Le Roman conjugal de Monsieur Valmore/10

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Les éditions de France (p. 199-216).

X

ÉLOIGNEMENT D’UN VIEIL AMI


À partir de 1840, il ne fut plus question de Latouche dans la famille Valmore. Le portrait une fois rendu, la lettre déchirée et brûlée, les explications de sa femme vainement attendues, Prosper n’avait plus aucune raison de s’occuper de son ancien protecteur. Il ne devait jamais le revoir. Il n’en continuerait pas moins, durant plusieurs années encore, jusqu’au seuil de la vieillesse, à obséder Marceline de ses questions aussi peu délicates que peu perspicaces. Et, celle-ci, constamment retournée sur le gril, le supplierait de chasser les « souvenirs poignardants » qui la tuent. Il remonte, en effet, très haut, avant leur mariage ; et ce sont des débats lamentables entre ce couple plus que mûrissant. Marceline est obligée de reconnaître que, dans sa jeunesse, elle a commis des « erreurs inévitables » ; et elle s’écrie :

— Pourquoi n’étais-je pas digne de toi ? Pourquoi cette idée humiliante a-t-elle eu l’influence la plus néfaste sur toute notre vie à deux ?

Ce sanglot exprime dans sa simplicité une des pensées les plus justes de la pauvre femme. Lui reprocher, trente ans après, de n’avoir pas vécu une jeunesse irréprochable, alors que les fautes de cette jeunesse étaient bien connues, quelle pénible querelle ! Quand on a un tempérament aussi jaloux, on n’épouse pas une comédienne, qui vient de perdre son enfant naturel ; ou si l’on décide de le faire, on ne doit pas avoir le mauvais goût de le lui reprocher plus tard.

À ces disputes, le nom de Latouche ne se trouvait jamais mêlé. Les enfants ne parlaient plus de lui. Hyacinthe renonça même formellement à son prénom et, dès 1841, ne signa plus qu’Ondine. Quant à leur mère, elle affectait de se désintéresser totalement de l’homme bizarre et séduisant dont sa vie douloureuse était encore hantée, et le serait, maladivement, jusqu’à la mort.

Lui, menait, à Aulnay-sous-Bois, une existence de véritable reclus. Il avait même songé, après la dernière crise qui avait secoué ses tristes jours, à vendre son ermitage du Val et à se retirer dans la Creuse. L’opération n’eût pas été mauvaise, car son habitation solitaire représentait pour lui de 1 000 à 1 200 francs de loyer. Or, on lui en offrait 24 000 francs peut-être, 20 000 à coup sûr. Cependant, il ne put s’y résoudre.

Il fallait dire adieu aux bois qui me connaissaient, a-t-il écrit plus tard, aux mousses grises, aux bruyères couleur de giroflée, à l’aménité surtout d’un paysage ravissant que j’ai appris à classer à sa juste valeur, depuis que j’ai revu les horizons du Berry. Chemins de sable ou de mousse, mouvement des coteaux, ombrages séculaires, où vous retrouver ? Quand je pense que j’ai mis en rivalité avec cet Eden, découvert par Chateaubriand et plus poétique que Velléda et René, un pays d’ornières raboteuses, où ne peuvent être en paix ni les rêveries ni les bottes, où chacune de vos semelles déplace un arpent du terrain d’autrui !

Évidemment, il n’était pas homme à vivre en province. Mais dans la paix de l’Île-de-France, à deux pas de Paris dont lui parvenaient les rumeurs, et où il pouvait aller se plonger s’il en ressentait l’envie, il calma peu à peu ses rancœurs. Deux volumes de vers, Les Adieux en 1843 et Les Agrestes, en 1844, témoignèrent de ce nouvel état d’esprit. Son ancienne combativité l’abandonnait. Il devenait meilleur. Il vieillissait.

Au mois d’août de cette année 1844, il avait accepté de dîner chez Mme G…, de Charleston, en compagnie de Lamennais et de Papineau, du Canada. Comme il se plaignait de son mauvais état de santé, la maîtresse de maison lui dit :

— Que parlez-vous de maladie ? Vous n’avez jamais eu vingt ans comme aujourd’hui.

— Hélas ! Madame, répondit-il avec amertume, je perds un à un tous mes péchés mortels.

Quelques instants à peine après cette boutade, il s’affaissait sur sa chaise. Il venait d’être frappé de congestion cérébrale, chose qu’il redoutait par-dessus tout depuis plus d’un an. Le 1er juin précédent, en effet, à la suite d’un accident demeuré inaperçu, il avait commencé à éprouver certains troubles de la parole, qui faisaient présager une paralysie de la langue.

