Le Roman conjugal de Monsieur Valmore/02

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Les éditions de France (p. 13-32).

II

UNE JEUNE PREMIÈRE


Aucun roman lacrymatoire de nos époques les plus sensibles n’égalait, en effet, l’histoire de sa fiancée. Marceline disait : « Depuis l’âge de seize ans, j’ai la fièvre et je voyage ». Elle adoucissait encore la cruelle réalité. Au vrai, elle atteignait à peine sa douzième année, que sa mère l’arrachait à l’ouvroir des bonnes Ursulines, où elle apprenait à coudre, pour l’entraîner avec elle dans la plus inconcevable, la plus extravagante randonnée.

Les Desbordes, Girondins émigrés aux Pays-Bas à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, n’étaient pas riches. Félix, maître-peintre doreur, né par hasard à Douai, d’un père horloger et gyrovague, avait tout naturellement été ruiné par la Révolution, comme les autres artisans de luxe. Comment nourrir ses huit enfants, puis les quatre qui avaient survécu aux privations : Félix, Cécile, Eugénie, Marceline ? Une famille de rêveurs, où se groupent la grand’mère, Marie-Barbe venue de Suisse, l’oncle Constant-Marie, qui ne rêve que palette et pinceaux ; la mère, Catherine Lucas, blonde madone, file au rouet, mais cela ne détruit pas les chimères. Elle met son seul espoir dans des héritages problématiques. D’abord, les frères Desbordes, vieux oncles célibataires, libraires à Amsterdam : mais ces deux fanatiques déclarent qu’ils ne laisseront leurs millions qu’à des héritiers déjà protestants ou qui le deviendront. Plutôt mourir de faim ! Alors, on se retourne vers d’autres collatéraux encore plus lointains. Une cousine des Lucas a suivi son mari, devenu planteur aux Antilles ; elle est riche, veuve, sans enfants ; il faut aller la voir, s’assurer ses libéralités, son héritage. Et comme le doreur hésite, sa femme décide d’entreprendre le voyage de la Guadeloupe. Là seulement est le salut.

Comment effectuer la traversée ? La maisonnée est à peu près sans ressources. Catherine va consulter une de ses parentes à Lille, peut-être dans la pensée de lui emprunter l’argent nécessaire. Cette excellente personne, qui n’a nulle envie de le prêter, lui persuade, pour se tirer d’affaire, qu’elle a chez elle le moyen infaillible de faire de l’or.

— Pourquoi n’avez-vous pas songé à produire Marceline sur le théâtre ? Elle chante à ravir.

— Il est vrai que le citoyen Mouton, organiste de Notre-Dame, est bien content de ses progrès… Mais…

L’autre ne lui permet pas d’achever :

— C’est une fauvette, un rossignol ! Et comédienne avec cela ! Rappelez-vous, en l’an II, elle avait à peine sept ans, le soir où l’on jouait La Mort de César, de quelle façon elle déclama l’Hymne à la Liberté. Cette enfant a devant elle un magnifique avenir. Qu’importe d’en presser l’éclosion de quelques années ? Croyez-moi, ma chère ; faites-la débuter… ici-même, où il y a un beau public d’amateurs. Vous ne tarderez pas à réunir la somme que vous désirez, et vous vous embarquerez bientôt.

Catherine se laissa convaincre. Il est probable qu’elle ne demandait pas mieux. Elle en avait assez de la maison misérable, de sa vieille belle-mère, injuste et aigrie, de son mari sombre, de son beau-frère songe-creux : elle commit la folie d’abandonner les trois enfants qui lui restaient dans le triste logis qu’enserraient le cimetière, les remparts et la prison de Douai, pour s’en aller sur les chemins du monde, avec sa dernière fillette, chercher la fortune et la renommée.

