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Le Roman d’Hippolyte/II/13

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La Renaissance du livre (7p. 197-221).


XIII


Bien avant que le conflit austro-serbe eût pris une tournure plus grave, Joseph, effrayé par les éclairs dont fulgurait déjà l’horizon, était rentré à Bruxelles avec sa famille sans vouloir écouter l’ami Mosselman qui, insouciant et léger selon son habitude, prétendait demeurer tranquillement à Blankenberghe jusqu’à la fin des vacances.

Ses appréhensions n’étaient que trop fondées. Bientôt, un grand bruit d’armes retentissait dans toute l’Europe. En hâte, les nations mobilisaient ; car, embouchant son porte-voix d’apocalypse, l’Allemagne vociférait ses ultimatums.

Le 3 août, la guerre était déclarée et la Belgique envahie quelques jours après par les hordes germaniques, sur son refus d’obéir à l’injonction du Kaiser.

Quelle stupeur dans ce doux pays ! Et puis, quel frisson de patriotisme, quelle bravoure et quels exploits ! Liège avait barré la route à l’innumérable troupeau teuton et, brisant sa ruée, sauvait la France d’une attaque foudroyante…

Hippolyte et Michel avaient dû rejoindre leur régiment dès la fin de juillet. Casernés pendant une semaine dans une pauvre école de la rue du Canal où tout manquait, même l’eau ! les « Universitaires », déprimés déjà par la préparation du dernier examen, achevaient de se démoraliser dans les promiscuités et la puanteur de ce bouge, quand l’ordre arriva enfin de gagner la frontière. Une délivrance. Ils partirent avec des cris de joie au milieu des larmes…

Parmi ceux qui les avaient vus dans cette affreuse sentine, si pâles, si malingres, si affaiblis et ankylosés par les études, personne qui les crût capables de la moindre résistance. La plupart, d’ailleurs, ne semblaient-ils pas des enfants ?… Et c’est eux pourtant que l’on envoyait là-bas pour soutenir le premier choc de la plus puissante, de la plus brutale armée du monde !

Le 6 août, un court billet d’Hippolyte informait son beau-frère de l’imminence de l’action. « Le moment est grave, écrivait-il ; l’ennemi s’avance. Nous allons combattre… N’abandonne pas notre chère maman. Tâche de calmer ses angoisses. Sois sans crainte, on fera son devoir. Adieu, toutes mes pensées sont pour vous… »

Alors les journaux contèrent l’élan, l’intrépidité de nos troupes sous l’averse de feu. Les « enfants » s’étaient comportés en héros. Quel frémissement d’orgueil dans tout le pays ! Quelle admiration à travers le monde ! Mais quelles heures pour les mères !

Joseph et Adolphine n’osaient se confier leurs sinistres pressentiments ; dévorés d’inquiétude, ils pâlissaient à la lecture des éditions spéciales, sans ressentir encore aucune fierté devant l’héroïsme des Belges. À tout instant, ils se rencontraient dans le vestibule où ils venaient interroger la boîte aux lettres. Aucune nouvelle. Pourtant, on annonçait que la batille avait cessé le mercredi soir et que les régiments de ligne se repliaient à présent en bon ordre, tandis que les forts de Liège tonnaient toujours, semant la mort dans les rangs ennemis.

Que dire à la pauvre maman qui, à bout de larmes et de sanglots, méconnaissable, définitivement vieillie par l’angoisse, demeurait prostrée dans son fauteuil, muette, le regard effaré et fixe comme celui d’une visionnaire. À peine, si elle avait consenti à prendre quelque nourriture depuis le départ du benjamin. C’était une anxiété continuelle, sans soulagement. On craignait beaucoup pour sa raison. Quant au major, incapable de la réconforter, il subissait les événements en fataliste. Depuis longtemps, toute faconde l’avait quitté. Il ne parlait presque plus, enfoncé souvent dans des méditations, des souvenirs qui lui humectaient les yeux. Ses facultés baissaient du reste. L’âge était venu ; une sénilité précoce engourdissait son cerveau ; le vieil homme s’acagnardait de plus en plus à la maison, où, sans goût pour aucun travail, il errait d’une pièce à l’autre, toujours solennel et silencieux dans sa barbe grise, comme une sorte de Lothario bourgeois.

Un sombre désespoir s’emparait de toute la famille, quand le samedi matin la cuisinière de Joseph s’élança dans l’escalier en criant :

— Une lettre de M. Hippolyte ! Une lettre de M. Hippolyte !

Joseph et Adolphine tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Le « petit », comme ils le nommaient souvent, avait échappé au carnage. Quelques lignes seulement sur cette carte-lettre, mais combien émouvantes ! « Chers, rassurez vite maman et tout le monde. Comment j’existe encore, je n’en sais rien. Pas même une égratignure. Pourtant, je n’ai pas bronché. Ah, l’horrible vacarme ! Quels hurlements de détresse ! Quels spectacles d’épouvante ! Et moi qui n’avais jamais vu un mort ! Plus d’inquiétude à mon sujet. Nous voici au repos pour quelque temps… On va se refaire. Peut-être que c’est fini de combattre… À bientôt !

» P. S. — Michel vient de me rejoindre. Lui aussi est indemne. On se regarde avec stupéfaction. Serions-nous pas nos deux fantômes ? »

Quelques jours plus tard, une autre carte, timbrée de Hannut, leur apprenait que la troisième division continuait à se replier vers Louvain et qu’il n’y avait pas lieu de craindre pour le moment une action nouvelle.

Mme Platbrood était sortie de son accablement et renaissait à la vie ; la sollicitude de tous ses enfants, la confiance joyeuse de leurs exhortations, la foi naïve de la vieille Colette dans la bonne étoile d’Hippolyte, tout cela remontait peu à peu le courage de la pauvre mère et lui faisait reprendre goût à ses occupations accoutumées.

Sur ces entrefaites, Émile Platbrood, qui servait dans la garde civique d’Anvers, était tombé rue des Chartreux, apportant de fraîches nouvelles de son frère qu’il avait pu rencontrer la veille dans les environs de Waremme. On pouvait être rassuré : le « petit », un peu fatigué sans doute, se portait à merveille et ne manquait de rien. D’ailleurs, il n’était pas improbable qu’on accordât un congé aux soldats qui avaient combattu en première ligne, tout au moins qu’on permît à leur famille de les aller voir au cantonnement.

Aussitôt, Joseph avait écrit, intrigué même en haut lieu, pour que son beau-frère obtînt la faveur de venir se reposer quelques jours à Bruxelles, à l’exemple d’un grand nombre de lignards de la compagnie universitaire. Mais toutes ses démarches-échouèrent. On lui répondait qu’Hippolyte n’était pas un éclopé : le jeune homme se montrait plein de vaillance, et puis il ne demandait rien.

Soit, on irait à lui. C’est ainsi que le vendredi 14 août, Joseph annonçait brusquement qu’il partirait l’après-midi pour Louvain, dans l’espoir de retrouver le 9e de ligne cantonné, disait-on, aux alentours de la ville.

Mme Platbrood et Adolphine voulurent à toute force l’accompagner. Il n’y consentit pas sans peine tant il redoutait pour elles les fatigues et les émotions de ce voyage aventureux. Quant au major, on dut le laisser à la maison : il souffrait de la jambe et ce n’était pas le moment de s’embarrasser d’un traînard.

Les Cappellemans et les Dujardin étaient accourus à la gare avec les enfants, leur souhaitant bonne chance, les comblant de tendresses pour le cher soldat.

— De grosses baises à l’oncle Hippolyte ! criaient les petits.

Tout le monde était ému. Dans la gravité des circonstances, ce déplacement, si simple pourtant, avait pris tout de suite le caractère d’une expédition au bout du monde.

Il faisait beau mais la chaleur était accablante. On « étuvait » dans ces compartiments bondés de voyageurs dont le plus grand nombre, très nerveux et bavards, partaient également à la recherche d’un troupier bien-aimé.

Le tapage des conversations étourdissait Mme Platbrood qui, sans répit, épongeait sa face empourprée et suffoquait, malgré le flacon de sels et l’eau de Cologne que lui prodiguait Adolphine.

— Ça n’est rien, maman, on va bientôt arriver, n’est-ce pas Joseph ?

