Le Roman d’Hippolyte/Texte entier

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La Renaissance du livre (7p. 9-309).


I


En revenant de Paris, après avoir terminé sa rhétorique, Hippolyte Platbrood savait ce qu’il voulait, au rebours de tant d’autres jeunes gens de sa condition.

Son bagage, quoique léger et portatif, n’était pas négligeable ; bien empaqueté, il contenait, sous un petit volume, nombre de choses utiles et d’abord une langue claire, la propriété des mots, une élocution déjà facile. Ce lycéen rapportait encore le ferme projet de ne pas être un oisif, le désir d’étendre sa culture et d’orner son esprit, en un mot de travailler afin de faire bonne figure un jour, sinon de briller au premier rang, dans quelque carrière libérale.

Tout de suite, il se décida pour le barreau où il lui semblait qu’il pourrait satisfaire, mieux que dans nulle autre profession, son besoin d’activité, les aspirations généreuses de sa nature et même sa fantaisie.

Ses bons parents ne devaient pas le contrarier ; leur situation de bourgeois cossus leur permettait du reste d’épargner à ce cadet bien aimé l’asservissement d’une fonction immédiatement rétribuée mais sans relief ni honneur ; au surplus, très fiers de ses heureuses dispositions, ils s’enorgueillissaient déjà de compter un avocat dans la famille.

Tandis que Mme Platbrood était toute à la joie d’avoir retrouvé son benjamin, le major éprouvait de grandes satisfactions d’amour-propre. Rien ne lui était si agréable que d’être interrogé sur son fils :

— Et qu’allez-vous faire à présent de ce grand garçon-là ?

Il prenait son temps et, d’un air grave, il prononçait dans sa barbe fleurie :

— Bé, Hippolyte va faire son droit…

Et la phrase lui plaisait à répéter comme si elle l’eût revêtu lui-même de la robe.

Donc, Hippolyte prit son inscription à l’Université. Il s’y distingua tout de suite par la bonne grâce et la franchise de son caractère. Étudiant assidu, il ne se bornait pas uniquement à « prendre » les cours ; il les creusait au contraire, complétant la parole du professeur par des recherches personnelles. Remâcher la leçon ne pouvait lui suffire ; elle n’était pour lui qu’une préparation : il ne voulait pas être seulement un perroquet.

L’Histoire l’intéressa vivement ; ce n’était plus une liste de dates, une énonciation de faits. On y voyait maintenant les personnages d’une époque, les mœurs, le milieu, le mobile des actions… Il goûtait la ferme ordonnance d’un Mignet, tout en admirant la verve inspirée, la divination d’un Michelet, cette manière d’écrire l’Histoire « avec une suite d’éclairs »…

Pour la Philosophie, elle lui semblait seulement un bon exercice à penser et à contredire, lorsqu’on avait le temps ; d’ailleurs, aucun système qui ne lui parût insuffisant, puéril par quelque côté.

À vingt ans, son évolution intérieure était terminée. En matière religieuse, il n’avait plus aucune inquiétude d’opinion. Émancipé, mais nullement impie ou intolérant, il s’interdisait de convertir personne. La foi sincère l’étonnait simplement sans l’irriter ou provoquer sa moquerie. On dit qu’elle a des ailes : il pensait que ce sont des ailes collées, pareilles à celles d’Icare et qui se détachent, comme elles, à la chaleur de la science.

Il croyait fermement au juste, au vrai, au beau. Les positivistes le persuadaient volontiers, ce qui n’empêche qu’il était un peu « cousinien » et que sa raison, dès lors, n’eût à plaider souvent contre l’incurable espérance d’une âme sensible, sujette à la contemplation et pleine de jolis rêves…

Le jeune homme s’était beaucoup « développé » comme on dit, durant sa dernière année d’études ; les nouvelles méthodes d’éducation physique inaugurées dans les lycées français y étaient sans doute pour quelque chose.

Un léger duvet ombrait ses joues et sa moustache brune était déjà bien dessinée. Sa taille dépassait la moyenne ; le garçon un peu grêle d’autrefois avait pris de l’étoffe mais sans s’alourdir aucunement : il gardait sa sveltesse, toute son élégance musclée et cambrée.

Il avait abandonné la coiffure calamistrée pour la simple « brosse » ; sa chevelure semblait s’être encore assombrie et ses yeux noirs aux longs cils brillaient avec plus de feu que jamais au milieu d’une figure correcte, naturellement teintée de hâle. Bref, sa tournure et sa physionomie étaient fort séduisantes : elles attiraient de prime abord la sympathie que justifiaient sa vivacité d’esprit et son bon naturel. Aussi, les amitiés s’offrirent-elles nombreuses au jeune homme, les unes avec élan, les autres de façon plus discrète. Il se réserva, prit le temps de choisir et sut ne froisser personne.

Certes, il ne se croyait aucune supériorité quelconque sur ses nouveaux condisciples et son affabilité n’était nullement empreinte de condescendance. Mais, tout en appréciant chez la plupart d’entre eux un bon sens alerte, et une excellente « judiciaire », il ne pouvait s’empêcher de déplorer, presque chez tous, la pesanteur d’une langue embrouillée, l’emploi d’un vocabulaire impropre en dépit du commerce qu’ils avaient si longtemps entretenu avec les classiques.

Ne fallait-il pas deviner bien souvent ce qu’ils voulaient dire ? Quel idiome pénible, dur ! Quelle articulation laborieuse qui tord la bouche, fend et crevasse les lèvres, écorche les oreilles ! Quel accent pâteux, lourd, grossier !

Ce n’est pas qu’il ne prît souvent plaisir aux expressions heureuses de cette langue gâtée ; mais, quand même, il ne s’habituait pas à un tel charabia et s’étonnait fort qu’il ne choquât personne. Dès son premier retour de Paris, il avait eu l’impression, assurément excessive, que la façon dont on s’exprimait en Belgique provenait d’une maladie de la bouche et qu’on en mourait…

— Et dire, observait Joseph Kaekebroeck en riant, que tu as parlé comme ça !

— Est-ce possible ? faisait-il vraiment étonné et incrédule.

C’était un délicat, prompt du reste à se moquer de lui-même, à être agacé tout le premier et même à souffrir de son raffinement. Mais ce langage vicié, sale, cette prononciation baveuse l’incommodaient comme une haleine impure.

Il ne pensait pas qu’il y eût rien à faire chez ses condisciples, tout au moins pour améliorer leur accent ; car le français qu’ils traitaient si mal en parlant, ils l’écrivaient d’ordinaire fort bien. Mais peut-être ne fallait-il pas se décourager à l’égard des petits : ils étaient susceptibles, eux, de recevoir de bonnes empreintes. C’est pourquoi, l’éducation de ses neveux et nièces ainsi que des enfants de son entourage l’intéressait au plus haut point. Il aimait du reste beaucoup les petits et savait les amuser.

La langue trop verte du turbulent Alberke lui semblait devoir être maîtrisée, et déjà il veillait aussi à ce que le fameux « petit Parisien », qui était né à l’heure dite et, très vif et tout blond, courait en mollets nus sur ses cinq ans, entendît souvent sous ses jolies « crolles » des sons exacts, des phrases bien faites, « bien assises sur leurs hanches », en un mot du français.

L’enfant mordait d’ailleurs aux bons principes. On eût dit que, comme Aréthuse, la langue de ce petit, conçu à Paris, gardât sa pureté limpide au milieu de nos patois marécageux.

Adolphine contrariait peut-être la méthode mais sans le vouloir ; si elle avait été un moment séduite par le doux parler de France jusqu’à en essayer parfois pour son compte une timide imitation, sa sincérité ne pouvait longtemps s’accommoder d’une telle coquetterie d’emprunt et, bien vite, elle était revenue au vrai et libre idiome qu’elle avait toujours parlé. D’ailleurs, celui-ci n’était pas dépourvu d’une certaine grâce dans sa jolie bouche ; il s’harmonisait en quelque sorte avec sa beauté robuste qu’il relevait d’un piquant, d’un sel, enfin de ce charme subtil qui se comprend mieux qu’il ne se décrit.

Donc Alberke et Hélène continuaient, en fait de grammaire, à subir des influences diverses, si bien que malgré l’intervention énergique mais assez intermittente de leur père — qui ne craignait rien tant que de chagriner sa chère femme — on n’eût pu encore prédire quel dialecte ailé habiterait un jour sur leurs lèvres…

Bien qu’Hippolyte travaillât avec grande application, il n’avait rien pourtant du bloqueur hâve et têtu qui ne cesse de ressasser ses cours tout le long de l’année ; il ne s’absorbait pas dans ses livres au point de ne pouvoir donner de bonnes heures à ses amis et à ses goûts littéraires. Il savait s’évader de l’étude pour fréquenter les réunions estudiantines, se distraire à leurs gais propos comme à leurs ardentes petites querelles de politique et d’art.

Son âme était altruiste, pour employer un vilain mot qui évoque une si belle chose. Aussi, dès sa rentrée à Bruxelles, s’était-il enrôlé dans les rangs d’un conservatoire fantaisiste, bataillon de charité qui se dévouait à l’  « Œuvre du Grand Air pour les petits ». D’ordinaire, la jeunesse n’est pas si prompte à s’émouvoir devant l’enfance misérable…

Il pratiquait quelques sports aimables, par hygiène et non par snobisme. Enfin, les grâces délurées des jeunes modistes et des petites couturières ne le laissaient pas du tout insensible. Du reste, il fallait en convenir, jamais ces demoiselles ne s’étaient habillées ni chapeautées avec tant d’aguichante coquetterie. Elles ne voulaient plus être « pauvres » ou du moins le paraître. Les trottins tristes et loqueteux de jadis avaient vécu, remplacés par une génération de petites « entravées » délicieuses dont les prunelles œilladaient effrontément par dessus leurs boas de plume. C’était dans ce monde de l’aiguille ou du ruban toute une évolution surprenante, un besoin, une fièvre d’élégance qui multipliait les « tailleurs » d’une coupe souvent parfaite, digne des grands faiseurs parisiens.

Sans compter qu’elles n’étaient plus ni si bêtes ni si gourdes, ces petites. On pouvait causer avec elles. Leur charme vivant et rieur, leur blague, en toc comme leurs bijoux, amusait Hippolyte et souvent il se plaisait, au coup de midi, à se promener sur le chemin de leurs ateliers, le cœur en maraude. Mais personne qui n’apportât plus de discrétion que lui en ces petites aventures sentimentales. Aussi bien, il ne s’attachait pas pour longtemps et ses brèves amourettes n’étaient en somme que des dérivatifs au sentiment très tendre, et parfois encore un peu renflammé, qu’il avait pour Thérèse Mosselman, sa dame de cœur, l’élue de sa prime jeunesse.

Certes, il lui arrivait à présent de sourire en se rappelant ses exaltations lycéennes auprès de la jeune femme et les audaces d’enfant gâté dont il l’avait si souvent ennuyée peut-être et certainement embarrassée. Il convenait qu’il avait été un peu ridicule. Mais après cet aveu, il n’en gardait pas moins à la jolie cordière une très vive affection, mêlée d’un je ne sais quoi de passionné et que n’avait attiédi que pour un moment la naissance imprévue d’une nouvelle petite Mosselman.

Ç’avait été son dernier chagrin ou plutôt son dernier dépit amoureux au sujet de Thérèse. Quelle abominable surprise aux vacances de la Toussaint, il y avait bientôt quatre ans, de retrouver sa dame étendue, pâle et languissante, sur une longue chaise de relevailles ! Ah, Dieu qu’il avait enragé ! Il ne se doutait de rien ; personne ne s’était avisé de lui annoncer cette grande nouvelle. Le coup avait été rude. Puis son accès de jalousie s’était apaisé à la réflexion qu’il était peut-être quand même pour quelque chose dans cette naissance. Car enfin, cette petite fille mystérieuse, et si bien réussie, n’était-elle pas venue au monde juste neuf mois après son premier retour du lycée, à la fête de Noël ?

Ce jour-là, si mémorable à tant de titres, l’émotion de Thérèse, sa demi-défaite n’avaient-elles pas été les « causes efficientes » de cette nouvelle maternité ?

Il s’emballa sur cette idée jusqu’à se persuader ingénuement que la petite lui ressemblait, ou du moins lui ressemblerait un jour. Et c’est alors qu’il avait réclamé et obtenu la faveur insigne de tenir l’enfant sur les fonts de Sainte-Catherine, regrettant, comme Georges Brown, de n’en être que le parrain.

Comme la saison des examens s’avoisinait, Hippolyte s’était retiré dans sa chambre d’étude et « piochait » sans désemparer.

Il avait renoncé à ses petites flâneries quotidiennes et vivait en reclus, penché sur des manuscrits et des in-folio, comme un moine du mont Cassin.

C’était un grand effort ; le jeune homme passait par des alternatives de découragement et d’espoir. Tantôt, il ne savait plus rien : son cerveau s’était comme vidé d’un coup de toute la science qu’il y avait logée avec tant d’ordre et de méthode. Puis voilà que sa mémoire, subitement réveillée, projetait une vive lumière sur l’ensemble des matières qu’il embrassait à présent d’un regard et percevait jusque dans leurs infimes détails. Cette fois, réconforté et abjurant ses craintes, il se promettait de ne plus désespérer ; mais bientôt, tout l’inconnu de cette première épreuve redoutable le plongeait dans de nouvelles transes qui énervaient sa volonté et le hantaient jusque dans son sommeil.

Aussi, avait-il beaucoup maigri ; une fièvre brûlait ses yeux et amenuisait son visage. La bonne Mme Platbrood s’alarmait de ce surmenage, d’autant plus que le 1er août prochain, c’est-à-dire quelques jours seulement après la session d’examens, Hippolyte devait entrer à la caserne du Petit-Château pour commencer son service militaire. Rien de plus contrariant : c’est à peine si le pauvre garçon aurait le temps de se reposer. Elle le sermonnait doucement :

— Voyons, fils, tu n’es pas raisonnable. Il faut prendre un peu l’air… Tu vas tomber malade et alors on sera bien avancé !

— Oui, appuyait gravement le major, ta mère a raison. Tu devrais t’accorder quelque répit…

Mais ces affectueux conseils ne le persuadaient point non plus que les exhortations de Joseph Kaekebroeck qu’il écoutait pourtant volontiers. Il continuait de « bloquer » dans sa chambre, prenant à peine le temps de boire et de manger, telle une poule qui couve.

Un matin de juillet, il s’habilla avec plus de soin que de coutume, et après avoir bu à la hâte une tasse de café :

— Je sors, dit-il, je vais jusqu’à l’Université. C’est aujourd’hui qu’on tire au sort les places des candidats. Je serai de retour dans une heure.

Or, à midi, il n’était pas encore revenu. La vieille Colette tournait fébrilement autour de la table dressée pour le déjeuner. Mme Platbrood devenait très inquiète.

— Mais où est-ce qu’il peut bien rester ? se lamentait la pauvre femme. Il est si faible… Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé !

Elle le voyait déjà étendu, pantelant, dans une pharmacie.

Le major essayait de la rassurer :

— Bah, il a rencontré des condisciples ; ces jeunes gens bavardent sans doute et oublient l’heure… Attendons encore un peu…

Mais à midi et demi son sang-froid l’abandonna :

— Je sors, dit-il, je vais m’informer…

Soudain, un double et impérieux coup de timbre retentit dans le vestibule. Colette s’était précipitée dans l’antichambre pour consulter l’espion.

— Hé, c’est M. Joseph ! dit-elle. Je cours vite ouvrir.

Mme Platbrood poussa un gémissement :

— Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce qu’il y a maintenant !

Au même instant, Joseph faisait irruption dans la salle à manger :

— Ne vous inquiétez pas, dit-il haletant, Hippolyte va venir… Il me suit… Il a été retardé… Il…

Une vive agitation, qu’il s’efforçait de maîtriser, se peignait sur sa figure.

— J’ai couru, dit-il en tombant dans un fauteuil ; alors je suis un peu essoufflé, vous comprenez…

— Oh, il y a pour sûr un malheur ! gémit Mme Platbrood. Je vous en supplie, Joseph, dites la vérité…

— Oui, fit le major, très ému, ne nous cachez rien, cela vaut mieux…

En ce moment, un bruit de pas pressés retentit dans l’antichambre et, brusquement, Hippolyte parut à la porte de la salle où il s’arrêta frémissant, très pâle, tout échevelé :

— Allons, lança son beau-frère, dis leur toi-même ce qui est arrivé !

— Eh bien, voilà, fit le jeune homme, j’ai « passé » !

Effarés, les vieux parents ne comprenaient pas encore.

— Pardi, expliqua Joseph, le petit a passé son examen ! Mais ce qu’il oublie de vous dire, c’est qu’il l’a subi maxima cum laude, traduisez : « avec la plus grande distinction et les félicitations du jury » !

Déjà l’heureux récipiendaire plongeait dans les bras de la chère maman qui sanglotait éperdue :

— Cher garçon ! Ah, cher garçon, comme c’est vilain de nous faire une peur comme ça !

D’ébahissement, la vieille Colette en avait lâché son plateau et, les mains aux joues :

— Oeie, mais ça est bien, Polytje !

Cependant que deux grosses larmes roulaient sur la barbe du major Platbrood…


II


— Comme ça est dommage, n’est-ce pas, qu’elle devient si forte !

Telle était l’exclamation affligée des bonnes gens du quartier chaque fois qu’il s’agissait de la sympathique petite Mme Ferdinand Mosselman.

De fait, la jolie cordière de la rue de Flandre s’était plutôt épaissie depuis quelques années. Oh, ce n’est pas qu’elle n’eût lutté d’abord, et d’un grand courage, contre l’embonpoint sournois, jeûnant comme sainte Thérèse sa patronne, bouclant sa taille au petit cabestan de toilette, trottant sans cesse par la maison et par la ville, sous prétexte de footing. Oui, elle avait tout essayé, la pauvre ! rien ne faisait. La cure la plus sévère défiait en vain les lois inexorables d’une physiologie atavique.

M. Verhoegen avait été un gros homme courtaud, ramassé et ventripotent, parce que sa mère était une petite grosse femme « fort dodûment entripaillée », comme dit le vieux conteur. Le destin de Thérèse l’obligeait donc d’être à son tour grassouillette et volumineuse : ainsi le voulait la Parque ennemie.

Ce fut d’abord chez la jeune femme un vif désespoir qui la porta aux pires remèdes, voire à l’expérimentation de certaines pilules — occidentales cette fois ! — tant elle redoutait en engraissant chaque jour davantage de refroidir tout à fait le sentiment, déjà si souvent attiédi, de son volage Ferdinand. Quelle défense contre l’obésité ! Œillet par œillet, elle avait disputé la finesse de sa ceinture et vécu dans les supplices. Mais à présent c’était fini. À bout de forces et de mortifications, elle avait désarmé tout à coup, se résignant enfin à relâcher les rubans de son corset, à devenir une petite femme replète et ronde, un peu consolée du reste dans la dérive de sa vénusté par les satisfactions qu’elle accordait maintenant à sa gourmandise et surtout par le sourire bienveillant de son mari :

— Hé, hé, disait-il parfois avec bonne humeur, sais-tu que tu deviens boulotte !

— Tu trouves ? faisait-elle tristement.

Et, la mine anxieuse :

— C’est vilain, n’est-ce pas ?

— Mais non… Je ne déteste pas ça !

Il le lui prouva d’ailleurs si gentiment qu’elle se laissa forcir sans plus y opposer la moindre résistance ; et c’est ainsi qu’un beau soir d’hiver une nouvelle petite fille était apparue dans la corderie…

Il est vrai que de tristes événements avaient suivi cette heureuse naissance. Le père Verhoegen, frappé d’une attaque d’apoplexie, était mort le jour même où la petite Yvonne essayait ses premiers pas ; et bientôt, Jérôme, le bon vieux serviteur, avait succombé à son tour, dans une suprême crise d’asthme.

Cette double séparation plongea Thérèse dans un vif chagrin dont elle fut lente à se remettre.

Si la jeune femme avait perdu sa grâce de mousmé, son visage demeurait avenant, plein de fraîcheur et de jeunesse. Aussi bien, malgré l’embonpoint qui enchaîne souvent l’activité, elle restait très vive, très alerte et ne se reposait pas volontiers. Nulle maman qui s’occupât davantage de ses enfants ; aucune ménagère qui veillât plus soigneusement à la bonne tenue de sa maison.

Il était impossible que les relations de Thérèse avec Adolphine Kaekebroeck devinssent plus étroites ; leur tendresse réciproque, déjà si ancienne, ne connaissait aucun nuage, demeurait toujours aussi empressée et comme indispensable à l’existence l’une de l’autre. Joseph Kaekebroeck s’amusait parfois à les entendre bavarder ensemble, se faire mille confidences, parler enfants, ménage, toilette et chiffons comme si elles ne se fussent plus vues depuis des siècles, alors qu’elles s’étaient pourtant rencontrées la veille ou pas plus tard que ce matin, au marché Sainte-Catherine.

Il souriait à leur moulin :

— Deux femmes, répétait-il, avaient été enfermées dans le même cachot pendant dix longues années. Eh bien, voulez-vous croire qu’en sortant de prison, elles avaient encore quelque chose à se dire !

— Allez, toi ! s’écriait Adolphine en le menaçant d’une gifle. Va-t-en seulement, si ça t’embête, espèce de vilain moqueur !

Mais ça ne « l’embêtait » pas du tout, au contraire ; le railleur écoutait, amusé et même attendri, ce gentil verbiage, rempli sans doute d’une foule de petits riens mais où il n’y avait pas l’ombre d’une méchanceté à l’égard de personne. Car leur bonté foncière à toutes deux les préservait des bas commérages.

L’épreuve du chagrin, encore plus que la maternité, avait enfin dépuérilisé Thérèse et mûri sa raison. Elle était plus intelligente que sa belle et robuste amie, surtout plus cultivée ; Adolphine sentait instinctivement sa supériorité et ne l’en aimait que davantage.

La petite Mme Mosselman était une personne de bon conseil ; elle avait du jugement, de la finesse, un certain goût. Elle parlait avec facilité, d’une voix claire, presque sans accent ; elle s’habillait volontiers de couleurs sombres autant pour « s’amincir » en apparence que parce qu’elle n’aimait pas les toilettes voyantes. Ce n’est pas elle non plus qui eût jamais consenti à arborer sur sa tête ces panaches ridicules et multicolores dont raffolent la plupart des femmes, plus sauvages en atours que les sauvagesses elles-mêmes.

Elle avait de la discrétion en toute chose, ce qui ne l’empêchait pas d’être fort séduisante. Ses quatre enfants l’occupaient beaucoup, sans compter que depuis la mort du bon Jérôme, elle aidait son mari dans la corderie. C’est elle qui vérifiait la comptabilité et recevait parfois les clients. Sans être injuste à son égard, Ferdinand ne se rendait peut-être pas bien compte des grandes qualités de Thérèse ; il la délaissait quelquefois pour courir à de petites œuvres perverses, persuadé d’ailleurs que les remords qu’il rapportait à sa femme étaient le plus délicat hommage qu’il pût lui faire. Un indulgent moraliste ne l’a-t-il pas dit : « Celle à qui l’on revient toujours connaît la plus douce des flatteries… »

Par un brûlant après-midi du mois d’août, Thérèse, réfugiée dans le frais salon de la corderie, s’occupait à des travaux d’aiguille en prévision d’un prochain séjour à Blankenberghe avec ses enfants. Que de boutons à recoudre aux culottes de « Georgke » et de « Léion », les blonds jumeaux, toujours aussi empotés et poltrons malgré leurs huit ans ! Combien de chemisettes et de jupons à ourler pour Cécile, qui courait aujourd’hui sur ses six ans, et pour cette mominette d’Yvonne, la petite dernière, à peine vieille de quatre ans et déjà raisonneuse et raisonnante, indomptée comme une suffragette !

À cause de la vague de chaleur qui déferlait depuis quelques jours, la jeune femme avait revêtu, pour être plus à l’aise, un léger peignoir de linon qui découvrait son cou de neige et ses avant-bras potelés. Penchée sur les robes de gosse, elle travaillait avec ses petites manières coquettes et adroites quand le bruit retentissant du timbre de visite lui fit brusquement relever la tête. Elle n’attendait personne : qui donc osait braver l’affreuse chaleur pour la venir voir ? Mais déjà Julie, la nouvelle femme de chambre, entrait dans la pièce :

— Madame, c’est un soldat avec un bouquet !

Thérèse avait déposé son aiguille :

— Un soldat avec un bouquet ? Ce n’est pas possible… Le garçon s’est sans doute trompé de porte.

— Non, non, Madame… Il a dit comme ça : « Est-ce que Mme Mosselman est chez elle ? »

— Tiens ! fit la jeune femme vivement étonnée.

Puis, avec un timide accent de reproche :

— Et vous ne lui avez pas demandé son nom ? Il faut toujours demander le nom…

— Je ne savais pas, répondit humblement Julie, mais j’ai dit : « Donnez seulement votre bouquet, mon ami, je le porterai à Madame… »

— Ah, et qu’est-ce qu’il a répondu ?

— Merci, Mademoiselle — qu’il a fait, car il est bien poli, savez-vous — mais je dois le remettre moi-même. Alors j’ai dit : « Attendez un petit peu, je vais une fois voir… »

— Allons, fit Thérèse en laissant sa besogne, il y a certainement un malentendu. Je descends…

Mais, comme elle sortait de la chambre, quelle ne fut sa surprise d’apercevoir sur le palier un jeune soldat tout souriant, lequel se mit au port d’armes, une main au calot, tandis qu’il présentait de l’autre une énorme botte de roses…

— Hippolyte !

— Soi-même, Madame la Colonelle, dit-il en imitant l’accent d’un tourlourou de café-concert.

Elle était stupéfaite :

— Eh bien, si je m’attendais ! Entre seulement mon cher garçon…

Il était charmant dans sa tunique de lignard au drap de fine qualité, comme celui d’un uniforme d’officier :

— C’est mon premier jour de sortie, fit-il avec une assurance enjouée ; alors, je viens « une fois » me montrer à la dame de mes pensées…

— Les jolies roses ! s’exclama-t-elle pour cacher son trouble. Comme elles sentent bon ! Tu me gâtes. Tu fais des folies !

— Ma solde me le permet, répondit-il d’un air suffisant ; je gagne deux cens par jour !

Elle tournait vivement à travers la pièce à la recherche d’un vase pour les fleurs ; son blanc peignoir voltigeait, remuant un honnête parfum d’iris et de giroflée.

— Hein, comme il fait chaud ! Tu ne veux pas te rafraîchir ?

— Jamais de la vie ! Je ne prends jamais rien entre mes repas…

— Eh bien, assieds-toi. Je vais vite chercher de l’eau pour les belles roses qui ont soif…

Elle disparut un instant et revint avec un broc dont elle versa le contenu dans une grande flûte de cristal posée sur le piano.

Alors, dénouant la botte de Gloires de Dijon, elle l’ajusta coquettement dans le porte-bouquet en même temps qu’elle parlait avec volubilité :

— En voilà une surprise ! Je ne savais pas… Tout de même, cette Adolphine qui ne me dit rien ! Oh, ce n’est pas permis. Quand donc es-tu entré à la caserne ? Et comment cela va-t-il ? Hein, c’est dur les commencements ? Et la maman, elle n’est pas trop triste ?

Elle s’étourdissait de questions pressées pour donner le change sur son émotion ; car malgré tout, elle ne pouvait se défendre d’une certaine contrainte en face de ce beau garçon qui l’avait adorée sans espoir.

Il souriait, secrètement amusé de sa gêne qu’il voyait bien, mais un peu ému à son tour de la trouver si involontairement provocante dans ses atours révélateurs.

— Mais oui, dit-il, j’ai été incorporé, le 1er août, dans le bataillon universitaire. Ah ! le Petit-Château n’est pas un Palace, mais il ne faut pas être douillet. Je m’y ferai… Et puis, quand on a été au lycée…

Il expliqua qu’il était libre tous les jours, de 5 heures à 10 heures, et que le samedi il avait congé jusqu’au lendemain à minuit.

— Vraiment, je n’ai pas trop à me plaindre… Quant à maman, elle est tout à fait attendrissante : vous ne pouvez vous imaginer ce que, le soir, elle empile de vivres et de friandises dans mon sac… Elle ne cessera jamais de me traiter comme un gosse !

Il la regarda en riant :

— Et pourtant, je ne suis plus un gosse, dites, Madame Thérèse ?

— Oh ! fit-elle en éludant une réponse directe, pour les mamans les grands garçons restent toujours des gosses…

— Mais pour les autres ? reprit-il avec une insistance narquoise.

Elle s’était rassise devant sa table à ouvrage et s’occupait à enfiler une aiguille :

— Pour quels autres ? dit-elle afin de gagner du temps, car elle savait bien où il la voulait conduire.

— Hé, pour vous, par exemple !

Une rougeur colora le visage de la jolie cordière. Elle essaya de s’en tirer avec de la bonne humeur :

— Pour moi ? Mais ne suis-je pas aussi presque une maman pour toi ?

Il riposta :

— Alors, je suis toujours un petit garçon à vos yeux ?

— Mais il me semble bien que oui… Et puis, vois-tu, ça me rajeunit si fort de le croire !

— Et vous ne craignez pas, dit-il en jouant l’air farouche, vous ne craignez pas que le petit garçon ne retrouve sa flamme d’autrefois ?

— Oh ben, soupira-t-elle avec un calme apparent, je suis très tranquille. Le petit garçon est devenu raisonnable et quant à la dame, c’est maintenant une grosse dondon très respectable…

— Hé, c’est ce qui vous trompe ! s’écria-t-il avec chaleur. Je ne la vois pas du tout comme ça, moi ! Jamais je ne consentirai à lui rendre des devoirs, mais des hommages, oh toujours !

— Tu as tort. Allons, regarde-moi, je suis une tour à présent !

— Justement, c’est au pied des tours que les chevaliers soupirent leurs déclarations !

En même temps il se précipitait à ses genoux et l’implorait d’un regard tout rempli de joyeuse tendresse.

— Voyons, dit-elle un peu décontenancée par ce geste prompt, voyons relève-toi, espèce de fou ! Et puis, tu sais, je ne t’aime plus quand tu commences…

Il souriait montrant ses belles dents blanches :

— Mais je ne commence pas, je continue à aimer ma dame. Dites, Madame Thérèse, mon bouquet vaut bien un baiser sans doute… Je demande un baiser, je veux un baiser !

Et il tendait les bras d’un air de supplication comique. Elle n’eût pu dire si elle était plus ennuyée qu’attendrie.

— Allons, veux-tu te relever, méchant garçon ! Si Julie entrait maintenant !

Elle vit bien qu’il n’obéirait pas avant qu’on lui eût accordé satisfaction. En somme, était-ce si grosse exigence qu’un baiser ? Elle finit par se pencher et offrit ses joues. Mais elle ne put empêcher que les lèvres du jeune homme ne s’égarassent, tentées par son cou savoureux et charmant.

— Och, faisait-elle en essayant de se dégager, tu es tout de même un embêtant, sais-tu !

Et ce retour à la langue familière montrait bien qu’elle était plus émue qu’elle ne le voulait laisser voir.

Alors, il l’étreignit de nouveau, mêlant cette fois un peu de moquerie à sa tendresse ; et, comme s’il était tout à coup son aîné :

— Chère petite Bruxelloise, va !

Il s’était relevé à regret :

— Et les enfants ? interrogea-t-il avec sollicitude.

Elle semblait légèrement bouleversée, mais la question venait à point qui lui fit retrouver son calme.

— Ils sont allés jouer au Parc avec les petits d’Adolphine et aussi, je crois, ceux de Pauline et d’Hermance…

— Mais c’est tout un régiment ça !

Elle se lamenta un instant : il faisait si chaud aujourd’hui :

— J’ai toujours peur qu’ils n’attrapent du mal…

Elle avoua qu’elle n’était vraiment pas fâchée de partir bientôt pour la mer, car il faisait malsain dans le « bas de la ville » par cette affreuse température. Aussi bien, depuis quelques jours, la petite Yvonne devenait particulièrement difficile : elle avait grand besoin de changer d’air.

Il s’inquiéta tout de suite de sa filleule pour laquelle il avait une affection très vive et quasi paternelle :

— Elle n’est pas malade au moins ?

— Non, non, mais Mademoiselle est trépignante. Je ne connais pas de gamine plus volontaire. Elle n’en veut faire qu’à sa tête. À quatre ans, c’est un peu tôt…

— Oh, les femmes sont toujours en avance…

— Quelle petite fille insupportable ! Et avec ça que tout le monde l’adore !

— Tout à fait comme moi quand j’avais son âge, dit-il en riant, à cette différence près que c’est moi qui adorais… une petite madame que je sais ! Mais soyez tranquille, je mettrai cette coquinette à la raison.

— Ah bien oui ! s’exclama-t-elle très amusée, avec ça que tu ne fais pas tout ce qu’elle veut ! Je pense souvent que c’est à cause de toi qu’elle est si mal élevée. Tu la gâtes, tu la soutiens, tu l’approuves en toute chose. Entre nous, tu lui donnes de très mauvais conseils !

— Dites tout de suite que je suis son professeur d’anarchie !

Elle s’était remise à coudre et répliquait gentiment aux taquineries du soldat quand on entendit un brouhaha dans l’escalier, comme une montée à l’assaut.

— Mais les voilà ! s’écria joyeusement Thérèse. C’est vrai, il est presque 6 heures.

— Attendez, dit le jeune homme, je veux leur faire une petite niche…

Et prestement, il alla se blottir derrière le piano.

Thérèse avait à peine ouvert la porte qu’un flot de gosses s’élançait dans la chambre pour se suspendre au cou et aux bras de la jeune femme. Elle demeura un moment comme paralysée et tout étourdie sous une averse de baisers. Puis, s’étant dégagée non sans peine :

— Mais vous êtes en nage, mes enfants ! Allez vite vous changer !

Tandis qu’ils se retiraient en désordre, elle interrogeait la bonne :

— J’espère qu’ils ont été bien sages ?

— Oui, oui, affirma la jeune fille, excepté que la petite a encore une fois…

Mais la brunette aux yeux noirs rentra tout à coup dans la pièce pour interrompre un rapport qu’elle prévoyait empreint de mensonge ou d’inexactitude tout au moins :

— Élisa ne peut pas dire ! Elle n’a rien vu. Oui, j’ai donné une bonne tape au petit garçon très méchant, parce qu’il frappait mon ours Martin !

La bambine, le feu aux joues, une grande bête de carton pelucheux sur le bras gauche, s’exprimait avec une facilité surprenante. Elle portait une robe très courte, relevée par derrière en queue de coq et qui montrait des petites jambes brunes et griffées, des cuisses rondes et fermes. Un grand nœud rose attaché au bout de sa tresse voltigeait à gauche et à droite dans les mouvements brusques de sa tête mutine.

— Voyons, dit Thérèse en essayant de prendre un ton sévère, qu’est-ce encore que tout cela signifie ?

Elle se fit expliquer. Il paraît que la fillette s’était élancée sur un petit garçon qui avait donné un coup de talon à son ours assis bien sagement sur son derrière au pied d’un arbre. Ç’avait fait une grosse histoire avec la maman. Heureusement, Hermance était parvenue à tout arranger.

— Enfin, conclut la jeune femme, tu as encore une fois fait des tiennes. Prends garde, Vonnette, si tu ne te conduis pas mieux, je serai forcée de prévenir ton parrain et il sera très fâché, oui très fâché !

À ces mots la figure de l’enfant se détendit brusquement :

— Parrain ne me grondera pas, fit-elle avec assurance ; il dira que j’ai bien fait…

— Eh bien, c’est ce qui te trompe ! D’ailleurs ton parrain sait déjà ta vilaine conduite et il est ici…

— Où qu’il est ? interrogea la gamine d’un air parfaitement calme.

— Cherche bien et tu trouveras…

Yvonne sourit :

— Hein, tu veux me faire une petite farce ?

— Non, non, cherche je te dis !

Alors, les deux mains derrière le dos, la fillette s’avança sur la pointe des pieds à travers la chambre. Elle souleva bravement les rideaux, fureta dans les coins, s’étendit même à plat ventre pour regarder sous le grand canapé. Mais, comme elle se redressait, elle demeura stupéfaite en apercevant un grand soldat au milieu de la pièce.

— Ah, ah, dit Thérèse, te voilà un peu attrapée maintenant !

La fillette n’en croyait pas ses yeux ; elle hésitait à reconnaître Hippolyte sous l’uniforme. Alors le jeune homme contrefaisant une grosse voix :

— Oui, c’est moi, dit-il, je suis venu en gendarme pour prendre une méchante petite fille qui bat les petits garçons…

Cette fois, Yvonne était fixée :

— Mon petit parrain !

Et elle se jeta sur lui, sautant aussi haut qu’elle pouvait afin qu’il la prît dans ses bras.

Hippolyte ne douta pas que son effet ne fût manqué : il ne résista pas davantage et, soulevant la gamine, il la pressa tendrement contre sa belle tunique. Impossible de lui faire un bout de morale tant elle l’accablait de questions :

— Pourquoi que t’es déguisé en militaire ?

Elle lui tenait les joues pincées entre ses menottes :

— Hé, j’ai mal, tu sais !

Mais elle pinçait plus fort, toute sa mignonne figure de noiraude crispée de frénésie aimante et montrant ses petites dents rageuses. Thérèse dut intervenir :

— Allons, vilaine fille, veux-tu cesser ?

Elle se décida à lâcher prise. Soudain, voyant les marques blanches de ses pinçons sur les joues du jeune homme, elle fut saisie de violents remords et couvrit les places endolories de baisers éperdus :

— Pardon, mon petit parrain, criait-elle avec des larmes, je ne le ferai plus !

— C’est guéri et pardonné ! faisait le soldat en l’étreignant de tout son cœur.

Et pour l’en convaincre, il tira d’une des basques de sa tunique un petit paquet entouré d’une faveur rose.

— Quoi c’est ? dit-elle intriguée et frémissante.

Elle eut tôt fait de déballer l’objet et découvrit au fond d’une boîte ce joli bracelet d’argent qui la tentait si fort à la vitrine de Joostens, le petit bijoutier de la rue Sainte-Catherine.

Elle s’en para sur-le-champ, toute rouge de plaisir.

— Tu ne cesseras donc jamais de la gâter, fit Thérèse avec un accent de doux reproche. Eh bien, Mademoiselle, qu’est-ce qu’on dit maintenant ?

— Cette petite chose, dit Vonette en désignant la breloque, hein, c’est une médaille ?

— Justement, repartit Hippolyte avec un grand sérieux, c’est une médaille de bonne conduite, tu comprends !

Et soudain, la petite fille qui saisissait l’ironie, cacha sa figure dans le cou du jeune homme :

— Oh, merci mon petit parrain chéri !

Mais il se faisait tard et le soldat, rajustant sa tunique, se préparait à prendre congé quand Georgke, Léion et Cécile reparurent tout à coup dans le salon en poussant des cris de joie. La vue d’Hippolyte en uniforme de lignard les remplissait d’admiration. Aussi, les adieux furent-ils difficiles.

— Allons, brusqua le jeune homme en décrochant toutes ces petites pattes, laissez-moi, je dois rentrer à la caserne !

Ils voulurent descendre avec lui, encore que la rageuse Yvonne prétendît être seule à le reconduire :

— C’est mon parrain ! C’est mon parrain ! criait-elle, pâle de jalousie, en bousculant tout le monde.

Thérèse souriait, appuyée sur la rampe du palier :

— Bien des compliments chez toi, mon cher garçon !

— Bon séjour à Blankenberghe ! Hé, je ne dis pas… Je viendrai peut-être vous voir un dimanche…

— Oh oui ! s’exclamèrent les enfants. Oui, viens seulement, oncle Hippolyte ! On fera des forts !

— Tu seras le bienvenu, repartit la jeune femme, mais préviens-nous, n’est-ce pas ?

Il lui lança un baiser de la main, embrassa une dernière fois cette petite cramponne de Vonnette et bondit dans la rue…


III


Hippolyte était d’avis qu’il faut s’appliquer à tout ce que l’on est obligé de faire ; marque d’un excellent esprit, qui sait que c’est encore le meilleur moyen d’alléger l’ennui des corvées.

« Faict ton faict », dit le vieux proverbe ; le jeune homme l’observait de son mieux. Où donc avait-il puisé cette bonne philosophie ? Peut-être dans le fonds de sagesse et les traditions d’une honnête ascendance qui avait toujours accompli ses petits devoirs quotidiens et pratiqué ses métiers, parfois humbles, sans nul dégoût et même avec contentement.

Hippolyte faisait donc un excellent soldat à la caserne du Petit-Château où son éducation lycéenne lui épargnait les surprises désagréables des jeunes « bleus », l’empêchait d’être ému plus que de raison par les rigueurs de la discipline et l’obligation de subir des compagnonnages irritants.

Du reste, le bataillon universitaire dont il faisait partie se composait de jeunes gens appartenant pour la plupart à ce qu’on appelle la « bonne bourgeoisie bruxelloise ». Ceux-ci étaient aimables ou supportables, quelques-uns même assez cultivés ; presque tous d’ailleurs avaient des habitudes d’hygiène rassurantes, ce qui atténuait chez les plus délicats l’horreur de respirer en commun les effluves nocturnes de la chambrée.

Le plus dur, ce fut, au début du terme — pendant les vacances universitaires — l’inaction forcée à la caserne lorsque le mauvais temps empêchait les recrues de se transporter sur la plaine d’exercices. Rien de déprimant comme cette flâne immobile dans la chambrée ou les longs corridors sombres. Mais, en octobre, dès la reprise des cours, les soldats étudiants jouirent de sérieux avantages. C’est ainsi qu’Hippolyte arrivait à la maison vers 7 heures du matin, ce qui lui permettait de prendre son tub et de déjeuner avant de se rendre à l’Université.

Déjà Mme Platbrood était levée pour le recevoir et le major, moins empressé sinon moins satisfait, entendait de sa chambre le claquement des gros baisers qui s’échangeaient entre la maman et le soldat dans le sonore vestibule ainsi que la fanfare de Colette saluant son jeune maître d’une voix de clairon enroué.

Puis c’était le départ pour l’Université, le retour vers 10 ou 11 heures, excellents prétextes à nouvelles embrassades. Après quoi, on déjeunait en famille. Sauf un ou deux après-midi par semaine consacrés aux exercices réglementaires, le jeune homme pouvait travailler chez lui, sortir ou se distraire à son gré jusqu’au soir. Au surplus, il avait le droit, le samedi, de coucher dans son lit douillet où sa mère ne manquait pas de venir le border comme au temps jadis.

Vraiment, le métier était moins rude que celui de collégien et le garçon s’en accommodait beaucoup mieux que ses camarades. Certes, il y avait les « petites misères », les consignes imprévues, les sous-offs envieux et bêtes, le tapage des permissionnaires avinés, les rancunes des mauvais coucheurs. Mais, en somme, rien dans tout cela dont on ne pût supporter l’ennui avec de la patience et qu’on n’oubliât tout de suite dès le seuil de la caserne franchi d’un pas allègre…

Parmi les soldats universitaires inscrits à la Faculté de Philosophie, l’un d’eux, fils d’un grand entrepreneur du quai de Mariemont, se faisait remarquer par sa turbulence.

C’était Michel Lauwers, un garçon de moyenne taille mais solide, trapu, et dont la figure vivement colorée exprimait l’insouciance et la bonne humeur. Il jouissait d’une grande popularité parmi ses condisciples et frères d’armes qui s’amusaient de ses facéties autant qu’ils redoutaient ses mots à l’emporte-pièce et ses poignes de boxeur. Car les qualités extérieures exercent toujours un grand prestige sur la masse.

La distinction d’Hippolyte, la manière aisée dont il s’exprimait, son accent parisien surtout, déplaisaient profondément au jeune homme qui n’avait jamais témoigné à son camarade une bien vive sympathie. Leurs rapports, sans être manifestement hostiles, étaient empreints d’ironie chez l’un, de réserve et de froideur chez l’autre.

Hippolyte n’ignorait pas que le jeune Lauwers le traitait de snob et de « fransquillon ». À l’Université, il subissait avec une indifférence parfaite les parodies auxquelles se livrait le plaisantin chaque fois qu’il était prié de traduire quelque texte de Tacite ou de Cicéron ; car il prononçait le latin à la française au grand divertissement de l’auditoire. Pour ne prendre que le mot « quinquaginta » par exemple, Hippolyte lisait « couinquageinta » et non « couinequaginneta », comme tout le monde. Et Lauwers de lancer aussitôt des « couin, couin » de canard tyrolien qui déchaînaient le fou rire de ses camarades, égayaient même parfois jusqu’au professeur.

Dans les groupes qui se formaient après le cours, dans les conciles de la société des étudiants, Lauwers, qui était naturellement emporté et toujours pour l’incendie des vaisseaux, contredisait volontiers Hippolyte, refusant d’être de son avis, même s’il avait raison. Il n’était pas toujours le plus fort dans cette petite escrime oratoire, ce qui entretenait sans doute son ressentiment inavoué.

À la caserne, Lauwers se pliait difficilement au régime, affectait des airs frondeurs qui lui avaient déjà valu bon nombre de punitions ; il est vrai qu’il « s’en fichait pas mal », comme il le proclamait hautement. C’était assurément un soldat peu exemplaire. Bien souvent, dans la chambrée, Hippolyte, à bout de patience, l’avait adjuré de faire moins de bruit et de laisser reposer ses camarades. Mais le loustic restait sourd à cette prière, redoublant de tapage, multipliant ses quolibets.

Or, il arriva qu’un dimanche soir, Lauwers, qui était rentré à la caserne plus excité qu’à l’ordinaire, se mit à bourrer son voisin de lit déjà plongé dans le prima quies.

Le dormeur, un garçon d’apparence malingre et d’esprit simplet, s’était dressé sur son séant.

— Allons debout, commandait Lauwers, le moment est venu de payer ta dette à la Société !

Terrifié, le petit soldat s’enfonçait les poings dans les yeux, cherchant à s’y reconnaître.

— J’espère que tu auras du courage, poursuivit l’impitoyable farceur. Debout, te dis-je, Deibler attend !

Des rires étouffés fusaient sous les couvertures de la chambrée. Mais la pauvre victime tremblait de tous ses membres et ne sortait pas de l’affreux cauchemar.

Soudain, Lauwers empoigna le condamné à bras-le-corps. Mais, comme il tentait de le soulever, une main fine se posa sur son épaule.

— En voilà assez ! dit Hippolyte. Je vous prie de laisser ce garçon tranquille.

Alors, Lauwers, sans lâcher son prisonnier :

— Ah ça, qu’est-ce qui vous prend, Monsieur le Fransquillon ? Si vous vous mêliez un peu de vos affaires…

— Précisément, repartit Hippolyte avec calme, ceci me regarde. Encore une fois, je vous en prie, laissez ce garçon…

— Hé, Monsieur, vous êtes le pion du dortoir !

— Cela vaut mieux que d’en être le bourreau !

Lauwers ricana :

— Et si je ne consens pas à vous… obéir ?

— Alors, on essayera de vous y contraindre…

— On essayera… Oh ! l’expression est prudente. On essayera, et comment donc, s’il vous plaît ?

Il avait abandonné le petit soldat et carrait sa robuste poitrine en face du mince et élégant Platbrood sur lequel il dardait une figure vultueuse tout empourprée de rage contenue.

C’était un moment décisif. Ils sentaient tous deux que la minute était arrivée où la force des muscles allait, comme toujours, trancher le différend et décider de leur prééminence l’un sur l’autre.

Autour d’eux, les copains s’étaient redressés sur leurs lits et suivaient, anxieux, les phases de la querelle tandis que le petit soldat, cause involontaire de l’incident, se cachait sous ses couvertures.

— Allons, dit Hippolyte avec sang-froid, vous avez lâché prise. C’est tout ce que je demandais. Bonsoir !

Une fureur s’empara de Lauwers :

— Ah mais non ! Ça ne va pas se passer comme ça !

Il leva le poing ; mais déjà Hippolyte avait saisi la main de son adversaire et, d’une brusque torsion, étendait ce dernier sur le sol. C’était une parade soudaine, un coup de jiu-jitsu où il y avait plus d’adresse que de force.

Lauwers gisait encore tout étourdi de sa chute quand la porte de la chambrée s’ouvrit et parut un officier :

— Comment, on boxe ici ! Soldat Platbrood, je vous inflige huit jours de salle de police. Descendez sur-le-champ !

Sans rien répliquer, Hippolyte avait fait le salut militaire et se dirigeait vers la porte quand Lauwers se releva d’un bond et courut au devant du chef :

— Pardon, mon lieutenant, s’écria-t-il au milieu de la surprise générale, c’est moi qui ai provoqué Platbrood. Je suis seul coupable…

— Que m’importe, déclara sèchement l’officier, je n’entre pas dans ces considérations-là…

— Permettez que j’insiste, mon lieutenant. Laissez-moi vous expliquer…

— Eh bien ? consentit le jeune officier qui n’était pas inexorable.

Alors, avec une franchise, une sincérité complète, Lauwers rapporta l’affaire en détail sans se ménager le moins du monde et en dégageant la responsabilité de son compagnon. C’est lui qui, sottement, avait bousculé le petit soldat endormi pour lui faire subir une brimade de mauvais goût. Platbrood avait eu raison d’empêcher ce jeu stupide et de vouloir rétablir le silence dans la chambrée. N’est-ce pas qu’il disait vrai ? Tous les camarades pouvaient en témoigner…

L’officier semblait convaincu :

— C’est bon, dit-il, vous êtes un assez mauvais soldat mais…

Il n’acheva pas sa pensée et poursuivit :

— Puisque c’est ainsi, vous serez seul puni…

Cependant Hippolyte demeurait violemment étonné, et dans son âme charmante, montait une grosse émotion :

— Mon lieutenant, intervint-il tout à coup, ne l’écoutez pas. Il exagère sa faute. Moi aussi, j’ai peut-être eu tort… Soyez indulgent…

L’officier, surpris et peut-être ému de cette lutte chevaleresque entre deux ennemis :

— Nous verrons, dit-il. En attendant, il faut un exemple. J’en suis fâché, soldat Lauwers, mais vous passerez la nuit au cachot. Caporal, emmenez cet homme !

Alors, comme son adversaire passait devant lui, Hippolyte tendit ses deux mains. Mais le soldat hésitait à les prendre, se sentant indigne :

— Pardon de toutes mes méchancetés, dit-il avec une naïve contrition.

— Allons donc ! encouragea Hippolyte.

Et soudain, les jeunes gens plongèrent dans les bras l’un de l’autre.

Ils venaient enfin de se comprendre. Leur rivalité, leur sourde défensive, tout le mauvais passé tombait dans l’oubli. Un grand souffle de sympathie venait de rapprocher leurs cœurs. Et c’était l’aurore de la fraternité d’âme qui devait les unir pour la vie…


IV


Or, il advint cette année-là qu’une grande jeune fille, vêtue avec une élégante simplicité, s’assit un beau matin sur les bancs de la Candidature en droit.

L’ovale allongé du visage, le nez d’une coupe classique, les sourcils épais et veloutés, les grands yeux noirs un peu bridés, le teint mat légèrement échauffé aux pommettes, tout révélait chez elle une origine étrangère.

D’où venait-elle ? On ne savait au juste ; son accent eût été une indication, mais nul étudiant ne pouvait encore se flatter d’avoir entendu le son de sa voix. C’était une personne fort réservée et qui ne souriait jamais. Hippolyte, auprès de qui elle prenait place d’habitude, pensait qu’elle était sûrement échappée d’un roman russe.

Il la saluait avec une courtoisie qui se donnait l’air d’être indifférente et comme réflexe ; d’ordinaire, il avait déjà détourné la tête avant qu’elle eût fait un lent baissement de paupières, ce qui était sa manière discrète et hautaine de répondre aux politesses. Toutefois, et sans qu’il en voulût convenir, la présence de la jeune fille ne laissait pas que de le troubler un peu. Il lui arrivait d’avoir des absences, d’oublier la leçon du professeur.

De fait, la gravité et la froideur de cette inconnue impressionnaient beaucoup le jeune homme, bien que l’ami Lauwers affirmât en riant que leur belle condisciple posait parfois sur son studieux voisin appliqué à ses notes, un regard qui n’était chargé d’aucune sévérité :

— Elle te gobe, disait-il un peu brutalement. À ta place, je me méfierais. Qui sait, c’est peut-être une nihiliste…

Quoi qu’il fît pour échapper à l’obsession de ce voisinage, Hippolyte était vivement intrigué et déjà il se posait à l’égard de l’étrangère une foule de questions auxquelles il s’irritait presque de ne pouvoir donner une réponse dont il se contentât.

Et d’abord, quel était son nom ? Personne qui le sût exactement. Un appariteur avait bien déclaré un jour qu’elle s’appelait Harnowska, mais en ajoutant qu’il croyait savoir que c’était seulement le nom de sa mère, une dame veuve ou divorcée à ce que l’on disait. En fait, on ignorait tout de sa vie privée.

Où habitait-elle ? Rien de plus aisé à connaître : il eût suffi de la suivre. Mais un tel filage répugnait à la nature du jeune homme comme une indélicatesse.

Pourquoi suivait-elle les cours de la candidature en droit ? C’était la première année qu’on la voyait à l’Université ; avait-elle pris ses degrés de philosophie à Liège, à Gand ou à Louvain ? Car on ne pouvait raisonnablement supposer qu’elle voulût apprendre le droit par simple dilettantisme.

Une chose qui étonnait également beaucoup le jeune homme, c’était l’attitude des étudiantes en médecine qui suivaient les cours de philosophie et de logique dans une salle contiguë ; il y avait parmi ces jeunes filles plusieurs étrangères d’origine slave ; or, celles-ci n’échangeaient aucun salut avec leur condisciple de la faculté de droit et semblaient même affecter de ne la point regarder lorsqu’elles se rencontraient dans les couloirs.

Tout cela lui paraissait singulier et le préoccupait, bien qu’il se défendît encore en lui-même d’en être beaucoup tourmenté. Or, un matin, la belle inconnue ne parut pas à l’Université non plus que les jours suivants. Hippolyte en fut visiblement contrarié et malheureux. La salle manquait d’elle.

— Pauvre fille, disait-il à son ami, elle est peut-être gravement malade…

À quoi, Lauwers répondait :

— Allons donc, elle a été expulsée, parbleu !

Cependant la classe de 1911 venait d’être libérée définitivement.

Les soldats étudiants s’empressèrent de quitter leur veston de bagnard et reparurent à l’Université en habits civils. Justement, ce jour-là, la belle étrangère reprenait place à son banc, indifférente au mouvement de surprise que son retour provoquait dans la salle. Son visage n’était pas celui d’une convalescente et ne portait aucune trace de souffrance.

Malgré son ferme propos de ne lui témoigner qu’une politesse stricte, Hippolyte ne put s’empêcher de mettre dans le salut dont il accueillit sa présence une sorte de vivacité étonnée et ravie. La jeune fille ne s’y méprit point sans doute ; de son côté, du reste, elle ne pouvait se défendre d’une certaine curiosité en revoyant son voisin vêtu d’un costume bourgeois d’une coupe très élégante et qui lui seyait à merveille.

Elle sourit presque en lui rendant son bonjour.

Il était écrit que ce jour-là les choses devaient se précipiter. À la fin du cours, comme Hippolyte ramassait ses notes et ses livres, la jeune fille, descellant les lèvres, lui adressa tout à coup la parole dans un français d’une correction parfaite et sans le moindre accent exotique :

— Monsieur, dit-elle d’un ton gracieux, puis-je vous demander de me rendre un grand service ?

Il la regardait, si ému d’entendre cette voix bien timbrée et pourtant très douce qu’il oubliait de répondre. Soudain, avec empressement :

— Mais je vous en prie, Mademoiselle, disposez de moi ! Je serai vraiment heureux de vous être agréable. Que puis-je pour vous ?

À son tour, elle le considéra un instant avec une expression de vive surprise dans ses beaux yeux noirs : sans doute elle ne s’attendait pas à l’entendre parler avec tant d’aisance et une telle pureté d’accent.

— Eh bien, dit-elle délibérément, vous seriez fort aimable en me prêtant vos cahiers afin que je puisse compléter les miens. Ma longue absence m’a mise en retard et je désire regagner le temps perdu…

Sans doute, l’occasion était bonne de lui demander, dans une phrase aussi adroite que polie, la cause de cette absence mystérieuse. Il s’y refusa, tant il redoutait de paraître indiscret.

— Oh, Mademoiselle, dit-il en souriant, vous m’accordez bien trop de confiance ! Mes cahiers sont rédigés à la hâte, au vol de la plume, si j’ose dire. Bien certainement, ils fourmillent d’erreurs et de lacunes…

Et il s’offrit aussitôt à lui procurer les cahiers d’un de ses condisciples, garçon méticuleux et appliqué dont il affirmait que les notes étaient bien moins imparfaites que les siennes.

— Non, ne vous donnez pas cette peine…

Et, le regard planté dans ses yeux :

— Non, ce sont vos cahiers que je veux.

Il demeura un peu interdit, tandis qu’une chaleur lui montait aux joues.

— Vous me flattez beaucoup, répondit-il après un instant. Soit, puisque vous le désirez, je vous les apporterai dès demain.

Puis se ravisant :

— Mais j’y pense, la charge est un peu lourde. Si je les envoyais chez vous cet après-midi ?

Elle répondit avec quelque vivacité :

— Non, c’est inutile. D’ailleurs, rien ne presse. J’emporterai vos cahiers moi-même demain ou un autre jour.

Cependant, la salle s’était vidée ; ils restaient les derniers. Alors, comme elle achevait de se ganter, elle lui tendit la main d’un geste dégagé et franc de bonne camarade :

— Je vous remercie, Monsieur. Au revoir !

Par la porte ouverte, il la vit s’éloigner puis disparaître au détour du couloir. Et il demeurait cloué à sa place, légèrement ahuri, comme au sortir d’un rêve.

Cette fois, il l’avait bien regardée : son image restait profondément gravée en lui. Il avait remarqué sa bouche un peu grande aux lèvres charnues, ses dents courtes, très séparées, nullement jolies mais soignées. Il convenait que ces imperfections ne nuisaient d’aucune manière à l’ensemble esthétique d’un visage qui avait assez d’autres attraits souverains pour charmer et retenir l’attention : des yeux magnifiques d’une profondeur admirable, un nez impérieux perpendiculaire au front comme chez les déesses, des oreilles d’un dessin exquis, tout cela encadré dans de superbes bandeaux couleur de jais.

Et puis, l’expression habituelle de la physionomie, loin de montrer aucune fierté dédaigneuse, semblait au contraire tempérée de bienveillance et de douceur avec un je ne sais quoi de voluptueux. Il avait également observé sa robe simple, bien faite, et qui laissait deviner une gorge de statue et de beaux flancs.

Soudain, il dut interrompre son rêve : une horde de jacassantes nettoyeuses, bras nus, cottes retroussées, envahissaient la salle, déchaînant un déluge que leurs torchons et leurs brosses s’appliquaient à maîtriser avec une sorte de rage sacrée. Il s’enfuit.

Cependant, depuis un quart d’heure, Lauwers attendait son ami au pied de la statue de Théodore Verhaegen.

— Hé, s’écria-t-il en riant, ce n’est vraiment pas malheureux ! Je finissais par croire que :

Vous en étiez sur un point, sur un point…
C’est dire assez de ne le dire point !

Très intrigué, il voulait savoir, multipliait les questions :

— Alors, elle n’est pas muette ? Quelle langue parle-t-elle ? Hein, c’est une Slave ? Qu’est-ce donc qu’elle te veut ?

Hippolyte s’étonnait de ne pas se sentir expansif aujourd’hui ; il n’avait aucune envie d’être bavard et trouvait que Lauwers manquait de discrétion. En tout cas, sa présence ne lui procurait aucun plaisir et il eût été enchanté qu’on le laissât retourner seul rue des Chartreux. Il répondit simplement avec la ferme intention de ne faire aucune confidence :

— Elle parle le français très correctement et sans le moindre accent. Impossible de déterminer sa nationalité.

— Mais l’objet de ce doux entretien ?

— Oh, peu de chose. Une demande de cahiers afin de compléter le « précis » des leçons qu’elle a manquées pendant cette dernière quinzaine.

— Quelle excellente amorce ! goguenarda le jeune homme. Inutile de dire que tu as mis tes « copy books » à ses pieds !

— Je l’avoue, répondit Hippolyte un peu agacé du ton de son ami. C’est un service banal et qu’il faut se rendre entre condisciples.

Cette fois, le visage pétulant de Lauwers se revêtit de gravité :

— Je ne voudrais pas, dit-il avec plus de sincérité que d’ironie, jouer « l’honnête » Iago et jeter d’infâmes soupçons dans ton âme candide. Je ne connais rien de cette fille, de cette belle fille si tu veux… Et pourtant, je la redoute. Elle me déplaît par tout ce qu’il y a de secret, de bizarre, de louche dans sa personne et ses allures. Son charme est celui d’une aventurière. Tiens-toi sur tes gardes ! Sois circonspect, voire circonspectissime !

— Tu parles comme une barbe blanche, railla doucement Hippolyte. Te voilà devenu subitement plus sage que Nestor, agorète des Pyliens !

— Oh, je sais, repartit Lauwers, tu connais ton Iliade et tes classiques. Mais tu ne connais peut-être pas les femmes aussi bien…

À ces mots, Hippolyte ne put s’empêcher de rire :

— Tu as donc déjà éprouvé, pour ton malheur, l’attrait, le péril de l’éternel féminin ?

— Ne te moque pas, reprit le jeune homme légèrement piqué. Je suis ton aîné. Mon expérience a six mois de plus que la tienne. À vingt-trois ans, il est permis d’avoir déjà aimé et souffert…

— Pauvre garçon ! soupira gaîment Hippolyte.

Et pourtant, il savait bien, pour l’avoir sentie lui-même, l’affreuse amertume d’un amour impossible…

— Allons, conclut Lauwers, nous verrons bien. Et puis, je saurai ce que je veux savoir…

Ils étaient arrivés près des halles où ils se séparaient d’habitude pour rentrer chez eux.

— Rassure-toi, mon vieux, dit Hippolyte en serrant la main de son compagnon, je profiterai de tes conseils. Et d’abord, je te promets de ne remettre mes cahiers à l’étrangère qu’en faisant le signe cabalistique qui conjure les maléfices du jettatore. Là, es-tu satisfait ?

Mais une fois seul, elle lui apparut de nouveau avec ses grâces dominatrices. Et voilà qu’il se rappelait cette petite phrase qu’elle lui avait dite avec un regard si ferme :

— Non, ce sont vos cahiers que je veux…

Est-ce qu’il avait bien entendu ? Il s’efforçait d’en douter un peu pour que sa joie, le moment d’après, fût plus grande d’en être très sûr.

Et une émotion délicieuse, plus enivrante d’être mêlée de quelque angoisse vague, précipitait les battements de son cœur…


V


Les Lauwers habitaient, quai de Mariemont, une vaste demeure dont la façade, perpétuellement salie par les poussières des bateaux charbonniers, n’en gardait pas moins un aspect avenant et sympathique.

C’étaient de bonnes gens qui jouissaient de l’estime générale. Mme Lauwers, petite femme d’assez forte complexion, mais très remuante malgré son obésité, avait été jolie et gardait, bien au delà de la quarantaine, une étonnante jeunesse de teint et de regard. Intelligente, de caractère enjoué, elle était la meilleure des épouses et des mères.

Pour M. Lauwers, il formait au physique un violent contraste avec sa compagne : grand, élancé, il mesurait six pieds et presque autant de pouces. Âgé de cinquante ans, la chevelure coquettement grisonnante, il ne semblait nullement disposé à vieillir et demeurait d’une activité extraordinaire. Son visage maigre, allongé, où les yeux brillaient, très vifs, derrière le pince-nez, avait de la distinction et rappelait certaines figures de Van Dyck.

Personne n’apportait plus de conscience en affaires ; c’était un grand travailleur, ingénieux, fertile en idées pratiques et qui méritait sa réputation dans le monde du bâtiment. Avec cela gai, généreux, plein d’élan à rendre service et, la journée finie, sachant déposer les soucis du métier pour se consacrer à sa famille et à ses amis.

Sa fille Suzanne lui ressemblait beaucoup au physique et au moral ; elle était grande, bien qu’elle eût dix-sept ans à peine, et promettait d’être fort jolie. Une superbe chevelure hardiment relevée, posait sur sa tête charmante un casque blond aux reflets mordorés. Rieuse à belles dents, bien pourvue de bonté et de tendresse, elle faisait l’adoration de son père pour qui chacun de ses retours d’Angleterre, où elle complétait son éducation, valait une fête carillonnée. Aussi, aspirait-il à la voir rentrer « au quai » définitivement pour aider sa mère dans la tenue du ménage et remplir les gracieux devoirs incombant à la « demoiselle de la maison ».

Par contre, son fils Michel lui donnait moins de satisfaction, quoiqu’il ne méconnût point ses précieuses qualités ; mais le caractère violent du garçon, son goût pour la flânerie n’étaient pas sans lui causer beaucoup d’inquiétudes.

À la suite d’échecs successifs, il n’avait pu s’empêcher d’adresser au jeune étudiant quelques remontrances bien senties que celui-ci n’avait point acceptées sans dépit ; aussi se dressait-il depuis lors entre le père et le fils une certaine barrière de mauvaise humeur dont l’affectueuse politique de Mme Lauwers ne parvenait pas toujours à conjurer les fâcheux effets.

« Recalé » par deux fois à l’examen, le jeune Michel avait été obligé de doubler son année de candidature en droit en même temps qu’il entrait à la caserne ; cette incorporation, fût-ce même dans le bataillon universitaire, n’était pas faite pour stimuler son zèle et lui assurer une meilleure chance devant le jury.

M. Lauwers redoutait surtout que son fils n’eût de mauvaises fréquentations et ne pouvait assez blâmer ses diatribes à l’égard des jeunes gens studieux et bien élevés qui faisaient partie de sa classe. Ceux-ci, à en croire le paresseux, n’étaient que des snobs et de « parfaits crétins ». Il les accablait de son mépris et ne se faisait pas faute de les railler, de les humilier au besoin, non qu’il fût méchant et hargneux de sa nature, mais parce que son caractère emporté lui commandait des attitudes pourfendantes.

Une fois, il était rentré chez lui en proie à une vive surexcitation :

— Figurez-vous qu’il y a dans notre cours une sorte de « fransquillon » qui veut faire de ses embarras parce qu’il a été à Paris… Il faut l’entendre pincer son français ! C’est à crever de rire. Et le comble, c’est qu’il s’appelle Platbrood !

Il lui paraissait vraiment excessif qu’affublé d’un nom pareil, on s’avisât de bien parler et de n’être pas grossier. Aussi, tous les jours, c’était contre le jeune homme un grief nouveau. Mais ça allait finir. Il materait ce type-là !

Or, un beau matin, comme il revenait de l’Université, il dit à sa mère sans autre préambule :

— Ah, tu sais, maman, le jeune « Français » viendra dîner samedi à la maison…

— Tiens, fit Mme Lauwers stupéfaite, je croyais que vous ne vous entendiez pas tous les deux !

— Oh ! c’est fini, maintenant, répondit le jeune homme. Hippolyte Platbrood est un très gentil garçon. Nous sommes camarades…

— À la bonne heure ! s’exclama la grosse dame toute réjouie, ton ami sera le bienvenu.

Et c’est ainsi que, le samedi suivant, Hippolyte avait fait d’emblée la conquête du « quai ».

Comme les jeunes gens avaient décidé de revoir ensemble les matières de l’examen, ils prirent l’habitude de se rendre tour à tour l’un chez l’autre à la satisfaction mutuelle de leurs parents qui, sans se connaître encore, s’estimaient depuis longtemps de réputation. Bientôt, il n’y eut plus de gala au quai de Mariemont ou rue des Chartreux sans qu’on y rencontrât les deux amis.

Ils étaient devenus inséparables. Bien que leurs natures fussent opposées en beaucoup de choses, ils s’entendaient à merveille, intéressés d’ailleurs par leurs goûts différents et trouvant dans la controverse et la discussion de leurs idées un agrément sans cesse renouvelé. Mais c’était Hippolyte qui, jusqu’à présent et sans le savoir, exerçait sur son camarade l’influence la plus marquée. À son contact, le turbulent Michel perdait de sa hâblerie, de son emportement ; sa langue s’épurait d’un tas d’expressions brutales et malséantes ; il travaillait aussi avec moins de nonchalance et d’ennui, ayant trouvé son entraîneur.

Par contre, Hippolyte admirait beaucoup la vive intelligence de son ami et s’étonnait qu’avec ses curiosités scientifiques il se fût dirigé vers le barreau. La rudesse de Michel n’était qu’à fleur de peau ; il savait être bon, mais il l’était sans aucune espèce de sentimentalité ni de raffinement. Il ne perdait jamais de temps à rêver : son perpétuel besoin d’action impressionnait fort Hippolyte qui, lui, était un peu lent parfois à se décider et à agir à cause de son âme plus sensible, contemplatrice de mouvants nuages. Platbrood était le plus « venustus et dicax », comme on disait au temps de Cicéron, mais Lauwers avait peut-être un fond inné d’entendement et de conception qui, bien mis en œuvre et développé par l’étude, pouvait l’élever un jour au-dessus de la moyenne des esprits et mettre en relief sa personnalité. Quelques articles de lui parus dans le Journal des Étudiants et qui répondaient à des provocations de casquettes louvanistes, montraient déjà la clarté de son esprit, le nerf d’un style précis, une logique de « debater » dépouillée de toute vaine littérature.

Quant à Hippolyte, il ne s’était encore essayé qu’à de petites nouvelles, voire à des sonnets joliment rimés et pensés. Il était le plus artiste des deux, tandis que Michel, épris de faits et de science, s’avérait déjà penseur positif et combatif.

Cependant, Mlle Lauwers était revenue d’Angleterre à l’occasion des vacances de Pâques, prétexte excellent pour que l’on conviât tout de suite quelques amis à dîner.

On recevait cordialement au quai, avec abondance sinon avec faste. Les invitations se faisaient sans cérémonie, souvent même à la dernière minute ; au surplus, il n’était pas rare que l’entrepreneur ramenât avec lui quelques camarades rencontrés en chemin. La maîtresse de maison ne s’émouvait pas de si peu : vite, on ajoutait des couverts et l’on rapprochait les chaises, à moins qu’on ne trouvât plus expéditif d’allonger la table d’une planche ou deux.

Ces réunions du « quai » avaient une physionomie spéciale : on y rencontrait des types bien tranchés de toutes les professions, de toutes les catégories sociales. Bien qu’elles fussent la plupart du temps improvisées, on y retrouvait presque toujours un ahurissant mélange d’industriels, de fonctionnaires, d’hommes de loi et de lettres, d’officiers, de docteurs, voire de rapins. Parfois, au milieu de ces citadins autochtones ou déracinés, apparaissaient quelques francs provinciaux, une famille de Lodelinsart ou de Godarville en vacances, un vieux mayeur, un gros notaire de Morlanwelz ou de Boussu, tous ces gens plus ou moins cousins des amphytrions, à la mode wallonne, et dont la langue appuyée, les idiotismes régionaux détonnaient joyeusement dans les conversations.

Le dîner d’aujourd’hui ne réunissait qu’une douzaine de personnes, ce qui formait une bien petite table pour le « quai ». Mais, comme de coutume, les convives y étaient agréablement divers et les maîtres du logis pleins de jovialité et de bonne franquette.

Ce fut ce soir-là que le jeune Platbrood fit la connaissance de Mlle Lauwers dont il avait si souvent entendu parler sans l’avoir jamais rencontrée.

— Tiens, l’Anglaise, dit Michel avec cette rudesse dont les frères usent volontiers avec leurs sœurs, voici le Français annoncé dans mes lettres. On vous a placés à côté l’un de l’autre. Entendez-vous… cordialement, hein ?

À première vue, la demoiselle lui parut d’aspect assez agréable mais sans plus. Il est vrai qu’il était distrait, visiblement préoccupé pour le moment par la solution d’une étrange énigme. Ne venait-il pas de découvrir dans l’un des cahiers que lui avait tantôt renvoyés la belle étrangère, un billet sur lequel étaient griffonnés ces mots : « Il y a des pays où la coutume ne défend pas à une femme de se déclarer la première. »

Était-ce une note oubliée par mégarde et qui, sans paraître avoir rien de juridique, pouvait à tout prendre se rattacher à l’histoire des mœurs et du droit dans certaines contrées ? Il tâchait à le croire tant il lui semblait audacieux d’interpréter un tel geste comme une avance que l’on faisait à ses propres sentiments.

Entêté à ce problème, il se perdait en conjectures et répétait en lui-même la phrase mystérieuse. En cet état de trouble, rien qui lui apparût difficile et surtout pénible comme d’amorcer la conversation avec Mlle Lauwers. Il fallait bien pourtant qu’il s’y décidât ; car une redoutable provinciale placée à sa droite, la veuve d’un brasseur du Borinage, le guettait du coin de l’œil dans l’intention manifeste de fondre sur lui dès qu’elle aurait expédié un vieux et loquace voisin. Voyant le danger, il fit un effort héroïque qui aboutit à cette banalité :

— Et vous avez fait une bonne traversée, Mademoiselle ?

À peine s’il s’était écouté lui-même, car il pensait en ce moment : « Et comment ferai-je demain ? Faut-il restituer ce billet ? Dois-je feindre plutôt d’ignorer… »

Cependant, la jeune fille répondait à sa question :

— Mais oui, excellente, Monsieur. Il faisait très beau temps.

Effrayé de nouveau par sa voisine de droite qui louchait de son côté, il craignait de laisser tomber la conversation et poursuivit :

— Je vous félicite, car la Manche est parfois très méchante.

— Oh, dit-elle en souriant, elle ne m’a jamais fait beaucoup de mal. J’ai le pied marin et le cœur aussi !

Il demeura surpris, un moment, de cette allusion un peu hardie au sea scickness autant que de la musicalité d’une voix où il y avait une pointe d’accent anglais, très originale. Puis retombant à sa taciturnité, il continua doucement pour dire quelque chose :

— Et vous aimez les Anglais, Mademoiselle ?

Elle voyait bien qu’il n’obéissait qu’à un devoir de politesse et n’accordait aucun intérêt à ses réponses ni à sa personne. La prenait-il, par hasard, pour une little girl, en dépit de ses dix-sept ans sonnés ? Cette pensée l’amusa beaucoup :

— Si j’aime les Anglais ? dit-elle avec bonne humeur. Oh mais, Monsieur, vous êtes très indiscret !

Elle le regardait avec tant de gaîté et de franchise qu’il fut bien obligé cette fois de remarquer ses opulents cheveux blonds, ses grands yeux bleus et la beauté d’une carnation à laquelle un semis de taches de rousseur éparpillées à la racine du nez ajoutaient une saveur étrange. Quelles dents aussi ! Elles faisaient des éclairs quand elle parlait. Une grâce pleine d’espièglerie émanait de cette gentille pensionnaire.

Alors, le jeune homme se passa la main sur le front comme pour chasser l’image obsédante ; sa figure grave se détendit, s’éclaira d’un sourire ;

— Excusez-moi, Mademoiselle, implora-t-il ; c’est vrai, je vous pose des questions bêtes… Je manque d’imagination ce soir quand je devrais au contraire…

Il n’osa achever, sentant qu’il glissait sur la pente du fade compliment.

— Oui, poursuivit-il, je suis ou du moins j’étais tourmenté, j’avais des… Voyons, comment dites-vous ça en anglais ? C’est très joli en anglais…

Spleen, black thoughts, low spirits…

— Voilà… Un peu de tout ça en même temps…

— Vous êtes pour les mélanges ?

Elle le regardait d’un petit air entendu où il y avait d’ailleurs assez de malice pour qu’il se tînt sur ses gardes.

— Ne vous inquiétez pas, reprit-elle, c’est probablement à cause de l’examen. Oh, je connais ça : j’ai éprouvé la même chose à la veille des compositions…

Elle prononçait « chaose » comme une Anglaise, sans le savoir, et c’était fort agréable.

— Oh non, fit-il avec une sincérité imprudente, l’examen ne me préoccupe pas plus qu’il n’inquiète, je suppose, l’insouciant Michel. Non, ce n’est pas cela. Mon cas est plus complexe, plus…

Il hésitait à dire le mot.

— Sentimental, peut-être, aida la jeune fille en portant un verre d’eau à ses lèvres mais d’un mouvement trop prompt pour que ce geste ne servît pas à cacher un peu d’espièglerie. Il ne pouvait s’y méprendre et s’alarma soudain à l’idée que Michel avait sans doute entretenu sa sœur de leur belle condisciple.

Il allait protester de son air le plus ingénu quand une servante interposa entre eux sa robuste personne, plus volumineuse encore d’un énorme poulet de Bruxelles qu’elle portait superbement comme dans un tableau de Jordaens. Aussitôt, la jeune fille fut accaparée par son voisin de gauche, un receveur des contributions en retraite, tandis qu’Hippolyte devenait la proie de la redoutable commère flanquée à sa droite.

Il essaya bien d’abord de lui échapper, feignit d’être distrait, même un peu sourd, toussa, s’étrangla presque pour laisser enfin tomber sa serviette qu’il mit un temps infini à repêcher sous la table : toutes ces petites ruses, dont il ne se dissimulait pas d’ailleurs la maladresse, ne servirent de rien. Il était pris : déjà l’impitoyable quinquagénaire le couvait d’un regard tendre et commençait à lui débiter ses impressions de provinciale. C’était une vieille belle qui avait d’épaisses mains rouges, enflées comme des gants d’enseigne et chargées de bagues, des cheveux d’un blond poussiéreux et mort, sans oublier une « chienne » postiche qui, mal agrafée, pendait de travers sur son front ridé.

Un corsage rose, façonné à la dernière mode de Boussu, découvrait un large pan de sa poitrine enfarinée sur quoi retombait une cascade de gras mentons. Les minauderies de la veuve, ses pendeloques carillonnantes et, plus que tout le reste, son accent qui tirait les mots en longueur, telles de sirupeuses babelutes, épouvantaient le jeune homme, comme s’il se fût trouvé auprès d’une autre Malvina Rampelbergh, wallonne à présent ! Et il la comblait de malédictions silencieuses en même temps qu’il jetait des regards désespérés à son ami Michel qui, très occupé là-bas au bout de la table, lui décochait à la dérobée des clins d’yeux malicieux, sans venir à son secours.

En le voyant ahuri et désemparé, la vieille coquette n’en prenait qu’une meilleure opinion de ses charmes :

— Bruxelles est une ville bien plaisante, dit-elle d’une voix doucereuse, mais que les Bruxellois sont donc osés à l’égard des pauvres dames seules !

Est-ce que cet après-midi, à la sortie d’un grand magasin, un suiveur ne l’avait pas relancée jusqu’à la gare du Nord en lui débitant des horreurs ! Elle avait dû se sauver dans un « automatique ». Ah, quelle aventure ! Elle en palpitait encore, avec de petits rires effarouchés, des grimaces qui multipliaient ses rides, des rougeurs qui accentuaient sa couperose.

Atterré, Hippolyte la considérait avec stupeur ; il se disait que, décidément, les femmes ne consentiraient peut-être jamais à n’être plus suivies dans la rue de peur de perdre à la fois l’occasion et le mauvais goût de le raconter…

Soudain, elle changea de conversation :

— J’ai appris, dit-elle en minaudant de plus belle, que vous étiez un brillant sujet. Combien d’examens avez-vous déjà passés ?

Cette fois, il était bien obligé de répondre quelque chose. Alors il balbutia des paroles sans suite tant son malaise s’aggravait à cet interrogatoire de petit garçon. Et il se souvenait, à cette heure cruelle, d’une autre femme, oh combien jeune et douce et jolie celle-là ! qui, jadis, au dîner de fiançailles de sa sœur Hermance, l’interrogeait également sur ses études. Avec quel frémissement de plaisir il écoutait les questions affectueuses de cette chère petite Mme Mosselman ! Comme il escomptait la riche, l’exquise récompense de son baiser ! Hélas ! ne payait-il pas aujourd’hui la rançon de ce délicieux passé !

Il souffrait en silence quand Mme Lauwers se leva de table en invitant ses hôtes à la suivre dans le salon.

— Enfin ! soupira-t-il.

Mlle Suzanne ne semblait pas moins aise d’échapper à son receveur des contributions et s’empressa d’accepter le bras que lui offrait Hippolyte.

— Eh bien, s’informa-t-elle, et vos idées noires ?

— Elles sont roses, répondit-il gaîment, depuis que je vous ai retrouvée !

Et ils se confièrent en souriant leur mutuel déplaisir d’avoir été interrompus dans leur premier bavardage.

— Ce n’est pas, dit-elle, que mon voisin de gauche ne soit un receveur fort aimable. Par malheur, je n’ai encore aucune opinion bien arrêtée sur les meilleures bases de l’impôt direct ou indirect…

— Ce n’est pas, dit-il en l’imitant, que ma voisine de droite ne soit la meilleure femme du monde. Mais je la trouve un peu… Comment dirais-je ?

— Un peu… old baby wife !

Et soudain, elle s’échappa pour aider sa mère à servir le café en le laissant étonné de ce trait piquant et juste, qui rendait si exactement sa pensée.

Mais l’ami Michel venait le rejoindre pour lui offrir des cigarettes :

— Vraiment, fit le plaisantin, tu t’en es donné avec la cousine de Boussu ! C’est scandaleux, tu l’as compromise !

Hippolyte se disposait à le maudire, très vexé de ce que son ami ne l’eût point secouru dans sa détresse, quand il pâlit en voyant s’avancer du fond de la salle la old baby wife avec une tasse de moka qui lui était certainement destinée. Car l’opulente matrone s’était avisée d’aider la demoiselle de la maison dans son rôle d’Hébé.

— Hardi là ! s’écria Michel. Sauvons-nous !

Hippolyte voulait fuir, mais une force inexplicable le retenait à sa place comme si ses semelles adhérassent au parquet au moyen de ce produit magique qui colle même le fer !

Cependant, la veuve n’était plus qu’à faible distance et se composait déjà un visage suave malgré les labeurs d’une digestion difficile, quand soudain Mlle Lauwers intercepta le passage et présenta au jeune homme une petite tasse blanche dont il se saisit avec une brusquerie qui faillit provoquer une catastrophe.

— Combien de morceaux ? dit le bon ange en plongeant la pince dans le sucrier d’argent.

Il comprit qu’elle avait volé à son aide et ils se sourirent.

— Oh, ne me quittez pas, s’écria-t-il avec une terreur comique, l’ennemi rôde encore autour de moi !

— Ne craignez rien, dit-elle, venez !

Et, comme tous les invités discutaient maintenant avec cette verve bruyante que provoquent la bonne chère et les havanes, elle l’entraîna dans un coin tranquille de l’immense salon où ils s’assirent pour causer, tandis que là-bas, M. et Mme Lauwers n’étaient pas toujours si occupés de leurs hôtes qu’ils ne posassent parfois sur les deux jeunes gens un regard amusé et tout à fait bienveillant…

Ils parlèrent de l’Angleterre, de la France, se contèrent leurs sensations, leurs petites souffrances d’exil, surpris l’un et l’autre qu’elles fussent souvent pareilles.

Elle le trouvait aimable, très intéressant, sans aucune espèce de pose ni de pédanterie ; la douceur et la netteté de son élocution charmaient son oreille. Et puis, il était gai d’une gaîté discrète, sentimentale, qu’elle n’avait encore rencontrée chez aucun garçon de son âge. C’était vraiment un good fellow.

Pour lui, il était frappé de sa vive intelligence encore plus que des attraits de sa personne ; la tournure originale de son esprit, son petit air décidé le séduisaient beaucoup, en même temps qu’il s’étonnait de découvrir en elle tout un ensemble de précieuses qualités et de nobles aspirations, qui ne s’extériorisent pas d’habitude, ne s’épanouissent pas si vite chez une pensionnaire.

Sa mélancolie de tout à l’heure s’était complètement dissipée. L’image de l’étrangère se faisait moins dominatrice ; il ne la voyait plus que par moments, d’une façon affaiblie et lointaine, comme au travers d’un voile ; elle n’avait plus le pouvoir de le distraire de sa curiosité sympathique à l’égard d’une nouvelle et gracieuse figure.

Aussi, à l’heure du départ, eut-il une légère déception quand la jeune fille lui dit avec un peu de gravité :

— Je retourne demain en Angleterre, car mes vacances sont finies. Je ne doute pas que Michel ne m’annonce bientôt votre succès et le sien… Peut-être aurons-nous l’occasion de nous revoir au mois d’août…

Vraiment, il eût désiré la revoir beaucoup plus tôt et c’est avec une grande sincérité, qui se dissimulait à peine sous une intonation moqueuse, qu’il s’écria :

— Comme ces trois mois vont donc me paraître longs !

Elle lui donna en riant un brusque shake hand :

Good bye, master Hippolyte !

À quoi il répondit :

Farewell, miss Suzy !


VI


C’est un endroit charmant, ce jardin du Palais des Académies… Il y règne une atmosphère de goût français et monarchique ; sa grâce, noble et riante à la fois, contraste avec la massive construction qu’il entoure et dont les hautes croisées miroitent somptueusement au milieu de lépreuses façades plaquées de fausses colonnes à volutes ioniques.

Pourtant, il n’est guère fréquenté et demeure habituellement désert malgré la beauté de ses arbres, le coloris puissant de ses gazons et de ses fleurs, l’attrait de sa claire terrasse au centre de laquelle un vénérable astronome, assis dans un fauteuil Empire et caressant un foot-ball étoilé, semble quelque vieux champion qui se repose d’une glorieuse partie de rugby dans l’espace…

À peine les passants pressés en usent-ils comme on fait d’un chemin traversier. Quand vient la belle saison, quelques rares nurses s’y aventurent avec des babies ; elles s’installent de préférence dans la partie attenante aux grands boulevards pour contempler tout à l’aise, par dessus leur livre, ces athlètes nullement incomplets qui, juchés sur des socles dans la grande pelouse, font valoir leur musculeuse nudité aux jeux du pancrace.

Parfois aussi, lorsque le promeneur solitaire gravit le monticule qui domine la rue Lambermont, il lui arrive de surprendre, au faîte boisé de la colline, deux êtres tendrement enlacés, à moins qu’ils ne se querellent, derrière le groupe voltigeant de Psyché emportée par Éros…

Car nul endroit ne semble plus propice aux « menus suffraiges » des jouvenceaux si ce n’est aux explications orageuses des amants plus rassis. Le hasard seul en trouble le délicieux mystère ; c’est un bosquet d’Amathonte où le gardien du square, plus tolérant que le garde-champêtre de Fragonard, fait scrupule de montrer à l’improviste son malencontreux uniforme d’invalide…

Or, un soir de mai, alors que le soleil dorait l’Institut et répandait sur les verdures nouvelles un suave émail rose, il arriva qu’Hippolyte, égaré dans ces parages, franchit les grilles du beau jardin. Il ne se rappelait pas y avoir jamais pénétré, même au temps de son enfance. Il le découvrait, en quelque sorte, pour la première fois et goûta profondément le charme, l’élégance de cet enclos solitaire.

Quelle retraite délicieuse pour étudier au frais les matières arides de l’examen ! Aussi, l’époque du « bloquage » intensif étant venue, il s’y rendait fréquemment avec ses cahiers, trouvant dans la lecture ou la méditation ambulatoire autour des parterres une aide à la pénétration des idées et des textes.

Michel montait parfois avec lui jusqu’à cette thébaïde ; mais c’était un compagnon plutôt turbulent, peu enclin à la rêverie et qui ne sentait pas la douceur de cette oasis de silence. Il raillait son ami de ses goûts bucoliques, insinuant qu’il devait relancer quelque governess sentimentale et ossianesque.

À la vérité, Hippolyte préférait encore la complète solitude ; outre qu’elle l’encourageait au travail, elle lui permettait d’évoquer, entre deux articles du code civil, la grâce énigmatique de l’étrangère. Le billet, que l’étudiante avait oublié par mégarde ou intercalé avec intention dans son précis de l’Histoire du droit, continuait de hanter son esprit et d’alimenter ses conjectures. Rien dans l’attitude de sa condisciple ne pouvait lui fournir la moindre indication à cet égard, bien qu’il lui parût cependant que la jeune fille ne lui témoignait plus cette confiance qui l’avait tant ému lors de leur première entrevue.

C’est ainsi qu’elle ne lui tendait pas la main en entrant dans la salle des cours non plus qu’en se retirant à la fin de la leçon. Elle se bornait à lui adresser une inclinaison de tête, un peu saccadée, qui n’était pas de la froideur mais qui, en somme, ne valait guère mieux qu’un salut indifférent. Il en était assez péniblement affecté, tout en convenant que la jeune fille avait peut-être d’excellentes raisons pour agir de la sorte : une amabilité trop ostensible n’eût-elle pas provoqué des gorges chaudes ?

Après cela, était-ce l’unique motif de sa réserve ? Il eût voulu en être persuadé car un sentiment nouveau, qui n’était pas seulement de la curiosité, l’attirait maintenant vers l’étudiante. Il ne s’y abandonnait pas sans douceur et s’enfonçait chaque jour davantage en de profondes rêveries qui l’enlevaient non seulement à ses études mais lui faisaient négliger les petites obligations de famille qu’il s’était volontairement imposées. C’est ainsi qu’il espaçait ses promenades avec Alberke, dont il avait entrepris de dompter la sauvagerie et de réformer la langue déplorable. Les réunions traditionnelles du dimanche, chez l’une ou l’autre de ses sœurs, n’avaient plus guère d’attrait pour lui ; souvent, il trouvait un prétexte pour s’y soustraire.

De même, il se faisait de plus en plus rare à la corderie où les enfants, surtout la petite Yvonne qu’il chérissait pourtant de tout son cœur, le réclamaient à grands cris.

Et Thérèse elle-même s’attristait grandement de ne plus le voir aussi souvent qu’autrefois, navrée plus que jamais de l’ampleur de sa taille à quoi elle ne pouvait s’empêcher parfois d’attribuer l’indifférence de son ami.

Ferdinand avait beau jeu de reprendre ses quolibets à l’égard du « flirt » de sa femme :

— Cette fois, disait-il, je crois bien que c’est une rupture. Après avoir joué les Chérubin et les Werther, voilà qu’il te lâche comme un simple Adolphe ! Ce n’est pas permis…

Sans bien comprendre, elle souriait doucement par dessus sa mélancolie.

— Au fait, continuait le railleur, félicite-toi. Le chagrin est bien capable de te faire maigrir !

— Mais non, disait-elle rougissante ; seulement, je trouve que ça n’est pas naturel qu’il n’ait pas le temps de venir même une fois en passant…

— Bah, il pioche son examen.

— C’est ce que je me dis…

Mais un jour Ferdinand insinua qu’il y avait peut-être autre chose :

— Je viens de rencontrer Joseph… Il paraît qu’Hippolyte se montre si étrange depuis quelque temps. Maman Platbrood est inquiète…

— Il n’est pas malade au moins !

— Oh non, ce n’est pas ce genre-là…

Et comme elle demeurait étonnée :

— Tu ne devines pas ?

— Mais non…

Il s’exclama joyeusement :

— Et s’il s’agissait d’une amourette ?

— Ah !

— Oui, il paraît qu’une belle étudiante polonaise ou russe, une nihiliste quoi…

— Pas possible !

— Comme je te le dis !

Et gaîment ironique :

— C’est de ta faute aussi, tu l’as désespéré, ce garçon !

Et ce jour-là, la petite Mme Mosselman était demeurée toute songeuse…

Cependant, les cours de la Faculté de droit venaient de finir, et les professeurs avaient licencié les élèves en leur donnant rendez-vous dans un mois autour du tapis vert de l’examen.

Le jour de la clôture, Hippolyte eût vivement désiré prendre congé de sa voisine avec gentillesse. Mais elle ne lui avait fait aucune avance, de sorte qu’ils s’étaient séparés avec la même politesse rapide et muette qu’ils se témoignaient d’habitude.

Il en était désolé. Tandis qu’il s’en retournait avec Lauwers, celui-ci, tout heureux d’être libre, l’étourdissait de joyeux propos sans parvenir à le dérider :

— Qu’est-ce donc que tu as ? finit par s’exclamer le pétulant Michel. Nunc est bibendum !

Puis, brusquement :

— Hé, je comprends : tu ne verras plus la Vierge aux cahiers !

Il poursuivit, malgré le haussement d’épaules de son compagnon :

— Eh bien, je t’en félicite. Cette femme ne me revient pas, comme on dit, et je ne suis pas dupe de sa fausse réserve. Elle t’occupe beaucoup depuis quelque temps… Oh, ne proteste pas, c’est assez visible ! Tant mieux si elle s’éloigne. Qu’elle retourne là-bas dans je ne sais quel fichu pays ! Bon voyage, Mademoiselle ! On ne m’ôtera pas de l’esprit qu’elle… Je m’entends…

— Tu es fol ! avait protesté le jeune homme en essayant un pénible éclat de rire.

Or, le lendemain matin, comme il promenait sa mélancolie dans le beau jardin affectionné, Hippolyte aperçut tout à coup une jeune femme qui s’avançait vivement à sa rencontre au milieu du chemin de lauriers roses. Elle fut bientôt près de lui :

— C’est moi !

Il oubliait de serrer la main qu’elle lui offrait tant la stupéfaction et l’angoisse inexprimable de son cœur l’avaient subitement mué en statue.

— Mais oui, dit-elle en souriant, c’est bien moi !

Alors, très ému, il répondit d’une voix basse, mal assurée :

— Je pensais à vous…

Elle fixait sur lui ses brûlants yeux noirs :

— Vraiment ! s’écria-t-elle avec une fausse bonne humeur.

Puis, sérieusement :

— Je le crois, ou plutôt j’en suis sûre…

En ce moment, il ne saisissait que le son de ses paroles, occupé surtout à se rendre compte de la transformation qui s’était opérée dans sa personne. De fait, il ne la retrouvait pas très bien : elle lui semblait autre. Ce n’était plus la grave, la sombre étudiante d’hier. Son visage avait aujourd’hui, pour la première fois, quelque chose d’animé, de rayonnant. Un canotier de paille fine, la robe de tussor, au corsage échancré, d’une fantaisie plus libre que son costume d’université, lui restituaient toute sa jeunesse resplendissante.

Il fut pris d’un vertige :

— Venez ! dit-il d’un ton sourd, bref.

Et il l’entraîna vers le bosquet montueux sans qu’elle fît aucune résistance. Ils arrivèrent sur le faîte de la petite éminence où l’épaisse futaie les dérobait aux rares promeneurs.

— Qui donc êtes-vous ?

Sa voix était saccadée, frémissante avec un je ne sais quoi d’impérieux qui le bouleversait lui-même. Mais la brutalité de cette question ne parut pas émouvoir la jeune fille. Elle répondit doucement :

— Qui je suis ? Que vous importe !

Il lui avait saisi les mains et, de nouveau :

— Qui êtes-vous ?

Elle hésita un moment, puis abaissant ses paupières :

— Une femme qui vous aime, tout simplement.

Et soudain, l’attirant contre sa poitrine, elle lui offrit ses lèvres plus vermeilles et magnétiques d’être mouillées…

Alors, il cessa d’interroger. Ce fut une minute divine.

À présent, ils se retrouvaient plusieurs fois par semaine dans le beau jardin. Toujours, Hippolyte devançait l’heure du rendez-vous. Avec quelle fièvre il attendait son amie ! Quel frémissement de joie, en la voyant tout à coup apparaître au bout de l’allée dans la clarté d’une jolie robe, dont la jupe entravée tendait et lustrait son étoffe sur des jambes de Diane ! Le rythme de sa marche avait quelque chose de souple, de voluptueux. Elle se hâtait, faisant chanter le gravier sous ses bottines, la figure éclairée d’un sourire, tandis qu’il pressait le pas et allait à sa rencontre de tout l’élan de son cœur.

Oh, le salut cérémonieux et comique qu’ils échangeaient tout d’abord pour ne pas scandaliser les rares promeneurs par le spectacle d’une liaison trop librement avouée !

Et tout de suite, ils allaient se blottir dans un coin mystérieux, à l’ombre d’un grand marronnier qui projetait ses branches au-dessus de la rue Ducale.

Que de choses à se dire ! Que de pressions de mains, que de tendres regards !

Il l’écoutait de tous ses yeux, avec tant de ravissement, une figure si vivement attentive et passionnée qu’elle s’interrompait souvent pour lui prendre la tête entre ses deux mains et la couvrir de baisers :

— Oh, toi, murmurait-elle tout contre ses lèvres, tu es celui que j’adore par dessus tout !

Ils aimaient à se rappeler leurs premières impressions en se voyant à l’Université.

— Tes regards, disait-elle, me révélaient ce que tes lèvres n’osaient m’avouer. Qu’ils étaient éloquents ! Comme ton air malheureux m’amusait !

— Cruelle ! faisait-il, comme dans une comédie.

— Oh, il m’amusait, tu comprends, parce que j’étais bien résolue à t’en récompenser un de ces jours ! Et voilà qu’il est arrivé ! Es-tu content ?

Elle ajoutait, plus grave :

— Je t’aimais tellement déjà que d’abord j’ai voulu te décourager par ma froideur apparente et de peur de briser ta vie. Car je ne fais rien d’heureux. Mais voilà, tu as cet amour qui distingue les Français : tu t’attaches à ce qui te montre de l’indifférence…

Elle parlait, mais sans refuser de l’écouter à son tour ; car elle aimait le son de sa voix, ses mots de tendresse inédits, ses gestes emportés et jusqu’à l’impatience qu’il manifestait parfois dans ses reproches ; il avait quelque chose de fougueux, de volontaire qui ne lui déplaisait pas.

Et puis elle le sentait cultivé comme elle, nourri de la moelle classique avec des sensations d’art qui leur étaient communes. Rien ne l’avait plus égayée que d’apprendre qu’il l’avait prise pour une étudiante échappée d’un roman russe.

— Oui, avait-il avoué, il me semblait que tu devais t’appeler Sonia, par exemple, que tu étais affiliée à quelque société secrète…

— Sonia l’espionne ! s’exclamait-elle gaîment. Ah le beau film !

Oh non ! Elle ne prétendait pas à tant d’originalité. Sa vie ne redoutait point le regard du grand jour. Elle s’appelait Hania Harnowska. Elle était Polonaise, née d’une union libre. Son père, qui appartenait à la diplomatie, était mort à Paris, il y a une vingtaine d’années, sans avoir eu le temps de régulariser une liaison qui avait du reste toute la dignité du mariage. Devenue veuve, sa mère avait tenu à demeurer en France, sans qu’elle eût jamais éprouvé le désir de retourner dans une patrie où sa famille et ses relations la considéraient comme une sorte de déclassée.

Là-bas, au fond d’un quartier de la rive gauche, les deux femmes vivaient loin du monde, dans une médiocrité aisée, avec une vieille compatriote qui tenait leur ménage. Entraînée par son goût pour l’étude, la jeune fille avait d’abord fréquenté les cours d’un lycée ; puis, ayant obtenu sa licence en philosophie, elle s’était inscrite à la Faculté de droit par dilettantisme. Mais la cherté de l’existence, des revers de fortune, les soins que nécessitait la mauvaise santé de sa mère, devenue presque aveugle à la suite d’un accident, les avaient obligées de venir habiter Bruxelles où les conditions de la vie étaient moins onéreuses.

— Et c’est là tout, disait-elle. Depuis tantôt six mois, nous demeurons dans une tranquille maison de Woluwe. C’est presque la campagne ; nous nous y plaisons beaucoup ; nos voisins sont obligeants ; nous ne sommes pas malheureuses…

Il ne doutait pas de la sincérité de ce récit, un peu sommaire et qui manquait de précisions. Il ne s’étonnait pas du vague de ces confidences. Aucune objection ne lui montait aux lèvres. Il était tout à l’enivrement de son amour et ne réfléchissait à rien d’autre. Elle était adorable ; ses yeux passionnément noirs, ses bras qui transparaissaient sous les manches de foulard, le dessin de ses genoux moulés par la tension de la jupe et, plus que tout le reste, cette effluence capiteuse, faite d’une odeur très fine mêlée au parfum de sa chair, qui montait de son corsage croisé en fichu, le grisait d’un désir qui devenait chaque jour plus impatient et aspirait à la félicité suprême.

— Et l’examen ? demandait-elle parfois. J’espère que tu travailles… en pensant à moi !

En vérité, ses cahiers et ses livres lui étaient devenus assez indifférents. À peine s’il les feuilletait encore à ces rares moments où la pensée du proche examen parvenait à le sortir de son rêve.

Elle lui avait bien dit : « Veux-tu, nous étudierons ensemble ? » Mais tout de suite la répétition était interrompue, car rien ne les intéressait de ce qui n’était pas eux ; ils se noyaient dans les yeux l’un de l’autre et ce jour-là, comme tous les suivants du reste, ils ne lisaient pas plus avant dans les Institutes ou le Code Napoléon.

Un matin, pourtant, il s’avisa de l’interroger : pourquoi s’était-elle absentée pendant la première quinzaine de mai ? Comme il avait été anxieux à l’idée qu’une grave maladie la retenait peut-être alitée ! Mais il se trompait sans doute, puisqu’elle avait bientôt reparu, encore plus jolie et plus fraîche, s’il était possible.

Elle sembla légèrement troublée et répondit qu’elle avait dû se rendre à Sannois, en Seine-et-Oise, pour assister au mariage d’une ancienne amie de collège.

— C’était une partie de fête, dit-elle, et pourtant comme je regrettais de m’en aller en ce moment ! Car je t’aimais déjà et goûtais tant de plaisir à te rencontrer tous les matins…

Puis, avec un accent de profonde mélancolie :

— Du reste, il m’arrive assez fréquemment d’être mandée à Paris où nous avons de puissants protecteurs à ménager…

Il fut frappé en ce moment de la subite altération de ses traits. Mais déjà, elle souriait de nouveau et, prenant la tête du jeune homme entre ses mains, de ce geste qui lui était familier, elle répétait contre sa bouche, avec une exaltation concentrée, les yeux à demi chavirés :

— Oh toi, tu es celui que j’aime au-dessus de tout !

Cependant, juillet était venu et le jury tenait ses assises.

Hippolyte, qui voulait en finir tout de suite, avait « permuté » avec son ami Lauwers, dont le nom était sorti le premier de l’urne. L’esprit ailleurs, les idées dispersées et confuses, il répondit mal et fut reçu quand même, mais sans honneur. Pour lui, qui avait subi avec tant de succès les deux épreuves précédentes, c’était une manière d’échec. Mais que lui importait ! Contre l’attente des siens, il n’éprouvait aucune déception. Son amour était au-dessus de son amour-propre.

Le lendemain, comme son amie le félicitait tendrement :

— Oh, je t’en prie, dit-il, laissons cela. Entre nous, mon examen a été détestable. Je méritais d’être « recalé », comme nous disions à Louis-le-Grand. On a tenu compte de mes bonnes notes et de mes grades antérieurs. Vraiment, ces messieurs ont été bien aimables !

— Oh, c’est de ma faute ! s’écria-t-elle avec un vrai chagrin. C’est moi qui t’ai empêché de mieux réussir. Je bouleverse ta vie. Pardonne-moi. Je partirai !

— Veux-tu te taire ! fit-il avec véhémence.

Et l’enveloppant de ses bras :

— Non, chère, rassure-toi. Je ne regrette rien, absolument rien, entends-tu, si tu m’aimes !

Pourtant, il n’avait pas son insouciance des autres jours.

— Tu as quelque chose, finit-elle par lui dire. Oh, je t’en prie, ne me cache rien !

Il avoua qu’il était préoccupé ; on le pressait chez lui de s’éloigner pour quelque temps, sous prétexte qu’il avait besoin de se distraire.

— Je le sens bien, dit-il sombrement, il faudra que je cède aux instances de mes bons parents, d’autant plus qu’ils soupçonnent peut-être… Il me faudra bientôt partir…

Elle était violemment émue :

— Où donc iras-tu ?

— Je ne sais, cela m’est égal.

Il expliqua que son ami Lauwers, qui avait passé son examen, lui proposait de l’accompagner en Angleterre où il séjournerait une quinzaine de jours, avant de ramener à Bruxelles sa jeune sœur, pensionnaire dans une institution des environs de Londres. Mais cette invitation le tentait médiocrement, car il redoutait les sarcasmes d’un tel camarade, surtout en ce moment. Peut-être un voyage à Paris lui serait-il moins pénible : il retrouverait là-bas un ancien condisciple qui l’avait souvent engagé à visiter avec lui les côtes de Normandie et de Bretagne…

Elle approuvait plutôt ce dernier projet :

— Tu as raison, dit-elle, c’est un voyage admirable !

Elle parla de la côte verte avec enthousiasme et finit par vaincre ses hésitations. Quelques jours après, il lui annonçait son départ pour le surlendemain. Cette nouvelle ne parut pas la contrister outre-mesure, au vif étonnement du jeune homme qui s’attendait à quelques gentilles lamentations de sa part. Elle semblait seulement préoccupée de l’heure du train qu’il comptait prendre, car elle tenait à venir lui dire adieu à la gare :

— Oh, sois tranquille, dit-elle en voyant son air un peu inquiet, va, je saurai me dissimuler si, par hasard, tu étais accompagné de quelqu’un des tiens…

N’importe, il préférait qu’elle demeurât chez elle :

— Non, ne te dérange pas, supplia-t-il, cela ne ferait du reste qu’augmenter mon chagrin. Et puis, je partirai par le rapide du matin.

— Oh, mais je me lève de très bonne heure, tu sais !

Et avec décision :

— Je viendrai.

Il avait le cœur gros tandis qu’elle souriait tendrement, sans aucune émotion apparente.

— Adieu, dit-elle, trois semaines sont si vite passées… Et puis, n’est-ce pas, on s’écrira de belles lettres ?

Vraiment, il s’affligeait un peu de la sentir beaucoup moins impressionnée que lui par cette longue séparation. Ce fut bien pis quand, le jour du départ, il l’attendit en vain sur le quai. Oh, elle avait donc oublié sa promesse ?

Le train était déjà sorti de la gare que le jeune homme se penchait encore à la fenêtre du wagon pour guetter son amie. Enfin, il dut se résigner à reprendre sa place dans la voiture, heureusement déserte. Au milieu de sa détresse, il se félicitait d’être privé de compagnons importuns, quand à la hauteur de Forest, une femme parut dans le couloir, à la portière du compartiment.

D’un geste fébrile, elle s’occupait à dénouer les voiles qui lui enveloppaient la tête. Brusquement, son visage se découvrit. Hippolyte eut un sursaut :

— Toi !

Elle était dans ses bras :

— Je suis libre ! s’écria-t-elle, libre pour vingt-quatre heures !

Est-ce qu’il rêvait ? L’aventure le remplissait d’une telle surprise qu’il en oubliait d’être heureux.

— Mais oui, dit-elle en se pelotonnant contre lui, je t’accompagne à Paris… Tu ne veux pas ?

Ses traits pâlis et tirés, ses yeux, meurtris par une nuit d’insomnie et de fièvre, donnaient à toute sa figure une expression de langueur ardente d’une séduction irrésistible.

— Tu ne comprends donc pas ? fit-elle à voix basse en détournant la tête, comme avec un peu de gêne pudique.

Dans son émotion, il n’envisageait pas encore toutes les conséquences de cette escapade. Soudain, un bonheur immense, à quoi se mêlait une délicieuse angoisse, précipita les battements de son cœur.

Il venait enfin de comprendre que tantôt, dans la grande Ville amoureuse, elle lui appartiendrait tout entière…


VII


Ce Mardi gras, les Kaekebroeck et les Mosselman festoyaient dans un petit « cabaret » voisin de la Grand’Place afin de s’entraîner aux bacchanales du bal masqué.

Joseph et Ferdinand, cavaliers pleins d’élégance, avaient endossé le frac de cérémonie tandis qu’Adolphine et Thérèse s’étaient revêtues de dominos roses dont les capuchons tuyautés, rabattus sur le dos, découvraient leurs belles chevelures contrastées, ceintes d’un galon de soie pareil au strophium de la mode antique.

Très animés déjà par les vins et la bonne chère, les maris plaisantaient les deux femmes qui, bien que ravies de la partie fine, demeuraient quand même un peu intimidées sous leur déguisement, anxieuses à l’idée qu’elles allaient enfin connaître « le bal de la Monnaie », ce gala traditionnel et fameux où la gaîté, disait-on, frisait parfois le dévergondage, mais dont le brillant spectacle était un des rêves secrets de leur curiosité d’honnêtes femmes.

Ferdinand, surtout, prenait un malin plaisir à les tourmenter :

— Je ne sais, disait-il avec un grand sérieux, jusqu’à quel point il est prudent de conduire ces dames dans le plein bal… D’audacieux apaches sont bien capables de nous les enlever pour s’en faire des mômes !

— Eh bien, ça je voudrais une fois voir ! déclarait Adolphine sans être rassurée plus que cela.

Puis, résolue, la fourchette en bataille :

— Le premier qui ose seulement me toucher, n’est-ce pas, eh bien, je lui flanque une bonne lappe qu’il saura d’où le vent vient !

— Bien rugi, Lucrèce ! faisait Joseph ; mais tu provoques en même temps une bagarre indescriptible et nous sommes tous emmenés au bloc !

— Vraiment, interrogeait Thérèse d’une petite voix craintive, ça va jusque-là ? On ne montre pas plus d’égards envers les dames ?

— Que veux-tu, continuait l’imperturbable Ferdinand, dans des endroits pareils, au milieu des bas instincts déchaînés, les dames ne sont plus des dames : elles deviennent des femmes, c’est-à-dire des proies !

— Oui, mais ça je n’aime pas ! s’écriait Mme Kaekebroeck.

Et, dans un éclair :

— Oeie, on aurait dû se déguiser en garçon, nous autres !

Alors, Joseph et Ferdinand éclatèrent de rire. Non, mais voyez-vous cette grande gaillarde et cette petite boulotte en travesti ! Tout le monde s’y fût trompé peut-être ! En attendant, il n’y aurait pas eu assez de mains pour les asticoter aux bons endroits et les noircir de pinçons sympathiques.

— Allons, vous avez toutes deux beaucoup trop d’avantages, conclut galamment Joseph ; mais, rassurez-vous, on vous défendra de son mieux…

— Oui, enchérit Ferdinand, nous serons un peu là, comme on dit, avec une abondante provision de swings et d’uppercuts !

Toutes ces fanfaronnades, dont les deux femmes ne savaient au juste ce qu’il fallait en prendre, les entretenaient dans un vague malaise qui gâtait un peu leur plaisir. Il était temps que le champagne vînt réconforter leur courage. Adolphine se sentit soudain une grande bravoure, au point de défier d’avance les entreprises des plus audacieux arlequins. Aussi, quand Joseph proposa de mener simplement ces dames là-haut, au « point de vue », afin d’échapper à tout danger de rapt ou de turlupinades, se récria-t-elle avec indignation :

— Non, non, ça est bon pour les poltronnes ! Moi, je dois une fois voir ce que c’est… Et puis, je veux danser !

Aussitôt, Ferdinand :

— Je m’inscris, chère amie, pour votre premier tango !

— Ça va ! dit-elle.

Puis, saisie d’un scrupule :

— Tango… Tango… Oui, mais non, ça je ne connais pas !

Comme il faisait un vrai temps de carnaval, tourmenté de vent et de pluie, un taxi les transporta jusqu’au théâtre.

Les formalités du vestiaire accomplies, ils gravirent le grand escalier d’honneur et pénétrèrent dans la salle par le praticable ajusté au balcon d’où coulait une cascade d’habits noirs, de pierrettes et de polichinelles…

Il était minuit ; déjà, une foule énorme et bariolée tournait, sautait, se trémoussait dans la buée pulvérulente, aux accords d’un orchestre plein de vigueur.

Étourdies, les deux femmes serraient le bras de leurs maris qui souriaient des regards effarés qu’elles lançaient par les yeux du loup noir.

— Pas me lâcher, sais-tu ! tremblait la petite voix de Thérèse.

Tandis que Mme Kaekebroek, moins vaillante qu’au cabaret, suppliait Joseph de ne l’abandonner sous quelque prétexte que ce fût :

— On ne saurait plus se retrouver dans cette cohue et alors on serait propre !

Ils les poussèrent dans la fournaise, au milieu d’une grosse valse, dans l’intention de danser. Mais la compression était telle qu’ils durent y renoncer après quelques mesures. C’était décidément le nougat humain, blanc, rose, incrusté d’habits noirs, pistaché de boléros verts…

— Hé, ôte-toi de là, mon gros Loulou !

C’était un danseur chauve, tout suant, qui interpellait ainsi Mme Mosselman et la bousculait pour se frayer passage avec une gaillarde coiffée en cheveux roux, étalant une poitrine pourvue de boulets de quarante-huit.

— Eh bien, il n’est pas gêné, celui-là ! riait Thérèse.

Au fond, elle n’était pas du tout scandalisée de ce « gros Loulou », qui n’avait rien que d’aimable dans sa familiarité ; elle se rassurait peu à peu : décidément, les masques, ça n’était pas si terrible.

Cependant, un fort remous venait de les séparer des Kaekebroeck que le courant entraînait vers le fond de la salle où tonitruaient les musiciens sous de verts palmiers.

Brusquement, la grosse caisse cessa de scander la mesure et l’orchestre se tut. On souffla et l’on marcha à la file. Mais des barrages se formaient, provoqués par des intrigues, autour desquelles s’amassaient les curieux amusés du fausset des masques qui s’acharnaient comme une meute sur des fêtards. Il arrivait parfois que ceux-ci tenaient bon sous les brocards, ripostaient de bonne langue et prenaient enfin le dessus, raillant leurs agresseurs qu’ils poursuivaient à leur tour en les conspuant.

Et puis, c’était une bande de pierrettes et d’arlequins, le nez et la gorge au vent, l’œil vif, le teint allumé qui assaillaient un pataud de province au large rire et sautaient une ronde autour de son gros ventre.

Soudain, une gentille laitière, échappée de Trianon pour le moins et qui semblait toute pétrie de candeur virginale sous sa « Marie-Antoinette », interpella Ferdinand :

— Oh toi, mon petit, ce que tu dois être cocu !

Mais le cordier, faisant bonne contenance sous l’apostrophe peu fine :

— Tu vois, disait-il à sa femme interdite, c’est à cause de ton petit Werther ! Ah, c’est gai !

La laitière était passée et le jeune homme se félicitait de sa discrétion relative, quand elle reparut soudain, escortée de deux débardeuses en décolleté « grande peau ». Cette fois, ce fut mieux ou pis qu’une escarmouche ; les trois femmes, sans prendre aucun souci du pauvre domino rose, lançaient une pluie de quolibets sur le volage Ferdinand, qui souriait avec héroïsme, quoique très bouleversé qu’on osât lui rappeler ses goguettes extra-conjugales.

En ce moment, combien il enviait le sort de ces paisibles gens qui, nichés au « point de vue », regardaient le bal, d’un peu haut sans doute, mais à l’abri de ces femelles effrontées comme des guenons, sans pitié pour les don Juan de sa sorte.

Mais aussi, quelle imprudence de s’être aventuré dans ce lieu maudit où toutes les rancunes de ses Elvires s’étaient apparemment donné rendez-vous ! Ah, la sotte insistance de Joseph et d’Adolphine pour l’entraîner dans cette partie fine ! Comme il s’en voulait à présent d’avoir cédé à leurs instances, de ne s’être pas refusé à conduire deux honnêtes mères de famille dans cette salle de perdition, toute frémissante de libertinage et de luxure ! Oui, voilà surtout qui était bien plus immoral encore que ses petites frigousses anodines et secrètes…

Le plus grave, c’est que l’on commençait à faire cercle autour d’eux. Thérèse était si affolée que, depuis longtemps, elle ne comprenait plus un mot de ce chamaillis.

Excédé, Ferdinand aspirait au repos, comme le boxeur épuisé par un round, quand une voix éraillée lui cria d’en haut :

— Hein, fiston, tu es une fois bien attrapé maintenant !

Et c’était avec son visage pointu à la Jan Steen, son long nez touché de carmin, ce vieux paillard de Rampelbergh qui, accoudé sur le bourrelet du balcon, dans la posture du « cracheur » de la rue de l’Amigo, suivait la dispute d’un air goguenard.

Pour le coup, c’était le comble. Harcelé de toutes parts, même d’en l’air ! Ferdinand ne savait plus à qui entendre et bégayait des mots sans suite. On ne sait ce qui serait arrivé si l’orchestre, attaquant soudain un bruyant quadrille, n’eût dispersé l’attroupement et fait s’envoler les harpies vers d’autres victimes.

Soulagé, mais très déconfit, le jeune homme essayait pourtant de crâner :

— Viens, dit-il à son domino, retirons-nous là-bas, contre les baignoires, hors de cette affreuse bousculade…

Mais il n’en menait pas large, très fâché de l’incident et plein de regrets à la pensée que sa bonne petite femme souffrait en silence de ce qu’elle venait d’entendre. Mais sa fatuité d’époux adoré l’abusait étrangement en cette circonstance : Thérèse ne pensait déjà plus à l’attrapade.

Appuyée contre une loge, elle enleva son loup et apparut très pâle, presque défaillante.

— Qu’est-ce que tu as ? s’écria Ferdinand avec sollicitude.

— Oh, rien, rien, dit-elle en s’éventant d’un bras fébrile, c’est la chaleur, ça va passer…

Mais son malaise avait une autre cause. Ne venait-elle pas d’apercevoir là-bas, dans la pénombre d’une baignoire, son jeune Werther ? Oui, c’était bien lui, Hippolyte, amoureusement pressé contre une admirable Géorgienne, vraie houri descendue pour un soir du paradis d’Allah.

— Mon Dieu, implorait-elle au fond de son cœur honnête et bouleversé, oh ne faites pas maintenant que je sois plus jalouse de celui-ci que de l’autre !…

Mais Adolphine venait de fondre sur eux :

— Eh bien, où est-ce que vous restez, vous deux ? On vous cherche partout !

Elle allait donner libre cours à ses impressions, conter ses petites aventures quand elle remarqua la mine défaite de son amie :

— Mais tu es si pâle, dit-elle ; est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ?

— C’est un malaise passager, déclara Ferdinand.

— Oh, ça va mieux, confirma Thérèse, c’est le bruit, vois-tu, la température…

— Il faut avouer, repartit Joseph, que cette atmosphère saturée de parfums devient irrespirable…

En effet, une odeur compacte et grasse, triple extract de peau humaine à quoi se mêlaient un relent de vieux décors et ce fumet persistant du bouc de Sylvia, empuantissait la salle, sans compter qu’une poussière brûlante desséchait et irritait la gorge : l’asphyxie vous prenait aux poumons.

— Si nous allions nous rafraîchir au buffet du rez-de-chaussée ?

— Bonne idée, s’écria Ferdinand, car on étouffe ici !

Pour sa part, il était enchanté de quitter le bal où il se promettait de ne plus reparaître sous aucun prétexte, tant il redoutait une nouvelle rencontre avec les abominables débardeuses et cette Perrette en rupture de pot au lait.

Ils atteignirent sans trop d’encombre le grand bar installé derrière le contrôle et s’attablèrent dans un coin d’où ils dominaient la bruyante assemblée d’habits noirs et de masques en train de sabler l’extra-dry.

Le sans-gêne des soubrettes et des Colombines langoureusement abandonnées sur les genoux de leurs amants, les cris, les baisers, les étreintes de toutes ces femmes enivrées provoquaient chez les deux honnêtes bourgeoises un étonnement voisin de la stupeur.

— Mais regarde, une fois, celle-là, Thérèse ! Non, ça est qu’à même un peu fort !

Et c’était une marquise de Lancret qui, renversée sur le plastron d’un fêtard avachi, témoignait d’une effervescence à décontenancer Messaline.

Désagréablement impressionnés eux-mêmes par un tel spectacle, Joseph et Ferdinand s’efforçaient de détourner l’attention de leurs femmes :

— Avez-vous vu le jeune Lauwers ? interrogeait le cordier. Hé, il ne s’embêtait pas, celui-là, avec sa petite Andalouse !

Oui, Adolphine l’avait très bien vu :

— Ça est une jupeuse de chez ma couturière avec qui il est, dit-elle. Je la connais bien. Jolie, je ne dis pas, mais je crois que c’est une gaillarde, savez-vous !

— En effet, déclara Joseph, elle parvient à lever la jambe jusqu’au lustre. Je vous la garantis sans combinaison et non entravée, cette petite !

Puis, subitement grave et comme s’il se répondait à lui-même :

— Bah, des femmes comme celles-là, ça n’est pas bien dangereux. On ne leur donne que sa gaîté. C’est le caprice d’un soir…

— C’est vrai, approuva tout à coup Mosselman, ces midinettes amusent un moment mais ne retiennent pas…

Cependant, Adolphine s’était penchée à l’oreille de son amie :

— Est-ce que tu as vu Hippolyte avec cette… Oh, ça m’a fait une « émossion », n’est-ce pas !

Thérèse hésita un moment, puis surmontant son trouble :

— Oui, je l’ai aperçu, moi aussi.

Et avec une grande sincérité :

— Oh, je comprends, elle est si belle !

— Mais c’est une mauvaise femme ! s’écria Adolphine avec indignation. Oh, le garçon est si changé depuis qu’ils sont ensemble !

Joseph avait entendu :

— Mauvaise femme… Qu’en savons-nous ? Mais certainement une sirène plus dangereuse d’être intelligente et de savoir aimer… Car elle l’aime !

Alors, dans l’oubli du tapage et des scènes de tendresse dionysiaques, ils parlèrent du « petit » et de l’immense chagrin que sa liaison causait à ses parents.

Hippolyte avait perdu le goût du travail ; à peine s’il apparaissait de loin en loin à l’Université où sa maîtresse ne venait plus. D’abord les amants avaient pris quelques précautions, ne se rencontraient que dans des endroits écartés ; mais bientôt, ils s’étaient enhardis au point de se promener par la ville, de visiter ensemble des musées, de faire des achats, de prendre le thé dans les grands magasins.

À présent, ils ne se gênaient plus, dédaigneux de l’opinion. C’était une vraie passion de part et d’autre, bien que Lauwers, qui s’était juré de démasquer « l’aventurière », comme il l’appelait, assurât avoir aperçu un jour l’étudiante au fond d’une superbe limousine, en compagnie d’un personnage grisonnant mais portant beau et de haute mine.

— Oh, je la déteste ! répétait Adolphine.

Hippolyte s’était enrôlé dans la compagnie des Gais Lurons Bruxellois, une de ces admirables phalanges de jeunes gens qui, les jours de carnaval parcourent les lieux publics pour y donner des concerts et collecter au profit des pauvres. Comment se trouvait-il au bal, alors que ses vaillants compagnons « travaillaient » en ville ? Il avait donc déserté son poste d’honneur dans cette troupe de charité ?

Thérèse, indulgente malgré sa rancœur, essayait de l’innocenter de ce manquement au devoir ;

— Sans doute qu’il est déjà sorti dimanche et qu’il n’est pas de service aujourd’hui… C’est si fatigant, cette corvée !

— Comme c’est malheureux, gémissait Adolphine, ce garçon qui était si gentil, si raisonnable, dont on était si fier dans la famille ! Est-ce qu’on aurait jamais cru ça de lui ?

Tandis qu’à voix basse :

— Et si vous voyiez quelle mauvaise mine qu’il a avec ça !

Elle ne s’expliquait pas davantage, mais on la comprenait bien, n’est-ce pas ?

— Oh, c’est encore ce qui m’inquiète le moins, déclarait Joseph. À son âge, il est permis d’user et même d’un peu abuser… Mais c’est la sombre frénésie qu’il apporte dans cet amour qui me fait peur…

— Il y a beaucoup d’exaltation dans son caractère, remarqua Ferdinand ; Thérèse en sait quelque chose…

Et, s’adressant directement à sa femme :

— Hein, qu’il a toujours été un peu jaloux de moi ?

— Oh, répondit la jeune femme en rougissant, je crois que tu exagères un peu, sais-tu… Non, il a une bonne affection pour moi parce que je me suis toujours occupée de lui, surtout quand il était petit, et alors, quand je me suis mariée, oui ça l’a un peu contrarié, je ne dis pas, mais…

Elle ne trouvait plus ses mots tant elle était mal à l’aise. Pourquoi feindre ? Elle savait bien qu’il l’avait réellement aimée ; elle savait bien qu’elle lui avait donné son premier désir ; et maintenant il ne pensait plus à elle, une autre le possédait tout entier. Ah ! cette rencontre, tantôt, lui avait fait une telle secousse ! Vraiment s’était-elle trompée en pensant qu’il ne s’agissait entre eux que d’affection fidèle, d’amitié tendre ? Dans le sentiment qui l’entraînait vers lui n’entrait-il pas quelque chose de plus ? Elle n’osait en répondre, bouleversée tout à coup à la pensée qu’elle pût considérer « cette femme » comme une rivale…

— En tout cas, c’est bien triste, reprit Ferdinand d’un ton navré qui l’étonnait lui-même ; un garçon qui était si bien parti !

Et, le champagne aidant, voilà qu’il se sentait devenir grand moraliste, fulminant contre ces créatures perverses qui entraînent les jeunes gens de bonne famille, les détournent de leurs devoirs. Mais Joseph, qui n’était pas dupe de cette fausse éloquence, arrêta soudain l’impétueux orateur en lui demandant s’il avait vu ce vieux sapajou de Rampelbergh « engueuler » les masques du haut du balcon.

— Il avait déjà une bonne loque, savez-vous, s’exclama Adolphine. Oeie, ça est tout de même un crapuleux !

C’était aussi l’avis de Ferdinand ; mais il ne jugea pas à propos d’enchérir sur la jeune femme. D’ailleurs, l’apparition providentielle d’un couple qui se rendait au vestiaire lui permit de détourner brusquement la conversation :

— Mais, je ne me trompe pas… Voilà nos tourtereaux !

En effet, c’était Hippolyte et sa Géorgienne qui se retiraient du bal avec une hâte joyeuse. L’étrangère avait enlevé son masque, montrant ses beaux traits à la fois impérieux et doux. Elle regardait tendrement le jeune homme et se prêtait aux soins empressés et maladroits qu’il dépensait à la recouvrir de son opulent manteau de fourrure avec une grâce d’attitude, un port de tête un peu rejetée en arrière, dignes d’inspirer un sculpteur de l’antique Hellade.

Elle était admirable dans son costume exotique, avec sa longue tunique de laine blanche brodée de soie de couleur, ses manches flottantes et ce voile de gaze, vaporeux comme un nuage, qui entourait sa tête, coiffée d’un fez cramoisi, couvert de piécettes d’or. Et toute la splendeur de l’Orient se reflétait dans ses yeux profonds.

Comme il venait de lui effleurer la nuque de sa moustache fine, elle se retourna vivement et le baisa sur la joue en souriant tandis qu’il faisait de grands yeux, un peu gêné de sa hardiesse.

Les amis regardaient et admiraient en silence. Ils pensaient peut-être, comme les vieillards des Portes Scées en voyant passer la reine de Sparte, que, certes, on pouvait bien risquer quelque chose pour une telle femme…

— Ils vont souper, je suppose… ? déclara Ferdinand en rompant le prestige.

Cependant, Adolphine interrogeait son amie :

— As-tu remarqué quel riche manteau…

Mais elle s’interrompit brusquement en voyant Thérèse défaillir sur sa chaise ; elle n’eut que le temps de la retenir dans ses bras :

— Mon Dieu, chère, qu’est-ce que c’est maintenant ?

Déjà Joseph et Ferdinand s’empressaient. On fit respirer un flacon de sels à la jeune femme qui recouvra les sens instantanément.

— Oh, pardon, fit-elle avec un faible sourire, je ne sais ce que j’ai aujourd’hui… Je m’en veux, n’est-ce pas !

— Nous allons partir, décida le cordier.

— Et nous aussi, repartit Adolphine. Hein, Joseph, on en a assez ?

Thérèse voulut protester :

— Mais non, il ne faut pas vous en aller à cause de moi… Je puis encore rester…

On calma ses scrupules : deux heures du matin ! Ma foi, il était grand temps d’aller se coucher.

Ils étaient équipés et prêts à sortir quand une bande de Pierrots, porteurs d’instruments bizarres qui empruntaient leurs formes aux ustensiles de ménage les plus divers, s’engouffra dans le vestibule du théâtre. Tout de suite, les musiciens s’étaient rangés au commandement du chef et soudain, entonnant leur fanfare, ils escaladèrent en bon ordre le grand escalier d’honneur. Et c’était les Gais Lurons Bruxellois, cette vaillante troupe de jeunes gens, voués au soulagement de l’enfance misérable, qui montaient à l’assaut du bal pour donner leur concert de clôture et recueillir la dernière obole.

Et rien n’était émouvant comme ce bataillon sacré dont le burlesque se parait tout à coup d’un je ne sais quoi d’héroïque et de sublime quand on pensait au but poursuivi par ces infatigables apôtres de la charité…

Soudain, un Pierrot retardataire surgit du dehors et s’élança à la suite de ses compagnons, armé d’une trompette tibicine qui ressemblait à une seringue à asperger les façades.

Alors, dans le fracas des cuivres et des cymbales, Adolphine se récria :

— Mais c’est Hippolyte !

C’était bien lui. Comment avait-il donc fait pour quitter son amie, se masquer et se peindre en si peu de temps ? C’était son secret.

— Allons, dit Joseph plus ému qu’il ne voulait le paraître, cette nuit, du moins, notre Frégoli fait passer le devoir avant l’amour… À la bonne heure !

Cependant, Thérèse éprouvait comme une sorte de détente en constatant que le jeune homme n’était plus accompagné :

— Oh oui, fit-elle attendrie jusqu’aux larmes, on a beau dire, c’est tout de même un si cher garçon !…


VIII


Comme la période d’examens venait de s’ouvrir à l’Université pour les étudiants de premier doctorat, Hippolyte, selon sa coutume, avait permuté son numéro d’ordre avec un condisciple de façon à pouvoir affronter le jury au début de la session.

Cette comparution ne constituait du reste de sa part qu’une pure formalité. Connaissant à peine les matières de l’examen et bien résolu à ne rien espérer du hasard, il déclara tout de suite qu’il « se retirait », suivant l’expression consacrée, et fut ajourné au mois d’octobre.

C’était un échec, atténué il est vrai, moins cruel pour l’amour-propre que s’il était résulté d’un interrogatoire intégral, mais qui ne laissait pas quand même de mettre une certaine amertume dans l’âme bien née de l’étudiant.

Ce jour-là, tout en gravissant la Montagne de la Cour pour aller rejoindre son amie sous les ombrages de leur jardin d’élection, il songeait à la tristesse de ses bons parents lorsqu’ils apprendraient cette peu glorieuse défaite. Sa conduite envers eux, depuis tantôt un an, le remplissait parfois de gros remords. Ces paisibles bourgeois, qui ne comprenaient rien aux sentiments passionnés ni au mystère féminin, s’étaient risqués d’abord à quelques observations qui avaient impatienté le jeune homme ; puis, devant son attitude farouche, ils s’étaient tus, renfermés à présent dans un grand chagrin dont le silence l’impressionnait peut-être davantage encore que leurs reproches.

Parfois, dans l’enivrement de son amour, il ne pouvait se défendre d’une sourde angoisse en se demandant où le mènerait cette affection dévorante et stérile. Il n’était pas pleinement heureux et rêvait souvent d’une possession plus complète. Aussi, l’idée de régulariser un jour une situation anormale commençait à hanter son esprit. Cette femme, qui l’aimait d’une tendresse si profonde, d’un cœur si désintéressé, ne méritait-elle pas l’hommage de son nom ?

Il pensait à ces choses et marchait absorbé, distrait de l’animation de la rue, quand une somptueuse limousine qui débouchait du Coudenberg, fit retentir sa sirène pour l’avertir de se garer ; il n’eut que le temps de se rejeter de côté, sur le trottoir en bordure de l’hôtel de l’Europe, et tressaillit soudain en croyant reconnaître son amie dans la grande dame installée au fond de la voiture auprès d’un personnage grisonnant, à la mine distinguée, patricienne.

Cependant, l’automobile avait ralenti son train pour passer sous l’arcade de la rue de Namur. En ce moment, le jeune homme se ressaisit ; il partit en courant dans l’espoir de vérifier un fait qui ne lui apparaissait déjà plus à présent que comme une méprise, une illusion de ses yeux. La voiture, qui avait de l’avance, enfila la rue Bréderode qu’elle parcourut de bout en bout pour s’engager brusquement à droite, sur la place du Trône. Quand Hippolyte surgit au coin de la rue, il ne vit autre chose que la limousine vide qui démarrait de la porte d’un grand hôtel, vers le boulevard.

Il demeura un moment indécis ; puis, songeant au rendez-vous tout proche, il s’élança dans la direction du Palais des Académies.

— Au fait, se rassurait-il, sa présence là-bas sera la meilleure preuve que j’ai été abusé par une ressemblance extraordinaire…

Il attendait depuis une heure quand elle arriva, haletante de s’être dépêchée :

— Pardonne-moi, dit-elle tout oppressée, j’ai été retenue…

Soudain, elle remarqua son affreuse pâleur :

— Oh, mon petit, qu’est-ce que tu as ?

Alors, le jeune homme, d’une voix dure, impérative qui faisait trembler sa bouche :

— D’où viens-tu ?

Elle le regarda interdite, stupéfaite de ce méchant accueil :

— Mais j’arrive, répondit-elle d’un ton mal assuré, mais j’arrive de la maison…

Il fixait sur sa toilette des yeux scrutateurs. Elle portait aujourd’hui une robe de foulard clair d’une façon compliquée ; une plume s’élançait de son chapeau, droite, légèrement recourbée du bout, comme le panache d’un cimier. Cet accoutrement tapageur, si contraire à l’élégante simplicité de sa mise ordinaire, ces colliers, ces bijoux, tous ces colifichets qu’il ne lui avait jamais vus, le remplissaient de stupeur :

— Tu mens ! s’écria-t-il tout à coup. Je sais que tu mens !

Elle blêmit, baissa la tête :

— C’est vrai, dit-elle avec loyauté, je mens. Mais viens… Tu sauras tout. Tu comprendras…

Elle voulut s’emparer de son bras, mais il se dégagea, farouche.

— Oh, cher ! soupira-t-elle, des larmes au bord des cils.

Pourtant, il se laissa entraîner vers le massif montagneux où règne une solitude propice aux explications.

— Écoute-moi, dit-elle humblement lorsqu’ils eurent atteint au faîte de la petite éminence, je ne suis qu’une pauvre fille…

Elle cherchait de nouveau à s’emparer de ses mains ; mais il la repoussait durement, tandis que son visage demeurait impassible. Elle ne put se contenir, éclata en sanglots :

— Oh, mais tu sais bien que c’est toi seul que j’aime !

Il eut une sorte de rictus :

— Moi seul !

— Tu ne me crois pas ! s’écria-t-elle avec désespoir.

— Non, je ne vous crois plus ! dit-il en détachant chaque mot.

Ce « vous » affola la jeune femme :

— Voyons, s’exclama-t-elle en l’étreignant malgré lui, ne sois pas méchant ! Regarde-moi, oh, je t’en supplie, regarde-moi !

Mais rien ne semblait pouvoir le toucher, ni son haleine grisante, ni sa voix éplorée, ni ses grands yeux d’Orientale que l’anxiété écarquillait, rendait fixes comme ceux d’une madone byzantine.

De nouveau, il se dégagea presque avec brutalité, car la colère surmontait sa douleur :

— Expliquez donc cette promenade en automobile… Un parent, bien sûr !

Elle essuyait ses yeux :

— Eh bien, oui, j’avoue, dit-elle sourdement : c’est un protecteur, mais si discret, si peu exigeant…

À ces mots, le visage d’Hippolyte se contracta atrocement. Elle crut qu’il allait défaillir et saisit ses mains :

— Oh, mon cher petit, supplia-t-elle, sois raisonnable ! Comprends combien je souffre en ce moment. Voyons, tu savais bien pourtant… à Paris, que je n’étais plus une jeune fille… Écoute-moi, je t’en conjure, puis, je m’en irai, si tu l’exiges…

La première fureur du jeune homme semblait tombée et sa figure n’exprimait plus qu’un sombre abattement. Il consentit à l’entendre.

Alors, pleine d’angoisses et d’alarmes, elle s’épancha. Sa mère était pauvre, toujours souffrante. Dans leur détresse, plus profonde de devoir se cacher, un compatriote opulent et titré, qui séjournait à Paris, était venu à leur secours. Il lui avait même offert son nom ; mais éprise de liberté, elle ne s’était pas sentie capable d’enchaîner sa vie à celle d’un barbon si aimable qu’il fût. Un tel sacrifice avait été au-dessus de ses forces. Oh, elle en convenait, sa conduite manquait peut-être de noblesse. Et pourtant, la loyauté ne lui faisait-elle pas un devoir de repousser des liens légitimes de peur de les profaner ? Il lui avait paru plus honnête de conclure un marché ; c’est ainsi qu’un jour, elle était devenue la chose indifférente et passive d’un homme généreux :

— Il comprend mon triste sort et ne m’accable pas de son amour malheureux. Nos entrevues sont rares. Si je n’avais peur de ta moquerie, je dirais qu’il me témoigne une affection quasi paternelle…

Il ne fut pas maître d’un sarcasme :

— Oui, celle de Loth !

— Oh, tu vois ! gémit-elle découragée.

Elle se tut, comprenant qu’elle ne le rendrait pas indulgent, qu’elle ne le persuaderait pas. Le mouchoir pressé sur sa bouche pour étouffer ses hoquets de chagrin, elle attendait qu’il parlât à son tour.

Cependant, il était atterré de cette révélation qui éclairait d’une lumière crue tout ce qui lui était demeuré obscur et caché dans l’existence de cette femme et sur quoi il n’avait jamais osé lui faire de questions brutalement formelles. Certes, il savait bien qu’il n’avait pas été le premier, mais il croyait aujourd’hui la posséder sans partage. Sa douleur était inexprimable. Maintenant, il jugeait et condamnait un amour qui avait soudainement arrêté l’essor de sa jeunesse, si volontaire et studieuse jadis. Il songeait à ses parents attristés, à sa réputation compromise, à ses échecs universitaires. Son ami Michel avait raison : il s’était acoquiné à une aventurière. Des bouffées de honte lui montaient au cerveau à la pensée qu’il avait rempli auprès de cette femme le rôle infâme de « l’amant de cœur » et prélevé en quelque sorte sa part sur les largesses d’un bienfaiteur en profitant de l’indépendance qu’elles assuraient à sa maîtresse. Toute son âme honnête et droite se révoltait, indignée.

Alors, soulevé d’un immense dégoût :

— Nous ne pouvons plus nous voir, dit-il d’un ton âpre et sec. À présent que je connais la vérité, l’impossible est entre nous. Adieu…

Stupéfaite, elle le laissa dévaler le chemin, sans faire aucun geste ni jeter un seul cri pour le retenir.

Mais, quand il eut disparu derrière le taillis, elle se redressa lentement, sortit de sa prostration. Machinalement, elle avait enlevé de son réticule une petite glace dans laquelle elle se mirait pour rajuster sa coiffure et houpper son visage :

— C’est une bouderie, se dit-elle ; il me reviendra demain…


IX


Il ne revint pas.

Ce beau visage suppliant qui, dans la pénombre, le regardait avec une expression de tristesse infinie, il sut l’écarter de son souvenir.

La jeunesse est seule capable d’une telle victoire ; au fond de soi, elle sent que rien ne saurait être irrémédiablement perdu puisque toute la vie est encore devant elle. Dans l’âge mûr, la passion a quelque chose de plus désespéré, de plus fatal, qui asservit pour toujours :

Soepe venit magno fœnore tardus amor,
dit le vieux poète dans un raccourci magnifique…

Donc, il s’était arraché le trait du cœur, se roidissait contre la souffrance. Reconquis à l’étude, il s’y consacrait avec toute l’ardeur enfiévrée des anciens jours, prolongeant à dessein ses veilles pour accroître sa fatigue et dormir d’un sommeil de terrassier.

Parfois, dans une pause rêvante, une petite voix murmurait à son oreille :

— Que fait-elle à présent ?

Mais il l’étouffait aussitôt sous une lecture retentissante du Corpus juris.

Michel, qu’il avait retrouvé, se gardait de faire aucune allusion à la Zingara, comme il la nommait, craignant de déchirer cette peau, plus fine que le papier de soie, qui recouvre la blessure à peine fermée. Il admirait la force d’âme de son ami sans cesser pour cela de sardoniser pour son compte :

— C’est la revanche de don José !

Pourtant, sous des dehors détachés et bourrus, il témoignait d’une réelle sollicitude à l’égard d’Hippolyte ; bien souvent, il l’admonestait avec une cordiale rudesse, l’engageant à prendre avec lui quelque distraction :

— Viens à notre club de tennis, disait-il ; il y a un match dimanche prochain. Ma sœur est championne !

Mais l’étudiant déclinait l’invitation : les matières de l’examen étaient si abondantes, il avait tant de jours de flâne à rattraper !

Et puis, pourquoi ne pas en convenir, il lui eût été pénible, en ce moment, de reparaître devant Mlle Lauwers ; il l’avait à peine rencontrée depuis un an et appréhendait fort de la revoir, persuadé que la jeune fille ne lui gardait pas une bien vive sympathie après son aventure.

Quant à M. et Mme Platbrood, ils ne pouvaient assez se réjouir de l’heureux changement survenu dans la conduite de leur fils ; toute la famille d’ailleurs, sans oublier la petite Mme Mosselman, en éprouvait un immense soulagement et ne tarissait pas sur la guérison du jeune homme.

Adolphine avouait qu’elle avait désespéré un moment :

— Eh bien, maintenant je peux le dire : j’avais si peur qu’il ne la marie un jour ou l’autre…

Cependant, tout le monde observait la plus grande discrétion devant Hippolyte, de peur qu’il ne fût resté encore un peu ombrageux et ne s’irritât en secret de voir une joie trop expansive rayonner sur les visages. Mais cette réserve ne pouvait quand même empêcher la pauvre maman Platbrood de serrer bien fort son benjamin dans ses bras et de le regarder avec son sourire émerveillé d’autrefois.

Les semaines s’écoulèrent et ce fut enfin le 1er octobre. Ce jour-là, à midi, une impérieuse sonnerie du téléphone retentissait dans la maison de la rue des Chartreux. Et c’était Joseph Kaekebroeck, héraut ordinaire des bonnes nouvelles, qui criait à tue-tête dans l’appareil :

— Hippolyte vient de passer son premier doctorat aux acclamations du jury, des camarades et des appariteurs !

Mais le jeune homme redouta, alors, d’éprouver un sentiment singulier : celui de n’être fier d’un tel succès que vis-à-vis d’Elle, qui était la beauté, l’intelligence, l’ardent et magnifique péché. Et déjà, l’absente le reprenait tout entier.

Tant que la volonté d’une revanche l’avait soutenu, tant que son âme était demeurée frémissante, bandée vers le but, il semblait que l’image de l’étrangère se fût tenue à distance, de peur de l’importuner. À présent, elle approchait craintive, fidèle, avec des roses dans les mains.

Il la revoyait près de lui, plus séduisante, plus fascinatrice que jamais. Elle redevenait souveraine. Il ne résistait plus à l’ivresse des souvenirs, se retrouvait dans une atmosphère embrasée. Comme il avait été impitoyable ! Vraiment, n’y avait-il pas eu un peu de ridicule, de prudhomie dans son attitude exaltée ? Il était honteux de ne pas avoir placé l’amour au-dessus de tout. La vraie passion s’embarrasse-t-elle jamais de scrupules ? Il se sentait un peu grotesque, comme le héros timide et farouche dont il portait le nom…

Il évoquait leur dernière entrevue ; ce jour-là, un détail de toilette l’avait exaspéré, et c’était cette plume ridicule qui s’agitait sur le chapeau de l’amante éplorée. Au fond, cette plume l’avait peut-être empêché de s’attendrir : il souriait, indulgent, apaisé, se disant qu’une femme en cheveux a beaucoup plus de chance d’être pathétique…

Alors, il fallut qu’il succombât à la tentation de relire des lettres bien-aimées. Quelle tendresse, quel charme de sincérité et de naturel dans ces pages tour à tour mélancoliques et passionnées, finement bavardes aussi, où la supériorité de son amie s’affirmait si aimable ! Des phrases restaient gravées dans sa mémoire : « Mon amour est si grand qu’il ne saurait se contenter de l’espace d’une vie. » — « Hélas, je viens de m’éveiller du rêve que j’étais dans tes bras ! » Et encore ce post-scriptum, piqué de malice, qui l’enflammait par tout ce qu’il lui rappelait de douces choses : « Quand tu attacheras encore mes lacets, pour l’amour du ciel, ne fais plus tant de nœuds ! J’ai passé près d’une heure à les défaire ! »

Un matin, il n’y tint plus et décida de la revoir. Il lui écrirait. Comme il s’asseyait à son bureau pour dépouiller la volumineuse correspondance qui lui apportait les félicitations de ses amis, une enveloppe bleutée attira tout à coup son attention et le fit tressaillir. C’était la lettre secrètement attendue depuis tant de jours, tant de mois !

Pauvre Hania ! Elle succombait donc à son tour. En dépit de sa fierté, elle s’humiliait la première. Il en éprouvait un peu de honte en même temps qu’une émotion délicieuse. Quelle joie de la retrouver !

Ses doigts fébriles rompirent le cachet. Il lut avidement. Ce n’était qu’une brève lettre dépourvue de plaintes et comme empreinte de fatalisme. Après l’avoir félicité de son succès, la jeune femme lui annonçait la mort de sa mère. Dans son affliction et son isolement, le comte de L… lui avait renouvelé sa proposition magnanime. « Je lui ai confessé ma vie, avouait-elle, il excuse, il pardonne. Je porterai bientôt son nom. Quand tu recevras cette lettre je serai déjà loin, aux frontières de mon pays natal… Adieu pour toujours. Que ta destinée soit heureuse, brillante. Ne te reproche rien : je garde de toi un souvenir attendri et inoubliable. »

Ses yeux exprimaient de l’étonnement. Il ne comprenait pas. Il relut. Oh, le rude coup ! Il en restait étourdi comme d’une chute sur la pierre. En vain, essayait-il de se roidir, de surmonter sa souffrance en se disant qu’il l’avait méritée. C’en était trop. Son armure de volonté l’abandonnait. Des pleurs ruisselèrent sur ses joues…

Ce fut une nouvelle crise où sombra l’allégresse de la victoire.

Hania lui apparaissait maintenant comme une héroïne dramatique, avec ce je ne sais quoi de puissant que la douleur et le sacrifice ajoutent à la passion. Quand elle était si digne d’être aimée, quand elle l’avait reconquis tout entier, la vie l’en séparait pour toujours. Il s’abandonnait à toute la vivacité d’un désespoir qui lui apparaissait cette fois inguérissable. Le Temps peut user la douleur que provoque la mort d’une maîtresse chérie, mais n’est-ce pas en vain qu’il se flatte d’apaiser les regrets où nous plonge l’éternel adieu d’une femme adorée, vivante !

De nouveau, ses allures farouches inquiétaient la famille. Seul peut-être entre tous, Joseph Kaekebroeck soupçonnait la vérité et lisait dans le cœur de son beau-frère.

— Laissez-le cuver sa mélancolie, recommandait-il à ses beaux-parents. N’exaspérez pas son chagrin par des questions indiscrètes ou des prévenances maladroites. Vous verrez, cela passera. C’est un arrière-mal…

En effet, dès la reprise des cours, le jeune homme parut sortir de sa taciturnité. Le travail commençait d’émousser l’aigu de son chagrin.

Parfois, fermant ses livres, il s’en allait rêver à travers les campagnes et les bois. Ou bien, le musée d’art ancien lui offrait son calme refuge. Les chefs-d’œuvre des vieux maîtres avaient toujours eu sur son âme orageuse une vertu d’apaisement et de sérénité. Chassé, toujours trop tôt à son gré, par l’impitoyable sonnerie de la clôture, il s’arrachait à sa contemplation et descendait par les petites rues de la ville pour apparaître enfin, émerveillé une fois de plus, devant les vieilles maisons de la Grand’Place.

Il s’arrêtait, frémissant et recueilli en face de tant de richesse et de beauté. Comment traduire, fixer par des mots la splendeur gaie de ces pierres ? Il tournait lentement autour de la place, faisant l’inventaire des célèbres maisons, interrogeant les moindres détails des façades, amusé parfois de voir s’accouder familièrement à l’une de leurs admirables croisées, un artisan en bras de chemise ou quelque servante en surcot de couleur…

Il s’enthousiasmait en silence : l’art imposait une trêve à sa tristesse. Ainsi, tout doucement, il se consolait par l’admiration.

Un dimanche, par une de ces douces matinées d’arrière-saison dont le soleil pâlissant ambre les vieux palais brabançons, Hippolyte se promenait au milieu des oiseliers et des gagne-petit qui encombraient la Grand’Place, toute sonore de trilles et de roucoulements, lorsqu’il aperçut un groupe de touristes penchés sur la rampe de fer de la Maison du Roi.

C’était un trio d’Anglais, deux jeunes filles et un jeune homme, vêtus de costumes clairs qui les détachaient vivement du fond sombre de l’édifice. Selon toute apparence, ils s’en venaient du musée communal et stationnaient un moment sous le péristyle, charmés par le vivant tableau de la place.

À leur attitude animée, à leurs gestes d’indication, Hippolyte comprit qu’ils sentaient la beauté du spectacle et, tout de suite, il voua une secrète sympathie à ces gens de goût, tant leur admiration le remplissait de contentement et de fierté.

Comme sa flânerie n’avait aucun but précis, il se proposa de les suivre discrètement pour tâcher de surprendre leurs impressions. Nul doute, dans sa pensée, qu’ils ne fussent des voyageurs cultivés dont les remarques ne pouvaient manquer d’intérêt.

Il approchait du groupe quand il eut un haut-le-corps et s’arrêta brusquement sur place comme sous le commandement d’un « halte » militaire. Il venait en effet de reconnaître Mlle Lauwers dans l’une des jeunes filles qui descendaient le perron.

Un sentiment de gêne le paralysait tout à coup ; déjà, il faisait demi-tour pour rentrer dans la foule épaisse quand une jolie voix cria derrière lui :

Hé, Master Hippolyte, dont run away ! I saw you !

Il se retourna, rougissant :

— Mademoiselle…

Il n’osait reprendre avec elle ce ton de familiarité de leur première entrevue. Il s’en croyait indigne pour divers motifs dont le plus actuel était que miss Suzy lui apparaissait tout à fait transformée ; ce qu’il y avait d’un peu frêle et de gracile dans sa personne avait fait place à des formes bien modelées et remplies ; ses bras s’étaient arrondis et son corsage avait pris une consistance qui pouvait dédaigner le « blousant ». Elle avait beaucoup gagné, comme on dit ; le jeune homme en restait surpris, visiblement intimidé en face de tant de jeunesse florissante.

Mais la jeune fille n’y prenait pas garde :

— Permettez, dit-elle de sa voix au joli timbre sonore, que je vous présente à mes amis de Londres : Mr Jennings et Miss Eva, sa sœur.

Le gentleman était un grand jeune homme brun, âgé d’une trentaine d’années environ, à la figure glabre, énergique ; bien pris dans son veston de cheviotte clair, il avait cette raideur élégante de l’Anglais aristocratique, ce flegme traditionnel qui condescend parfois à l’aimable sourire. Pour Miss Eva, elle incarnait l’Anglaise de keepsake aux cheveux blonds flous, au teint de lait, mais sans fadeur ni mollesse ; plus petite que son frère et que son amie, elle était mince, bien que nullement anguleuse : son visage éveillé dégageait un charme frais sous la paille gracieusement recourbée d’un chapeau fleuri de roses.

— C’est mon amie de pension, expliqua Mlle Lauwers. Elle s’est enfin décidée à venir nous voir à Bruxelles avec son grand frère… Voilà, je leur montre la ville… Ils sont émerveillés !

Et s’adressant aux deux touristes :

— Ne vous gênez pas, dit-elle dans leur langue, M. Platbrood parle et comprend très bien l’anglais.

Hippolyte protesta vivement :

— Oh mais non ! Je me débrouille tout bonnement… Songez que j’ai si peu l’occasion de parler…

— Profitez donc de celle-ci, reprit-elle avec vivacité. D’ailleurs, on vous met à contribution. Accompagnez-nous, s’il vous plaît. Il faudra que vous nous traduisiez tout à l’heure les phrases latines inscrites au front des belles façades…

— Je suis à vos ordres, dit-il amusé. Mais je gage que vous le feriez aussi facilement que moi. C’est du latin de la décadence…

— Ce qui veut dire, s’écria-t-elle en riant, que je n’entendrais pas un traître mot à celui de la grande époque !

Il se récriait un peu confus ; mais déjà miss Suzy confiait à ses amis que master Hippolyte était un savant et qu’il venait de passer un brillant examen.

— C’est vrai, dit-elle avec gravité, je ne vous ai pas encore félicité de ce grand succès. Vraiment, cela m’a fait un très vif plaisir…

Elle fixait sur lui son beau regard plein de franchise et de sincérité. À son tour, elle remarquait le changement qui s’était opéré chez lui ; sa figure s’était en quelque sorte virilisée sous l’empreinte d’une souffrance morale dont elle ne pouvait ignorer la cause. D’ailleurs, il ne lui déplaisait pas ainsi : ce petit air de mélancolie lui allait fort bien.

Il était ému, décontenancé ;

— Vous êtes trop aimable, mais j’ai eu une si bonne chance…

Soudain, avec une gaîté nuancée d’ironie :

— Que je vous félicite à mon tour, Mademoiselle ! Michel m’a raconté… Vous avez glorieusement soutenu nos couleurs dans ce fameux match de tennis !

— Oh ! vous vous moquez, dit-elle. Surtout, n’allez pas croire que je sois une raquette passionnée ! Vous me feriez de la peine.

Certes, là-bas en pension, on jouait beaucoup, mais ici elle avait bien d’autres choses à faire…

— Tenez, c’est Eva qui m’a enseigné le tennis. Voilà la vraie championne. Elle est invincible !

Elle traduisit vivement à son amie ce qu’elle venait de dire à son propos.

Oh, dear, you are making sport of me ! s’écria joyeusement la petite Anglaise. I am very angry with you !

Cependant, Mr Jennings se tenait à l’écart, enfoncé dans la lecture de son « handbook », en attendant que ces petits bavardages fussent terminés.

— Allons, jeta Miss Suzy à Hippolyte, faites votre office, Monsieur le cicerone !

Il remonta la place avec eux et commença ses explications. Un peu bref d’abord, mal à l’aise dans son personnage improvisé, il s’enhardit bientôt, devint plus prolixe en voyant l’attention que lui prêtaient les touristes. Il lui arrivait parfois de ne pas attendre la traduction de Mlle Lauwers et de s’aventurer imprudemment dans une phrase anglaise très difficile et remplie d’obstacles. Il hésitait, cherchait ses mots.

Go on ! encourageait Mr Jennings en riant. You make yourself very well understood !

Peu à peu, Hippolyte s’animait ; sous le regard de Mlle Lauwers, il devenait abondant, chaleureux ; il chantait des petits airs de bravoure à l’évocation des bombardements et des incendies qui avaient ravagé ces admirables monuments. Les quolibets des « ketjes », qui tournaient autour d’eux en se moquant des insulaires, n’étaient pas pour l’émouvoir. D’ailleurs, à force d’éloquence, il finissait par leur clore la bouche, à les rendre attentifs à leur tour, tel un nouvel Orpheus. Et il disait la beauté architecturale qui ressort de la variété charmante des détails autant que de l’ensemble imposant de ces palais : elle imposait l’admiration, se gravait pour toujours dans la mémoire.

Après s’être attardés devant la résidence des ducs de Brabant, les Brasseurs, le Cygne et tant d’autres merveilles, ils redescendaient maintenant vers le fond de la place pour contempler le groupe des maisons héroïques, rehaussées de statues et d’or ; la Louve, le Phénix, St-Nicolas faisaient enchérir les étrangers sur leurs épithètes :

What a wonder ! The like was never seen. Can anything be more both imposing and charming ! It is perfectly beautiful !

Hippolyte souriait à cet enthousiasme et ne se lassait pas de traduire les inscriptions lapidaires qui historiaient les glorieuses façades.

Mais l’heure s’avançait et l’obligeant cicerone commençait à s’inquiéter de la façon de prendre congé. Soudain, profitant d’un aparté de Mlle Suzanne avec ses amis, il s’élança dans le jardin des bouquetières et reparut avec deux bottes de roses qu’il offrit galamment aux jeunes filles.

Elles s’exclamèrent en joyeux remerciements.

— Excusez-moi, dit-il, si je vous quitte brusquement, mais voilà midi qui sonne à l’horloge de la tour.

— Je comprends, fit Miss Suzy avec un accent de regret. Oui, sauvez-vous bien vite. Il ne faut pas que la maman soit inquiète…

Elle le regardait avec une sorte de gravité souriante dont il se sentit tout remué. Décidément, c’était une heureuse journée : depuis longtemps, il n’avait goûté une telle douceur d’âme.

Il fallait pourtant s’arracher au charme de cette minute délicieuse ; on échangea de vigoureux shake hands avec des promesses de se revoir le plus tôt possible.

Good-bye, master Hippolyte !

Prompt et léger comme un faon, le jeune homme s’enfuyait par la rue au Beurre…


X


Joseph venait d’atteindre à cet âge climatérique où le bourgeois le plus raisonnable, le mieux équilibré, éprouve tout à coup l’irrésistible envie de casser sa maison, tout au moins d’y accrocher une loggia à la façade.

D’accord avec Adolphine, qui se plaignait depuis longtemps d’habiter à l’étroit dans une demeure pourtant assez vaste mais trop divisée en petites pièces incommodes, il s’ouvrit d’un projet de transformation à M. Lauwers, dont le goût lui inspirait confiance.

Les plans furent bientôt établis et les travaux menés avec une ardeur extraordinaire. Les dispositions de l’entrepreneur avaient été si bien prises, l’ouvrage ordonné avec tant de méthode, que les occupants n’avaient pas même été obligés de quitter l’immeuble pendant les démolitions et que leur gêne ne dura guère. Au bout de trois mois, la maison était remise en état, pourvue cette fois de chambres spacieuses, embellie d’une loggia du côté de la rue, augmentée d’une annexe à deux étages qui empiétait sur le vieux jardin, mais sans trop l’entamer.

Il eût été contraire à toutes les traditions locales de ne pas inaugurer ce nouveau palais par une aimable ripaille ; c’est pourquoi Joseph avait convié ses beaux-parents et quelques amis à rependre la crémaillère.

Comme par hasard, la petite fête coïncidait avec l’anniversaire de naissance d’Adolphine, événement dont on était du reste instamment prié de ne pas se souvenir, non que Mme Kaekebroeck fût très fâchée d’avoir un an de plus, mais elle ne voulait pas qu’on se mît en frais de cadeaux pour « rien du tout ».

Donc, on banquetait ce soir-là dans la maison restaurée, plus accueillante et hospitalière que jamais. Hormis Émile et Emma Platbrood, qui habitaient la province, toute la famille était réunie ; le major et sa femme, les Cappellemans et les Dujardin, parmi lesquels s’intercalaient les Mosselman, hôtes ordinaires, et les Lauwers, personnages tout neufs chez M. et Mme Kaekebroeck — à part le jeune Michel — et dont la présence s’expliquait suffisamment par la gratitude que Joseph avait vouée au restaurateur de sa maison, autant que par le vif attrait que les deux hommes trouvaient à leurs entrevues depuis le commencement des travaux.

Tout de suite, Mme Lauwers et sa fille s’étaient senties à l’aise au milieu de ces bonnes gens, dont elles avaient fait la rapide conquête par l’aimable simplicité de leurs manières et leur esprit enjoué, exempt de malveillance.

Quant à l’entrepreneur, ce n’est pas sans un vif plaisir esthétique qu’il promenait son regard autour d’une table, où il ne s’attendait pas à rencontrer tant d’agréables visages.

Les trois sœurs, avec leurs types bien tranchés, le jetaient dans une sorte d’étonnement admiratif.

Adolphine, aux cheveux d’un ton ardent, incarnait la beauté énergique, nerveuse ; Pauline, c’était la belle fille blonde, un peu molle, passive, avec une tendance à l’empâtement oriental ; la grâce brune, aristocratique appartenait sans conteste à Hermance. Il y avait du choix. Aussi bien, le nouveau venu ne dédaignait pas non plus la charmante petite Mme Mosselman à la fraîche figure, toute pétrie de bonté intelligente ; jusqu’à la maman Platbrood dont il regardait avec complaisance la poitrine un peu haute dans son corset busqué, et cet air de maternité béate d’une femme de Cornélius Devos.

Mais entre toutes, c’était Mme Kaekebroeck, sa voisine de gauche, qui le séduisait le plus par son naturel et l’expression spontanée, réaliste de ses sentiments. Aussi, dès qu’il la vît rassurée sur la bonne marche du service, il n’hésita plus à la faire parler, ce dont elle mourait d’envie du reste. Avec sa vivacité coutumière, la jeune femme lui exprimait sa reconnaissance pour les heureux changements qu’il avait effectués dans la maison : jamais elle ne se serait imaginé qu’on pût transformer cette vieille bicoque. Il fallait s’y connaître pour entreprendre un travail aussi difficile. Elle était surtout ravie des vastes proportions de son nouveau cabinet de toilette :

— Oh, je suis si contente ! À la bonne heure, maintenant on sait se laver à son aise. Quelle misère avant ça ! Impossible de se remuer dans ce petit kotje. Je cognais toujours mes coudes et mes jambes contre quelque chose… Et ça fait si mal !

— À qui le dites-vous ! s’écriait l’entrepreneur avec une figure contractée par l’évocation des bleus qui avaient meurtri sa belle voisine.

— Ce qu’il y a de mieux, reprit-elle, c’est que François a su mettre aussi là dedans un bain, une douche et…

Elle s’arrêta court devant la barrière d’un mot composé, assez dangereux malgré son exotisme. Mais elle ne fut pas longue à trouver un synonyme et reprit aussitôt :

— Oui, une baignoire, une douche et « tout ça »… vous savez bien. C’est si facile !

M. Lauwers souriait, amusé. Oui, il savait très bien et trouvait aussi que c’était fort commode en bien des circonstances.

— Je vous avouerai, dit-il, que j’ai l’intention d’effectuer chez moi les mêmes travaux sanitaires. Ils s’imposent absolument depuis que la maison Cappellemans a encore perfectionné ses appareils déjà si recommandables par la sécurité et la discrétion parfaites de leur fonctionnement…

Elle était enchantée qu’on rendît hommage au génie de son excellent beau-frère :

— Hé, on parle de vous, François ! lança-t-elle par dessus la nappe.

Le plombier, qui était placé au bout de la table à côté de sa chère Pauline, dont on ne le séparait jamais dans ces réunions de famille, rougit au travers de sa barbe noire.

— Ah, fit-il en souriant avec timidité, du moment qu’on ne dit pas de mal…

Cappellemans et M. Lauwers se connaissaient de longue date et travaillaient souvent ensemble dans le bâtiment ; ils s’entendaient fort bien en affaires, se recommandaient mutuellement à la clientèle.

— Rassurez-vous, mon cher ami, répliqua aussitôt l’entrepreneur ; je vantais justement à votre belle-sœur l’excellence de vos nouveaux brevets…

Et avec un grand sérieux, en termes choisis et prudents, il se mit à célébrer les mérites, à expliquer le jeu des appareils du fécond autant que modeste ingénieur sanitaire de la rue Sainte-Catherine. Il était hors de doute, n’est-il pas vrai, que ce groupement du lavabo, de la baignoire, du chauffe-bain, de la douche et de « tout ça » dans une seule pièce — de préférence contiguë à la chambre à coucher — offrait des avantages que personne ne pouvait méconnaître, surtout depuis que Cappellemans avait maté toutes bruyantes cataractes avec son « Quos ego »…

Mais une béchamel, particulièrement réussie, vint interrompre cette belle conférence. Aussitôt, M. Lauwers de complimenter Adolphine sur sa cuisinière ; puis, en homme avisé, et sans souci d’aucune transition, il s’émerveilla de la santé d’Alberke, assis là-bas entre son grand-père et sa tante Hermance.

— Est-ce qu’il travaille bien ? demanda-t-il avec un air de profond intérêt.

— Mais oui, répondit-elle, nous n’avons pas trop à nous plaindre. Malheureusement, une jouette comme lui, il n’y en a pas deux, savez-vous !

Tout de suite, elle tint à citer force exemples de la dissipation de son fils, bien qu’elle sentît le regard de Joseph peser sur elle. Oh, elle comprenait bien : cela voulait dire :

— Retiens ta langue, ô femme emballée ! Songe que ces confidences sur tes gosses n’intéressent pas le moins du monde celui qui fait seulement semblant de les écouter !…

Mais elle répondait par un haussement d’épaules impatient que l’on pouvait traduire par un :

— Och, tu m’embêtes !

Il faut reconnaître d’ailleurs que M. Lauwers lui prêtait une attention résolue. Pour lui, le cas d’Alberke ne semblait pas devoir être pris au tragique :

— Bah, faisait-il avec cette indulgence d’autant plus large qu’elle ne coûte rien, c’est de son âge…

Et désireux qu’elle continuât de parler :

— Mais je ne crois pas me tromper, vous avez d’autres enfants, je pense ?

— Oh oui, encore une fille et un garçon, Hélène et le petit Parisien…

Il fit une mine joyeusement étonnée :

— Le petit Parisien ! Tiens, pourquoi ça ?

Alors, très franchement, elle expliqua que, dans la famille, on appelait ainsi le petit René, parce qu’il était venu juste neuf mois après leur grand voyage à Paris, il y avait tantôt cinq ans de cela. Elle crut bon d’ajouter :

— C’est pour la farce qu’on dit ça, vous comprenez…

— Je comprends, je comprends… Ah, coquin de Paris !

Ce petit Parisien l’amusait beaucoup : est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de faire sa connaissance ?

— Mais certainement ! Les enfants viendront tout à l’heure au dessert. Vous verrez comme le petit parle bien… Oh, Joseph et Hippolyte ont soigné pour ça ?

Et se tournant brusquement vers son père placé à sa droite :

— Hein, papa, que René cause comme un petit Français ?

Le major, qui avait vieilli et dont le cerveau commençait à s’engourdir, mâchonnait en silence, indifférent à la conversation, enfoncé peut-être dans ses glorieux souvenirs de parade et de prises d’armes. L’interpellation de sa fille le prenait au dépourvu : on dut le mettre au fait :

— Oui, oui, dit-il enfin d’une voix sourde et lente, mon petit-fils a beaucoup de facilité. C’est un vrai Platbrood…

Tandis que Joseph et Mme Lauwers contribuaient avec Pierre Dujardin et Thérèse à entretenir une vive animation dans leur groupe, l’autre moitié de la table, où l’élément jeune dominait pourtant, demeurait encore assez réservé, malgré toute la peine que se donnait Ferdinand Mosselman pour être drôle.

Placé entre Hermance et Mlle Lauwers, il voulait plaire à toutes deux et restait fort étonné de n’y pas réussir plus vite. Ses saillies, les mieux venues à ce qu’il lui semblait, ne portaient pas.

Mme Dujardin ne l’avait jamais pris au sérieux même avant qu’elle fût mariée. Aujourd’hui, qu’elle était devenue une femme charmante, très cultivée, c’est à peine si elle supportait encore la conversation frivole de ce plaisantin grisonnant et déplumé ; il fallait toute l’affection qu’inspirait la bonne petite Mme Mosselman pour qu’elle ne lui témoignât pas son impatience d’une façon ostensible. Certes, elle reconnaissait qu’il n’était pas méchant, qu’il avait ses qualités, mais elle déplorait sa conduite légère et cet esprit facile qui ne plaît qu’aux femmes sottes, désœuvrées. Aussi bien, Ferdinand abusait de ce qu’il l’avait connue petite fille pour se permettre à son égard des familiarités dont elle se défendait par l’indifférence. Elle demeurait fermée à ses bons mots comme à ses allusions grivoises, bien qu’elle ne pût s’empêcher parfois, en des répliques dures, de lui montrer combien il perdait son temps à vouloir l’émoustiller.

— Quelle poseuse ! pensait-il. Ma parole, elle se croit née à présent dans la rue d’Arlon !

Et il se tournait du côté de Mlle Lauwers dans l’espoir d’un meilleur accueil. Mais celle-ci causait avec Hippolyte et ne réclamait nullement ses attentions.

— Attendez, fit-elle gaîment, je conte justement un roman de Walter Scott.

Et avec loyauté :

— Je vous préviens que je n’en suis encore qu’au premier chapitre.

— Ah bien, Mademoiselle, ne vous pressez pas !

Il était très mortifié :

— Autre poseuse, grognait-il en dedans, le diable emporte ces intellectuelles !

Et dans un subit retour du passé, il se revoyait à ce fameux banquet de noces à Rixensart, entre la belle Mme Keutrings et la mignonne Mme Posenaer. À la bonne heure ! En voilà qui étaient allantes et point si bêtes, ma foi, encore qu’elles n’eussent aucun diplôme ! Quel plaisir avec ces gaillardes-là ! Comme elles répondaient à ses œillades et agaceries !

Il oubliait du reste qu’il avait à cette époque quinze ans de moins et ne soupçonnait pas combien il est ridicule, à quarante ans plus que sonnés, de persister dans un rôle d’éternel jouvenceau et d’amuseur, surtout en présence d’une femme et d’une jeune fille d’éducation élégante et de mœurs choisies. Dans son isolement imprévu, il en venait presque à regretter de ne pas être assis à côté de sa femme et il enviait Cappellemans — après l’avoir tant moqué — du privilège qu’il s’était arrogé de n’être jamais séparé de la sienne.

Très vexé, il prit le parti de boire et de manger en silence, non sans lancer à Thérèse, placée là-bas tout au bout de la table, des regards chargés d’accablement qui inquiétaient visiblement la pauvre femme. Toutefois, dans la crainte qu’elle ne se levât brusquement pour venir s’informer de son malaise avec une sollicitude trop conjugale, il cessa bientôt son manège pour réveiller le vieux major et entamer avec lui une conversation militaire, espérant ainsi éblouir cette pimbêche d’Hermance et lui prouver qu’elle se méprenait sur son compte.

Mais Mme Dujardin dédaignait de l’entendre, tout occupée qu’elle était en ce moment à interroger son neveu sur les prochaines compositions.

Alberke était un garçon de treize ans aujourd’hui. Il avait beaucoup grandi sans perdre de sa vigueur. Sous de raides cheveux d’un blond hardi, sous un large front, le regard était franc, les joues reluisaient, vermeilles. Il avait un tendre pour sa tante Hermance dont la distinction et la jolie voix le charmaient. Aussi, lui répondait-il avec bonne grâce, permettant qu’elle sourît quand il s’exprimait d’une façon baroque, affectueusement attentif aux corrections qu’elle lui proposait gentiment sans l’humilier :

— Comment dis-tu ? faisait-elle en riant. « Et pouie » ? On dit : « Et puis ». Il y a un u et non un ou… Hé, voilà une faute que je commettais aussi quand j’avais ton âge… Je disais un parapouie ! Je m’en suis vite corrigée. Va, l’on ne s’est pas longtemps moqué de moi !

D’ailleurs, la langue de l’écolier et son accent s’amélioraient insensiblement ; il parlait à présent avec beaucoup plus de facilité et même de correction. Ce n’était pas encore du français « glissant », mais il y avait moins de cailloux dans le chemin. Sans être un fort en thème, il travaillait bien et occupait un rang honorable dans sa classe ; Joseph s’en réjouissait, ayant désespéré un moment de le voir jamais sortir d’un bafouillage et d’une musardise qui semblaient irréductibles.

Cependant, Alberke entretenait sa tante des grandes promesses paternelles :

— Père a dit que, si j’ai un prix général, il me donnerait une belle montre et pouie que je pourrais aller à Anvers chez mon oncle Émile…

Mais il se reprit tout de suite :

— Et puis que j’irais à Anvers…

Et il raffinait ce « puis » avec malice. Hermance souriait, comprenant bien qu’il avait commis la faute pour le plaisir de la rectifier, témoignant ainsi du profit qu’il gardait de sa leçon.

— À la bonne heure, dit-elle en lui donnant une petite tape sur la joue ; et bien, moi aussi, je te donnerai quelque chose quand même tu n’obtiendrais qu’un tout petit accessit de rien du tout.

Aussitôt, il leva sur la jeune femme des yeux tout illuminés de convoitise :

— Et quoi donc, tante ?

— Tu es trop curieux… Hé, laisse-toi donc le plaisir de la surprise !

Alors, il se pencha vers elle et lui dit en confidence :

— Tu sais, tante, ce que je voudrais…

Elle fit de grands yeux, signe qu’elle ne s’en doutait même pas.

— Et bien, je voudrais une bicyclette !

— Comme tu y vas ! Une bicyclette, une acatène, peut-être ? Ma foi, il faut demander ça à marraine Pauline…

Il fit une moue désappointée : certes, marraine était bien gentille, mais elle ne lui donnait jamais que des cadeaux utiles, des couverts en argent, des boutons de manchettes…

— Elle dit qu’elle a trop peur que je ne me fasse mal à bicyclette. Et pourtant je sais déjà très bien rouler…

Oh, elle en était persuadée ; mais s’il n’avait pas encore de bicyclette, comme la plupart de ses petits amis, n’était-ce pas un peu sa faute ? On craignait qu’il ne commît des imprudences.

— Avoue, dit-elle, que tu es un casse-cou !

Il protestait :

— Oh, c’est mère qui dit ça, mais elle se trompe !

— Eh bien, nous verrons, reprit-elle d’un air favorable ; en attendant, commence toujours par décrocher ton prix général.

Il était devenu tout rouge de plaisir et d’espoir :

— Je l’aurai, tante, je l’aurai, tu verras !

Et s’emparant de la main de la jeune femme, il la couvrit de baisers frémissants.

Ç’avait été une grande surprise pour Hippolyte de rencontrer la famille Lauwers rue du Boulet ; personne ne lui avait parlé de cette invitation, pas même son ami Michel qui le voyait peu du reste, depuis qu’une midinette de la rue Royale l’acoquinait à son frais minois.

Assis entre Mme et Mlle Lauwers, il ne semblait pas que le jeune homme fût mécontent de sa place. De fait, sortant de sa taciturnité coutumière, Hippolyte se montrait aimable, empressé ; il avait retrouvé le sourire et parfois sa physionomie s’animait au point que toute trace de chagrin en était effacée.

Ses parents l’observaient discrètement, heureux de sa bonne grâce. Thérèse qui, elle aussi, le regardait à la dérobée, était contente de lui, bien qu’il se mêlât dans sa joie un sentiment assez bizarre qu’elle désavouait sans oser le définir : elle regrettait sans doute de n’être pour rien dans le changement d’âme du garçon. Mais elle se résignait, comprenant que sa seule tendresse n’était plus suffisante à dissiper le chagrin de ce cœur orageux. Il fallait bien plus qu’elle maintenant pour consoler ce jeune homme qui avait connu l’amour dans les bras d’une enchanteresse.

En vérité, Hippolyte et miss Suzy semblaient fort aises de se revoir. Comme Joseph s’entretenait vivement avec Mme Lauwers et que Ferdinand Mosselman s’employait encore auprès d’Hermance, les jeunes gens bavardaient sans contrainte.

Elle avait commencé par le gronder d’être si casanier, de ne plus connaître le chemin du quai. Craignait-il par hasard de se salir dans la poudre de charbon qui désole ce beau quartier ? Michel aussi se plaignait souvent de lui :

— Vous l’abandonnez à lui-même et je doute qu’il travaille avec le même entrain…

Il répondit que son dernier examen le préoccupait beaucoup :

— Les matières en sont si nombreuses, si touffues ! Je ne puis goûter de plaisir à rien tant me hante la peur d’un échec. Voilà pourquoi je parais misanthrope.

Elle consentait à le croire bien qu’elle eût ses raisons de ne pas admettre sa parfaite sincérité.

Mais il la trouvait bien plus intéressante que lui-même. Se plaisait-elle à Bruxelles depuis son définitif retour ? Est-ce que la pension anglaise ne lui manquait pas un peu ?

À cette dernière question, le front de la jeune fille parut un instant s’assombrir :

— Non, dit-elle, moins que je ne l’aurais supposé. Et puis j’ai tant d’occupations !

Et comme elle surprenait une pointe d’ironie dans ses yeux :

— Mais je vous assure !

Pour le prouver, elle détailla les multiples devoirs qui absorbaient sa journée. À présent, c’est elle qui tenait la maison et dirigeait le ménage ; dès sept heures du matin, elle faisait retentir le carillon de ses clefs ; munie de peaux, de chiffons, de brosses et de plumeaux, elle frottait, époussetait en tous coins, aidée de la femme de chambre ; après quoi, il fallait aller aux provisions avec la cuisinière. Nulle ne savait marchander comme elle, et c’était grand profit pour ses pauvres, car tout ce qu’elle parvenait à rabattre venait grossir son budget de charité. Pour son après-midi, il était ordinairement consacré à des visites chez des parents, des amis ou au shopping. Les jours de mauvais temps, rainy days, elle tournait les sauces, s’exerçait à la confection de quelque plat inédit ou d’une pâtisserie. Certes, elle n’avait pas le talent de Peau d’Âne, mais elle ne pouvait lui laisser ignorer cependant qu’elle avait obtenu un 1er prix de cake et de plum pudding à la pension.

Le soir venu, elle consentait enfin à se distraire en lisant, en faisant de la musique, en répondant à son volumineux courrier d’outre-Manche…

— On ne m’oublie pas trop là-bas et je reçois de grosses lettres…

Aussitôt, il s’informa de miss Jennings et de son frère : tous deux lui avaient laissé une si bonne impression !

— Oui, dit-elle, Eva est une charmante créature, très simple, si bonne ! C’est elle qui sut trouver les meilleures paroles de réconfort quand, il y a trois ans, je débarquais là-bas, accablée d’une tristesse soudaine et qui me semblait incurable. Nous fûmes tout de suite de grandes amies, des inséparables. Aux petites vacances de l’année, à la Toussaint, à la Pentecôte par exemple, elle m’emmenait dans sa famille qui possède dans le Yorkshire un vieux manoir entouré de prairies et de bois. La petite Belge y était choyée bien plus qu’elle ne le méritait. Ah les belles parties de tennis, les joyeuses cavalcades ! Car nous montions à cheval, sous la conduite de Edwin Jennings qui est un sportsman accompli. Je me figurais parfois en chevauchant dans ce pays romantique que j’étais une héroïne de Walter Scott !

— Diana Vernon !

— Oh, vous aimez Walter Scott ?

Certes, il l’avait beaucoup aimé : il ne savait pas l’impression qu’il lui ferait encore aujourd’hui mais Ivanhoe, Quentin Durward, l’Antiquaire, Rob Roy avaient charmé ses loisirs de lycéen.

— Et Kenilworth ? demanda-t-elle.

Il ne l’avait pas lu. Il avoua du reste qu’il s’en était toujours un peu méfié. Ce roman était si volumineux…

— Et bien, il faut lire… Je suis sûr que Amy Robsart, l’héroïne…

Elle dut s’interrompre ; car c’est ici que le badin Ferdinand, découragé par la froideur d’Hermance, s’était avisé de lui adresser ses premiers compliments. Elle l’avait gentiment et promptement expédié.

— Voyons, où en étais-je ? Ah oui, je vous parlais d’Amy Robsart…

Il l’écoutait avec un intérêt de plus en plus excité, séduit par le son de sa voix, l’animation de sa figure, le frais enthousiasme de son admiration. Aucune coquetterie de paroles chez elle, aucun flirt. Elle n’était pas banale, ni timide, ni endormie comme tant de jeunes filles. Elle était vivante, avec des sentiments personnels. Elle avait des impressions parfois naïves mais fines. Elle pensait par elle-même.

La robe blanche qu’elle portait ce soir et qui était d’une simplicité charmante, semblait au jeune homme la plus jolie qu’il eût jamais vue. Et de nouveau, comme au cours de cette radieuse matinée d’automne, dans le cadre prestigieux de la Grand’Place, la ligne élégante, la santé, la force svelte et gracieuse de sa personne ajoutaient au vif agrément que lui causait son esprit comme une sensation de plaisir physique.

Il la voyait femme. Il la comparait à l’Autre. Elle ne lui était pas inférieure ; peut-être même que sa beauté blonde lui plaisait davantage, car, lui, il était noir de cheveux et d’yeux et tout être a, dit-on, une tendance à préférer dans l’autre sexe une couleur opposée à la sienne.

En ce moment, et pour la première fois, il félicitait celui qui saurait un jour toucher cette jeune fille et s’emparer de son cœur.

Alors, et comme si cette pensée lui eût tout à coup révélé un sentiment dont il ne se doutait pas, il tressaillit. Et aussitôt, on eût dit qu’un souffle fort et purifiant desséchait toute cette poche d’amertume qui stagnait au fond de son âme désespérée. Un rayon filtrait à travers sa mélancolie comme une lumière de joie. Il se sentait une irrésistible envie de ne plus être triste. Une force, qui n’était autre que la jeunesse victorieuse, chargée de confiance, triomphait de son désenchantement.

Il regardait parler la jeune fille plus qu’il ne l’écoutait peut-être ; elle le voyait bien, car, envahie d’un subit sentiment de gêne, elle n’osait plus maintenant fixer sur lui ses grands yeux bleus. Elle abrégea son récit et dit humblement :

— Je vous ennuie, n’est-ce pas, avec mon babillage de pensionnaire ?

Il protesta vivement :

— Dès demain, je me plonge dans la lecture de Kenilworth ! Je veux aimer, j’aime déjà votre Amy Robsart. C’est une noble femme. Et tenez, voici comment je me la figure au physique…

Comme par hasard, l’héroïne ressemblait à sa panégyriste. La jeune fille ne doutait pas qu’il ne mit un brin de malice dans ce portrait, et pourtant il y avait dans l’accent et les yeux d’Hippolyte une telle sincérité joyeuse qu’elle en était toute remuée.

— Vraiment, dit-elle un peu confuse, vous n’êtes pas bien exigeant en fait d’esthétique féminine. Il me semble que l’Amy que vous décrivez est bien au-dessous du type de Walter Scott !

— C’est pourtant ainsi que je la vois, fit-il sérieusement. Je ne voudrais pas qu’elle fût autre. Ce serait une grande déception…

Ses yeux, en la regardant, avaient une expression de douceur, de tendresse contenue et grave qui fixait peut-être le sens des paroles obscures. Un peu de pourpre avait sauté aux joues de la jeune fille. Bien que, par caractère et par éducation, elle ne fut guère encline à la sentimentalité, elle était troublée et tentait en vain d’échapper au charme de ce premier aveu enveloppé dans les formes timides du sous-entendu.

Son gracieux visage avait perdu toute sa mobilité joyeuse. Alors, à bout de discrétion et d’indifférence feinte pour une tristesse dont elle savait le secret, elle leva sur Hippolyte ses grands yeux pensifs et murmura :

— Est-ce donc vrai que vous n’avez plus autant de chagrin ?…

Stupéfait, rougissant, il se tourmentait d’une réponse et d’une contenance quand Adolphine le tira de peine en se levant de table…

— Quel dommage, dit-elle, qu’on ne sait pas prendre le café dans le jardin !

En effet, bien qu’on fût au commencement de juin, la température avait été fortement rafraîchie par un orage de la veille et les pelouses restaient fort humides. Il fallut donc demeurer dans le salon où l’on vit bientôt apparaître la gentille Hélène et le petit Parisien qui venaient un instant se montrer pour dire bonsoir.

Ils passaient de bras en bras, provoquant de grandes tendresses et de bruyantes exclamations.

Tandis que la fillette, timide et muette, restait accrochée aux genoux de Pauline — qui bien que timide elle-même la sermonnait en disant : « Mais filleke, il ne faut pas être si gênée » — le petit Parisien se promenait à travers la pièce avec une aisance, une désinvolture tout à fait superlatives. Bien droit, solidement campé sur ses jambes, très élégant dans son costume de velours gris, c’était un garçonnet de cinq ans, à la frimousse éveillée ; des yeux extraordinairement brillants et volontaires, des yeux tout neufs, des yeux de cent bougies — comme disait Joseph qui venait de faire placer l’électricité à tous les étages — des sourcils épais qu’il savait froncer comme un jeune dieu, donnaient à sa physionomie un caractère de hardiesse et de résolution qu’atténuait à peine une abondante chevelure blonde, fine comme de la soie et rayonnante comme le soleil. Mais il fallait l’entendre parler. Car il « parlait » réellement, dans la stricte acception de ce mot, et ne se contentait pas d’éructer des sons grossiers et inintelligibles. On eût dit qu’au seuil même de la vie obscure qui avait précédé sa naissance, il avait écouté, compris et retenu pour toujours le clair langage et la mélodieuse prononciation de France. Certes, il eût été d’une fantaisie amusante de la part du Destin de décréter que ce petit Parisien s’exprimerait encore plus mal — au fait c’est impossible ! — aussi mal que ses compatriotes. Mais le Destin, si cruel pourtant, ne l’avait pas voulu dans son désir généreux d’épurer notre langue et notre accent en nous proposant un modèle doué d’un pouvoir de contagion bienfaisante qui, de proche en proche, devait assainir les bouches enfantines.

Oui, ce petit René parlait bien. Il parlait d’instinct, comme ces enfants du Luxembourg et des Tuileries que sa mère avait tant admirés lors de son amoureux voyage à Paris. Telle l’eau pure d’Aréthuse au milieu du fangeux Alphée, sa langue se conservait limpide dans notre marécage verbal. C’est grâce à lui, bien plus encore qu’aux efforts de son père et aux leçons de son oncle Hippolyte, que la langue et l’accent d’Alberke commençaient à s’alléger et à s’adoucir. Et pour Hélène, dont le gentil charabia n’avait jamais été déplaisant, elle s’efforçait aussi de mieux dire, subissant sans qu’elle s’en doutât l’influence prophylactique du petit maître, dont la meilleure élève était sans contredit son amie Vonette Mosselman.

On pense si le garçonnet était choyé dans le clan des dames ; très galant, très attentif à ne pas faire de jalouses, il allait de l’une à l’autre, goûtant les caresses en connaisseur. Malgré tout, il ne put se défendre d’une curiosité très sympathique à l’égard de Mlle Lauwers : rien de plus excusable d’ailleurs, c’était une figure nouvelle. Quand la jeune fille l’eût embrassé comme tout le monde avec des mots gentils, il s’attarda auprès d’elle ; les bras passés autour de son cou, il la regardait avec une insistance qui pouvait devenir assez embarrassante. Soudain :

— Je ne te connais pas, dit-il, et pourtant je t’aime bien. Comment t’appelles-tu ?

— Mais René ! s’écria Adolphine sur un ton scandalisé.

— Oh, laissez, Madame ! fit la jeune fille. Il a raison, ce petit, on ne m’a pas présentée !

Elle le pressa contre elle avec une tendresse amusée :

— Eh bien, Monsieur, je m’appelle Suzanne pour vous servir…

— C’est un joli nom, dit-il avec une mine gentille.

— Ma foi, je suis enchantée qu’il te plaise !

— Oui, il me plaît beaucoup, reprit l’enfant ; mais si tu veux bien, je t’appellerai miss Suzy comme mon oncle Hippolyte…

— Mais je t’en prie ! fit la jeune fille avec un petit rire nerveux qui trahissait un secret émoi. C’est cela, appelle-moi miss Suzy comme… comme on fait en Angleterre.

Alors il voulut qu’on lui donnât des explications sur l’Angleterre, mais Hermance intervint avec son autorité de marraine :

— Voyons, René, tu fatigues Mlle Suzanne…

— Miss Suzy ! rectifia-t-il.

— Si tu veux, concéda la jeune femme. Mais il est temps d’aller te coucher. À cette heure-ci, les petits garçons comme toi dorment à poings fermés…

Aussitôt, il fronça le sourcil ; il n’aimait pas qu’on le prît avec lui sur ce ton de commandement. Mais Hermance était une des rares personnes qui ne cédât pas à tous ses caprices. Elle l’aimait beaucoup, mais sans faiblesse.

— Allons, hop, fit-elle d’un ton ferme, dis bonsoir comme Hélène, à moins que tu ne préfères disparaître à l’anglaise…

Il se résigna :

— Bonsoir, miss Suzy, dit-il en étreignant la jeune fille de tout son cœur.

Puis, suspendu au cou d’Hermance :

— Je pars tout de suite, marraine, si tu viens me mettre au lit. Tu me raconteras une histoire…

Car il entendait poser ses conditions.

Comme les hommes étaient revenus du fumoir, Adolphine crut bien faire en priant Ferdinand de dire une chansonnette. Mais le cordier, visiblement renfrogné ce soir et peu sûr de son public, s’excusa d’un ton bref : il était enroué.

Thérèse, qui bien souvent lui reprochait en secret cette exubérance et cette galanterie gamines qu’il déployait dans le monde, s’inquiétait à présent de son attitude morne et comme affaissée. Elle le croyait souffrant quand il n’était que violemment dépité par l’indifférence de ses deux jolies voisines de table.

Quoi qu’il fît, il ne parvenait pas à échapper à l’obsession de cette pensée affligeante :

— Je vieillis. Je commence à cesser de plaire !

Il sentait venir le crépuscule de don Juan.

— Si tu veux, murmura sa femme, on s’en ira sans rien dire…

Elle se plaisait pourtant au milieu de ses amies et n’éprouvait aucune envie de se retirer si vite. Aussi bien, Hippolyte n’était pas encore venu lui faire sa cour ; appuyé là-bas au chambranle de la porte, le jeune homme fumait une cigarette en écoutant rêveusement son ami Michel plus verbeux d’être resté muet pendant le dîner et tout rempli de confidences sur Fanette, sa nouvelle maîtresse. Thérèse aurait tant voulu dire au « cher méchant garçon », comme elle l’appelait toujours dans le jardin secret de son cœur, la vive sympathie que lui inspirait Mlle Lauwers et combien elle lui était reconnaissante de l’avoir enlevé un moment à ses préoccupations universitaires. Car elle se fût bien gardée de faire la moindre allusion à sa fatale tristesse. Mais l’égoïste Ferdinand, entêté dans sa maussaderie, ne demandait qu’à partir. Il fit un signe à Thérèse et, profitant de la rentrée d’Hermance et des sollicitations qu’on lui adressait pour qu’elle se mît au piano, ils disparurent tous deux avec les grands-parents Platbrood, sans attirer l’attention de personne.

Après que Mme Dujardin eût joué une sonate de Mozart, on pria Mlle Lauwers de « se dévouer » à son tour. La jeune fille se défendit de rivaliser avec une virtuose comme Hermance ; elle n’était pas exécutante et se contentait de déchiffrer. Mais si l’on voulait bien, elle chanterait quelques vieilles ballades anglaises…

— Oeie oui, s’écria Adolphine, ça c’est une bonne idée !

La jeune fille n’avait pas une voix très étendue, mais elle la conduisait avec beaucoup de charme. Parmi ces vieux songs, elle choisit d’abord le plus âpre et qui traduisait les sentiments d’une âme douloureuse. Puis, elle chanta une cantilène très douce, sorte de plainte apaisée dont l’accompagnement imitait le flûteau du merle après l’orage. Soudain, elle entonna un refrain d’allégresse, effusion d’un cœur reconquis à l’espérance et qui entrevoit le bonheur…

Cette petite trilogie sentimentale obtint le plus vif succès. Comme la chanteuse regagnait sa place, au milieu des applaudissements, un regard magnétique l’obligea à se retourner.

Hippolyte, transfiguré, répondait à sa question de tantôt :

— Non, disaient ses yeux remplis de douces flammes, non, je n’ai plus autant de chagrin, je n’ai même plus de chagrin du tout, si vous le voulez ainsi !

Cependant, les invités venaient de se retirer et déjà Mme Kaekebroeck, en bonne ménagère qui déteste le désordre, s’occupait à quelques rangements sommaires, tandis que Joseph, enfoncé dans un fauteuil, parcourait hâtivement les journaux du soir.

— Hein ça, dit-elle dans le bruit des tasses qu’elle rassemblait sur un plateau, comme Hippolyte a été raisonnable ! Quel changement ! Est-ce que par hasard…

— Ma foi, rien n’est impossible…

Elle frottait le clavier du piano dont quelques touches résonnaient sous la bonne « loque » extraite d’une potiche :

Mlle Lauwers est tout de même très gentille… Hermance aussi la trouve tellement bien !

Elle s’acharnait sur un la bémol, à moins que ce ne fût un sol dièse, où s’était figée une larme de cire.

— Et M. et Mme Lauwers, voilà de braves gens ! Pas faiseurs d’embarras du tout !

Joseph n’y contredisait pas :

— Oui, ils sont intelligents, agréables et même riches… Toutes les qualités. Il est évident qu’Hippolyte, s’il était malin…

Elle eut un cri du cœur :

— Oh, si ça voulait réussir ! Alors on serait enfin tranquille avec lui !

Hé, elle allait un peu vite. Cela demandait réflexion. Il lui confia pourtant qu’il s’était longuement entretenu avec M. Lauwers après le dîner ; l’entrepreneur ne lui avait pas caché la vive sympathie que lui inspirait l’ami de son fils ; il le considérait comme un garçon d’avenir. Mais d’autre part — et sans qu’il eût fait le moindre rapprochement à ce propos — il lui avait laissé entendre que sa fille avait conservé de hautes relations en Angleterre, où elle pouvait désirer se fixer un jour. Une telle séparation lui causerait certes beaucoup de peine mais… Bref, Joseph avait cru comprendre qu’il y avait quelqu’un là-bas, de l’autre côté de la Manche, qui n’était pas tout à fait indifférent à Mlle Suzanne.

— Toutefois, continua-t-il, la conversation que j’ai eue par la suite avec Michel Lauwers laisse supposer que Miss Suzy…

Mais il jugea bon de s’interrompre, bien qu’Adolphine fixât sur lui des yeux violemment interrogateurs.

— Je t’expliquerai cela plus tard, dit-il en se levant.

Et, avec un air mystérieux :

— Pour le moment, du reste, nous avons mieux à faire… Attends une minute.

Brusquement, il sortit de la pièce et rentra presque aussitôt en tenant sa main droite derrière le dos.

— Eh bien, grand fou, qu’est-ce qui te prend ?

— Tu ne devines pas ?

— Mais non…

— Tu as donc oublié que c’est ta fête ! N’as-tu pas trente-trois ans aujourd’hui !

Elle fit une moue chagrine :

— Oeie, dit-elle d’une voix trainarde, pour me faire savoir que je suis plus vieille d’un an… Non, ça n’est pas nécessaire, sais-tu. Merci bien !

Mais il lui présentait deux superbes roses, l’une encore en bouton, l’autre largement épanouie :

— Voilà, expliqua-t-il en riant, ces deux fleurs, c’est toi ! La première c’est le passé, la seconde — la plus belle, la plus parfumée — c’est le présent !

Elle était tout interdite :

— Oh, soupira-t-elle attendrie jusqu’aux larmes, comme c’est gentil, comme c’est gentil !

Il la pressait sur son cœur :

— Tu me fais penser, dit-il en lui rendant ses baisers, à ce vers d’un vieux poète :

Vous êtes mon seul bien, ma toute et ma première.


Hein, n’est-ce pas charmant ?

— Oui, c’est très joli, mais…

— Mais quoi ?

— