Le Roman comique
LE MARQUIS DE LA RAGOTINIÈRE, gentilhomme Périgourdin | MM. | Désiré. |
LA RANCUNE, comédien. | Léonce. | |
L’AUBÉPIN, sergent aux archers de la prévôté | Potel. | |
LE BARON DE LA BAGUENAUDIÈRE, grand prévôt | Duvernoy. | |
LE GRAND GOBELETIER DU MAINE ET DE L’ANJOU | Tacova. | |
LA RESSOURCE, comédien, chef de la troupe | Desmonts. | |
L’OLIVE, comédien | Caillat. | |
LE GRACIEUX, comédien | Valter. | |
L’AUBERGISTE | Jean-Paul. | |
UN EXEMPT | Fontenay. | |
M. DE SANTARAC | Desmoy. | |
GASTON DE CHARMELLES, comédien sous le nom de DESTIN | Mmes | Thérèse Olivier |
LÉONORE, comédienne sous le nom de L’ÉTOILE | Lucile Tostée. | |
LA CAVERNE, comédienne | Pélagie Colbrun. | |
ANGELIQUE, comédienne | Taffanel. | |
OLIVETTE, comédienne | Charlotte Prévost. | |
ISABELLE, comédienne | Estagel. | |
MARINETTE, comédienne | Parent. | |
PREMIER MARMITON | Lécuyer. | |
DEUXIÈME MARMITON | Mathéa. | |
TROISIÈME MARMITON | Sangle. | |
Archers, Gens du peuple, Marmitons, Laquais. |
CLÉOPATRE | MM. | Léonce. |
NICANOR, confident | Caillat. | |
L’ESCLAVE ÉGYPTIEN | Mmes | Olivier. |
LE PATRE. | Tostée. |
ACTE PREMIER.
Une place publique à Paris : à droite, l’hôtel de la Baguenaudière ; au premier, fenêtre avec balcon ; à gauche, l’auberge du Soleil d’or ; devant la porte de l’auberge, des tables où des archers sont assis jouant et buvant.
Scène PREMIÈRE.
- Vite, dépêchons,
- Clouons, déclouons ;
- Ne négligeons rien,
- On nous paîra bien.
- Nous autres gaîment
- Jouons notre argent,
- Et du cabaret
- Buvons le clairet !
- Voyez, voyez nos bouquets,
- Qu’ils sont jolis et coquets !
- Nous avons à pleines mains
- Cueilli les fleurs de nos jardins.
- Parfait, parfait ! c’est ravissant !
- Portez-les dans l’appartement.
- Vite, dépêchons, etc.
- Nous autres gaîment, etc.
- Seigneur, tout est prêt et bien prêt !
- LES OUVRIERS.
Tout est prêt !
- Seigneur, tout est fait et bien fait !
- Ah ! mon Dieu, que je suis ému !
- Le grand jour est enfin venu !
- Je vais marier ma pupille ;
- La chose était fort difficile !
- Ah ! mon Dieu, que suis ému !
- Le grand jour est enfin venu !
- J’ai su, pour la charmante enfant,
- Trouver un époux surprenant,
- C’est un gentilhomme étonnant,
- Rempli d’esprit et de talent
- C’est un admirable parti ;
- On n’est pas plus noble que lui ;
- On n’est pas plus riche que lui ;
- Et si je me démène ainsi,
- C’est que je l’attends aujourd’hui.
- Pour le recevoir dignement,
- J’ai fait décorer brillament
- Et meubler magnifiquement
- Mon plus immense appartemment.
- Ah ! mon Dieu, que je suis ému ! etc.
- Ah mon Dieu ! comme il est ému ! etc.
Scène II.
- Place ! place ! je cherche ici
- Monsieur de La Baguenaudière.
- Eh ! monsieur l’exempt, me voici.
- Seigneur, c’est une grave affaire !
- Non, non, pas d’affaire aujourd’hui.
- Monsieur le prévôt, vous allez comprendre !
- Non, non, je ne veux rien entendre !
- Point de tracas, et point d’ennui.
- LA BAGUENAUDIÈRE.
C’est un ordre du roi !…
- Ah diable ! alors donne-le-moi !
(Il lit.)
- « Ordre à tous les gens de police
- De se mettre en quête à l’instant !
- D’arrêter immédiatement
- Et de livrer à la justice,
- Le jeune Gaston de Charmelles.
- Reconnu coupable d’avoir
- Occis en duel, certain soir,
- Feu monsieur le baron des Trente-Six Tourelles.
- Cette prise est très-importante ;
- Ordre à monsieur le grand prévôt
- De s’y consacrer aussitôt,
- Et toute autre affaire cessante. »
(Après la lecture.)
- Un pareil ordre en ce moment,
- C’est désolant !
- Je perds la tête !
- Que d’incidents !
- Et, pour ma fête,
- Quel contretemps, !
- C’est vraiment désolant !
- C’est renversant !
- Consternant !
- Je perds la tête, etc.
- Il perd la tête, etc.
- Tu vas aller et vite, vite,
- Porter cet ordre à l’Aubépin,
- Pour qu’il se mette à la poursuite
- De ce formidable assassin.
- Oui, seigneur, j’y cours à l’instant,
- Comptez sur mon empressement !
- Et vous autres partez aussi ;
- Mais, à la nuit, soyez ici
- Pour l’ovation qu’il faut faire
- Au noble La Ragotinière.
- Nous serons tous
- Au rendez-vous !
- C’est entendu !
- LA BAGUENAUDIÈRE.
C’est convenu !
- Je perds la tête, etc.
- Il perd la tête, etc.
(Les ouvriers, les archers et les fleuristes se retirent après l’introduction.)
Oui, allez tous… Quelle journée ! Des fêtes ici pour mes amis de Paris, des fêtes au château de la Baguenaudière, auxquelles, depuis plus d’un mois, j’ai convoqué toute la noblesse du Maine et de l’Anjou, et le grand gobeletier lui-même, le parrain de ma pupille ; huit jours de réjouissance ! Ce n’est pas trop pour fêter l’union des trois cents quartiers de La Baguenaudière, avec les quatre cent cinquante du haut marquis de la Ragotinière ! Oh ! quel rêve ! Et cet ordre du roi ! Vite, courons moi-même donner des ordres ! (A deux laquais qui attendent ses ordres.) Attachez-vous à mes pas, attachez-vous à mes pas ! (Il sort, suivi des deux laquais.)
Scène III.
Ah çà ! est-ce que vous n’aurez pas bientôt fini ?… Eh bien, plus personne ! plus un mot ! plus un souffle ! Voilà de ces choses qui arrivent constamment dans la vie : on dort, on est réveillé ; on se lève, on se met à la fenêtre ; on s’écrie : Ah çà ! est-ce que vous n’aurez pas bientôt fini ? Plus personne ! plus un mot ! plus un souffle ! Allons, mettons bravement mon pourpoint groseille des Alpes, et commençons gaiement cette nouvelle journée. Il fait beau, (Il donne une note perçante.) la voix est bonne, j’ai dormi douze heures, j’ai déjà faim, j’ai déjà soif ; tout va bien, tout va bien ! Mais que font les camarades ? Quel calme, quel calme extraordinaire ! (On entend au même instant un effroyable tapage, dans lequel dominent des cris aigus poussés par la Caverne.)
Scène IV.
Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !
Qui va là ? A l’aide ! Sortez, téméraire ! sortez ! Je saurai défendre mon honneur !
L’honneur de la Caverne en danger ? Je veux voir ça de près !
Audacieux ! audacieux !
Mais, puisque je vous dis que c’est moi, moi, l’Olive !
Mais, puisque c’est lui, lui, l’Olive !
Mais, puisque c’est lui, lui, l’Olive !
Non, non, ce n’était pas l’Olive, c’était un jeune homme, un tout jeune homme !
Je vous répète que c’était moi ; j’allais chercher ma valise qui était dans ma chambre, ma valise que voilà !
Non, non, je ne crois pas à votre valise ; je vous dis que c’était un beau jeune homme !
Tu l’aimes donc bien pour le voir partout, même sous la perruque de l’Olive ?
Que voulez-vous dire ?
Que vous nous faites tous rougir, petite affolée que vous êtes, par vos fantaisies sentimentales ! (Montrant Destin, qui sort de l’auberge.) Et que voilà cette tête charmante qui te poursuit dans ton sommeil, qui te poursuit à ton réveil !
Destin !
J’ai vu le cœur humain dans son moindre repli, Tu n’aurais pas crié, va, si c’eut été lui !
(On rit.)Scène V.
Qu’y a-t-il ? (A part.) J’ai cru que c’était déjà les archers ! (Haut.) Bonjour, la Caverne ! bonjour camarades ! Pourquoi ce bruit, tout à l’heure, dans l’auberge ?
C’est la Caverne qui a eu un cauchemar. Ah ! la pauvre femme est bien malade !
Malade ?
Mais nullement, la Rancune plaisante !…
La Rancune ne plaisante jamais ! la Caverne est malade, et très-malade ! Elle pâlit, elle maigrit, elle languit. (Prenant les mains de la caverne.) Je te plains, amie ! je te plains !
Vous êtes bien bon !
J’ai passé par là, à Angoulême, en 1628, l’année du siège de La Rochelle ! Mon Dieu que j’ai souffert ! Je n’osais me déclarer ; je passais les nuits sous sa fenêtre ; et rien qu’à sa vue, des frissons extraordinaires me secouaient des pieds à la tête ! Que j’ai souffert ! (Reprenant les mains de la Caverne.) Je te plains, amie, je te plains !
Ah çà ! est-ce que la Caverne ?…
La Rancune ne sait ce qu’il dit… (Entrée des comédiens sortant de l’auberge.) Voilà nos camarades !
Scène VI.
Eh bien, est-ce que nous ne répétons pas ?
La Ressource est sorti de grand matin ; il va revenir.
Quant à l’Étoile, c’est une grande dame qui ne loge pas à l’auberge, et qui en prend fort à son aise.
Je ne crois pas à la vertu de l’Étoile !
Oh ! d’abord, à la vertu de quelle femme croyez-vous ?
Je vous prie, la Caverne, de ne pas me faire une réputation de vieux sceptique ; seulement, je me demande comment l’Étoile peut mener grand train et joyeuse vie, avec vingt écus par mois, qu’on ne lui paye pas !
On ne sait pas ce qu’une femme peut faire avec beaucoup d’ordre !
Et avec beaucoup de désordre, donc ?
Voici la Ressource… notre directeur.
Ciel ! comme il court !
Il parait bien agité !
Scène VII.
- Ah ! mes enfants, soutenez-moi,
- Je suis perdu !
- Pourquoi ? pourquoi ?
- C’est un affreux événement ;
- Tout est fini !