Mais le train n’avait pas sa vitesse ordinaire. Il marchait lentement, arrêtait à toutes les stations où, parfois, on le garait sur une voie d’évitement pour laisser passer des convois militaires. Tout le paysage était changé. À travers les campagnes dorées et rutilantes, des soldats cyclistes dont, par dessus les blés mûrs, on ne voyait que les bustes penchés, se hâtaient à toutes pédales ; des files de pièces d’artillerie avec leurs caissons vêtus de poussière, encombraient les routes aux abords des gros villages ; et souvent, on rencontrait un escadron de cavaliers allongés sur le talus devant leurs chevaux et qui saluaient gaîment les voyageurs au passage avec des cris et des gestes de bon accueil. Ah, cette fois, c’étaient les vraies grandes manœuvres. L’insouciance de ces hommes ajoutait peut-être à l’oppression ; tout le monde regardait, les yeux écarquillés, dans un recueillement subit, plein d’anxieuses pensées.

Adolphine s’étonnait de ces préparatifs. Elle ne pouvait croire à l’invasion :

— Est-ce que réellement, ils vont venir par ici, dit-elle à voix basse ; ça serait tout de même un peu fort !

Joseph eut un geste vague. Enfoncé dans ses réflexions, il cherchait à démêler les causes, à déchiffrer l’avenir. Quels seraient à notre égard les décrets de l’impassible Destin ? Car, profondément sceptique, il n’avait jamais cru à une Providence régulatrice pour le diriger toujours dans l’intérêt du juste et du bon. Après cela, notre actuelle souffrance était-elle une chose absolument arbitraire et inique, inutile à l’enchaînement des faits humains comme le supposait notre égoïsme à courte vue ? N’était-ce pas la rançon d’une trop longue paix ? Et d’ailleurs, le bien n’en sortirait-il pas dans la suite des temps ?… Il songeait. Mais cela n’était chez lui qu’une philosophie volante ; tout de suite, la mauvaise foi teutonne le ramenait à la révolte, à l’indignation du patriote outragé dans la générosité, la loyauté de son pays. Ah, comme il regrettait de n’être plus un jeune homme pour décharger son arme avec sa haine contre l’abominable envahisseur !

À Louvain, ils apprirent que le 9e de ligne bivouaquait depuis la nuit dans les plaines de Kessel-Loo. Mais un laissez-passer était nécessaire pour franchir les différents postes échelonnés le long de la route. Aussi, malgré leur impatience de courir au lieu de cantonnement, ils furent d’abord obligés de se rendre à la Place où, étant donné la foule qui assiégeait les bureaux, leur attente fut longue avant d’obtenir le permis de circulation. Fort heureusement, et comme ils sortaient de la gendarmerie, un landau découvert passait dans la rue de la Gare. Joseph eut bientôt fait de s’y installer avec les deux femmes.

Adolphine était ravie :

— Hein, maman, ça est une chance ! Il fait tout de même impossible pour marcher dans ce soleil !

Tout de suite, elle ouvrit son ombrelle afin de protéger la bonne dame. Et celle-ci, toujours silencieuse, et respirant avec peine, la remerciait d’un affectueux sourire par dessus le malaise que lui causait cette température sénégalienne.

— Courage, maman, faisait Joseph, ça ira mieux tout à l’heure…

Et de fait, l’éventement de la course exerçait déjà son action bienfaisante dans les poitrines. La voiture était partie d’un bon train pour s’arrêter à deux ou trois reprises sur la sommation des sentinelles. Mais après le viaduc du chemin de fer, elle roula librement à travers le populeux faubourg, pour déboucher bientôt sur la grand’route de Diest.

À présent, c’était la poussière qui incommodait les voyageurs au passage incessant des autos militaires roulant à fond de train, de motocyclettes pétaradantes, de lanciers estafettes courbés sur le col de leurs chevaux emportés comme dans une charge. Spectacle de fièvre qui effarait Mme Platbrood et la remplissait de nouvelles alarmes au sujet de son cher enfant.

Adolphine, elle aussi, s’effrayait, ne savait que penser de ce branle-bas qui augmentait d’intensité à mesure que l’on avançait à travers les épais nuages de poudre blonde soulevés par la course affolée des voitures et des cavaliers.

— Qu’est-ce qu’il y a maintenant ? Pourquoi est-ce qu’ils sont tous si pressés ? Ça est dangereux de courir si vite !

Et avec son petit mouchoir, elle époussetait à tout instant le corsage de sa mère avant de songer à prendre le même soin de sa jolie robe de tussor.

— Eh bien, on sera propre tout à l’heure !