En se remémorant plus tard ce départ insensé, Marceline écrivait à Frédéric Lepeytre :

J’ai une fille, qui, dès l’âge de cinq ans, pouvait être aussi la merveille de ce genre. On me disait : « C’est un meurtre de ne pas montrer un tel diamant sur la scène. Vous pourriez faire sa fortune et la vôtre. » Cette idée m’a fait horreur…

On ne saura jamais exactement ce que put être cette première tournée théâtrale d’une gamine accompagnée par une mère qui ne savait rien du monde des coulisses, ni du monde tout court. Ce qui en subsiste à travers les soupirs de la correspondance de Marceline, les allusions de ses poésies ou de ses romans, est beaucoup trop frotté de la littérature la plus inconsciemment romantique pour nous apprendre rien. Les deux femmes errèrent pendant deux ans entiers à Lille, à Rouen, à Rochefort, à Bordeaux, puis à Pau, à Toulouse, à Tarbes, à Bayonne…

L’enfance cahotée de Marie Dorval est une idylle à côté de celle-ci, car la future Kitty Bell faisait partie d’une troupe où sa mère tenait un rôle important, tandis que dans les misérables théâtres de province de la fin du Directoire, quelle existence pouvait mener cette pauvre vagabonde implorante, venant offrir son « petit prodige », en train d’user précocement sa voix et de ruiner sa santé, à de lamentables et méprisables impresarii ? Salaires toujours douteux, honteuses promiscuités, partenaires grossiers ou corrompus… Valmore lui-même, qui avait suivi la filière parisienne menant d’emblée aux scènes officielles, arriverait difficilement à s’en faire une idée. Il se souvenait seulement qu’à Bordeaux, dans sa petite enfance, tandis que son père jouait au théâtre, Mme Desbordes et sa fille l’avaient gardé parfois, et que Marceline, déjà maigriotte, comme rongée d’un feu intérieur, le faisait sauter sur ses genoux.

Bordeaux ! Tristes souvenirs pour elle ! Une directrice insolvable, Suzanne Latappy, était allée jusqu’à la gifler parce qu’elle réclamait son dû.

— À ton âge et tournée comme tu l’es, lui dit-elle, on n’a pas besoin d’acomptes !

Que faire ? Plus d’argent, plus de pain. Quand la petite veut sortir, elle tombe évanouie… Sans l’intervention d’une bonne camarade de théâtre, Mlle Tigé, l’odyssée se serait terminée dans les eaux limoneuses que roule l’estuaire de la Garonne, comme une effroyable tentation.

Mais le destin cruel veillait. Le prix du voyage aux Antilles fut enfin réuni. De quelle manière, ne nous le demandons pas, Les deux voyageuses s’embarquèrent ; elles avaient les yeux pleins de larmes, se croyant sauvées.

Hélas ! elles arrivèrent à Pointe-à-Pitre en pleine révolution. Quel débarquement ! Une tempête, un ouragan effroyable, l’émeute des nègres dans toutes les rues, la fièvre jaune dans toutes les maisons. Plus de cousine providentielle, car elle s’est enfuie devant ses esclaves révoltés. Rien n’évoquera le désespoir des voyageuses. Catherine en meurt tout autant au moins que de l’épidémie. Sa fille, seule maintenant, allait payer le prix de sa folie.

Abandonnée de l’autre côté de la terre, elle rencontrerait toutefois quelques bonnes âmes qui la recueilleraient, la réconforteraient et se mettraient en devoir de rapatrier cet oiseau tombé du nid. On trouva pour cela un bâtiment marchand, qui devait emporter à Brest des morues sèches et de l’huile de baleine. Marceline y vivrait de la vie des matelots : bœuf salé et biscuit tellement dur qu’il faudrait le rompre à coups de marteau.

Cependant, elle n’hésita pas. Malgré les funestes pressentiments du gouverneur et de quelques braves gens qui s’intéressaient à sa misère, elle voulut fuir cette île maudite où sa mère, attirée par son mauvais sort, n’était venue que pour mourir. Elle s’embarqua en pleine nuit, dans un état d’épouvante extrême. Elle avait peur de tout, du bruit des feuilles, de la brise, du clapotis des vagues, mais disait-elle, « les cris des oiseaux m’excitaient à partir ». Les matelots l’enlevèrent dans leurs bras. Elle mit ses mains sur ses yeux, s’abandonna. On la porta dans le navire. Une bonne personne, Mme Guédon, l’accompagna jusqu’à Basse-Terre, où l’on devait mouiller avant de rentrer en France.