- Comment ? comment ?
- J’en ai les esprits tout troublés,
- C’est renversant !
- LA RESSOURCE.
Parlez ! parlez !
- Non, non, je n’en reviendrai pas !
- Hélas ! hélas !
- Hélas ! hélas !
- C’est horrible !
- C’est terrible !
- Même à raconter.
- C’est l’histoire
- La plus noire
- Qu’on puisse écouter.
- Très-tranquille,
- Par la ville,
- Je prenais le frais !
- Lorsque passe
- Sur la place
- Où je me trouvais…
- Oh ! mes enfants ! etc.
Ah çà ! mais qu’y Qu’avez-vous ?
Ce qu’il y a ? Eh bien, l’Étoile…
Eh bien, l’Étoile ?…
Notre première chanteuse, l’Étoile, a disparu !
Elle est partie ?
Complètement partie, sans nous donner congé !
Étoile, elle a filé, comme file une étoile ! L’espace d’un matin…
Je t’admire, toi, avec ton calme ; mais je suis perdu ! J’avais une troupe et je n’en ai plus !
Et nous ?
Les rôles de l’Étoile, ces adorables ingénuités, qui les jouera ?
Eh ! mais ne suis-je pas là ?
Ne plaisantons pas, la Caverne, il y va de notre fortune.
Mais ne peut-on retrouver l’Étoile ?
Je vous dis qu’elle a été enlevée en poste ce matin !
Par qui ?
Par un prince russe !
Qu’est-ce que c’est que ça, un prince russe ?
C’est précisément la question que j’ai adressée à l’exempt. Il m’a répondu que, depuis quelques années, les jeunes gens riches d’un pays lointain, qui s’appelle la Russie, prenaient l’habitude de venir en France constituer des dots aux jeunes filles les plus vertueuses.
Très-curieux, très-curieux !
Le malheur n’est pas si grand ; d’ici à quelques jours, vous trouverez facilement à Paris une autre comédienne.
D’ici à quelques jours ! Mais c’est ce soir même qu’il me la faut !
Ce soir même !
Il faut qu’avant la nuit nous soyons tous en route !
En route ?
Sans cela, mes enfants, nous manquons une affaire superbe, une affaire étonnante que j’ai traitée ce matin, une représentation en province chez un riche seigneur, qui donne des réjouissances à propos de je ne sais quelle fête de famille.
Où ?
Je n’ai pas besoin de vous le dire… pour que Dominique nous vole l’affaire. Qu’il vous suffise de savoir que cette représentation me permettra de payer tous les appointements en retard !
Tous les appointements ?… N’exagérons rien ; paye-moi seulement les miens.
J’ai dit tous les appointements… Si nous manquons cette affaire, que devenir ?… La caisse est vide !… Il faudra nous remettre au régime du pain, de l’eau et des radis noirs !
Les radis noirs ! O la Ressource, te souviens-tu du jour où je suis venu à toi, pour la première fois ? C’était à Angoulême, en 1628, l’année du siège de La Rochelle ; j’étais jeune, nain, tendre, blond, mélancolique, plein d’illusions et d’aspirations idéales ; ô la Ressource ! ô les radis noirs ! qu’avez-vous fait de ma jeunesse ?
Et de la mienne ? O la Ressource, te souviens-tu, pauvre enfant abandonnée… ignorant sa famille… mais sentant dans son cœur les battements d’un sang noble et généreux…
Bon !… la voilà partie sur le chapitre de sa noble famille.
Vous verrez qu’un jour je la retrouverai ; et alors…
Soit, soit !… les illusions et la famille se retrouvent quelquefois ; les bonnes affaires, jamais !…
Il a raison !
Mettons-nous tous en campagne ; et cherchons chacun de notre côté la comédienne qui nous manque ; peut-être pourra-t-on en retrouver les traces ?
Oui, oui, allons !
Viens avec nous, la Rancune !
Allez ; la Rancune et moi, nous allons, explorer un autre quartier !
Scène VIII.
Je le trouve superbe avec son : Nous allons explorer un autre quartier ! Holà du cabaret ! une bouteille, deux verres et des dés. (On apporte sur une table, devant l’auberge, ce que la Rancune a demandé.) Je m’en vais explorer le fond de mon verre.
Car là, tout s’éclaircit, tout est pur et sans voile, Qui sait ? je vais peut-être y retrouver l’Étoile.
Il s’agit bien de cette mijaurée ; j’ai voulu te retenir ici, rien de plus.
Pour me dire ?…
Pour te dire que je suis perdu !
Perdu ! vous, Gaston ?
Oui, ce secret que je t’avais confié, ce duel au sujet d’une femme que j’aime et qu’un insolent avait osé…
Oui, je sais, et vous l’avez bravement…
Eh bien, la mort de mon adversaire, tout est découvert, et les archers de la prévôté sont à mes trousses.
Qui vous a appris cela ?
Notre aubergiste, qui m’a conté la chose tout à l’heure, sans savoir à qui il la contait !
Qu’allez-vous faire ?
Il faut avant tout que je quitte cette auberge.
Parce que ?
Il n’est plus temps, ils nous ont vus. Buvons et jouons ! (Ils boivent et se mettent à jouer.) J’ai mon plan.
Scène IX.
- Il n’est pas dans toute la prévôté,
- Sergent plus fin, sergent plus redouté.
- Tremblez, tremblez tous,
- Maraudeurs et filous,
- Et fuyez devant nous !
- Garde à vous ! garde à vous !
- Votre grand effroi,
- C’est moi !
- Tremblez devant moi !
- Tremblez, pâlissez,
- Et disparaissez !
- Oui, votre ennemi
- C’est lui !
- Tremblez devant lui !
- Trembles, pâlissez,
- Et disparaissez !
- Dormez en paix, dormez dans vos maisons,
- Braves bourgeois, j’ai l’œil sur vos balcons ;
- Je veille sur vous
- Intéressants époux,
- En criant aux filous :
- Garde à vous, garde à vous !
- Votre grand effroi,
- C’est moi ! etc.
- Oui, votre ennemi,
- C’est lui ! etc.
Halte ! front !
Voici l’auberge ; ces comédiens sont là ! (Regardant Destin et La Rancune.) Ces gens-là font peut-être partie de la troupe, il faudrait les faire parler. Allons, il s’agit de déployer une finesse extraordinaire !
Six.
Huit. (Bas.) Il s’approche !
Laisse-le venir et dis comme moi. (Haut.) Cinq.
Neuf.
Ah ! ah ! il me semble que nous jouons aux dés !
Nous ne jouons pas !
Nous faisons semblant ! Chut !
Chut !
Et pourquoi cela, chut, chut !
Parce que…
Parce que…
Parce que, quoi ?
Parce que, s’il était ici.
Oui, s’il était ici.
S’il vous voyait !
Qui ça ? qui ça ?
Lui.
Qui lui ?
Celui que vous cherchez.
Mais, mais, je ne cherche personne.
Ce farceur de l’Aubépin !
Il dissimule avec nous !
Oui, avec nous !
Eh, eh, eh ! vous me chatouillez !
Est-ce que nous ne le cherchons pas aussi ?
L’assassin ?
Oui, l’assassin ; mais, silence !
Silence !
Ah ! vous le cherchez ?
Oui, je suis le cousin du baron des Trente-Six Tourelles, l’infortunée victime, et j’ai juré de le venger dans le sang !
Et lui ?
Lui, c’est un autre cousin, du côté maternel.
Du côté de la baronne ? Fort bien ; j’ai compris ! Je suis d’une finesse remarquable !
Il est d’une bêtise remarquable !
Oui, remarquable, le capitaine l’a dit !
Et si le capitaine l’a dit ?
Eh bien, il est ici, n’est-ce pas, le duelliste ?
Oui.
Non.
Oui, non ; il faudrait s’entendre ! N’a-t-il pas été vu, il y a quelques jours, dans cette auberge ?
Pâle, défait, tremblant ; les dents lui claquaient comme ça !
Il tremblait de tous ses membres, comme ça !
Les yeux lui sortaient-ils de la tête, comme ça ?
Oui, oui, exactement !
Il avait une épée !
Une épée…
Tachée de sang.
Tachée de sang ! C’était lui ! (A part.) Je suis d’une finesse remarquable !
Il est d’une bêtise remarquable.
Oui, remarquable.
Le capitaine l’a dit.
Mais, continuez, continuez !
Eh bien, cette manière de se présenter à minuit, une épée tachée de sang à la main, n’ayant pas paru bien naturelle au chef de la troupe, il a mis poliment le jeune homme à la porte.
Sait-on où il est allé ?
Oui.
Non.
Encore oui et non.
On a des indices ; on croit savoir qu’il s’est engagé dans la troupe de maître Dominique !
Il y a donc une autre troupe de comédiens dans la ville ? Et où le trouver ce maître Dominique ?
Oui, oui, sur le quai, près du Châtelet.
Il y a un hôtel sur le quai, près du Châtelet ?
Oui, un petit hôtel et un petit cheval bleu qui se balance après une petite tringle.
Après une petite tringle !
Quand il fait du vent.
Quand il fait du vent ! J’y cours, j’y cours !
Courez-y, courez-y ! (A part.) Nous voilà sauvés !
Un petit hôtel qui se balance après un petit cheval bleu, dans une tringle, quand il fait du vent… tout ça n’est pas clair. (A la Rancune.) Vous allez venir avec nous, puisque vous connaissez ce petit Cheval bleu !
Ce serait avec le plus grand plaisir ; mais j’ai un rendez-vous, j’attends mon tailleur, à qui j’ai promis de l’argent.
Ah ! vous tergiversez !
Est-ce que j’ai refusé d’y aller au petit Cheval bleu ? Est-ce que je n’ai pas intérêt comme vous à y aller, moi, le cousin du baron ? Seulement, j’attends mon tailleur ; je lui ai promis de l’argent ; et, quand on n’en a pas, c’est sacré ! (Bas à Destin.) Est-ce qu’il existe votre petit Cheval bleu ?
Pas du tout !
Ah diable !
Empoignez-moi ce gaillard-là !
Ah ! c’est ainsi ? Ah ! vous voulez aller au petit Cheval bleu !
Oui.
C’est votre idée fixe ?
Invariable.
Eh bien, au petit Cheval bleu ! (A part.) Ils n’en reviendront pas ! (Haut.) Au petit Cheval bleu ! au petit Cheval bleu !
Au petit Cheval bleu !
Scène X.
Les voilà partis ! Quelle course ! Pauvre la Rancune ! Comment va-t-il se tirer de là ? O Léonore ! ma chère Léonore ! Faudra-t-il donc te quitter, après avoir tout fait pour arriver jusqu’à toi ?…
Scène XI.