Il y avait une solennité dans ce vertige de la route, et Joseph se taisait anxieux de ce qui se préparait à l’autre bout de ce long chemin dont le ruban se déroulait, si désert, si monotone il y a quelques jours encore, au milieu des grasses cultures et des superbes moissons d’une année d’abondance.

Brusquement, leur voiture stoppa. Ils étaient arrivés.

— Tenez, ils sont là-bas, dit le cocher en désignant de son fouet une masse sombre qui grouillait au loin sous le soleil.

Ils s’élancèrent dans un immense champ de pommes de terre dont la verdure et les semences piétinées dégageaient une odeur tiède, déjà corrompue, vireuse.

— Non, non, je sais aller toute seule ! disait Mme Platbrood en refusant l’aide de ses enfants.

Et de fait, elle marchait vivement au milieu des sillons, très pâle à présent, toute frémissante de l’impatience d’atteindre cette plaine où fourmillaient les soldats.

— Tant pis pour ma robe, s’écriait Adolphine en enjambant les fossés. Elle n’est qu’à même plus bonne qu’à teindre chez Spitaels !

Cependant, ils approchaient. Déjà l’on distinguait nettement les compagnies groupées en hémicycle à quelque distance les unes des autres, derrière les faisceaux étincelants, tandis que là-bas, tout au fond de la plaine, dans l’atmosphère vibrante de chaleur et la poussière soulevée, les batteries avec leurs caissons semblaient rouler à travers des nuées comme font les chars d’apothéose plafonnante. À présent, le bourdonnement, les éclats des conversations de ce troupeau humain arrivaient jusqu’à eux. Soudain, ils se trouvèrent au milieu de soldats égaillés qui, un peu à l’écart des régiments, s’occupaient à dresser des abris avec leur couverture de laine contre l’ardeur du soleil. Joseph s’avançait pour interroger l’un d’eux quand il poussa un cri de surprise :

— Michel !

Le soldat, qui fichait un piquet en terre, eut un sursaut et, la pipe vivement arrachée de sa bouche, dévisagea un instant le « pékin » :

— Monsieur Joseph !

Il accourait rayonnant, les mains tendues, quand la vue des dames qui approchaient en toute hâte ralentit son élan :

— Oh, dit-il en riant, c’est que je ne suis pas du tout présentable…

En effet, il ne semblait pas très débarbouillé et il y avait longtemps que sa capote déteinte, remplie de poudre et de boue séchée, n’entretenait plus aucune relation avec la brosse. Une barbe de huit jours salissait ses joues qu’elle hérissait de picots drus, pareils à ces pointes des rouleaux de boîte à musique. Dans le pli des sourcils et la cernure des yeux on voyait de petits amas de poussière encroûtée et brunie par la sueur, ce qui avivait le regard comme sous un crayonnage de théâtre. Le calot retourné sur la tête, dans la crainte sans doute que la bande rouge ne servît de cible, montrait sa doublure de lustrine déchirée, poisseuse. Vraiment, le pauvre soldat manquait d’astiquage ; mais de son énergique figure bronzée de hâle, de sa tenue débraillée se dégageait un je ne sais quoi de martial et de crâne qui écartait, même chez la bonne Mme Platbrood, le muet « och arm ! » de la commisération.

— Excusez-moi, fit le jeune homme avec une gêne attendrissante.

Mais on l’eût bientôt mis à l’aise. Tout de suite, il voulut les désintéresser de lui-même pour leur apprendre ce qu’ils désiraient savoir :

— Ah, quel dommage ! s’écria-t-il désolé. Hippolyte n’est pas avec nous. Il a dû partir en grand’garde. Vous le trouverez là-bas, sur le plateau, à une demi-heure d’ici, je crois… Ne vous inquiétez pas, il se porte à merveille…

Et, après leur avoir indiqué le chemin :

— Partez vite, vous aurez encore le temps de le rejoindre.

Il les accompagna jusqu’à la route, malgré les sentinelles qui prétendaient le retenir. Au moment de la séparation, Joseph lui promit de se rendre « au quai » pour donner de ses nouvelles.

Alors, dans le brusque élan de sa nature cordiale :

— Oui, j’irai chez votre maman, s’exclama Adolphine ; et tenez, vous pouvez une fois m’embrasser pour elle. Je le lui rendrai, savez-vous, en disant que c’est de votre part !

