoufferait l’intérêt humain et produirait une œuvre hybride, comme certains prétendus « romans » de Mrs. Humphry Ward, si Lucas Malet avait moins de tempérament naturel et de force native. Elle réussit comme Wells, quoique pour d’autres raisons, à communiquer le mouvement et une certaine vie intellectuelle à des montagnes d’abstractions.

Dans ses dernières œuvres, il semble qu’elle se soit appliquée à se faire un style d’après Meredith, et à prendre une attitude devant la postérité. Son premier livre, Mrs. Lorimer (1883), écrit sans prétentions, avec vigueur et netteté, donnait une meilleure idée de son talent comme artiste.


Si j’avais le projet ambitieux de rendre hommage en quelques lignes aux principales romancières anglaises de la période contemporaine, il faudrait mentionner Ellen Thorneycroft Fowler (Mrs. Alfred Felkin), qui rappelle Jane Austen ; Lady Ritchie, fille de Thackeray ; Mrs. M. L. Woods, poète tragique égarée dans le roman ; la comtesse d’Arnim et ses intéressantes silhouettes de la vie germanique ; John Strange Winter et ses soldats, ses officiers, ses garnisons, qui écrivit en 1885 Bootle’s Baby et en vendit deux millions d’exemplaires en dix ans ; Mrs. W. K. Clifford, auteur d’un type, Aunt Anne (1892), qui est la « Mère Goriot » du roman anglais ; Mrs. Alfred Sidgwick et Miss Ethel Sidgwick, dont le talent est en pleine floraison ; Iota (Miss Cathleen Caffyn), si fertile en idées qu’elle en a fourni de toutes prêtes à mainte romancière plus célèbre, par exemple sur la croissance de l’amour par la maternité, et sur l’effet morbide du sentiment religieux dans l’éducation des enfants ; enfin, Elizabeth Robins (Mrs. George Richmond Parles), Américaine de naissance comme John Oliver Hobbes, actrice célèbre, interprète d’Ibsen qui, devenue romancière, a commencé par de vrais romans, tel : The Magnetic North, et a fini par des conférences, des homélies, des diatribes romanesques comme The Convert.

Miss Béatrice Harraden, type tout opposé, gagne les cœurs par la douceur, le sentiment, la pitié, mais n’a pas retrouvé le succès de son premier livre, Ships that pass in the Night, bien que The Guiding Thread ne soit pas inférieur.

Le verdict populaire, la consécration de la vogue, m’obligeraient, s’il fallait être complet, à rappeler ici les élucubrations d’Ouida, qui n’est pas encore oubliée en France, les récits mélodramatiques de Mary Elizabeth Braddon (Mrs. John Maxwell), et enfin l’étonnante, la singulière fortune de Miss Marie Corelli. S’il est un de ses ouvrages qui mérite mieux que les autres le merveilleux succès qu’ils ont obtenu, c’est probablement Temporal Power (1902).

Un véritable torrent de popularité s’était déchaîné sur elle dès son premier livre, A Romance of Two Worlds (1886). Miss Marie Corelli occupe depuis une génération le rez-de-chaussée populaire, et Mrs. Humphry Ward le premier étage, plus noble, d’un édifice moral analogue aux Grands Magasins. Dés foules y ont passé, cherchant parmi les accessoires de la toilette religieuse ce qui leur paraît être la dernière mode. La culture, la dignité, la conscience admirable de Mrs. Humphry Ward, la défendent contre l’effet péjoratif de certaines admirations, de certains engouements suspects. Mais, si l’on veut discerner jusqu’où ils ont conduit des romancières moins bien armées, qu’on relise un roman de Leonard Merrick, Cynthia, l’un des plus agréables qu’ait écrits cet excellent conteur. Ceux qu’intéressent les mœurs littéraires de l’Angleterre contemporaine n’y perdront pas leur temps. Ils auront, par surcroît, le privilège de connaître un livre qui, ne rappelant aucun modèle, n’en est pas moins un petit chef-d’œuvre, et un auteur qui, ne se rattachant à aucune école, n’en est pas moins l’un des meilleurs romanciers de l’Angleterre d’aujourd’hui.