Cette crise eut un résultat tout à fait inattendu : elle le rapprocha de sa femme, qu’il avait délaissée depuis trente-cinq ans environ. Il vint à Paris prendre un appartement dans la maison qu’elle habitait rue Notre-Dame-de-Lorette, mais à l’étage supérieur.

Avait-il caressé l’espoir, dicté par son égoïsme habituel, qu’elle accepterait de le soigner ? L’événement démontra qu’il avait calculé juste. En effet, cette excellente personne accueillit avec beaucoup de bonté ce mari tellement prodigue. Elle alla le voir, s’apitoya sur son état, sans lui adresser le moindre reproche, et l’entoura de ses soins. À toute heure, elle montait lui apporter des remèdes et des consolations, ce dont il était visiblement touché.

Il eût pu ainsi jouir d’une fin de vie tout à fait conjugale, après tant de vagabondages, si le destin n’en avait décidé autrement. Tandis qu’il se remettait peu à peu de sa nouvelle alerte, sa compagne, qui avait toujours été une valétudinaire, ne tardait pas à succomber, en 1845 : peut-être la fatigue de ces quelques mois avait-elle hâté son décès.

Latouche n’eut pas l’indécence de la pleurer bruyamment. Mais il écrivit à M. de Lourdoueix cette lettre pleine de tact :

Depuis de fort longues années, nous avions cessé d’être unis comme l’entend le monde ; jamais par les liens d’une réciproque et profonde amitié ! Que de soins touchants elle a eus de moi dans ses souffrances et combien je suis fier d’avoir adouci pour elle les pressentiments de sa perte[1]

En gage de parfaite réconciliation, Mme de Latouche avait laissé à son mari tout ce qu’elle possédait. Il pouvait donc se retirer à Aulnay avec les ressources nécessaires pour subvenir à ses besoins, pour parer à ses infirmités. Mais, déjà, dans de pareilles circonstances, l’argent seul se révélait insuffisant à susciter les dévouements indispensables.

Heureusement, après avoir perdu Marceline, Louise et sa femme, Latouche allait garder auprès de lui Pauline de Flaugergues. Nous le savons, elle avait reparu dans sa vie depuis 1841, mais ce n’est qu’après son veuvage qu’elle vint s’installer complètement avec lui. Il l’y avait conviée dans ces vers de La Vallée aux Loups :

… Et quand viendra la Parque, à la main meurtrière,
Du flambeau de mes jours incliner la lumière,
Heureux si je t’entends ! Assise auprès de moi,
Donne ta main si faible et qu’elle me soutienne ;
Et que ma bouche encor s’arrête sur la tienne,
Que mon dernier baiser soit mon dernier soupir,
Que tes yeux en pleurant me regardent mourir !

Marceline avait-elle quelque motif de détester cette rivale du bord de la tombe ? Si pénible que cela soit, quand on considère l’âge respectif de Latouche et de sa dernière amie, la laideur presque ridicule de Pauline, on est bien obligé tout de même de conclure, en lisant de tels vers, qu’il y avait encore ici de l’amour. Certes, Mlle de Flaugergues a écrit :

Il existe un amour qui n’est pas seulement
L’ardeur du plus bel âge et son propre tourment…
C’est l’âme qui de l’âme est éprise, et, dit-on,
Pensif, loin des cités, c’est le divin Platon
Qui rêva cet amour si profond et si tendre :
Les vulgaires esprits ne le sauraient comprendre,
Il ne peut envahir que les cœurs généreux.
… À la foule idolâtre

Ne demandez le nom de ce dieu sans autel.
Il n’est point de la terre, il s’élève immortel.

Mais, dans Son ermitage, elle a dit aussi :

Tu m’appelas ta sœur et ta fille et ta mère !
Tu me donnas des noms encor plus doux parfois[2]

Et quand il sera mort, elle poussera de tels cris de douleur qu’il nous importe fort peu de savoir si cette vieille fille a été, matériellement, la maîtresse de Latouche : ce qui est sûr, c’est qu’elle l’a passionnément aimé.

Née à Rodez, le 4 fructidor an VII (21 août 1799), elle avait contracté de très bonne heure la douce manie de la littérature. Élevée à Saint-Denis, où elle devint une polyglotte remarquable — elle connaissait douze langues anciennes et modernes — elle ne tarda pas à répandre ses productions poétiques dans les cénacles de la province et de la capitale. Dès 1829, elle traduit le poème de lord Haygart sur son voyage en Grèce ; en 1833, c’est le tour des Infants de Lara ; elle s’émeut, dans le Journal des Femmes, sur la mort de Walter Scott ; elle concourt aux Jeux Floraux, et son premier recueil de poésies, en 1835, s’intitule La Violette d’Or en souvenir de la légende des troubadours couronnés par l’hypothétique Clémence Isaure. On parle d’elle dans les salons parisiens et notamment chez Sophie Gay.

La mort de son père, survenue en 1836, fut pour elle une véritable catastrophe. Elle admirait autant qu’elle aimait cet homme aux aptitudes multiples, savant, homme politique, philosophe, orateur, qui, très fier de sa fille, la soutenait efficacement et l’aidait dans sa conquête de la renommée. Brusquement, elle se trouva seule, en plein désarroi. Un instant, elle songea à prendre le voile. Puis elle se ravisa et partit pour le Portugal.

Elle en revint en 1840, à bord du vaisseau l’Ibérie, et, comme Marceline rentrant des Antilles, elle se fit attacher au grand mât, sur le pont, pour repaître ses yeux d’une épouvantable tempête : les femmes de lettres romantiques avaient toutes les mêmes goûts.

Elle rapportait de Lisbonne quelques ressources, un peu d’expérience et un volume de vers : Au bord du Tage. C’est sans doute pour trouver un éditeur qu’elle se présenta, elle aussi, au Val, avec un chapeau de paille d’Italie et un imposant schall en cachemire. Latouche était seul. Il s’ennuyait affreusement. Elle conçut pour lui ce que l’amour peut inspirer de plus ardent et de plus fort.

Pour vivre avec le poète qu’elle idolâtrait, Mlle de Flaugergues eut à vaincre bien d’autres préjugés que n’en avait jadis rencontré Marceline. Elle appartenait à une famille et à un milieu qui ne savaient pas en faire fi. Aussi tourna-t-elle la difficulté avec une rouerie innocente. Aux yeux de ses lointains et naïfs compatriotes, Latouche, républicain sceptique et anticlérical, se changea en quelque vénérable chanoine achevant ses jours en odeur de sainteté.

Mon père, écrivait-elle à une de ses parentes, m’a recommandée en mourant à l’abbé de La Touche, qui prend soin de moi comme si j’étais sa fille, et il me conserve la même amitié qu’il avait pour mon père…

Fallait-il qu’on eût oublié dans ces paisibles châteaux du Rouergue les lettres du Sténographe parisien !

D’ailleurs, l’innocent subterfuge de Pauline se rapprochait bien vite de la réalité. Qu’était-elle, sinon une sorte de sœur de charité laïque auprès d’un malade dont l’état ne cessait d’empirer ? Avec l’âge et surtout les infirmités, Latouche s’était replié sur lui-même ; il n’apparaissait plus que comme un petit vieillard, maussade, aigri, envieux, quinteux, avare, qui vivait de fruits et de lait, et ne conservait quelque générosité que pour l’installation et l’ameublement. Sa misère physique augmentait l’irritabilité de ce caractère dont Marceline avait déjà tant souffert. Il grognait sans discontinuer. Parfois, insatisfait encore de sa violence, il s’oubliait jusqu’à frapper la pauvre femme, petite, mince, vêtue comme une religieuse avec sa robe noire et son bonnet blanc, et qui s’empressait à le servir.

Ce que cette intelligente, courageuse et modeste femme a souffert auprès de ce mourant si aimé, a écrit George Sand, nul ne le saura jamais, car jamais une plainte ne sortira de son cœur. Jamais un regard, jamais un soupir d’impatience ou de découragement ne firent pressentir au malade ou à ses amis l’énormité d’une tâche si rude pour un être si frêle[3].

Cette existence d’abnégation que, seul, peut expliquer l’amour en ce qu’il a de plus réellement passionné, dura de cinq à six ans. Enfin, le 27 février 1851, à midi, après un délire où Latouche, mourant en poète comme il avait vécu, murmurait des lambeaux de vers, Pauline lui ferma les yeux. Son roman était interrompu, sinon terminé. Elle fit ouvrir le corps de son ami, se fit donner son cœur, qu’elle mit pieusement dans un coffret de métal ; elle enterra ce reliquaire au pied d’un mélèze que l’ermite chérissait d’une dilection particulière. Le reste de la dépouille mortelle fut inhumé au cimetière de Châtenay.

La vie de la Portugaise est désormais plus calme, mais toujours en fonction du disparu. Elle lui élève un caveau funéraire, sur lequel elle fait graver les inscriptions suivantes :

H. De Latouche
patriae litteris amicitiae vitam consecravit.

Et, sur le tombeau ces vers :

Confiés à la terre ainsi qu’un grain futile,
Nous en ressortirons sous ton regard fertile,
Mon Dieu ! Refleuris-nous par tes dons inconnus,
À des cœurs sans verdure, à des fronts déjà nus,
Viens imposer demain ta féconde puissance !
La mort, c’est le printemps, c’est notre renaissance.

Plus tard, elle ajouta à la noble sépulture l’admirable médaillon que David d’Angers. avait fait naguère de ce borgne adoré.

Tous les jours, été comme hiver, cette courageuse amante de cinquante-deux ans allait à Châtenay ; elle passait la plus grande partie de son temps au cimetière ; on disait même qu’elle y restait la nuit. Le reste de sa vie, elle le consacrait à son ami. En 1852, elle publiait ses derniers poèmes, intitulés : Encore adieu. Quand, en 1854, elle donna à l’impression son propre recueil, Les Bruyères, c’était en hommage à Latouche.

Ah ! ne me parlez pas de fuir cette retraite ;
Ah ! ne me dites plus que ces lieux sont déserts ;
Ici, tout me le rend, ici son vœu m’arrête :
C’est encor mon Eden, c’est tout mon univers.


Je suis seule partout, hors de ce cher asile
Où, sans effroi, je passe et mes nuits et mes jours ;
Car pour me protéger contre tout être hostile
Quelque chose de lui sur moi plane toujours.

En vain, au sombre appel de la cloche vibrante,
Ils me l’ont pris, gisant sous le plomb du cercueil ;
En vain, environné d’une foule pleurante,
De son doux ermitage il a franchi le seuil.

Il n’est pas tout entier là-bas sous cette pierre
Où mes mains, chaque jour, posent de tristes fleurs.
Il est, il est ici, l’accent de ma prière
L’attire, et d’un soupir il répond à mes pleurs…


On sait comment se termina cette étonnante histoire. Lorsque, au bout de vingt ans, les Prussiens envahirent la France et vinrent investir Paris, le maire de Châtenay fut obligé d’employer la force pour arracher Pauline de l’ermitage du Val ; alors, elle se réfugia dans la capitale assiégée, au couvent des dames de la Retraite, où elle fut blessée par un obus qui avait crevé le plafond de sa chambre.

Réchappée de la guerre, elle s’empressa de revenir à Aulnay. Quel désastre ! La maison que Latouche lui avait léguée, avec tout ce qui lui restait, présentait l’aspect le plus affreux. Une troupe de Bavarois l’avait saccagée, dispersant les meubles, les livres, les portraits, jusqu’aux irremplaçables manuscrits d’André Chénier. La soldatesque était allée, dans sa rage destructrice, jusqu’à fouiller au pied du mélèze sacré, à exhumer le précieux coffret, et à disperser au vent la cendre du poète !

On peut imaginer le désespoir de la pauvre vieille Pauline devant de telles constatations. Elle essaya de relever, de nettoyer les ruines, de rassembler les débris de son cher passé. Elle se heurtait alors à de nouvelles difficultés, à la terrible : question d’argent. Si bien qu’elle se vit obligée de vendre l’ermitage, moyennant une rente viagère qui assurerait ses derniers jours.

Déchirement sans nom ! Quand il fallut exécuter ce qu’elle avait signé, elle crut qu’on lui arrachait l’âme. Elle se cramponnait aux murs, jetait des cris aigus. On dut la transporter à l’asile Sainte-Anne d’Auray, à Châtillon, où elle mourut le 2 février 1878. Elle avait survécu vingt-sept ans à son poète, qu’elle vint rejoindre dans son caveau, à la place qu’elle s’était préparée.

Y trouva-t-elle enfin le repos ? Non, hélas ! comme si Latouche, même au delà de la tombe, devait infliger à celles qui l’aimaient de perpétuelles tribulations !

En 1916, leur sépulcre fut violé : le cercueil de l’ermite brisé, les lames de plomb arrachées, le squelette changé brutalement de place. Qu’avaient voulu les malfaiteurs ? Pensaient-ils découvrir là des trésors, peut-être des papiers inédits de Chénier, de Balzac, de Marceline Desbordes-Valmore ? Pauline, en effet, avait eu l’imprudence de noter dans Les Épaves, qu’une boîte de zinc, cachée, entre deux dalles, contenait les œuvres complètes de son unique ami, douze beaux volumes reliés, dont plusieurs imprimés sur parchemin. Mais, vraiment, les cambrioleurs se recrutent-ils parmi les gens de lettres ?

Aux dernières nouvelles, la sépulture du couple étonnant n’est pas encore assurée de sa concession à perpétuité. En 1930, la municipalité de Châtenay avait parlé de supprimer le caveau du poète, que ne représente plus dans la commune aucune postérité. Quelques fidèles l’ont priée de surseoir. Jusqu’à quand ?…



Latouche est un mort oublié. Quand il expira, nous venons de le voir, les Valmore l’avaient abandonné au dévouement, plein à la fois d’abnégation et d’exclusivisme, de la Portugaise.

Cependant Sainte-Beuve, qui était au courant de sa vie intime, savait bien que, malgré les déceptions, les mépris, les intrigues désespérées et la rupture, Marceline, mieux que personne, pourrait le renseigner sur lui. Il avait conservé avec elle des relations assez étroites pour lui permettre de prendre ce qu’on appelle aujourd’hui une « interview ». Voici le passage essentiel de la lettre qu’il en obtint, et où l’on parviendra facilement à lire tant de choses :

… Je n’ai pas défini, je n’ai pas deviné cette énigme obscure et brillante. J’en ai subi l’éblouissement et la crainte. C’était tantôt sombre comme un feu de forge dans une forêt, tantôt léger, clair comme une fête d’enfant ; un mot d’innocence, une candeur qu’il adorait, faisaient éclater en lui le rire franc d’une joie retrouvée, d’un espoir rendu. La reconnaissance alors se peignait si vive dans ce regard-là que toute idée de peur quittait les timides. C’était le bon esprit qui revivait dans son cœur tourmenté, bien défiant, je crois, bien avide de perfection humaine, à laquelle il voulait croire encore.

Il semblait souvent gêné de vivre et quand il se dégoûtait de l’illusion, quelle amertume venait s’étendre sur cette fête passagère !… Admirer était, je crois, le besoin le plus passionné de sa nature malade, car il était bien malade souvent, et bien malheureux !

Non, ce n’était pas un méchant, mais un malade, car l’apparition seule d’un défaut dans ses idoles le jetait dans un profond désespoir, ce n’est pas trop dire. Il en avait un quand nous l’avons connu. Jamais il n’en parlait ouvertement dans nos entretiens, qu’il cherchait sans doute pour distraire un passé plein d’orages.

Quelle organisation fut jamais plus mystérieuse que la sienne ? Pourtant, à force de charme, de douceur sincère, mon oncle, qu’il aimait tout à fait, mon oncle, d’un caractère droit, pittoresque et religieux, le jugeait simple, candide, affectueux. Il l’a été ! Il l’a été ! Et heureux et soulagé aussi de pouvoir l’être par cette affection tout unie[4]

M. Valmore ne lut certainement jamais cette lettre. Elle l’eût profondément surpris, et il n’y aurait compris goutte. Hé quoi ! C’était ainsi que, maintenant, sa femme jugeait l’ami dont elle l’avait obligé à se séparer, l’homme qu’elle lui avait montré méchant, aigri, sournois, débauché ! Comme elle avait changé dans ses appréciations, depuis douze ans ! La mort était passée par là, accomplissant son œuvre d’embellissement et d’oubli. Marceline ne se souvenait plus, elle ne voulait plus se souvenir des mauvaises heures d’abandon ou de trahison… Les jours les plus anciens remontaient du fond de sa mémoire, ces jours qui marquèrent sa vie d’une empreinte ineffaçable. Elle a beau ne pas vouloir se mettre en scène, écrire « nous » et non pas « moi », évoquer le souvenir de l’oncle Constant qui n’en peut mais, on sent bien que son cœur est plein. Il palpite entre les lignes. Et c’est animée des mêmes sentiments, toujours irrésistibles, qu’elle rimait ces vers, ces vers de sexagénaire, où se justifiait une fois de plus sa parole célèbre : « En amour, on a toujours vingt ans. »

Allez en paix, mon cher tourment,
Vous m’avez assez alarmée,
Assez émue, assez charmée,
Allez au loin, mon cher tourment !
Hélas ! mon invisible amant,
Votre nom seul suffira bien
Pour me retenir asservie ;
Il est alentour de ma vie
Roulé comme un ardent lien :
Ce nom vous remplacera bien…
De mon cœur ôtez votre main.

  1. Lettre du 22 janvier 1845.
  2. Les Bruyères.
  3. Notice de La Vallée aux Loups.
  4. Lettre du 18 mars 1851.