Le soldat souriait, un peu interdit, étreint cette fois d’une petite émotion qu’il s’efforçait en vain de cacher :

— Oh, je n’ose pas… Je suis si noir… Je vais vous salir…

— Qu’est-ce que ça fait ! répliqua la jeune femme. Allez seulement !

Et elle tendit ses belles joues sur lesquelles le troupier, après s’être essuyé les lèvres du revers de la main, déposa un baiser prudent.

— Merci, merci ! s’écria-t-il rouge de plaisir et de confusion ; c’est cela, allez les voir, dites leur qu’on pense à eux, que tout va bien… Adieu et bonne chance !

Ils éprouvaient quelque ennui de leur guignon. Mais, sans se lamenter en paroles inutiles, distraits du reste autant qu’assourdis par la course vertigineuse des automobiles qui brûlaient la route, ils avançaient silencieux, d’un pas relevé.

Bientôt, un poteau indicateur les avertit de tourner à droite et ils s’engagèrent dans un chemin étroit où les charrettes de briquetiers avaient creusé deux ornières profondes. Dans cette terre sablonneuse, la marche devenait difficile : aussi, malgré son courage, Mme Platbrood commençait-elle à traîner.

— Voyons, maman, nous allons vous donner le bras…

Cette fois, la pauvre femme ne fit aucune objection et, soutenue par ses enfants, elle chemina rouge, transpirante, héroïque dans l’ardente lumière. Néanmoins, elle trouvait encore la force de murmurer :

— Quel embarras je vous donne, n’est-ce pas ?

Ils protestaient tous deux :

— Non, non, chère, disait Adolphine, c’est beaucoup mieux comme ça qu’on se tient tous les trois, hein Joseph ?

— Du reste, encourageait celui-ci, nous serons bientôt arrivés ; un peu de ressort !

Et il dépeignait la joyeuse surprise d’Hippolyte en les voyant apparaître, ce qui augmentait les forces de la maman.

Fort heureusement, le sol se durcit, s’améliora tout à coup sur une rampe plantée de vieux arbres. Au sommet du versant, ils stoppèrent quelques minutes à l’ombre délicieuse que projetait un grand monastère.

En ce moment, un villageois qui passait leur apprit que des soldats bivouaquaient à quelque distance en arrière. Il n’en fallut pas davantage pour les remettre en haleine. La route pavée serpentait à présent sur un vaste plateau dont les cultures bigarrées sommeillaient sous le ciel flamboyant. Dans le lointain, un boqueteau soulignait l’horizon, laissant percer à travers son feuillage la façade chaudement colorée d’une vieille maison de plaisance. Aucun souffle ne circulait dans l’air surchauffé. Personne dans les champs. Un grand repos enveloppait la campagne assoupie, à peine troublé par les vagues rumeurs du jour, l’égosillement lointain d’un coq, le sourd aboi d’un molosse, le sifflet d’une locomotive, le tintement d’une cloche qui sonnait quatre heures. Dans cette tranquille splendeur d’un beau jour d’été, on eût sans doute oublié la guerre sans l’appel intermittent des clairons qui, affaibli, très doux, montait du fond de la plaine.

Adolphine émit cette pensée :

— Est-ce qu’on sait croire que tout est en déroute maintenant à cause de ces…

Mais elle n’achevait pas, de peur que le nom abhorré ne lui souillât la langue.

Soudain, elle poussa une exclamation :

— Des soldats !

En effet, c’était un bataillon de lignards qu’on apercevait là-bas, au faîte de l’ondulation du terrain, occupés à une tranchée. Alors ils se hâtèrent. Dans son impatience, Joseph abandonna le bras de sa belle-mère et courut en avant pour interroger un sous-officier qui, posté sur le talus, surveillait le travail de ses hommes.

— Platbrood, fit le sergent, après un instant de réflexion, non, connais pas. Il est probablement d’une autre compagnie…

Et, obligeant :

— Vous voyez là-bas cette petite ferme, et bien votre soldat se trouve probablement de ce côté avec l’avant-garde…

En ligne droite, à travers champs, il pouvait y avoir dix minutes de marche pour atteindre l’endroit désigné. Mais avec Mme Platbrood, impossible de s’engager dans les glèbes retournées. Force leur fut d’emprunter la route qui faisait un immense circuit. De nouveau, ils marchaient sur le plateau sans ombre.