Aux grandes machines à succès de Marie Corelli, combien il faut préférer les sincères, modestes, courageuses fictions qu’une foule de femmes de talent écrivent dans leur famille, dans leur province ! Sans doute elles n’échappent point aux influences, aux préoccupations du moment. Aucune d’entre elles ne connaîtra la grande gloire. Leurs mémoires iront rejoindre celles des Jane Austen anonymes, des George Eliot ignorées que l’Angleterre n’a cessé de produire. Ce sont pourtant ces nombreuses romancières mal connues qui cultivent et entretiennent le magnifique jardin de l’imagination dans le peuple britannique. Les contes irlandais de Miss Jane Barlow, de Katherine Tynan (Mrs. Hinkson) et les charmants récits de Miss Edith Somerville et Miss Violet Martin,[1] les romans écossais des Misses Fïndlater et, plus près de nous, les puissantes évocations de la vie paysanne dans le sud de l’Angleterre, dont Mrs. Dudeney est l’auteur, suffiraient à illustrer une littérature moins riche.

The House of Many Mirrors, par Violet Hunt ; Good Old Anna, par Mrs. Belloc Lowndes ; l’amusant Bridge of Kisses, par Berta Ruck (Mrs. Oliver Onions), et même Iron Stair de Rita, peuvent donner au lecteur français une idée de l’infinie variété, du talent parfois remarquable que déploient leurs auteurs. J. E. Buckrose (Mrs. Falconer Jameson) dépeint dans The Roundabout et maint autre roman de l’Est-Yorkshire une vie provinciale tout aussi intéressante que celle des Five Towns de M. Arnold Bennett. Elle y apporte le sens de l’histoire locale, la pénétration du caractère féminin et une vivante perception des effets de l’évolution sur les générations d’une même famille et les couches sociales d’une même cité.

Je sais bien tout ce qu’on peut reprocher à cette littérature féminine, si souvent prolixe, parfois puérile. Mais on reste confondu devant sa richesse, sa fidélité, et, somme toute, on admire à quel haut niveau peut se maintenir une pareille masse de fiction.


Toutes ces romancières ne sont pas au même degré des émancipatrices et des révolutionnaires. Mais il y a chez toutes, et c’est là ce qui les distingue de leurs devancières, un sens aigu de rénovation, une impatience plus ou moins contenue des conditions sociales léguées au xxme siècle par le xixme. Quand cette vague de revendications et de récriminations se fut étalée, divisée, perdue, après avoir dissous des montagnes de sable et vainement battu quelques rocs ; quand, épuisée par ses nombreux succès, et calmée par quelques échecs, elle eut perdu quelque peu de sa force bruyante, le temps était propice pour des études féminines moins chargées de l’esprit de polémique. Il eût été possible de revenir à ce qu’il y a d’élémentaire et d’éternel dans le rôle comme dans la nature de la femme. Le terrain était déblayé, l’état de l’opinion et des mœurs permettait d’apporter plus de franchise, de sincérité, dans la peinture et la discussion de mainte question encore inexplorée. Après les suffragettes en mal de puissance, on eût entendu les simples femmes en mal d’amour ou d’argent, tourmentées par leur sexe et leur conscience, ignorantes et hésitantes devant la maternité, le travail sans le salaire ou le salaire sans le travail qu’apporte souvent le mariage. Mais la guerre était proche et sa grande voix allait étouffer toutes les autres.

Quelques romancières avaient pourtant fait entendre cette nouvelle note dans le roman féminin. La plus remarquable est Miss May Sinclair.