Et ce fut le retour, aussi épouvantable que le séjour. Cette fille de quinze ans, blonde et frêle, livrée seule aux rudesses de la mer, aux convoitises des matelots. On ne devinait ces épisodes que par bribes, au hasard de ses confidences ou de ses abandons. Au cours d’une tempête, elle se fit attacher à un mât pour ne rien perdre du spectacle et le conserver dans son âme déjà romantique. Au besoin, elle aurait crié, elle aussi : « Levez-vous, orages désirés ! » Comment, après avoir évité la fureur des éléments, et dans quelle mesure, réussit-elle à tromper la brutalité des hommes ? Un fait certain, c’est que le capitaine, par rancune, trouva le moyen de lui garder sa malle, quand elle débarqua, non plus à Brest mais à Dunkerque, et qu’elle rentra à Douai, dans un dénuement bien pire que trois ans auparavant.

La maison était toujours aussi lugubre, mais un peu allégée. L’oncle Constant avait gagné Paris, pour essayer de peindre : en attendant, il exécutait des copies. Félix s’était engagé et guerroyait quelque part en Espagne. Seules, Cécile et Eugénie, les grandes sœurs, entouraient leur père et tenaient le ménage.

Malgré sa détresse, Marceline fut accueillie en triomphatrice. On gardait toujours la même foi aux prédictions de la cousine de Lille. À cette époque, où si peu de professions s’offraient aux femmes, elle serait une grande artiste et la providence de tous les siens.

À Lille, où ses débuts n’étaient pas oubliés, on donna une représentation exceptionnelle, « au bénéfice d’une jeune fille échappée aux massacres de la Guadeloupe », et on l’engagea pour la saison.

Elle fut tout de suite très remarquée dans le répertoire médiocre et baroque de ce temps-là. Sa jeunesse meurtrie, sa sensibilité à fleur de peau, ses larmes au bord des paupières faisaient merveille dans Le Philinte de Molière, de Fabre d’Eglantine, donnant un semblant de vie au personnage d’Éliante, impudemment extrait du Misanthrope.

Comment ne pas admirer la sincérité de son accent, quand elle s’écriait :

En est-on plus heureux ? Quelle triste prudence
De vouloir s’isoler, de se lier les mains,
Et d’étouffer son cœur au milieu des humains !

Au premier abord, on devine moins bien la raison de son succès dans Le Roman d’une heure ou la folle gageure, comédie en prose, d’Hoffmann, qu’elle joua souvent. Petit acte invraisemblable, qui avait été sifflé à Paris, comme « contraire à la décence ». C’est peut-être exagéré. Qu’on en juge :

Une jeune veuve provinciale est venue pour soutenir un procès dans la capitale. Elle s’y ennuie beaucoup. Tandis qu’elle se met à la fenêtre, un livre à la main, pour se montrer à un jeune homme d’en face, le volume tombe dans la rue. Naturellement, le voisin s’empresse de le rapporter. C’est le jeune colonel Valcour, type que Scribe n’a donc pas inventé. Inutile de dire que ce militaire est un don Juan. Il joue immédiatement le grand jeu, se livre à la cour la plus serrée, et parie qu’il gagnera sa cause en vingt-quatre heures. Le montant de la gageure est fixé à 12.000 francs. Et, dès lors, nous assistons aux diverses manœuvres de cet officier entreprenant. Tantôt, il déclare qu’il va quitter Paris, car son père le rappelle auprès de lui pour le marier contre son gré… Première émotion. Tantôt, il annonce à l’aimable veuve qu’elle a gagné son procès, mais grâce à son entremise : deuxième émotion et reconnaissance. Tantôt enfin, il apparaît en grand deuil. « Ah ! mon Dieu ! Quel malheur vous est donc arrivé ? » — En réalité, rien du tout ; mais c’est le coup de la pitié, qui entraîne la reddition de la place, c’est-à-dire la main de la dame : car nous ne sortons pas du bon motif.

Peut-être que Marceline, dans cette longue lutte contre un séducteur, triomphait grâce à sa mélancolie déjà désabusée ; peut-être aussi par des qualités de finesse, d’esprit, d’une certaine gaieté même qu’on ne découvrait chez elle qu’à la longue, mais qui existaient néanmoins et constituaient un des attraits les plus prenants de sa nature essentiellement complexe.

En tout cas, nous ne pouvons garder aucun doute sur son succès. Elle réussit pleinement à Lille, si bien que l’année suivante, elle fut acceptée au Théâtre des Arts de Rouen, déjà l’un des plus notoires de province.