— Pauvre maman, s’apitoyait Adolphine, il fait si chaud, n’est-ce pas ? Comme tu dois être fatiguée !

— Encore un petit effort, stimulait Joseph ; cette fois, que diable ! c’est la dernière étape…

Et la bonne dame, qui devenait pesante à leurs bras, se laissait remorquer sans rien répondre, de peur de manquer de souffle. Comme ils approchaient, Joseph prit encore une fois les devants et tomba au milieu d’une dizaine de soldats en train de se débarbouiller ou d’astiquer leur fourniment dans la petite cour de la ferme. Mais Hippolyte ne se trouvait pas avec eux.

Un jeune homme bien découplé et de bonne mine, interrompit le méticuleux empaquetage de son sac et s’avançant vers Joseph :

— Je suis Ravel, dit-il, étudiant en médecine, présentement soldat brancardier. Platbrood est un ancien camarade de chambrée. Je vous reconnais. Vous êtes venu souvent le voir à l’école de la rue du Canal…

Et comme Joseph s’excusait de ne pas se rappeler sa physionomie :

— Oh, ça se comprend, reprit-il, il y avait tant de monde dans cette affreuse caserne… Non, Platbrood n’est pas ici pour le moment. Mais soyez sans inquiétude, il se porte bien. Vous le trouverez en grand’garde, à deux kilomètres d’ici environ, là-bas près du moulin…

Une vive contrariété se peignit sur le visage de Joseph :

— C’est que ma belle-mère et ma femme m’accompagnent et nous sommes bien fatigués…

— Qu’à cela ne tienne, répondit le lignard, reposez-vous à la ferme. Platbrood sera sans doute relevé dans une heure et rappliquera forcément par ici…

— Une heure ! fit Joseph avec un profond découragement.

Il réfléchit une seconde, puis brusquant l’entretien, il remercia l’aimable Ravel pour courir informer ces dames qui l’attendaient à quelque distance, affalées sur un tronc d’arbre.

— Ça, par exemple, s’exclamait-il, c’est une persistance de déveine qu’on ne s’explique pas. La fameuse Providence se moque de nous. Vraiment, ça donne envie d’être impoli avec elle, de… l’engueuler !

Navrées, Adolphine et sa mère, les mains dans le creux de leurs jupes, la figure décomposée, ruisselante, semblaient poser une halte de saintes femmes pour un chemin de croix.

— Allons, dit Joseph, vous ne pouvez continuer à gravir ce calvaire. Demeurez ici… Je prends les devants. Ne vous désolez pas, je le ramènerai…

Et, laissant tomber la petite valise qui le handicapait, il s’élança à travers l’immense campagne. Le soulagement qu’il éprouvait à ne plus souffrir de la fatigue des autres lui enlevait toute la sienne.

En cet endroit, le terrain se relevait, très sensiblement et sur une grande étendue, jusqu’au moutier qu’on apercevait dans une bleuissante vapeur, juché sur la crête de la colline. La marche était pénible, surtout pour un citadin mal entraîné. N’importe, le jeune homme se hâtait, balançant les longs bras de son corps dégingandé, l’échine un peu courbée sur la rampe, mais les jambes vigoureuses, souples comme des ressorts pour arpenter cette houle de mottes fraîchement retournées et déjà toutes séchées, durcies par la cuisson du ciel.

Cependant, le soleil s’abaissait sur l’horizon. Il n’aveuglait plus, enveloppant les choses d’une lumière tranquille, très douce.

En ce moment, cinq heures sonnèrent distinctement à un clocher invisible. Soudain, au bord du plateau, deux hommes surgirent, dont le sombre habillement se détachait sur la claire verdure qui masquait le bas du moulin. Ils avançaient avec un miroitement au-dessus de leurs têtes…

Et Joseph stoppa brusquement pour les examiner une seconde. Nul doute, c’étaient deux soldats tout équipés, avec leur baïonnette au canon. Alors, vivement, il obliqua de leur côté dans le dessein de les interroger. Mais ceux-ci, qui venaient de l’apercevoir, firent halte, défiants à l’approche de ce grand gaillard qui accourait dans leur direction.