§ii

Miss May Sinclair

Miss May Sinclair est arrivée à la célébrité, vers 1904, par la publication de The Divine Fire, qui eut aux États-Unis un grand succès. Son avènement coïncide avec la transformation générale du roman (déjà signalée plusieurs fois, chez Henry James, H. G. Wells, J. Conrad, M. Hewlett) qui était alors en train de s’accomplir. Jamais l’Angleterre ne vit un éboulement politique comme celui qui se produisit après la guerre boër, quand toutes les forces radicales furent, une fois de plus, déchaînées. La mue du roman, à cette époque, est un phénomène analogue, et pas seulement une coïncidence.

Ce qui frappe d’abord, quand on lit à la suite les œuvres de Miss May Sinclair, c’est la prédominance chez les personnages principaux (presque tous féminins) de ce qu’il y a de plus élémentaire dans la nature, savoir : l’instinct physique de l’amour. Tous en sont hantés. C’est une obsession ; The Divine Fire, le feu divin, c’est aussi le feu humain, celui qui consume en purifiant.

Il n’y a pas ombre de brutalité, de sensualité, encore moins, bien entendu, de grivoiserie, d’excitation consciente ou malsaine, dans ces pages parfois brûlantes. Mais la voix éternelle du sexe s’y fait entendre sans répit. Une longue et lente clameur en émane, qui dit l’aveugle aspiration de l’être vers l’amour, ses péripéties, ses châtiments, ses illusions et ses désillusions. Depuis Jane Eyre, aucune femme n’exprima plus complètement l’instinct de la femme.[2]

S’il est une romancière de notre temps qui fût comme vouée à interpréter de nouveau les sœurs Brontë, c’était bien Miss May Sinclair. Elle combine et fond les principaux traits du caractère de Charlotte et d’Emily dans une portion considérable de son œuvre. Elle prolonge l’inspiration de leur œuvre. Elle en complète et précise l’exécution, avec la liberté d’un temps plus libre, à la clarté d’une science plus avancée de l’âme et du corps. Elle sait, en particulier, la gamme de l’hystérie, et l’on est sûr, rien qu’en lisant certains de ses livres, qu’elle est au courant de la psychiatrie moderne et n’ignore rien des maladies nerveuses.

Ce n’est pas une imitation, mais la rencontre spontanée de deux genres de tempéraments, qui la rapproche des sœurs Brontë. Dans celui de ses romans que je considère comme son chef-d’œuvre : The Three Sisters, il se trouve que les circonstances extérieures rappellent le presbytère de Haworth. Ce n’est là qu’une pure coïncidence, sans aucun rapport avec le drame, mais elle ajoute à l’intérêt de cette œuvre remarquable. Que serait-il arrivé, si, les sœurs Brontë restant à Haworth, un jeune homme éligible s’était présenté ? Si les trois sœurs s’en étaient éprises ?

Le pasteur Carteret a tué sa première femme par des maternités inconsidérées. Sa seconde femme l’a quitté parce qu’elle étouffait dans l’atmosphère volontaire de pieux égoïsme qu’il respire.

Sa plus jeune fille, Alice, a rendu impossible par ignorance (et innocence) la situation déjà ébranlée du pasteur. Elle a couru après l’amour, et l’amoureux s’est dérobé.

Carteret, avec ses trois filles, a donc quitté son presbytère important du sud, et abandonné ses espoirs de prochain avancement. Il s’est réfugié dans une paroisse obscure du nord, à l’extrémité d’une bourgade, au bord des bruyères et des collines, sans rapports avec la « Gentry » qui connaît son histoire. C’est là que les trois sœurs vont rencontrer leur destin.

Elles sont également en proie à l’instinct, au besoin physique d’aimer. Miss May Sinclair n’est pas de celles parmi les romancières anglaises qui en cachent l’existence. Mary, placide, attend. Alice, impulsive, est sujette à d’inquiétantes sautes de santé mentale et physique. Elle ignore la résistance et la patience. Chez Eleanor, le tempérament est non moins vigoureux, mais s’allie à une imagination, une intelligence d’artiste, et un vrai cœur de femme. C’est un chef-d’œuvre naturel entre deux œuvres de la nature.