On ne se fera jamais une idée assez sombre de ce qu’était la vie de pauvres petites comédiennes de cette espèce, du travail épuisant qu’elles avaient à fournir, de l’esclavage honteux qu’elles subissaient. Songeons que Mlle Desbordes (Marceline-Félicité-Josèphe), alors âgée de dix-sept ans, se voyait forcée de se juger très heureuse d’avoir été engagée comme « jeune première, forte seconde ingénuité, seconde et troisième amoureuse d’opéra, et danseuse ». Quel métier ! Il s’est longtemps prolongé dans les provinces : nous avons connu d’excellents artistes, obligés d’interpréter coup sur coup le drame, la comédie, le vaudeville et de chanter, la même semaine, dans les chœurs d’opérette. Le tout pour des salaires dérisoires. La fiancée de Valmore avait connu cela. On lui jetait des bouquets, et elle mourait de faim.

Sa seule consolation venait de la présence de ses sœurs Eugénie et Cécile, accourues pour la rejoindre, et qui soutenaient son courage. Plus heureuses, ou plus modestes, elles ne quitteraient pas la Normandie : elles n’allaient pas tarder, en effet, à s’y marier, l’une à Charleval et l’autre aux Andelys.

Marceline, au contraire, ne s’arrêtait pas longtemps à Rouen. Il paraît qu’à cette époque, elle chantait fort bien les dugazons. Ah ! le bon M. Mouton pourrait être fier de son élève ! Voici que les célèbres chanteurs Elleviou et Martin, passant en tournée, daignèrent la remarquer, et apprécier sa physionomie douce et mélancolique, sa diction pure aux inflexions justes et variées, ses gestes simples et aisés. Dès leur retour à Paris, ils la signalèrent à leur maître Grétry, qui cherchait une interprète de ce genre pour la reprise de son opéra-comique, Lisbeth. Il les écouta, s’intéressa à cette petite provinciale ignorée, et l’appela près de lui.

Il jugea qu’on ne l’avait pas trompé ; et sachant qu’elle se trouvait sans ressources, il la recueillit chez lui, en la confiant à sa fidèle servante Jeannette ; il la fit travailler lui-même et prépara son entrée à l’Opéra-Comique.

Marceline débuta place des Italiens, le 29 décembre 1804, et fut adoptée d’emblée dans Lisbeth, de son maître, et dans Le Prisonnier ou la Ressemblance, de Della Maria.

La seconde de ces deux pièces n’avait pas grande importance, petit opéra-comique en un acte, qui ne valait que par d’agréables couplets : « Lorsque dans une tour obscure »… ou de jolis refrains : « La pitié n’est pas de l’amour ». La première s’imposait autrement à l’attention. Favière y avait transposé pour la musique une pièce tirée par Pigault-Lebrun d’une nouvelle célèbre de Florian : Claudine.

Lisbeth, c’est Claudine ; un rôle dont on raffolait depuis cinq ou six ans sur tous les théâtres : l’éternelle jeune fille séduite, qui se voue à un dur métier pour élever son enfant, et qui, après les plus douloureuses péripéties, offre sa vie pour le séducteur qui l’a délaissée… Le librettiste n’avait eu qu’un tort : celui d’introduire Gessner dans l’action et de lui permettre d’y déclamer d’assommantes tirades philosophiques. Mais la partition de Grétry, notamment une romance très prenante, charmait le public, et la jeune dugazon lui donnait une émotion très communicative. Elle semblait n’avoir été rudement bousculée par la vie que pour mieux incarner ces personnages tremblants et sacrifiés. De quel accent ne dirait-elle pas plus tard aux côtés d’Achille-Valmore ?

Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi ;
Quand vous commanderez, vous serez obéi…

Un admirateur lui adressait des vers :

Tu nous dois le bonheur dans plus d’un rôle encore,
Et le début heureux que tu fais aujourd’hui
Des beaux jours qu’il promet est la riante aurore.

Tandis que le Journal des Débats imprimait :

Après Mlle Mars, il n’y a point à Paris d’ingénuité qu’elle n’égale ou ne surpasse ; elle n’est pas niaise comme il arrive quelquefois aux innocentes des autres théâtres, elle n’est que franche et naïve ; l’accent juste, vrai, une excellente tenue, beaucoup d’aisance, de simplicité, de naturel…

À ce moment, elle se crut certainement partie pour la gloire. Jamais avancement plus rapide, puisque, si l’on ne considère pas le vagabondage misérable qui avait précédé, elle venait en trois ans, sans études préalables, de conquérir sa place sur une des scènes les plus en vue de Paris. Et cette place, elle la gardait. On l’applaudissait dans la Jeune Prude et dans Camille, de Dalayrac ; dans Le Calife de Bagdad, de Boïeldieu ; au mois de mars suivant, elle créait Julie ou le Pot de fleurs, de Fay et Spontini, sur le livret d’un certain M. Jars, député du Rhône. Ce Jars, d’ailleurs, ne l’oublia jamais.