Deux cents mètres environ les séparaient encore quand l’un des soldats eut un haut-le-corps. Et, telle était la pureté de l’atmosphère que malgré l’énorme distance, Joseph perçut nettement ces paroles :

— Voyons, est-ce que je me trompe ? On dirait mon beau-frère…

Alors, Joseph agita des mains frénétiques, et de toute la force de sa voix :

— Hippolyte ! Hippolyte !

Déjà le soldat dégringolait la pente, bondissait dans les champs avec un bruit de gamelle résonnant sur son sac.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Vite, mon brave, dit Joseph en se détournant pour cacher son émotion. La mère et Adolphine attendent près de la ferme. Regarde, elles sont là-bas…

— Oh ! fit le jeune homme.

Et, reprenant aussitôt sa course, pâle de joie, il bondissait à travers la plaine :

— Maman ! Maman !

— Mon petit ! Mon pauvre petit !

C’est tout ce qu’elle put dire d’abord, tandis qu’elle le pressait sur sa poitrine d’une étreinte convulsive, en sanglotant. Et, lui aussi, il pleurait d’attendrissement et de bonheur sans vouloir décoller ses lèvres de la figure de la chère femme.

Et puis ce fut le tour d’Adolphine de le serrer sur son cœur.

— C’est toi, cher garçon ! Est-ce que c’est toi ? Ah, je ne sais pas le croire !

Mais Joseph venait de les rejoindre :

— Allons, je fais mes excuses à la Providence… Qu’en dites-vous ? Jamais le benjamin n’a mieux « profité ». Non, mais regardez-moi cette mine !

Le soldat, encore oppressé, se remettait doucement :

— C’est vrai, dit-il, que je n’ai pas trop à me plaindre…

Et comme on se récriait sur sa propreté, sa coquetterie presque :

— Oh, vous avez de la chance, je viens justement de me faire la barbe au moulin !

En le voyant, l’air si « bien frotté », si souriant et joyeux, Mme Platbrood sentait s’apaiser son inquiétude. Elle s’alarmait pourtant de le voir aussi pesamment chargé :

— Hein, fils, il me semble que ça doit être si lourd ce sac sur ton dos, et cette cartouchière, et encore ce fusil…

— Oui, s’exclamait Adolphine, ça est tout un bazar !

Le jeune homme souriait :

— Mais non, mais non, je suis habitué… Je deviens un véritable hoplite !

Alors, ils lui racontèrent leur odyssée en grands détails. Que de malchance ! Ah, ça n’avait pas été commode de le dénicher…

— Pauvre chère maman ! interrompait le troupier, la tête câlinement appuyée sur l’épaule de la bonne dame ; tu sais, je ne veux plus que tu te fatigues de la sorte… Jure-moi que tu vas devenir raisonnable…

Gentiment, il la rassurait, la sermonnait avec de tendres paroles :

— Et puis, ne te chagrine donc pas comme ça. Je t’assure que je ne suis pas du tout malheureux. Il me semble même que cette nouvelle vie ne manque pas de charme… D’ailleurs, il ne faut pas toujours penser à moi seul. Est-ce qu’il n’y a pas ce pauvre papa à soigner et tes petits-enfants…

Il s’informait de tout le monde, n’oubliant personne, pas même la bonne Colette, si amusante dans sa cordiale grognonnerie. On lui rapportait les petits faits domestiques de ces derniers quinze jours, la grande sollicitude de tous les amis à son propos, les visites presque quotidiennes de Mme Timmermans qui s’intéressait vivement à lui comme à un fils ; ne le connaissait-elle pas depuis son enfance ? Et il souriait, attendri, en pensant à cette vieille créature, grotesque et si bonne, dont le sentimentalisme parlait du nez.

Oui, personne qui ne se souvînt de lui. Jusqu’à Justine, la vieille marchande d’oranges et de fruits secs de la place Sainte-Catherine qui n’oubliait jamais de demander des nouvelles du grand garçon qu’elle avait tant gâté lorsqu’il était petit.

En apprenant que les Mosselman se trouvaient encore à Blankenberghe, il ne put réprimer un geste de surprise :

— Au fait, dit-il, ils ont peut-être raison de profiter du beau temps… Il n’y a pas encore de danger immédiat…

Mais une ombre avait passé sur son front. Et comme Joseph venait de prononcer le nom de Lauwers :

— Ah, Michel, dit-il, ça c’est un brave, un « chic type ». vous savez ! Grâce à lui, sous le fort de Boncelles…

À son tour, il allait conter leurs aventures et tous trois le regardaient avec de grands yeux quand il se ravisa brusquement :

— Non, dit-il avec une figure subitement grave et un geste qui semblait vouloir écarter d’affreux souvenirs, non, pas maintenant. On vous dira ça plus tard… oui plus tard. En ce moment, ces vilaines choses sont encore confuses, en désordre dans ma tête… Il faut que tout cela se classe, vous comprenez…

Il y eut un silence anxieux ; mais Adolphine venait d’ouvrir la valise :

— Regarde, dit-elle, on a apporté quelques effets de rechange et du chocolat, des cigarettes…

Alors il s’extasia sur les chaussettes tricotées par sa mère :

— Quelle chance ! s’écria-t-il, voilà ce dont j’avais le plus besoin ! Ah, la bonne idée ! Tu penses à tout, ma chère maman !

Et il embrassait la chère femme toute rayonnante de cette joie qu’il exagérait à plaisir.

— Et voici encore des mouchoirs, une chemise, un caleçon, une petite écharpe, énumérait Adolphine, ça vient toujours à point, n’est-ce pas ?

Mais quand il vit sortir un poulet froid de la sacoche, une surprise qu’elle avait réservée pour la fin, il s’exclama :

— Ah chouette ! Je vais remettre ça à l’ami Ravel… C’est lui qui nous sert de cave aux provisions !

D’un brusque mouvement d’épaules, il se débarrassa de son sac qu’il déboucla pour y entasser toutes ces richesses.

— Est-ce que ça sait dedans ? interrogeait la grande sœur ; moi, je le mettrais plutôt ainsi, comme ça, tiens…

— Tu as raison, Phintje ! Ah, quel bon souper ce soir !

Mais le soleil, jaune comme une immense pièce d’or, s’abaissait lentement sur l’horizon. Soudain, des soldats cyclistes passèrent devant eux, éclaireurs du bataillon qui s’avançait là-bas au bout du chemin.

— Nous allons descendre dans la vallée, dit Hippolyte ; nous camperons probablement ce soir dans les environs de Linden…

Et pour les laisser sur une bonne impression :

— C’est un joli village, paraît-il, sur la route d’Aerschot. Nous n’y serons pas mal…

Mais la façon dont ils allaient regagner Louvain le tourmentait beaucoup :

— Oh, pas à pied, n’est-ce pas ? Non, maman, tu es incapable de refaire cette longue route… Je ne veux pas !…

Cette pensée le désolait. Mais Joseph le rassura : ils allaient se rendre à cette grande métairie que l’on voyait à quelque distance. Ils boiraient un verre de lait et ce serait bien le diable si l’on ne découvrait pas un méchant cabriolet pour les ramener à la ville.

— Sois tranquille, on se débrouillera !

Et ce fut la séparation. Quand les soldats eurent défilé non loin d’eux à la débandade, Hippolyte s’arracha des bras maternels :

— Bon courage, ma petite maman ! On en sortira, on en sortira !

Il courut rejoindre l’arrière-garde et suivit la compagnie non sans se retourner à chaque instant pour lancer un dernier adieu à ses parents bien-aimés. Bientôt, on le vit s’engager dans le chemin creux qui dévalait derrière le talus. Encore un éclair de sa baïonnette et ce fut tout.

Les deux femmes pleuraient silencieusement.

Alors Joseph, qui se surmontait pour ne pas céder lui-même à la contagion des larmes :

— Voyons, sacrebleu, il n’y a pas lieu d’être si triste… Jamais le petit n’a été d’aussi belle humeur, il me semble ! Quand je pense à sa mélancolie de ces derniers mois… Ma parole, il dépérissait à la ville. Allons, allons, le régime nouveau ne lui fait pas de mal, au contraire !

— Ah, gémissait la pauvre maman, j’ai tout de même si peur pour lui !

Cependant, le crépuscule commençait à étendre ses voiles grisâtres sur la campagne assoupie. Tout devenait vague, flou et le détail des choses se fondait dans la masse. Joseph et Adolphine soutenaient de nouveau Mme Platbrood, encore toute secouée de hoquets de chagrin…

Et ils reprirent leur marche, allongeant le pas afin d’atteindre à la ferme avant les dernières clartés du jour…