Gaston !
C’est elle !
Je ne puis sortir en ce moment. Tenez, prenez vite et lisez. (Elle rentre.)
Scène XII.
« Mon tuteur vient de m’annoncer qu’un certain marquis de La Ragotinière arrivait aujourd’hui à Paris pour m’épouser. J’ai vu le portrait de ce mari qu’on veut m’imposer ; il est affreux. Je n’aime et n’aimerai jamais que vous. Vous m’avez proposé de fuir ; j’accepte. Je suivrai votre fortune. Vous vous êtes fait comédien, je me ferai comédienne. Soyez sous mon balcon, ce soir, à la nuit tombante, et je partirai. » (Après la lettre.) Ah ! parbleu ! quand je l’aurai enlevée, il faudra bien que son tuteur me la donne ! Maintenant, il s’agit de quitter Paris sans retard. Il faut prévenir la Ressource.
Scène XIII.
(Ces trois derniers rentrent très-accablés.)
Eh bien, quelles nouvelles de notre chanteuse ?…
Tant mieux !
On ne l’a pas retrouvée !
Impossible d’en découvrir une autre !
Tant mieux ! tant mieux !
Comment, tant mieux, tant mieux ! Mais tu veux donc notre ruine ?
Non pas ; car moi, j’ai trouvé !
Toi ?
Oui, j’ai trouvé, et je viens d’engager une adorable comédienne.
Mais qui est-elle ?
C’est… c’est… ma cousine.
Sa cousine !
Oui ! Et, dans une heure, je vous la présenterai.
Est-ce possible ?
Fiez-vous à moi ! Vite, rentrons à l’auberge, rassemblons les camarades, attelons la voiture, et, à la nuit, en route !
Avec une Étoile !
Avec une Étoile ! Et, croyez-moi, une Étoile autrement brillante que celle qui a filé !
Je te connais, petit, et je te crois ! Ah ! tu n’as pas volé ton nom de Destin ! Tu es notre Providence ! Allons, allons, et le départ dans une heure !
Scène XIV.
Mais qu’y a-t-il donc ?
Tout à l’heure, nous allions au Petit Cheval bleu ! Nous allions traverser la Seine en face du Petit-Louvre dans un bateau, un petit bateau… avec le sergent et ses quatre hommes. Crac ! j’ai fait tout chavirer, et voilà les archers dans l’eau ! Moi, je m’enfuis ; ils me poursuivent ; vite, vite, partons !
Il est fou !
Non, je vous expliquerai ; mais venez, venez ! (On entend au dehors la marche de l’entrée de La Ragotinière.)
C’est la musique des archers ! ce sont les archers ! Oh ! ces hommes ! ils ont plus d’une corde à leur arc ! Aux paquets ! aux paquets ! (Ils rentrent dans l’auberge.)
Scène XV.
- Place au noble marquis
- De La Ragotinière,
- Qui se rend au logis
- Des La Baguenaudière.
- Arrêtez-vous ! Bonjour, c’est moi !
- Eh quoi ! personne ! Sur ma foi ;
- Le baron devrait être ici,
- Car je suis plus noble que lui !
- Il doit faire les premiers pas,
- Et chez lui je n’entrerai pas !
(A ses gens.)
- Oui, le baron est dans son tort,
- Je m’en retourne en Périgord.
- Place au noble marquis
- De La Ragotinière ;
- N’allons pas au logis
Scène XVI.
(La Baguenaudière entrant effaré et bousculant le cortège.)
- Est-il ici ?
- Ah ! le voici !
- Marquis, je suis désespéré !
- Vous voici, tout est réparé !
- Que je suis heureux de vous voir,
- Et ravi de vous recevoir !
- Croyez bien que de mon côté,
- Cher baron, je suis enchanté !
- Mais au milieu de tout ce domestique,
- On est très-mal sur la place publique.
- C’est mon avis.
- Entrons tous deux dans mon logis ;
- D’autant plus que je fais une réflexion
- Qui pourra bien avoir votre approbation.
- Chaque fois que j’ai voyagé…
- Chaque fois qu’il a voyagé…
- En arrivant, j’ai bien mangé.
- En arrivant, il a mangé.
- Oui, c’est un principe important,
- Il faut le suivre exactement.
- Car, en voyage,
- Il est très-sage,
- Il est très-bon
- Prendre un bouillon.
- Venez donc prendre le bouillon
- Qui vous est offert sans façon !
- Allez donc prendre le bouillon
- LA RAGOTINIÈRE. Qui vous est offert sans façon !
- De mon côté, depuis longtemps…
- De son côté, depuis longtemps…
- J’avais les mêmes sentiments.
- Il a les mêmes sentiments.
- J’adhère avec effusion
- A votre proposition !
- Car, en voyage,
- Il est très-sage,
- Il est très-bon
- Prendre un bouillon
- Qui vous est offert sans façon !
- Allons donc prendre le bouillon
- Qui nous est offert sans façon !
- Allez donc prendre, etc.
(La Baguenaudière, La Ragotinière, les valets et les porteurs entrent dans l’hôtel. La nuit est venue. Entre Destin.)
Scène XVII.
- Léonor ! Léonor !
- Je suis là !
- Je t’attends !
- Il faut partir !
- Il est temps !
(Léonore descend par une échelle que Destin applique contre le balcon. Pendant ce temps, les comédiens entrent avec leurs paquets et des lanternes.)
- Allons, partons, faisons nos paquets !
- Allons, partons, tous nous voici prêts !
- Tous ensemble, au clair de la lune,
- Riches d’espoir et sans le sou,
- Allons gaîment chercher fortune,
- Allons la chercher… Dieu sait où !
- Allons, partons, etc.
- Où donc est Destin ?
- Me voici !
- Et ta demoiselle,
- Où donc est-elle ?
- Elle est ici !
- C’est elle !
- Salut à l’Étoile nouvelle !
- Allons, parlons, faisons nos paquets, etc.
(On entend au dehors la marche du sergent.)
- Alerte ! alerte ! le sergent !
- Ah diable ! rentrons vivement !
(Ils rentrent en courant dans la cour de l’auberge et en ferment la porte. Entrée du sergent et de ses archers, se dirigeant vers l’auberge.)
- Non, jamais, dans toute la prévôté,
- Jamais sergent n’avait tant barbotté !
- Gare ! ventrebleu !
- A l’homme au cheval bleu !
- Qu’il prenne garde à lui,
- Me voici !
(Les archers, s’approchant de l’auberge, et frappant contre la porte.)
- Pan, pan, pan, pan, ouvrez au nom du roi !
- Pan, pan, pan, pan, c’est l’Aubépin ! c’est moi !
- Léonor ! Léonor !
- Où donc est-elle ?
- Léonore !
- Ah ! grand Dieu !
- Qu’est-ce donc ?
- Ici, sous le balcon,
- Regardez cette échelle !
- Ah ! quel affreux événement !
- C’est un rapt ! un enlèvement !
- A l’aide ! à l’aide !
- Que nous veut-on ?
- Ici que se passe-t-il donc ?
- Et que veut monsieur le baron ?
(La Baguenaudière et La Ragotinière sortent désespérés de l’hôtel.)
- C’est désolant,
- C’est renversant !
- Mais encore ?
- On vient d’enlever Léonore !
- Léonore !
- Qu’est-ce que c’est que Léonore ?
- C’est sa pupille, et j’arrivais
- De ma province tout exprès,
- Afin d’épouser Léonore !
- Léonore !
- Sergent, dans mon égarement,
- Je compte sur ton dévouement ;
- Il faut retrouver Léonore !
- Léonore !
- Vois mon trouble et mon désespoir,
- Vite en campagne dès ce soir.
- Mais en même temps, souviens-toi,
- Souviens-toi de l’ordre du roi ;
- L’ordre du roi ! mon ordre à moi !
- Pour les deux, je compte sur toi !
- L’ordre du roi ! son ordre à lui.
- Ah ! quel affreux brouillamini !
- Quel jour que la nuit d’aujourd’hui !
- Allons !
- Partons !
- LA BAGUENAUDIÈRE, aux archers.
Allons, partons, faisons nos paquets, etc.
- Et vous aurez cent louis d’or,
- Si vous retrouvez Léonor.
- Cent louis d’or ! cent louis d’or !
Vite allons chercher Léonore ! allez
- Cherchons toujours, cherchons encore,
- Car nous aurons cent louis d’or !
- Si nous retrouvons Léonore !
- Léonore !
ACTE DEUXIÈME
Au Mans, à l’hôtel du Lion d’argent : grande salle d’auberge de province ; haute cheminée à droite, bahuts, vieille vaisselle ; volailles accrochées au mur ; grande porte au fond ; au-dessus et à droite de la porte, escalier praticable ; à gauche, au premier plan, contre le mur, la huche à farine.
Scène PREMIÈRE.
- Pan, pan, pan, pan !
- Faisons tous un bataclan
- A lui crever le tympan,
- Pan, pan, pan !
- Holà ! tavernier du diable !
- Gargotier trois fois pendable !
- Il n’est pas dans tout le Mans,
- D’hôteliers plus négligents !
- Pan, pan, pan, etc.
(Entre l’aubergiste.)
- Pourquoi ce vacarme effroyable ?
- Pourquoi ce bruit épouvantable ?
- Que voulez-vous ? Expliquons-nous !
- Expliquons-nous ! Que voulez-vous ?
- Nous demandons qu’on nous serve à l’instant
- Un dîner succulent ;
- Un dîner merveilleux
- Arrosé de vin vieux !
- A vos vœux, messeigneurs, je suis prêt à souscrire,
- Et pour vous satisfaire un mot va me suffire.
- A moi tous mes garçons
- Et tous mes marmitons !
(Marche des marmitons, qui descendent avec les plats.)
- Recueillons-nous, faisons silence ;
- Instant suprême et solennel !
- Il faut juger de la science
- De ce fameux maure d’hôtel.
- Voici d’abord un chapon,
- C’est une fort aimable chose !
- Voici d’abord un chapon ;
- Puisse-t-il vous paraître bon !
- Car, au Mans,
- Vous le savez, je suppose ;
- Car, au Mans
- Les chapons sont excellents !
- Car, au Mans, etc.
- Vous connaissez bien le nom
- De ce qui sur ce plat repose ;
- Vous connaissez bien ce nom,
- C’est une poularde au cresson.
- Car, au Mans,
- Vous le savez, je suppose ;
- Car, au Mans,
- On en vend énormément !
- Car, au Mans, etc.
- Quant à ça, c’est un paon
- Dont le plumage était tout rose ;
- Vous jugez qu’un tel paon
- Est un plat de distinction.
- Car, au Mans,
- Vous le pensez, je suppose ;
- Car, au Mans
- TOUS.
On en mange rarement.
- Car, au Mans, etc.
(Tout le monde s’assied, et l’on n’entend plus que le bruit des fourchettes.)
Voilà ce qui s’appelle un joli premier coup de fourchette !… Et quand on pense qui au milieu de ce gala, la Caverne seule…
Voyons, qu’a-t-elle encore fuit, la Caverne ?
Pourquoi ne manges-tu pas quand nous mangeons tous de si bon appétit ?
Parce qu’il n’est pas là, lui ; parce qu’elle n’est pas là, elle…
Et que, lorsque ni lui ni elle ne sont pas là, c’est qu’elle et lui sont ensemble.
Qui, lui ? qui, elle ?
Destin et l’Étoile, pardieu !…
Prenez garde, la Caverne, la jalousie est mauvaise conseillère ; vous avez l’air méchant, et vous finirez par un coup de tragédie ; et puis vous aimez trop les jeunes premiers, et je suis jaloux.
Et de quel droit ?
De quel droit ? Ah ! tu ne te souviens pas ? Ce n’est pas si loin de nous, cependant : c’était à Angoulême, en 1628, l’année du siège de La Rochelle ; nous traversions un bois, la Caverne et moi.
Ça n’est pas vrai !
Quoi ! nous n’avons pas traversé un bois ?
Si ! mais pas dans les conditions que tu vas dire !
L’histoire ! l’histoire ! Raconte ! raconte !
Je proteste d’avance !
Dis donc, es-tu sûre que tout le monde puisse entendre tette histoire-là ?
Si l’anecdote est croustillante, on peut faire sortir les hommes.
L’histoire ! l’histoire !
C’était donc à Angoulême, en 1628, l’année du…
Scène II.
Pardon, mes amis !
Nous nous sommes fait attendre !
Nous vous attendions patiemment, vous voyez.
Et la Rancune nous contait…
Oui, va donc, la Rancune… L’histoire !
Oh ! oui, tu voudrais bien la fin, toi ; mais, maintenant… je suis… Enfin, je ne peux pas devant…
Nous vous gênons, mes amis ?
Non, vous ne nous gênez pas ; seulement, vous avez une manière de nous regarder qui nous arrête quand nous allons dire des choses bêtes, et puis, ce la Ressource est d’une inconvenance !…
Bon ! voilà que c’est moi !
Allons, venez là, près de moi.
Toujours à côté l’un de l’autre ! Oh ! serpent de la jalousie, tu me mords le cœur !
Et de boire de grand cœur à débuts.
Oui, aux débuts de l’Étoile.
Bois donc, la Caverne ! bois donc !
Je bois, je bois.
Scène III
Par ici ! par ici, monsieur !
J’aurais dû prendre à gauche, je l’aurais certainement retrouvée.
Oh ! le drôle de petit bonhomme ! En quoi est-il ?
Il me semble que je connais cette figure.
Cette figure ? Quelle idée !
Peut-être M. de La Baguenaudière aura-t-il été plus heureux de son côté ? Nous avons rendez-vous ici, au Mans, pour nous rendre de là à son château… Attendons. (Il s’assied.)
Monsieur désire dîner ?
Oui.
Nous avons poulardes, oies, dindons, canards, côtelettes, gigots, haricots, pois verts, salade, artichauts, poires, pommes, raisin…
Non, non, je ne mange rien de tout cela ; j’en ai mangé, mais je n’en mange plus. Ma physionomie ravagée devrait vous le dire.
Pardon ! je n’avais pas remarqué… Et que prend monsieur ?
Du pain, du sel et de l’eau.
C’est tout.
Ah ! c’est bien, on va servir monsieur. (Il va à un bahut et rapporte à La Ragotinière du pain du sel et de l’eau. Il le sert à une petite table, placée à une extrémité du théâtre. La grande table des comédiens est de l’autre côté.)
Il est singulier que ce régime-là ne l’ait pas fait maigrir.
Quels sont ces gens-là ?
Des comédiens de campagne de passage au Mans.
Ah ! merci. (A part.) Elle ne peut être parmi eux. Une fille qui a trois cent dix-neuf quartiers de noblesse n’irait pas se commettre avec des comédiens de campagne.
Je voudrais bien entrer en relations avec ce petit original-là ; sa dînette m’encourage.
Elle ne peut être parmi eux ; mais ils ont pu la rencontrer. Il faut que je les fasse causer. (Son regard rencontre celui de la Rancune ; celui-ci se lève et le salue de sa place. — La Ragotinière lui rend son salut, puis tous deux se rassoient.)
Monsieur m’a fait l’honneur de m’appeler ?
Moi, monsieur ? je n’appelle plus ; j’ai appelé, mais je n’appelle plus.
Ah ! (Il se rassied, puis se relève.) Monsieur, cette fois, m’a regardé ?…
Nullement, monsieur ; jadis, j’ai regardé, mais je ne regarde plus ; seulement, je ne peux empêcher mon œil navré d’errer machinalement de côté et d’autre.
C’est une affaire entre lui et vous. (A part.) Ça ne mord pas, ça ne mord pas !
Monsieur ne parait pas voyager pour son plaisir ?
Monsieur est malade ?
Oui.
Est-ce la tête ?
Non !
L’estomac, peut-être ?
Non, c’est le cœur.
Ah ! c’est le cœur.
Il faut se secouer dans ces crises-là, et ne pas rester seul avec sa douleur. Ah ! voilà ! c’est que vous restez seul avec votre douleur.
Je la promène depuis huit jours.
Elle doit être bien fatiguée… Venez donc l’asseoir à notre table.
Non, il y a des femmes à votre table.
Ce sont de bons garçons !
J’ai juré de fuir la société des femmes jusqu’à ce que je l’aie retrouvée.
Qui ça ?
Celle que j’aime.
Vous avez perdu celle que vous aimez.
Elle s’est enfuie ?
Non pas, elle a été enlevée.
Enlevée !
Qu’ont-ils donc ?
Huit jours à peine.
Mon Dieu ! serait-ce lui ?
Oui, je le reconnais maintenant… ce portrait que j’ai vu à Paris ; c’est lui !
Courage alors, et bonne contenance !
Il y a quelque chose là-dessous ! (Haut.) Et comment est-elle faite, celle que vous avez égarée.
Grande ou petite ?
Brune ou blonde ?
Elle est très-bien, cette demoiselle ! C’est comme ça que je me représentais Léonore.
C’est notre forte chanteuse et danseuse… Elle fait aussi des armes.
Je crois qu’elle est brune.
Comment, vous croyez !…
Je ne l’ai jamais vue.
Et vous l’aimez ?
A la folie !
Très-curieux, très-curieux !
Parce qu’elle avait trois cent dix-neuf quartiers, que j’en ai trois cent quarante et un, et qu’à nous deux cela fait six cent soixante. Ah ! c’était un beau rêve… et je l’épousais chat en poche ! Hélas !
Mais avec ces renseignements-là, comment la reconnaîtrez-vous ?
Mais comment la reconnaîtront les archers qui sont sur mes pas à la recherche des fugitifs ?
Silence !
Vous n’avez donc jamais vu de tableaux ? Une fille enlevée, cela se reconnaît facilement. Elle doit se débattre entre les mains de son ravisseur et s’écrier… Laissez-moi, misérable, laissez-moi ! Je suis fiancée à un noble marquis.
Marquis ?
Ah ! vous êtes marquis ?
Oui.
Et riche ?
Ississime !… Oui… mais qu’importe ?
Ississime !
Comment, ce qu’il importe ? Mais ce bonhomme-là me fait l’effet d’une jolie ferme à exploiter. Et puis, ce que je trouve en lui de plus étonnant, ce sont ses bottes ; elles m’éblouissent… quelles bottes !
Eh bien, monsieur le marquis, c’est votre bonne fortune qui vous a conduit parmi nous. Seul, avec cette mine ténébreuse, jamais vous ne pourrez retrouver celle que vous cherchez, on se défiera de vous.
Tandis que si vous vous mêlez à notre troupe…
Oh ! mon Dieu !
Que va-t-il lui proposer ?
Sous le costume et les allures d’un comédien de campagne, on trouve toutes les portes ouvertes… et, avec notre aide, vous pourrez peut-être, avant huit jours, conduire à votre château votre noble fiancée !
C’est évident ! c’est évident !
Vous me rendez le courage.
Allons, décidez-vous ; soyez des nôtres ! (A part.) Il est laid, il est bête, il n’aura aucun talent ; nous pouvons le prendre… Il nous fera pas de tort.
Vous oublierez votre chagrin.
Et vous saurez ce que c’est que le Roman comique.
Le Roman comique ?
Eh oui… le Roman comique, le roman des comédiens… Allons, mes enfants, chantez-lui notre ronde favorite, et ce noble seigneur ne pourra plus nous quitter.
Que faire ?
Chanter ! Il faut le dépister. (Haut.) De grand cœur, camarades !
Oh ! bonheur !… ils vont chanter !
Oui, nous allons chanter… Du vin ! du vin ! (Entrent des garçons avec des brocs de vins.)
- Comédien, est-il sur terre
- Un état plus charmant ?
- Comédien, est-il sur terre, etc.
- Joyeux métier, douce misère,
- Qu’on traverse en riant.
- Joyeux métier, douce misère, etc.
- Car la mauvaise fortune
- N’atteint pas les amoureux ;
- Chacun choisit sa chacune,
- Et les cœurs vont deux à deux.
- Et vive le roman comique,
- Le roman de la gaîté,
- Le roman enchanté,
- Le roman des amoureux !
- Roman magique,
- II Roman merveilleux !
- Parfois on manque de cuisine,
- Faute de cuisinier.
- Parfois on manque de cuisine, etc.
- Mais lorsque par hasard on dîne,
- C’est pour un mois entier.
- Mais lorsque par hasard on dîne, etc.
- Le matin, on rapetasse
- Son vieux manteau déchiré ;
- Mais le soir on se prélasse
- Sur un trône en bois doré.
- Et vive le roman comique, etc.
Messieurs, je suis transporté… Cette chanson… ce vin… ces femmes… Foulons aux pieds les préjugés ! Je suis des vôtres, et je prends, pour vous suivre, le beau nom de Ragotin Ier.
Vive Ragotin Ier !
Vive Ragotin ! En triomphe, en triomphe ! (On porte Ragotin en triomphe, et toute la troupe défile sur la reprise de la ronde.)
Destin a parlé bas à la Rancune… Oh ! je saurai… (Elle sort à droite. — Ils sortent tous par le fond, excepté Destin, l’Étoile et la Rancune.)
Scène IV.
Eh bien ?
Eh bien, tu as fait là une belle besogne !
Moi ?
Sais-tu quel est celui que tu viens de faire engager dans notre troupe ?
Eh bien ! c’est l’homme que j’ai fui.
Celui que son tuteur voulait lui faire épouser.
Comment ! le marquis ? L’enlèvement qu’il racontait… c’était… Ah ! je vous ai mis là dans une jolie position.
Que faire à présent ?
Et cet homme, tout à l’heure, a parlé de soldats qui te cherchent. J’ai peur, Destin, j’ai peur !
Léonore, chère Léonore, ne crains rien !
Ce n’est pas pour moi que je tremble, c’est pour toi ; je connais les lois sur le duel.
Un duel !
Ah ! qu’avons-nous fait, Léonore ? J’ai été bien coupable ! Je n’aurais pas dû t’exposer à de pareils dangers. Vois-tu l’idée que je pourrais te laisser, seule, sans défense.
Mais que faire, la Rancune ? que faire ?… Un conseil…
Je ne sais pas, moi !… Il faut qu’elle retourne à Paris, qu’elle aille se jeter aux pieds de son tuteur, qu’elle lui dise que ce n’est pas sa faute, qu’elle était distraite quand on l’a enlevée… que… que… ça ne compte pas !… que sais-je ?…
Te quitter, au moment où un danger te menace ?… Non… non ! C’est maintenant, plus que jamais, que je veux rester auprès de toi.
Brave petit cœur !… Ah ! si j’avais été aimé comme ça à Angoulême, en 1628, l’année du siège de La Rochelle… Eh bien, non, vous êtes trop gentils, vous ne nous quitterez pas !
Que dis-tu ? Tu as donc un moyen ?…
Où est ce château ?… La Ressource ne nous l’a jamais dit.
La Ressource nous le dira.
Mais, fuir, comment ? Si nous rencontrions…
Les archers ?… Eh bien, vous êtes courageuse, je ne suis pas inquiète de vous, et d’ailleurs j’ai mon plan pour qu’on ne vous reconnaisse pas. Je vous substitue l’un à l’autre : vous, l’Étoile, remontez dans votre chambre, allez ! toi, Destin, prends tes paquets, tes hardes, et viens nous retrouver chez l’Étoile. Tu as confiance en moi, n’est-ce pas ?
Allons, obéissons ! (L’Étoile et la Rancune montent regretter ; Destin se dirige vers la porte de droite, et trouve sur le seuil la Caverne, qui l’arrête.)
Scène V.
- Non, tu ne fuiras pas, car j’ai tout entendu,
- Et mon cœur en est confondu.
- Tu donnes pour cousine, âme deux fois traîtresse,
- Celle qui m’enleva ton cœur et ta tendresse,
- Celle qui n’est que ta maîtresse !
- Ma maîtresse ! ah ! pardieu ! vous perdez l’esprit !
- C’est un mot, devant moi, qu’un homme n’eût pas dit !
- Eh bien, si j’ai menti, prouve-le-moi, perfide !
- Te le prouver, comment ?
- En m’offrant dans ton cœur
- La place qui doit être vide ;
- En rendant le bonheur
- A mon âme chaste et candide !
- La peste de la femme et de sa folle ardeur !
- Tu ne me réponds pas ?
- LA CAVERNE.
C’est que…
- C’est que ?…
- Comment lui dire ?
- Eh bien ?
- Eh bien, écoute un fabliau très-vieux,
- Dont le bon sens merveilleux
- Est tout à fait propre à t’instruire :
- L’Automne, un jour, dit à l’Été :
- « Pourquoi fuir quand j’arrive ?
- Est-ce donc pour l’éternité
- Qu’il faut qu’on se poursuive ?
- Nous pourrions bien, en vérité,
- Changer cela. Que vous en semble ?
- Je crois que l’Automne et l’Été
- Pourraient fort bien s’entendre ensemble. »
- L’Été lui dit : « Nous n’avons pas
- Les mêmes goûts, madame.
- Votre brouillard et vos frimas
- Refroidiraient ma flamme.
- Laissez-moi vivre avec Printemps ;
- Son âme à la mienne ressemble.
- Le bonhomme Hiver vous attend,
- Vous vous entendrez mieux ensemble. »
- Quoi, l’Hiver ?
- Oui l’Hiver.
- C’est bien clair.
- Avec l’Automne doit s’entendre.
- Je ne puis plus ne pas comprendre.
- Ah ! crains ma colère !
- A nous deux la guerre !
- Autant je t’aimais,
- Autant je te hais !
- La bonne colère
- Et la bonne guerre !
- Quel emportement
- LA CAVERNE.
Quel air effrayant !
- Je ne te retiens plus, tu peux partir !
- Elle a compris, tant mieux ! c’était mon seul désir.
- Tout est mort entre nous, va-t’en, va-t’en, va-t’en !
- C’est tout ce que je veux, car l’Étoile m’attend !
- Ah ! mon sang bouillonne !
- S’entendre appeler l’Automne !
- Adieu donc !
- A bientôt ! Tu sauras
- Pour l’avoir refusé ce que pèse mon bras !
- La bonne colère, etc.
- Ah ! crains ma colère, etc.
(Après le duo, le Destin sort en riant. La Caverne tombe exaspérée sur une chaise à droite, et s’accoude sur la table, la tête dans ses mains.)
Scène VI.
Automne, Automne ! Oh ! je me vengerai ! je me vengerai !
Je suis dans la place ; toutes les issues sont gardées, personne ne peut sortir ; ils sont pris, car ils sont ici. L’assassin du baron, le faux cousin et l’homme au petit Cheval bleu, arrêtés du même coup ! Quel triomphe ! (Il voit la Caverne et l’examine de loin par derrière.) Une femme !… C’est là une tête de comédienne, faisons-la causer ; je suis d’une finesse remarquable pour faire causer les comédiennes. (Saluant.) Madame… madame !…
O Hermione ! ô Cléopâtre ! ô toutes les princesses offensées de mon répertoire, soufflez-moi ma vengeance !
Oh ! la drôle de voix ! et puis les singuliers contours ! Est-ce bien une femme, cela ?
Il faut se méfier avec ces gens-là ; ils savent revêtir tous les costumes. Ça ne ressemble pas du tout à une femme… Si c’était un homme déguisé ! Mon homme, peut-être ! Ça en a tout à fait l’air. (Saluant de nouveau.) Madame… madame… (A part.) Elle ne répond pas au féminin.
Un sergent ! c’est le ciel qui me l’envoie… Je tiens ma vengeance !… Sergent !…
Cette démarche… Oh ! quelle idée !… Je vais bien me convaincre. (Il se met en garde, et de la main pousse une botte à la Caverne. Celle-ci tombe en garde rapidement et pare tous les coups.)
Qu’est-ce qui lui prend ?… Mais je fais des armes aussi… moi !
Comme elle tombe en garde !… C’est un homme… c’est un homme ! (Il pousse une seconde botte à la Caverne, qui la pare, et qui, à son tour, lui en envoie une qui l’atteint en pleine poitrine.)
Touché !
Suprême indice ! c’est un homme ! Bien tiré… mon gentilhomme.
Mon gentilhomme !
Est-ce avec cette botte-là que vous avez tué le baron des Trente-Six Tourelles ?
En duel, n’est-ce pas ?
Vous savez donc qu’il y a eu un duel ?
Oui, je le sais.
Parbleu ! je le crois bien… Eh bien, au nom du roi, je vous arrête.
Moi ?
Voilà l’ordre et le signalement… Comte Gaston de Charmelles… vingt ans… Vous paraissez davantage… mais ça ne fait rien, c’est votre déguisement qui vous vieillit !…
Bouche ordinaire… nez ordinaire… teint ordinaire… taille ordinaire… cheveux ordinaire… pied ordinaire… main ordinaire… C’est bien vous… Rien en vous n’est extraordinaire. Je vous arrête !
Mais je suis une comédienne !
A d’autres !
Je m’appelle la Caverne !
La caverne… de brigands, peut-être ?…
Mais je suis femme… tout ce qu’il y a de plus femme !
Le capitaine me mettrait aux arrêts, si je croyais ça ! Je n’entends plus rien ; il me faut mon duelliste et l’homme au Petit Cheval bleu, et Léonore ! Je tiens mon duelliste, et d’un. N’essayez pas de me faire patauger ; je ne pataugerai plus ! Voilà huit jours que je patauge. (Destin et l’Étoile paraissent tous deux au haut de l’escalier ; Destin a le costume de l’Étoile, l’Étoile celui de Destin. Ils descendent lentement en écoutant les dernières phrases de cette scène.)
Mais, sergent…
Oui, huit jours ! sans compter le barbotage… Oh ! celui-là, l’homme au pourpoint groseille, si je le repince !… Allons…
Attendez !… Et si je vous disais que je connais le véritable assassin ?
Parbleu, je le sais…
Si je vous le livrais ?…
Vraiment ! un autre que vous ? (A part.) Vite, verbalisons.
Je suis perdu !
Oh ! ma vengeance !
Eh bien… c’est ?
Scène VII.
- C’est moi !
- Qui vous ?
- Que signifie ?
- Que fais-tu ?
- Tais-toi, je te sauve la vie.
(Au sergent.)
- Vous cherchez quel est le coupable ?
- Le coupable, eh bien, le voici !
- Triste et misérable
- Le remords l’accable !
- Point de pitié, point de merci !
- Il s’offre à vous, frappez sur lui !
- Non, non, c’est impossible
- Je repousse vraiment
- En ce moment terrible,
- Ce noble dévouement.
- O ciel ! est-ce possible !
- La courageuse enfant !
- Peut-on être insensible
- A tant de dévouement !
- O ciel ! est-ce possible !
- C’est vraiment surprenant !
- Eh quoi, ce crime horrible
- Commis par un enfant !
- C’est vraiment une noble ruse !
- Mais ce n’est pas moi qu’on abuse !
- Mais, malgré tout, je veux me venger
- On veut me faire patauger !
- Laissez-moi, je vous en supplie,
- Laissez-moi me perdre pour lui !
- Permettez qu’il fuie !
- Sauvez-lui la vie !
- Si vraiment vous l’aimez aussi,
- Frappez sur moi, grâce, grâce pour lui !
Scène VIII.
Le sergent !… Pauvre enfant !… ils n’ont pas eu le temps de fuir !
Tout ça n’est pas clair ! Je croirais plutôt que c’est une femme, (Montrant la Caverne.) et que voilà mon homme. Ça me fait bien l’effet de l’histoire du petit Cheval bleu, ça, mon compère !…
Sacrifions-nous… opérons une diversion ?
Quel petit Cheval bleu ?
Mon petit Cheval bleu ! Parbleu, mon petit Cheval bleu !