Les trois sœurs, l’une mûre, l’autre enfant, paraissent condamnées au célibat quand un jeune médecin vient s’établir dans le voisinage. C’est le seul mari possible, et elles sont trois…

Alice s’offre au docteur, mais sent qu’Eleanor est préférée, et va de prostrations en exaltations vers la mort ou l’inconduite.

Eleanor, après avoir acquis la conviction qu’elle aime et va être aimée, écarte l’aveu et s’éloigne afin de permettre le salut d’Alice par le mariage. Mary se réserve demeure passive. La révélation de son caractère n’en sera que plus dramatique.

Le père, aveugle qui se croit pénétrant, et tyran qui s’ignore, pousse inconsciemment à la catastrophe en rendant intolérable l’existence d’Alice. Elle a fait la connaissance d’un jeune rustre de voisin, mal embouché, mal réputé, qui a rendu mère la servante du presbytère. C’est un échantillon de ces Celtes du Nord, au tempérament extrême, qui peuplent la fiction contemporaine de leur mystérieuse violence. Sensuel, à demi alcoolique, superstitieux, pathétique, il est susceptible par passion de toutes les chutes et de tous les relèvements. Alice est attirée et peu à peu subjuguée. Pendant ce temps, Mary, avec la lenteur et la fatalité d’un sable mouvant, enlise le jeune médecin. Ce n’est pas une trahison concertée, mais plutôt l’exercice à peine conscient, à peine voulu, des fatalités physiques : un cou blanc qui se penche au bon moment… Cela ressemble à un phénomène de la nature, insensible, inexorable, irréparable. Mary triomphe. Le mariage est décidé.

Vers le même temps, Alice succombe. Le rustique amoureux la conduit de sa maison dans sa grange, et la prend. Depuis lors, ils s’aiment en cachette. Elle est heureuse et renaît. Mais le secret de leurs amours a transpiré. Quand Eleanor revient pour le mariage de Mary, la maison est bouleversée. Carteret veut interdire le mariage d’Alice et la chasser comme il a congédié la servante au grand cœur, victime sans rancune du même instinct, maîtresse avant sa maîtresse du même homme. Mary accable sa sœur. Alice, quasi-folle, accuse Carteret, accuse Mary, dénonce leur égoïsme, leur propre sensualité. Soutenue par Eleanor, elle perce enfin la carapace morale de Carteret. Il est frappé de paralysie. Elle épouse son amant et le sauve de la boisson, de la folie. Elle est sauvée de pire encore par le mariage et la maternité.

Eleanor, seule gardienne, s’installe auprès du gâteux et le soigne. Elle se consumerait dans sa tâche ingrate sans l’amour renaissant qui la soutient. Son beau-frère la désire et elle l’aime. Plusieurs fois elle est sur le point de succomber, mais elle se défend contre elle-même et contre lui. Les années passent.

D’ailleurs, Mary veille, et collabore avec le temps. Avec une cruauté non préméditée, mais non pas inconsciente, celle des femelles qui occupent, garnissent et défendent leur nid, elle écarte Eleanor de son foyer, de son milieu. Elle installe son mari dans le confort et la vanité satisfaite, l’entoure de quiétude, et finit par le cuirasser d’une ouate morale.

Vouée au destin de vieille fille et sentant que la vie lui échappe, vaincue enfin par son sexe, Eleanor, qui a si longtemps résisté, finit par supplier. Elle demande à son beau-frère de l’épargner en s’éloignant à son tour. Il lui fait comprendre qu’il n’est plus tenté, que le danger est passé. Celui qu’elle aimait est mort dans un cataplasme de basse satisfaction domestique. Humiliée, déchue par cette déchéance, Eleanor reprend la vie avec le vain fardeau de sa virginité, la vaine consolation de son mysticisme.

