Le Roman conjugal de Monsieur Valmore/05

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Les éditions de France (p. 63-72).

V

LE FIANCÉ


Ce passé douloureux, cahoté, lamentable, Valmore n’en connaissait que les grandes lignes. Il lui aurait été très difficile de le reconstituer en détail, d’en imaginer les multiples soubresauts. Il était encore jeune et, comme la plupart des comédiens, beaucoup trop occupé de lui-même pour avoir le temps d’observer les autres.

Ce qui l’avait séduit avant tout dans Marceline, c’est qu’elle avait gardé de son honorable origine une éducation délicate, qui la mettait tout de suite à part de ses compagnes. De tout temps, les actrices se dédommagent par le débraillé de leur intimité de la tenue que la scène leur impose : l’ingénue est débauchée, la grande coquette ne dédaigne pas les mots grossiers, la duègne abonde en plaisanteries de mauvais goût. Il n’en était pas ainsi avec Marceline, que la poésie, l’amour et la douleur avaient soigneusement gardée de toute vulgarité.

Valmore recherchait la distinction. Il se flattait d’appartenir à un milieu des plus élevés. Il s’appelait de son véritable nom Prosper Lanchantin, et il aimait à laisser entendre qu’il n’avait pas abandonné ce nom parce qu’il eût paru un peu ridicule pour jouer la tragédie, mais, au contraire, parce qu’il s’avérait trop glorieux. Il était, en effet, le neveu du général baron Lanchantin, tué d’un boulet de canon à Krasnoé, pendant la campagne de Russie, et ce grand personnage n’aurait pas permis sans doute que son nom figurât sur des affiches de théâtre… Au vrai, en se prêtant à cette légende, le jeune tragédien n’omettait qu’une chose : c’est que si son père se nommait Lanchantin à l’état civil, il était, lui aussi, connu comme Valmore sur les nombreuses scènes de province où il avait longtemps joué.

La profession paternelle explique la petite enfance de Prosper et comment, après être né à Rouen par hasard, il avait rencontré Marceline à Bordeaux. Plus tard, elle en fit un poème, quand leur destinée aventureuse les ramena aux bords de la Gironde :

Salut ! rivage aimé de ma timide enfance
Où de ma vie en fleur le songe a commencé !…
… Mon cœur inoccupé, trop jeune pour l’amour,
Sentit en l’écoutant, qu’il aimerait, un jour.
Un bel enfant dès lors troubla ma rêverie ;

Je le baisai, distraite, et ce baiser fut doux.
J’en entretins longtemps ma mémoire attendrie ;
Il me l’a bien rendu, car il est mon époux[1].

À tout prendre, la vocation de Valmore apparaît infiniment plus logique et plus naturelle que celle de sa fiancée. Il avait beau avoir un héros guerrier pour oncle, il n’en avait pas moins grandi parmi les boucliers de carton et les casques de fer-blanc. Il était, lui aussi, un simple enfant de la balle, et comme son père n’avait cessé de rugir les tirades de M. de Voltaire aux provinciaux ahuris, en les mêlant au Siège de Calais, de du Belloy, ou à La Veuve du Malabar, de Lemierre, il était pleinement persuadé que l’effort de l’esprit humain se circonscrit dans les cinq actes d’une tragédie. Quoi de plus noble que de s’exprimer en périphrases, de faire sonner les alexandrins, de n’interpeller les gens qu’avec de flatteuses épithètes : « Vertueux Châtillon… digne Nérestan… Héros infortuné ?… » Si le pli professionnel déforme si curieusement les acteurs, au point d’interposer constamment entre eux et la réalité une sorte de voile d’illusions et de mirage, que sera-ce pour ceux qui sont nés, ont grandi dans les coulisses ? De tous les artistes, certainement, ils seront les moins capables d’embrasser une autre profession. On les a raillés parfois ; on devrait bien plutôt les plaindre, car leur emploi est devenu pour eux une seconde nature dont ils ne se sépareront qu’avec un véritable déchirement.

Il devait en être ainsi pour Prosper Valmore, car, dès ses premières années, on lui prédit le plus brillant avenir ; celui que son père avait toujours rêvé, sans pouvoir l’atteindre, roulant de théâtre en théâtre, sans jamais fixer sa destinée, malheureuse cigale de plus dans un pays où il y en a tant !