Mon homme ! Pourpoint groseille !… Cheval bleu… Ah !… gredin ! on voulait m’égarer… C’est lui qui… Je t’attraperai ; ne bougez pas, vous autres ! (Il monte l’escalier quatre à quatre. La Rancune se sauve.)
Oh ! vous m’avez émue ! vous m’avez rappelé mes jeunes années ! Oh ! c’est bon les larmes ! c’est la rosée du cœur ! Fuyez, fuyez ! (On entend du bruit.) Non !… Le sergent, attendez.
A l’aide !… au secours ! (La Rancune reparaît poursuivi par le sergent. Ils traversent le théâtre.)
Ne bougez pas, vous autres !
Maintenant, fuyez ! Adieu… soyez heureux ! A vous le bonheur !… à moi… le sacrifice et les larmes. ! Allez, allez…
Merci ! merci !… (Ils sortent. La Rancune reparaît par le fond, il prend dans la huche un sac de farine, en jette le contenu à la figure de l’Aubépin et se sauve par la fenêtre.)
Scène IX.
Gredin ! J’allais l’attraper… Oh ! mais toutes les issues sont gardées, personne ne peut fuir, et quant à vous, mon bonhomme ?…
Mon bonhomme… Oh ! que ce masculin m’agace.
Je ne vous lâche plus ! Il m’en faut un !…
Moi ? Où me menez-vous donc ?
En prison, jusqu’à l’arrivée de M. de La Baguenaudière. Vous me direz qui est l’homme au petit Cheval bleu… l’homme au pourpoint groseille… Car l’un de vous deux est certainement le coupable… Allons, mon gaillard…
Mon gaillard !… Oh ! ce masculin ! ce masculin !… (Elle se débat.)
Allons ! en route ! (Ils sortent en se bousculant ; au même moment on voit la Rancune tomber de la cheminée. Il est pâle et défait.)
Scène X.
Ouf !… Quelle équipée ! (Il va à la porte.) Enfin, il est parti… La maison est cernée, mais les enfants sont en sûreté ; à l’aube, je les ferai filer, et au besoin je file avec eux. En attendant, je ne rentre pas dans ma chambre… je couche ici. Il s’agit de s’installer un lit. (Roulant la huche.) Voilà mon affaire… le sergent à l’œil sur mon pourpoint groseille des Alpes. (Il retire de la huche deux sacs.) Oh ! deux sacs !… deux sacs !… deux sacs de noix ! cela me fera d’excellents matelas ! Si ce l’Aubépin me rencontre, je ne donne pas deux sous de moi. (Il ôte son pourpoint.) Il a du chat tigre dans la figure… (Il va au buffet.) Ah ! j’oubliais… de l’eau pour la nuit. (Il se couche.) La ! maintenant, bonsoir ! (On frappe.) Le sergent ! ne bougeons pas !…
Par tous les saints du paradis, ouvrez donc !
Scène XI.
C’est moi !… Figurez-vous que les camarades…
Qu’est-ce que vous avez fait de vos moustaches ?
Ils me les ont coupées, parce qu’il parait qu’un comédien ne doit pas en avoir ; et puis ils m’ont coiffé d’un bonnet de coton ; et puis ils ont pris des chandelles, il ont dansé autour de moi, en chantant : Bonsoir, Ragotin !… et puis, et puis, ils m’ont laissé tout seul. Alors je suis rentré à l’auberge ; il y a une heure que je cours dans les corridors, et puis voilà.
Cet homme a toujours ses magnifiques bottes ! des bottes neuves ! Comme on doit se sauver avec ça ! Si je pouvais lui prendre non-seulement ses… mais encore ses… Quelle idée ! (Haut.) Monsieur le marquis, je serais trop honoré si vous vouliez accepter la moitié de mon lit.
Quoi ! vous consentiriez ?
Comment donc !… Prenez l’oreiller qui est dans le coin.
Ma foi, ce n’est pas de refus. (Il ôte son pourpoint.) Ce petit vin de Roquefinette, ces chansons, ce changement d’existence : tout cela m’a brisé… (Il fait mine de se coucher.)
Est-ce qu’il va coucher avec ses bottes ? (Haut.) Monsieur le marquis, vos bottes !
C’est juste ! (Ils les ôte, et va les mettre dans un coin.)
Elles sont à moi.., je les vois là-bas ! Elles brillent comme un phare. (Haut.) Monsieur le marquis !
Ne m’appelez donc pas monsieur le marquis ! Entre nous, appelez-moi donc tout simplement monseigneur.
Monseigneur préfère-t-il la ruelle ?
Où vous voudrez…
C’était une facétie. (Il laisse tomber son bonnet de coton.)
Quand il y en a pour un, il y en a pour deux.
Aie ! aie ! que c’est dur ! (Les noix craquent.)
Ce sont les noix ! Le tout est de faire son trou…
Ça n’est pas commode, les chaises.
On voit bien que ça n’est pas fait pour la tête.
Oh ! la ! la ! Enfin ça se tasse, ça se tasse !
Ça se casse ! ce sont les noix ! Ah ! nous allons très-bien dormir.
Oui, il nous reste peu de temps. Il faut qu’au petit jour je me mette en route pour courir après ma Léonore !
Et moi, pour éviter ce bon l’Aubépin !
Faut-il souffler la chandelle ?
Oui, s’il vous plait ; maintenant, donnez-moi à boire !
Vous buvez de l’eau… la nuit ? (Il lui passe la cruche.)
Oui… oui… c’est une revanche… je n’en bois jamais le jour. Merci ! (Il lui dépose la cruche sur l’estomac.)
Aie ! aie !
Vous avez voulu la ruelle… Voici le grand moment… Il s’assoupit. (Regardant les bottes.) Je les vois là-bas, ces bottes, avec les éperons qui brillent ! Des éperons ! cela indique un cheval. Il faudra que je lui prenne aussi son cheval ! Et, sous ses habits, je m’enfuis sans danger. Il dort !… Dort-il ?… Je vais m’en assurer ! (Appelant.) Monsieur ! monsieur ! monsieur ! (Ragolin se réveille en sursaut.) Il ne dormait pas, voyez-vous ça…
Quoi ? qu’est-ce ? Je ne dors pas !… Ah ! c’est vous !
Encore !
J’ai le larynx en feu !
C’est une véritable maladie que vous avez là ! (Il lui donne le pot à l’eau.)
Ne m’en parlez pas ! Ça m’a souvent bien gêné. Avec vous, ça m’est égal ; mais, vous comprenez, il y a des circonstances… Je crois que le voici qui s’endort sérieusement. (On entend ronfler Ragotin.) Oui, le voilà parti ; je vais donc les avoir ces hottes ! (Il met le pot à l’eau sur la table et se lève.) Mon cœur bat ; les voici ; je les tiens !
Un La Ragotinière comédien !… Léonore !…
Est-ce qui il rêve que je lui prends ses bottes ? Où les cacher ? Eh ! parbleu ! je vais les mettre… Les mettre ! Mais si elles allaient ne pas m’aller ? Ce serait à douter de la Providence… Non, elles m’iront. (Il essaye de les mettre.)
Pardon, mon aïeul !… Oh ! je les vois tous, Gontran de La Ragotinière surtout, Gontran le sévère ! Son portrait est dans la salle du château, avec une cuirasse et de grandes bottes jaunes !
Ils ont donc toujours eu des bottes, dans cette famille-là. (Il a mis les bottes.) Ah ! elles me vont ! Ah ! que c’est donc bon de marcher dans les bottes d’un autre !
Gontran ! Gontran ! ne me maudis pas !
Recouchons-nous, et attendons le petit jour ! (Il se recouche avec les bottes. Les éperons frappent le mollet de Ragotin.)
A raide ! au meurtre !
Voulez-vous vous taire ! (Il lui donne, sans le vouloir, un nouveau coup d’éperon.)
On me donne des coups de poignard dans les jambes ! Oh ! mes mollets !
Mais vous rêvez ! (Pensant aux éperons.) Oh ! ce sont les éperons !
Veux-tu te taire !
Non ! non !
Tiens ! tiens !
J’étouffe ! j’étouffe ! (Bataille entre la Rancune et Ragotin. Le lit se détraque ; ils tombent tous deux. Les comédiens et les marmitons arrivent au bruit. Le jour vient. Pendant le chœur qui suit, la Rancune se jette sur les habits de Ragotin, et ce dernier, machinalement et tout ahuri, met le pourpoint groseille de la Rancune.)
Scène XII.
- Quel vacarme épouvantable !
- Le feu prend-il à ta maison ?
- Ah ! quel est ce bruit effroyable.
- Et qui donc assassine-t-on ?
- Quel cauchemar, ô mes amis !
- La mauvaise nuit que j’ai faite !
- C’est le vin de Roquefinette
- Qui vous avait étourdis.
Scène XIII.
- Au nom du roi, qu’on ouvre cette porte !
- Au nom du roi !
(Ils ouvrent ; entrent les soldats, la Caverne et l’Aubépin.)
- Au nom du roi, que personne ne sorte !
(La Caverne lui désigne Ragotin, qu’elle ne voit que de dos, à Ragotin.)
- Je vous arrête, suivez-moi
Ce n’est pas la Rancune.
- Moi !
- Vous, ventrebleu !
- L’homme au pourpoint groseille,
- L’homme au petit Cheval bleu !
- Quel cheval bleu ? Je ne sais si je veille !
- Vous êtes convaincu d’avoir
- Occis en duel, certain soir,
- Feu monsieur le baron des Trente-Six Tourelles.
- Moi !
- Les preuves sont formelles,
- Monsieur Gaston de Charmettes.
- Quoi ! Gaston de Charmettes !
- Çà, suivez-moi !
- Nous verrons bien
- Triple vaurien,
- Si, sans pudeur et sans effroi,
- Tu porteras la main sur moi !
- Tu vas le voir… à moi ! à moi !
- Tenez-le bien,
- Le vaurien !
Scène XIV.
Malheureux, taisez-vous ! voici monsieur le baron de La Baguenaudière !
Mon tuteur ! Il va me reconnaître !
Le baron ! Il va me reconnaître ! Je suis sauvé !
Je suis perdue !
Scène XV.
Ah ! vous voici ! Quelles nouvelles ?
Nous tenons le coupable !
Lequel ?
L’assassin du baron.
Et ma pupille ? Et son ravisseur ?
Pas de nouvelles !
C’est affreux ! Les fêtes du mariage, que je n’ai pu décommander, elles sont toutes prêtes, et pas de mariés ! Ah ! c’est affreux ! (A L’Aubépin.) Et où est-elle, votre capture ?
Sous ce chapeau !
Hon ! hon ! hon !
Ah ! le vilain cri d’assassin !… Tenez-le bien, et menez-le à mon château, où j’instruirai son affaire.