À travers la sécheresse de cette analyse, discerne-t-on la prédominance de l’amour charnel ? Il y a mille autres choses dans The Three Sisters : réalisme des peintures, idéalisme des intentions, influence de l’hérédité, du tempérament, critique amère des conventions, qui, respectées, auraient amené la dégradation d’Alice ; apologie de l’instinct et logique de la vie qui sauvent deux êtres humains par là même où ils auraient péché ; enfin, opposition irréductible des générations. On sent que Samuel Butler a passé par là. Il n’est plus, dans la fiction contemporaine, un roman qui se respecte ou le père ne soit détestable et abhorré.

Le vrai sujet du drame, ce n’est pas seulement la lutte pour le mari, c’est aussi la calme férocité de l’instinct chez Mary, sa beauté chez Eleanor, sa violente faiblesse chez Alice. Dans ce cadre familier, quelle tragédie que cette concurrence sans merci pour l’amour et le mariage ! Là encore Samuel Butler et Bernard Shaw ont passé. C’est la femme qui est l’agresseur.

Il y a des longueurs dans ce roman, et des digressions, parfois de la rhétorique. Il n’en est pas moins admirable par son unité. L’unique mobile de tous ces êtres est celui-là même qui assure la continuité de la race. On le retrouve, fertile en désastres, dans Kitty Tailleur et The Creators et The Helpmate et The judgment of Eve. The Helpmate accuse la femme et The Judgment of Eve accuse le mari. Dans The Combined Maze Miss May Sinclair étudie les relations sexuelles dans le milieu médiocre et inintelligent des jeunes athlètes populaires qui défendent leur vertu par l’exercice de leurs muscles. Comme H. G. Wells, elle indique ce qu’il y a de mystérieux, de falot, et aussi de fantastique, dans ces âmes nues et saugrenues. Comme lui, elle souligne l’absurde inconscience et l’ignorance hasardeuse qui président au mariage. D’autres iront plus loin (par exemple Hugh de Sélincourt dans Realms of Day) et ils plaideront la sainteté du corps, la légitimité de l’essai, l’alliance libre avant le sacrement. Ah, que nous sommes loin de l’âge de Victoria ! Qui sait même si nous ne sommes pas tout près de le regretter ?

Miss May Sinclair semble s’en être douté. Ses dernières œuvres témoignent d’un changement sensible de manière. Elle découvre d’autres domaines et d’autres types chez qui l’instinct de l’action, le désir de la production, prime celui de la reproduction. Le style s’en trouve renouvelé, rajeuni. Ses premiers livres étaient écrits dans une langue quasi-prophétique, et il reste encore quelque chose d’extatique dans ceux qui suivirent. Les derniers sont infiniment plus directs.

Elle est tombée dans Tasker Jevons sur un type moderne d’écrivain, qui fait songer à Dickens, Wells, Arnold Bennett. Issu des plus basses régions sociales, il réussit avec ostentation tout ce qu’il entreprend, et entreprend insolemment tout ce qui le tente ou le défie. C’est un volcan d’énergie. Un puffisme inné s’allie en lui à la générosité, et même à la sensibilité, la simplicité la plus exquise. Il compromet sans le savoir, avant de l’épouser, une jeune fille de cette bourgeoisie délicieusement, absurdement archaïque, qui fleurit à l’ombre des cathédrales de province. Ni le succès de son œuvre, ni la beauté manifeste de son caractère, ne peut effacer la tare d’origine que révèlent encore ses manières. Il ne conquiert sa nouvelle famille que par le suprême témoignage, un sacrifice silencieux de soi-même.

On trouve ces caractères plus grands, plus marqués que nature, dans beaucoup de romans des dernières années. Le personnage extraordinaire est revenu à la mode. Sa carrière est décrite avec une exactitude, un luxe de détails, de dates, par exemple, — une précision quant aux affaires d’argent, dont Samuel Butler avait donné le précepte et l’exemple. C’est du romantisme avec des procédés réalistes. Miss May Sinclair s’y est essayée dans Tasker Jevons, qui est un des livres les plus curieux, les plus vivants, qu’on puisse imaginer, malgré la prolixité du récit. Quelle romancière anglaise apprendra jamais à composer ?