L’enfant serait beau ; il était bien bâti, élégamment proportionné ; ses traits étaient réguliers et fins, d’admirables cheveux blonds ruisselaient en cascade sur ses épaules. Il avait la voix claire et bien timbrée, malgré une gorge délicate qu’il faudrait soigner avec attention. Dès qu’il put s’exprimer correctement, avant même de savoir lire, il débita le récit de Théramène et l’apostrophe de Lusignan. Son père se consolait de ses propres déboires et de sa gêne, en se disant : « Ma gloire, la voilà ! »

Préparé de la sorte, n’étudiant la grammaire et l’histoire que dans la mesure où elles servaient au théâtre, Prosper connut d’excellents débuts. La chance même, qui devait lui faire si cruellement défaut plus tard, commença par le servir. Une grande artiste s’intéressa à lui, et la chose est d’autant plus extraordinaire qu’elle se nommait Mlle Raucourt. Il arrivait, en effet, que Mlle Raucourt, en courant les provinces, y remarquât les jeunes talents : c’est à elle que la France dut Mlle George ; mais, en général, elle ne faisait attention qu’aux femmes.

Prosper fut-il une exception triomphante, le Phaon de cette Sapho ? On l’ignore, et il ne s’en est jamais vanté. Ou bien peut-être sa grâce adolescente de jeune dieu troubla-t-elle d’un charme ambigu la tragédienne mûrissante ? Toujours est-il qu’elle le couvrit de sa haute protection, lui aplanit vers le Théâtre-Français les chemins que son père n’avait pu fouler. Elle alla même plus loin. À une époque particulièrement périlleuse pour les jeunes célibataires robustes, à la veille de la campagne de Russie, elle parvint à le faire exempter de la conscription. Prosper estimait, en effet, que son oncle représentait avec assez d’éclat la famille Lanchantin aux armées pour qu’il pût se dispenser d’y courir. Il n’en aurait que plus d’ardeur pour rivaliser avec M. Lafont dans les rôles héroïques de chevaliers, et pour être, avec une flamme incomparable, le Cid, le jeune Horace, Nérestan ou Tancrède :

À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !
… Conservez ma devise : elle est chère à mon cœur ;
Elle a dans mes combats soutenu ma vaillance ;
Elle conduit mes pas et fait mon espérance ;
Les mots en sont sacrés : c’est l’amour et l’honneur !

Mais, comme M. Lafont n’était nullement pressé de céder sa place, qu’il conserverait, comme tous les « chevaliers », jusqu’aux plus extrêmes limites de l’âge, Valmore s’essaya également dans la comédie, bien que ce genre lui agréât infiniment moins. Il plaisait particulièrement dans le rôle de Jupiter, d’Amphitryon, qui séduisit plus tard Mounet-Sully. Sa resplendissante beauté juvénile y faisait merveille. Un murmure flatteur saluait son apparition finale, en robe d’or, dans les nuages habilement machinés. Il était vraiment superbe, avec son foudre et son aigle, tandis que roulait un tonnerre de zinc.

Regarde, Amphitryon, quel est ton imposteur,
Et sous tes propres traits vois Jupiter paraître :
À ces marques tu peux aisément le connaître ;
Et c’est assez, je crois, pour remettre ton cœur
Dans l’état auquel il doit être,
Et rétablir chez toi la paix et la douceur.

Sa voix éclatante martelait déjà les vers avec autorité, sinon avec finesse. Il se croyait le maître des dieux. Malheureusement, un soir, le 2 mai 1813, sa fougue orgueilleuse l’emporta trop loin. Au moment qu’il voulait terminer avec un grand effet :

Les paroles de Jupiter
Sont des arrêts des destinées,

au lieu de disparaître dans les nues, il s’effondra dans le décor avec un bruit affreux. Un câble s’était rompu, la plate-forme basculait, et Zeus dégringolait du haut du cintre sur le plateau. Ce fut, sur le premier moment, une grande émotion. On le crut mort. Il n’était que blessé. Les jeunes gens de cette espèce savent choir à la manière des chats.

Il n’en demeura pas moins alité assez longtemps pour que les intrigues se fissent jour. Les artistes trop beaux y sont exposés, malgré la faveur des vieilles tragédiennes. On le congédia de ce Théâtre-Français, où il avait pénétré si facilement, où il ne rentrerait plus. Il allait devenir, comme son père, un acteur de province.

Cependant, de tels débuts lui donnaient des titres. Il trouva place bientôt à Nantes, puis à Bruxelles, où il devait rencontrer Marceline.