Et nous, seigneur, que faites-vous de nous ?
Comment, vous êtes encore ici, vous… avec votre troupe, quand tout le monde vous attend au château de La Baguenaudière ?
Hein ! que dit-il ?
Scène XVI.
Comment, c’est chez cet imbécile que nous allons jouer la comédie !
Eh bien, oui.
Mais, c’est impossible !
Impossible ! pourquoi ?
Parce que l’Étoile…
Eh bien ?
L’Étoile est sa pupille.
Ah ! mon Dieu !
En route, allons !
- Vous m’avez entendu ?
- Oui, trop bien entendu.
- Tout est bien convenu.
- Allons, allons, presto
- Exécutons presto
- L’ordre du prévôt,
- Et tous, vers son château,
- Marchons subito
- Exécutez presto, etc.
- Hélas ! tout va se découvrir,
- Et nous sommes perdus s’il nous force à partir !
- Partons, partons !
- Restons, restons
- L’ÉTOILE, aux comédiens.
Exécutons presto, etc.
- Voyez notre embarras.
- Faites-lui résistance.
- L’Étoile met en vous sa dernière espérance.
- Ah çà ! m’obéit-on ?
- Nous n’irons pas !
- Pardieu ! l’affaire est bonne !
- Je ne manque jamais aux ordres qu’on me donne !
- On m’a dit : « Conduis-les ! » et je vous conduirai,
- De bon ou de mauvais gré.
- La patience m’abandonne.
- Partirons-nous bientôt ?
- Oui, bientôt nous serons tous chez le prévôt.
- La résistance est inutile.
- Nous trouverons là-bas
- Quelque moyen habile
- De sortir d’embarras.
- Exécutons, exécutons, exécutons presto
- L’ordre du prévôt,
- Et, vers son château,
- Courons subito !
ACTE TROISIÈME
Exécutons presto, etc.
Les jardins du château de la Baguenaudière. Au fond, un kiosque.
Scène PREMIÈRE.
Je viens de commettre un acte effrayant d’audace. Je trompe la noblesse du Maine et de l’Anjou. Je trompe le grand gobeletier lui-même, le parrain de Léonore… C’est épouvantable, mais c’est ingénieux… Tous mes invités étaient là, qui arrivaient… qui arrivaient… Il fallait sauver l’honneur des La Baguenaudière. J’ai fait venir le chef des comédiens. Je lui ai dit, sans trop me compromettre, que, pour des raisons qui… qu’enfin, par de certains motifs, ma pupille n’étant pas arrivée… que la noblesse, le grand gobeletier, ne pouvaient attendre… et qu’il fallait me tirer de là ! Il a eu une idée gigantesque. Ma pupille n’est jamais venue ici, son parrain lui-même ne la connaît pas ! Un ou deux invités au plus, peut-être, l’ont vue, mais bien jeune ! Et, d’ailleurs, avec un voile épais, toutes les mariées se ressemblent. Bref, il se charge de faire figurer la mariée par une personne sûre, une personne de la troupe. Dame ! c’est épouvantable, mais c’est ingénieux. Ah ! le voici !
Scène II.
Ah ! monsieur le baron… admirable… admirable !…
Ah ! vous avez pu ?
Mais vous savez, il faut de la distinction.
Elle en a.
De la noblesse !
Elle en aura.
De la jeunesse !
Elle en a eu.
Nous sommes sauvés ! Je n’attends plus que le marquis de La Ragotinière, pour lui expliquer… Il comprendra.
Scène III.
Monsieur le prévôt ! monsieur le prévôt !
Eh bien ?
Pas de nouvelles du marquis.
Que dis-tu ?
Les quatre sergents que vous avez envoyés aux quatre points cardinaux viennent de revenir. Rien ! rien ! rien ! rien !
Mon Dieu ! mon Dieu ! mon embarras recommence ! Alors, maintenant que j’ai la mariée, je n’ai plus l’époux !
Et puis, monsieur le prévôt, je voulais vous demander ce que je dois faire de mon prisonnier. Il est dans les caves du château ; il se plaint de la fraîcheur.
Il s’agit bien de cela ? Laissez-moi ! (A la Ressource.) Maître la Ressource, attendez… un mot encore…
Monsieur le baron m’a fait l’honneur de me rappeler ?
Oui ; écoutez… Vous êtes honnête et intelligent, deux qualités rarement unies. Eh bien, je vais vous traiter en ami. Je vais tout vous dire ! Mais si jamais… vous parliez, je vous ferais rouer en place de Grève !
Je me tairai, je me tairai !
Ce n’est pas seulement ma pupille, qui me manque, c’est aussi…
Aussi quoi ?
Le futur !
Le futur ? Ah çà ! mais vous manquez de tout ?
Oui, pour des raisons qui… que…
Monsieur le baron, c’est pour le prisonnier !…
Laissez-moi donc tranquille !… Promenez-vous, promenez-vous !
Ah !… Et il vous faudrait aussi un futur provisoire ?
Oui.
Diable !… nous n’avons guère dans la troupe d’homme de confiance à qui l’on puisse…
Et puis, une chose plus délicate encore. C’est qu’il y a ici, parmi les invités, des gens qui le connaissent, le futur !…
Ah !… Aïe ! aïe !
Et avec ça, il a une tête… Tenez… voici son portrait, qu’il m’a envoyé à Paris. (Il tire un petit médaillon.)
Le marquis !… Comment, Ragotin serait le ?… Ah ! c’est providentiel.
Quoi donc ?
Sergent, à qui ressemble ceci ?
Ceci ?… Mais au prisonnier, à l’assassin !
C’est son portrait… trait pour trait.
Oh ! trait pour trait… Il n’a pas de moustaches ?
Je tremble de vous comprendre !… Un assassin… le faire passer pour…
Qui sait que c’est un assassin ? Pour compléter l’illusion, je le grimerai, je l’arrangerai, je lui ferai une tête tout à fait semblable à celle-ci.
Mais c’est impossible ! parce que ce misérable parlera.
C’est, au contraire, le seul homme qui puisse avoir intérêt à ne jamais trahir ce secret de famille.
Comment ?
Mais, en échange de son silence, vous lui offrez sa grâce, à ce Gaston de Charmelles ? (A. part ) Je tiens peut-être le salut de Destin.
Mais je ne puis ! Le roi seul…
Soit ! mais vous pouvez le laisser échapper.
Vous croyez ?… Dites-lui que ce soir, après la fête…
Il ne me croira pas… Quelques lignes de votre main…
Soit !… Je m’embourbe davantage à chaque pas…
C’est ce que je demande.
Mais aux grands maux les grands remèdes. (Au sergent.) Votre dos. (Il écrit sur le dos de l’Aubépin.) Sergent, vous allez obéir en tout à ce comédien ; il vous dira ce que vous devez faire du prisonnier.
A vos ordres, monsieur le prévôt !…
Tenez, voici l’écrit. Allez, et pour les costumes, vous prendrez dans ma garde-robe.
Oui, oui, je vais arranger tout cela, monsieur le prévôt. (A part.) Allons, allons, ça va bien pour les enfants. (Sortent la Ressource et l’Aubépin.)
Scène IV.
Seigneur, voici tous vos invités, et il est l’heure fixée pour la comédie.
C’est bien, c’est bien ! Disposez tout et introduisez !… Quand je pense que je vais présenter à toute la noblesse du Maine et de l’Anjou une comédienne et un assassin !… Ah ! Léonore ! Léonore !… Enfin !…
Scène V.
- Quelle grande hospitalité
- Quelle fête aimable et princière !
- Monsieur de La Baguenaudière
- En tous lieux doit être cité
- Pour sa grande hospitalité !
- Monsieur le grand gobeletier,
- Ce m’est un grand honneur que de vous festoyer.
- Tout l’honneur est de mon côté.
- Vous me raillez, en vérité.
- Quelle grande hospitalité, etc.
- Verrons-nous pas bientôt la reine de la fête ?
- En ce moment elle s’apprête.
- Elle a dû bien grandir, j’en suis certain,
- LA BAGUENAUDIÈRE.
Depuis le jour où je fus son parrain.
- Énormément. Au reste, elle ne peut tarder.
- Et, tenez, la voici !
(A part.)
- Je n’ose regarder.
(Entre la Caverne.)
- Place à ce joyeux cortège,
- A la jeune épouse en fleur,
- Dont le vêtement de neige
- N’est pas plus blanc que le cœur.
- De la blanche couronne
- Son front charmant est paré ;
- Car son tuteur lui donne
- Un jeune époux adoré.
- Tout prend un air de fête
- Pour chanter son bonheur.
- Pourquoi donc la pauvrette
- A-t-elle si grand’peur ?
- Pourquoi donc, etc.
- La pauvre jeune fille,
- Elle a bien longtemps gémi,
- Ignorant sa famille,
- Et n’ayant pas d’appui !
- Aujourd’hui, rien n’arrête
- Les élans de son cœur.
- Pourquoi donc la pauvrette
- A-t-elle si grand’ peur ?
- Pourquoi donc, etc.
Me voici donc dans le château de mes ancêtres ! Quelle émotion ! Oh ! mon tuteur, mon cher tuteur !
Eh bien, eh bien ! Elle prend son rôle bien au sérieux !
Qu’est-ce qu’elle dit, qu’est-ce qu’elle dit ?
Charmante, charmante !… et affectueuse !
Oui, pauvre enfant ! elle est bien émue !
Cela estoit fort naturel. Ma chère damoiselle, je m’esbats et me gaudis de restrouver en une si forte personne l’enfant que j’eus la liesse de tenir sur les fonds baptismaux.
Ah ! vous êtes mon parrain ?… Bonjour, mon parrain ! (Elle l’embrasse.) Ah ! que c’est donc bon de trouver tous ses parents comme ça… en un jour, après une si longue séparation !
En effet, il y a de cela quelques lustres !
Oh ! je vous conterai tout cela !
Hum ! hum ! (A part.) Que diantre a bien pu lui dire cet imbécile pour qu’elle fasse toutes ces phrases-là ?
Charmante ! Mais, ne la trouvez-vous pas un peu mûre ?
C’est l’esmotion, mon cher Santarac. Les grandes esmotions altèrent les traits, désorganisent le système intérieur, souventes fois même elles nous vieillissent.
Mais, le futur ?…
Le futur ?… Mais… mais… il ne peut tarder.
Monsieur le marquis !
Mon Dieu ! je vais donc enfin savoir…
Baissez votre voile, baissez votre voile !
Scène VI.
Dieu ! qu’il est ressemblant ! Comme il l’a bien grimé !
Enfin, nous voici réunis, cher baron !
Cher ami !
Chut, vous ! pas d’imprudence ! Les invités vous regardent !
Oh ! n’ayez crainte : La Ressource m’a dit…
Allez, allez, allez ! Saluez !
Comme si je ne savais pas me conduire dans le monde !
Qu’il est ressemblant ! qu’il est ressemblant !… S’il avait les moustaches….
Eh bien, et ma future, elle est donc ici ?
Oui, à ma gauche, sous ce voile. Je vais vous la présenter… la pupille, voici votre futur. (La Caverne ôte son voile.)
Enfin, je vais donc voir ma Léonore, chère Léonore ! (La regardant, à part.) Ciel ! la Caverne !
Que vois-je ? Le marquis ! Ah ! je ne me mésallie donc pas !
C’est la Caverne !
Pas d’étonnement ! les invités vous, regardent.
Pas d’étonnement ! les invités vous regardent.
Pas d’étonnement ! Voilà une heure que l’on me dit de ne n’étonner de rien, et pourtant il y a de quoi…
Qu’est-ce que ça vous fait… celle-là ou une autre ?
Qu’est-ce qu’il dit ? Il est fou !
Sergent, sergent, surveillez-le !
Les invités… oui… oui… Ah çà ! la Rancune ne m’avait pas dit que tout ça m’arriverait. (A part, pendant que La Baguenaudière s’est mêlé aux autres invités avec la Caverne.) La Caverne, c’était Léonore. Elle avait été enlevée par ces… comédiens !… C’est cela. Eh bien, mon cœur ne m’avait pas trompé… il me semblait hier que je la devinais. (A la Caverne.) Vous avez donc été enlevée ?
A l’âge de trois ans…
Comment… à trois ans !… et il y a quinze jours… encore… Elle a donc passé sa vie à se faire enlever, ma fiancée !
Monsieur le marquis, c’était donc à vous que j’étais destinée dés l’enfance ?
Il parait… Oui, à moi, qui vous avais distinguée hier… quand je ne vous savais pas noble, et qui vais vous adorer, maintenant que je vous sais de haute naissance.
Ils paroissent bien s’aismer !
Ah ! c’est un couple tout à fait assorti. (A part et regardant le marquis et la Caverne.) Que d’angoisses ! que d’angoisses !
Scène VII.
Seigneurs, nous sommes prêts… Peut-on commencer ?
A l’instant ! à l’instant ! (Aux invités.) Mesdames et messieurs, voici l’heure du spectacle. Si vous voulez prendre place. (Les invités prennent place. La Ressource est resté en scène, disposant tout pour le spectacle. Il fait un signe. Le kiosque, qui est au fond du théâtre, s’avance et se transforme en une seconde scène, masquée par les rideaux ; de chaque côté de la scène, des loges dans lesquelles les invités prennent place.)
Je vais me mettre à côté de vous, et vous allez m’expliquer…
Mais cependant, je veux savoir pourquoi la Cav…
Sergent ! sergent !
Bougez pas !
Mettez-vous tout seul, là-bas.
Songez que vous êtes encore sous ma garde.
Quel drôle de garçon d’honneur on m’a donné.
On nous regarde. Venez… venez… (Il l’entraîne et le fait entrer de force dans la loge.)
Ici, ma pupille… dans ma loge, à côté de moi…
Mon Dieu ! Tout cela n’est pas un rêve… (Ils s’assoient.)
Vous, tenez-vous là, derrière moi… Si j’avais quelques ordres à….
A merveille, monsieur le baron ! (A part.) Voilà le grand moment !… Gare la tempête !… Pourvu que les pauvres enfants arrivent au port… Qu’est-ce qu’il va dire, quand il verra sa pupille ?… (Le rideau s’entr’ouvre, la pièce commence. La Baguenaudière est d’un côté, avec la Caverne. La Ressource est debout près deux ; La Ragotinière est dans la loge, sous la surveillance de l’Aubépin. Au lever du rideau, Cléopâtre (la Rancune) est étendue sur un lit. Elle a un riche costume égyptien, et un esclave est à ses pieds.)
Scène PREMIÈRE.
- Aimons, noble reine ;
- Point de souci
- Ni de peine !
- Aimons, noble reine !
- Vénus, ici,
- Vit en souveraine.
- Déesse de Cythère,
- Quitte ces lieux chéris,
- Viens parmi nous, ô mère
- Des grâces et des ris !
- Aimons, etc.
- Moi, je suis Cléopâtre, une reine connue
- Par son esprit charmant et sa grâce ingénue ;
- Quelques historiens égarés vous diront
- Que j’ai teint dans le sang la pourpre de mon front ;
- Que, livrant au hasard une vie inégale,
- Je n’eus point une idée assez nette en morale.
- Laissez-les dire, allez, qu’ils passent leur chemin
- Est-ce ma faute, à moi, si j’aime le Romain ?
Mal dit ! mal dit ! ce n’est pas ça ! On dit : Est-ce ma faute, à moi, si j’aime le Romain ?
Voulez-vous bien, malheureuse !…
Bravo ! bravo !… quel talent !… (La Caverne lui répond de sa place par des baisers.)
Ne bougez pas sans qu’on vous le dise.
Elle parait fort lestrée la jeune fille… Elle desclame lat tragesdie…
- Marc-Antoine m’abandonne,
- Je ne cours pas après lui ;
- Son excuse est trop bonne,
- Il quitte la vie aussi.
- O Octave, je t’attends !
- O Octave tu m’entends,
- Je t’attends !
- Admirez mon système !
- Lorsque sur le champ d’honneur
- Meurt le héros que j’aime,
- Je pleure au bras du vainqueur.
- O Octave je t’attends !
- O Octave, tu m’entends,
- Je t’attends !
(Applaudissements.)
Ah ! si vous m’aviez vu dans ce rôle-là !…
Elle se laisse un peu aller, ma fiancée ; mais quelle distinction ?
Taisez-vous ! (Montrant Ragotin.) Il joue bien son rôle, mieux que vous, lui…
La Rancune ?
Mais non, lui !… (Il montre Ragotin.)
Comprends pas !…
Scène II.
On a cogné ! Qui vient ?
C’est Nicanor, madame.
Eh bien, quelle réponse a-t-il faite à ma flamme ? Octave viendra-t-il ?…
Selon ton bon plaisir,
- Reine, je suis allé devant le triumvir ;
- Il était sous sa tente, et sa garde fidèle
- Autour de lui veillait en faisant sentinelle.
- J’entre alors, je.
- Fais-moi grâce de ton récit,
- Et réponds-moi d’un mot. — Octave est-il ici ?…
- Non !…
- Il ne viendra pas ?
- Non, madame, il résiste !
- Voilà donc où j’en suis ! Oh ! triste, triste, triste !
- Depuis vingt ans bientôt, en reine je parcours
- Sur le clavier des cœurs la somme des amours ;
- Et quand, de mes attraits je crois chacun esclave,
- Ma gamme tout à coup se termine à l’Octale,
- Meurs donc, lyre brisée !…
(Elle cherche.)
Oubliée en un coin.
Elle est décidément lestrée, la jeune fille ; elle souffle, tu besoin.
Bonne éducation.
Oubliée en un coin Comme un meuble sans prix dont on n’a plus besoin.
(Cléopâtre parle bas à Nicanor. — Nicanor a un geste d’effroi et d’hésitation. Cléopâtre lui fait signe d’obéir et de sortir. Nicanor indique qu’il se soumet et sort.)
Qu’est-ce qu’ils font ?
Taisez-vous donc ! on n’entend pas les gestes !
Scène III.
- Reine, voici les fruits que tu m’as demandés !
- NICANOR.
Et l’aspic ?
- L’aspic est sous ces fleurs… Regardez !…
(Le pâtre s’avance, et lui présente une corbeille chargée de fleurs et de fruits.)
- Ton esclave fidèle
- Accomplit, en pleurant, ta volonté cruelle !
- Elle t’apporte sous ces fleurs
- L’apaisement de tes douleurs…
Qu’ai-je vu ? Est-ce un rêve ?
Ça y est.
Malheureuse, c’est bien toi !
Le grand prévôt sur le théâtre ! Que signifie ? (Tumulte général. — Le grand gobeletier et les invités quittent leurs places, et sortent par derrière.)
Trouve-toi mal ! (Haut.) Messieurs, notre camarade, subitement indisposé, se trouve dans l’impossibilité de continuer la tragédie.
Mais que se passe-t-il ? que d’émotions ! (Elle s’évanouit aussi.)
Ma fiancée ! ma fiancée !
Eh ! eh !
Mais…
Qu’alliez-vous faire ?
Punir une pupille indigne, que je retrouve au milieu de…
Et avouer à tous votre audacieuse supercherie ?
Grand Dieu ! c’est vrai (Les cloches commencent à sonner ; les autres invités rentrent les uns après les autres.)
Les cloches ! c’est l’heure, de l’hyménée !
Que faire ?
A celui qui a ses serments et son amour.
Mais enfin, qui est-il, ce ravisseur ?
Gaston de Charmelles !
Le duelliste ? Le meurtrier ?
Gaston de Charmelles, qui a risqué sa vie pour me défendre.
Et à qui vous avez promis sa grâce, quand vous croyiez que c’était… (Il montre La Ragotinière, qui serre tendrement la main de la Caverne.)
Mais lui… lui… qui est-il ?…
C’est le marquis de La Ragotinière !
Le vrai ?
Je n’aurais jamais pu le faire si ressemblant. (Les cloches se font entendre plus fort.)
Partons ! partons !
Je ne peux cependant pas lui laisser épouser cette comédienne !
Il l’adore, et d’ailleurs sa naissance est inconnue ! Elle est peut-être noble ! (Montrant la Caverne et La Ragotinière.) Et pendant qu’on les marie, eux, au grand jour, devant tous les invités, vous unissez (Montrant l’Étoile et Destin.) ces deux enfants dans une petite chapelle, et votre honneur est sauf.
Mon tuteur !
Monsieur le baron !
Il n’est plus temps de refuser… Voici tous vos vassaux qui viennent chercher les époux !
Faut-il marier le prisonnier ?
Oui.
Allons ! A la chapelle !
Ah çà ! jusqu’où m’accompagnera-t-il ? Quel drôle de garçon honneur !
- La cloche nous appelle !
- C’est un moment bien doux !
- Allons à la chapelle
- Marier les deux époux.
C’est par vous, mes amis, que nous sommes heureux !
Pour la dernière fois reprenons avec eux !
(La Baguenaudière fait un signe à la Ressource, et, pendant que le cortége des moitiés se forme et se dirige vers la droite, à la suite de la Caverne et de La Rsgotinière, un second, celui des comédiens, se dirige vers la gauche, a reprenant la ronde du second acte.)
- La cloche nous appelle ! etc.
- Et vive le Roman comique ! etc.