Tasker Jevotts marquait bien un tournant dans le développement littéraire de Miss May Sinclair. Malgré sa déplorable abondance, elle est, semble-t-il, la romancière la plus représentative de l’Angleterre contemporaine. S’il en fallait un nouveau témoignage, on le trouverait dans Mary Olivier, publié en 1919, qui n’est pas loin d’égaler The Three Sisters en puissance et en intérêt. C’est de nouveau l’histoire physio-psychologique d’une de ces familles « normalement tarées » que Miss May Sinclair n’a cessé de nous dévoiler dans la saine Angleterre.

À vrai dire, on se doute bien que la santé mentale et morale des classes moyennes chez nos voisins n’est ni meilleure ni pire qu’ailleurs. Mais personne n’avait, dans le roman britannique, fait le travail de dissection que, chez nous, Flaubert, Zola, Maupassant et leurs disciples accomplissaient à la fin du siècle dernier. Avec plus de savoir véritable et moins de brutalité, Miss May Sinclair, tendrement penchée sur le corps et le cœur de la femme moderne, sait montrer la faiblesse de son sexe, sans en tuer le respect, et la puissante force humaine sans attenter un charme féminin. Elle suit, par exemple, dans Mary Olivier une destinée de fille aimante et savante à travers les destins morbides de sa famille bourgeoise. Mary se sauve par l’intelligence, la sincérité. Elle ne rencontre pas le bonheur, du moins pas où elle le cherchait. Il ne lui vient qu’avec le renoncement et la désillusion, quand elle a passé l’âge de l’amour. Il y a des moments où elle paraît une insupportable bas-bleu, d’autres où la généreuse et géniale détraquée disparaît pour faire place à une enfant, une jeune fille, une femme adorable. À travers ces quatre cents pages d’autobiographie, Miss May Sinclair procède dans Mary Olivier par courtes notations. C’est de l’impressionnisme, du pointillisme, mais au service d’une imagination presque épique.

La vie intégrale de Mary tout entière — vie intellectuelle, affective, familiale, amoureuse, tragique — s’inscrit dans cet ouvrage, depuis son enfance jusqu’à l’âge mûr, au milieu des destins précis et détaillés de toute sa famille. Le livre est tout en paragraphes. La brièveté de chaque « moment » dans ce vaste ensemble en fait ressortir l’immensité. Le ton, parfois apocalyptique, ajoute à cette impression. Il y a dans Mary Olivier la matière de dix romans. On est un peu éberlué par cette abondance. Mais il est impossible de ne pas respecter et admirer un pareil talent.

Qu’y manque-t-il ? Ce qui manque au roman, et je dirais presque au tempérament artistique de l’Angleterre. Miss May Sinclair le sait bien, elle qui fait dire à Richard Nicholson, critique anglais : « Nous sommes un peuple hautain et insulaire qui est tenu trop serré, qui est serré jusqu’à ce qu’il éclate. Voilà pourquoi nous ignorons la réserve esthétique. Voyez notre politique. Il a fallu que nous colonisions. Nous avons, en éclatant, débordé sur tous les continents. Quand nos esprits se mettent en route, c’est la même chose. Ils éclatent, ils débordent sur tout le parquet… Quand nous aurons appris à concentrer, alors nous prendrons notre place dans l’Europe, non plus hors de l’Europe. » (Mary Olivier, page 336.)

  1. Pseudonyme commun : Edith Œ. Somerville et Martin Ross. Je préfère leur Real Charlotte aux Adventures of an Irish R.M.
  2. Miss May Sinclair a écrit un excellent livre sur les sœurs Brontë, oii elle les défend d’avoir exprimé la passion des amoureuses cultivées et non satisfaites. On croit, par endroits, entendre un plaidoyer. Miss May Sinclair n’a point à se justifier. Quiconque a lu son œuvre avec attention sait, à n’en pas douter, qu’il y a, chez ses personnages féminins, comme chez ceux des sœurs Brontë, bien plus et bien autre chose que ce prurit intellectualisé.