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Le Roman d’Hippolyte/II/20

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La Renaissance du livre (7p. 305-308).
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XX


Elle s’était enfuie dans sa chambre pour étouffer ses sanglots. Longtemps, elle s’attarda à sa toilette de nuit tant elle redoutait l’insomnie. Enfin, elle se coucha. Mais le sommeil ne voulait pas appesantir ses paupières. Elle restait éveillée, se tourmentant sur son oreiller. Le baiser d’Hippolyte brûlait encore ses lèvres. La fièvre s’emparait d’elle ; un feu courait dans ses veines…

Elle songeait : le pauvre enfant sevré d’amour ! Et s’il était vrai qu’ils ne dussent jamais se revoir ! S’il était vrai que la guerre… Oh alors quels seraient ses remords de n’avoir pas donné cet instant d’ivresse au brave soldat, qui avait interposé sa poitrine devant ses chers petits !

Et puis, un attendrissement lui venait de ce qu’il s’était résigné et n’avait point voulu lui faire violence. Elle balbutiait des mots de tendresse…

Et si d’aimer sans espoir, il défiait la mort dans les rudes combats de l’avenir ? Si « le petit Werther », comme on le nommait jadis, mourait du refus d’une autre et inflexible Charlotte !…

Cependant, une pensée plus grave l’effleurait à présent, confuse encore mais qui se précisait et finit par la pénétrer d’une inexprimable amertume. Quelle douleur, quel irréparable deuil si cet être d’élite allait disparaître tout entier sans que nulle âme, sortie de la sienne, dût lui ressembler un jour et reprendre le flambeau de son noble rêve ?

Sa pensée s’égarait dans les noirs pressentiments. Cette crainte de le voir partir, auréolé de gloire, mais sans rejeton ; tant de vertus charmantes anéanties à jamais avec leurs précieuses semences, un destin si injuste, un tel crime de la mort ! cette idée ne cessait plus de hanter la tendre femme. Et, peu à peu, du fond de son être déchiré, montait une aspiration de lutter contre le néant, une espérance folle, fébrile de le vaincre !

Oui, un dessein inouï germait en elle : celui de conjurer l’irrémédiable dans le malheur en créant de la vie avec son amoureuse pitié !

Son cœur battait à coups sonores. Elle frémissait, bouleversée d’une angoisse qui ébranlait sa raison…

Soudain, à bout d’énervement et de désolation, elle sauta à bas de sa couche. Tous ses scrupules étaient emportés dans les flots de tendresse qui bouillonnaient au fond de sa poitrine. Elle ne vivait plus que sous l’influence despotique de l’heure, oubliant ce qu’elle était, sa fidélité irréprochable, ses jolies vertus. L’honnête petite bourgeoise se libérait des religions coutumières, n’acceptait plus d’autre juge que sa seule conscience. Ce soir, elle comprenait qu’il y a une morale supérieure à la morale de convention, si souvent fausse, arriérée, inhumaine ; qu’il y a de certaines fautes qui ne relèvent que de la juridiction de la Bonté, cette Bonté souveraine qui les excuse, les justifie et, parfois, les bénit comme des bienfaits…

Elle bravait les anathèmes de l’austérité, cette vertu négative, sèche et dure qui ne profite qu’à soi-même. Tant pis pour ceux qui ne comprendraient pas la grandeur, la générosité de son geste, lequel n’était plus que la forme extrême, la preuve, l’élan sublime de la pitié…

Oui, les règles de la plus rigide morale, à certaines heures de la vie, nous guident moins noblement que le cœur. La morale et le cœur, ce n’est pas la même chose…

En ne cédant pas, elle n’eût été qu’un monstre vertueux. Cette nuit, le devoir lui commandait de faire violence à sa pudeur. Elle n’était plus une femme ordinaire. Comme chez l’Hélène antique, c’était l’inexorable fatalité qui l’entraînait au voluptueux sacrifice…

Elle était sortie de ses appartements…

Sur le palier, devant la porte qui donnait accès dans la maison voisine, elle hésita encore un instant. Puis, résolue, elle entra…

Et, plus grande dans sa longue robe de nuit, elle s’avançait à travers la chambre comme la Dame Blanche des légendes.

Il écrivait fébrilement. La plume s’échappa de ses doigts. D’un bond, il fut debout, s’élança vers la bien-aimée :

— Thérèse !

Il n’en croyait pas son bonheur, demeurait comme en extase, ébloui par l’éclat de sa beauté épanouie, par la flamme de ses yeux, par cette averse noire qui ruisselait sur ses épaules…

Alors, dans une emphase joyeuse :

— Est-il vrai que voici le rêve de ma jeunesse qui s’accomplit ! Oh, chère femme, chère petite patriote, sois bénie pour ta sublime charité !

Mais elle ne voulait pas qu’il fût incomplètement heureux et, nouant la fraîcheur de ses bras nus autour du cou du jeune amant, étourdie de son propre parfum, à demi pâmée, déjà amoureuse :

— Oh, non, cher méchant garçon, ne crois pas que je fasse l’aumône ! Je t’aime ! Je t’aime ! Je suis à toi… Je me donne de tout mon cœur !