On a beaucoup dénigré Prosper Valmore, au moins comme acteur. Certains ont voulu voir en lui le prototype de ce Delobelle, auquel, bien longtemps après, Alphonse Daudet devait conférer une fâcheuse immortalité. Notre dessein, en écrivant ces pages, est bien différent. Il n’est pas prouvé que ce tragédien fut sans talent et, malgré de pénibles échecs, il lui arriva de fournir en province, avec beaucoup de mérite, une carrière honorable. Sa femme, un jour qu’elle le sentait découragé, lui a rendu justice, en camarade :

Il est certain, mon bon ange, lui écrivait-elle, que quand tu te possèdes, je ne te connais pas de rival au théâtre. Ta chère voix a des physionomies aussi mobiles que ton visage, et, quand elle est dans ses beaux jours, je sais qu’il y en a peu d’aussi pénétrantes, car la prononciation est aussi distinguée que celle de Mlle Mars. Accepte cela de ton juge le plus sincère…

Seulement, ce qui perdait un artiste doué d’aussi précieuses qualités, c’est qu’il resterait toute sa vie un classique impénitent. Élevé dans le culte de la tragédie, il ne comprendrait jamais que son règne était passé avec celui de l’Ancien Régime, que la formidable secousse de 1789 avait singulièrement modifié le monde intellectuel.

— Quand seras-tu délivré des Grecs et des Romains, autre part que dans ta bibliothèque ? lui demandait sa femme. Je voudrais que tu vendisses dans deux mois ton dernier manteau.

Le pire, pour l’existence qu’il était appelé à mener, c’est qu’il s’efforçait, dans l’intimité, de se faire une âme cornélienne. Chaque jour, il établissait son examen de conscience et ne se pardonnait rien. Un brave garçon, un peu agaçant.

Comment, dira-t-on, avec un pareil état d’esprit, avait-il lié sa vie à celle d’une comédienne dont le passé lui apparaissait à tout le moins un peu obscur ? Il ne pouvait en aucune manière ignorer que sa fiancée avait eu un petit bâtard, mort à Bruxelles même, l’année précédente. D’ailleurs, l’eût-il seulement soupçonné, que Marceline le lui aurait avoué, surtout devant le trouble et les angoisses que lui avaient donnés ses premières avances.

Les confidences s’arrêtèrent là. Avouer sa faute, sa maternité, comme une chose de notoriété publique, c’était relativement facile. Ce deuil, au premier chef, s’avérait comme le principal motif de son acceptation. Mais comment toucher à la plaie encore vive de l’amour, cause première de ces maux ? Le nom d’aucun séducteur ne fut prononcé, et Valmore n’insista pas. Il demeura, il devait demeurer dans le doute toute sa vie, et ce fut son tourment, car il n’était ni sceptique, ni indifférent, ni amoral ; bien plus, un feu secret le brûlerait longtemps, celui de la jalousie, étouffé au dehors par la timidité, une vergogne d’amour-propre, la crainte de blesser, — car Marceline ne parlait jamais de ceux qui furent ses intimes, et surtout de celui-là qui lui tenait davantage au cœur. Silence complet ou dénégations passionnées. Rien de plus invraisemblable en apparence, et pourtant rien de plus naturel ni de plus vrai.

Mais ce que sa femme ne disait pas, elle le chantait. Cette âme passionnée et blessée exhalerait une mélodie qui traverserait les années. Ce serait elle, le poète de ces mornes saisons, et non point MM. Raynouard, Népomucène Lemercier, Écouchard Lebrun ou Luce de Lancival… Cela, M. Valmore serait bien loin de le supposer ; il comprendrait cependant que dans ces romances et ces élégies frémissait une passion persistante dont il ne pouvait, malgré sa fatuité, se croire l’objet. Et alors, il vivrait dans un état de crainte, d’irritation, d’incertitude, qui ferait de sa vie intime un extraordinaire roman.

Aujourd’hui, il n’en était pas question. Il épousait une camarade à laquelle tout promettait un bel avenir. Elle se jetait dans ses bras, et son passé douteux tombait derrière elle comme un paquet de loques. Ils seraient heureux.

Admirons les écrivains qui aiment à terminer leurs livres par un mariage. Comme si un mariage achevait quelque chose ! Il commence, au contraire. C’est par lui que se dessinent les perspectives inconnues.

  1. Le Retour à Bordeaux.