Grétry continuait à l’admirer ; il l’appelait « la petite reine détrônée ». Il n’eut de cesse qu’il lui fît reprendre une de ses plus délicieuses œuvres, ce Tableau parlant, qu’il avait écrit, trente-cinq ans en çà, sur une comédie en un acte d’Anseaume.

Le Tableau parlant, à la fois bluette et farce, unit la pantomime italienne à la traditionnelle intrigue française. Cassandre, tuteur et amoureux d’Isabelle, se décide à l’épouser, car Léandre, son neveu, qui lui faisait la cour, est parti pour Cayenne. Mais alors survient Pierrot, valet de ce Léandre, Pierrot amoureux de la soubrette Colombine… Il annonce le retour de son maître. Comme on prépare un dîner pour le recevoir, Cassandre s’en aperçoit, et pour surveiller les amants, se cache derrière un portrait, d’où il assistera à tout sans être vu. De là s’ensuivent, jusqu’au double mariage final, des scènes d’un comique facile, où acteurs et chanteurs — brillaient à qui mieux mieux.

Cependant, Marceline se trouvait plus à l’aise dans des œuvres moins légères et plus sentimentales. Elle faisait couler des ruisseaux de larmes dans deux pièces de J.-N. Bouilly : L’Abbé de l’Épée et Madame de Sévigné, machines assez énormes créées au Théâtre-Français.

Elle se montra, paraît-il, prodigieusement touchante dans le rôle historique du pauvre petit sourd-muet, fils du comte de Solar, égaré dans Paris par un tuteur indigne. Le vertueux abbé de l’Epée le recueillait, l’élevait, se rendait compte de son origine. Aussi, malgré les faux témoins, les papiers truqués, et grâce à la générosité du propre fils du traître, il arrivait, mieux que dans l’histoire, à écraser l’usurpateur et à faire triompher l’innocence persécutée.

Cette innocence, c’était Mlle Desbordes. Nulle ne l’aurait incarnée mieux qu’elle ; aussi garderait-elle le rôle à son répertoire. L’abbé, c’était le grand comédien Monvel, qui lui donna une ampleur et une autorité extraordinaires. Plus tard, M. Valmore, aux côtés de sa femme, s’y essaierait à son tour.

Quant à Madame de Sévigné, la pièce, malgré ses vers amphigouriques et rocailleux, ne constituait qu’une sorte de mélodrame, consacré aux malheurs de la marquise et aux frasques de son fils Charles. Celui-ci joue comme un perdu, séduit une paysanne, Charlotte : on a déjà deviné que, puisqu’il y avait là une fille séduite, ce devait être Marceline… À la fin, grâce à l’intervention du bon jardinier Pilois, tout s’arrangeait, non sans que l’on eût beaucoup pleuré. Et Bouilly se montrait tellement ravi de son interprète qu’il promettait d’écrire un rôle pour elle, un rôle avec beaucoup de larmes.

… Bref, elle semblait tout à fait lancée, et cependant, au bout d’un an, après avoir joué encore Paul et Virginie, et chanté, Le Grand-Père ou les deux ânes, petit opéra de Jadin, elle ne crut pas pouvoir renouveler son engagement.

Pourquoi cela ? Nous nous trouvons ici en présence d’un de ces arrêts singuliers et brusques, d’une de ces secousses qui ont cahoté toute l’existence de Marceline. Si, à ce moment, elle avait eu la patience d’attendre, sa carrière théâtrale était assurée. Hélas ! la chose s’avérait impossible. Elle n’avait pu continuer d’abuser de l’hospitalité de Grétry, car elle était fière, et ses appointements ne lui permettaient pas de vivre. Comme à Rouen, beaucoup de fleurs, mais pas d’argent. Il lui en aurait fallu pourtant, non pas pour elle, mais pour son père, pour son oncle, pour son frère Félix : « Je pleure pour mon frère depuis l’âge de dix ans », avoua-t-elle un jour. Pour la première fois, elle songea au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, qui, lui, rémunérait sérieusement ses pensionnaires. Elle en obtint la promesse de 4.800 francs par an : un éblouissement. Comment eût-elle tergiversé ? Elle dit adieu à Grétry, à Paris, à la gloire. À l’automne de 1807, elle reprenait son répertoire en Belgique, d’ailleurs alors territoire français.

La vie théâtrale — comme toute vie artistique — a pour caractéristique essentielle l’instabilité. Notre forte seconde ingénuité n’eut pas le temps de jouir beaucoup de sa nouvelle situation. Pour s’être montré trop généreux peut-être, son directeur se heurta à de terribles embarras, fut obligé, dès le mois d’avril 1808, de déposer son bilan… Marceline et ses camarades, traînant l’aile et tirant le pied, s’échappèrent du navire qui faisait eau. Elle retomba sur le pavé de Paris, six mois après l’avoir quitté !

Elle y retombait sans engagement, et presque sans ressources. Recommençait pour elle, à peine majeure, la dure bataille pour le pain. Qui va l’aider, cette fois ? Ce ne sera plus Grétry. Le docteur Alibert, médecin de l’Opéra-Comique, rimeur aimable, le remplaça autant que faire se pouvait. Il lui procura quelques cachets au Théâtre Feydeau. Jusqu’où alla leur intimité ? Il faut poser cette question, sans songer ni à s’en offusquer, ni à la résoudre.

Cette amitié masculine, sans conteste, l’occupa et la soutint quelque temps. Le médecin-poète, de son côté, s’était attaché à cette pauvre frêle fleur, livrée aux coulisses par la folie de sa mère ; il devinait ce qu’il y avait en elle de supérieur aux multiples petites cabotines qu’il connaissait. Il eut la révélation des premiers vers qu’elle fredonnait alors, et, qui devaient tant exciter l’admiration et la vanité de Valmore. Pour composer plus sûrement ses tendres romances, Marceline apprenait la harpe et la guitare, fort à la mode en ce temps-là, et qui convenaient si bien à ses inspirations.

Du côté féminin, elle ne se trouvait pas complètement abandonnée. De cette époque datent, en effet, ses relations avec Alexandrine-Caroline Chevalier de Lavit, issue d’un métis du Cap, épouse du danseur Branchu.

Jamais il n’y eut entre deux amies contraste plus violent. La grosse créole, élève de Garat, était une femme vulgaire, qui avait triomphé jusque-là dans ce qu’on appelait la tragédie hurlée ; mais, en décembre précédent, Spontini lui avait fait créer La Vestale, en modifiant complètement sa manière. Désormais, elle serait, malgré son extérieur commun, une admirable cantatrice, tellement acclamée dans la Didon, de Marmontel et Piccini, dans l’Alceste, de Glück, que l’Empereur lui-même avait voulu, disait-on, la complimenter de très près. Elle ne s’effarouchait pas de grand’-chose. Jusqu’à la fin, à travers une existence un peu bousculée par la mort de son mari chez les aliénés, elle ferait profiter sa jeune amie de sa faveur, de ses ressources, et aussi de ses conseils, qui n’étaient pas tous très bons.

Il y avait encore Délie Amoreux, née en Grèce, d’un consul général de Louis XVI à Smyrne, et grande coquette à l’Odéon. M. Valmore, qui la connaissait, l’a ainsi dépeinte :

Talent passable, mais de grands yeux orientaux, un grand éclat, des traits réguliers, fort séduisante. Elle ne manquait pas d’esprit, ne médisait jamais, ne cherchait point à nuire à ses camarades. Cœur excellent et facile. Jalouse pourtant.

En réalité, une joyeuse commère, qui, elle, ne devait nullement plaire à Napoléon, car elle raffolait des Anglais et de leurs goûts ; elle devait même finir à Londres, auprès d’un lord immensément riche. Pour le moment, sa plus grande joie était de souper gaiement avec des gentlemen, en des festins où ne manquaient ni roastbeefs ni beefsteaks.

Ce n’étaient pas ces deux compagnes, qui pouvaient garder à Marceline la mélancolie spiritualisée qui jusqu’alors lui avait tenu lieu de vertu ; Délie, tout particulièrement, allait doucement l’entraîner en un chemin redoutable, où elle côtoierait l’abîme.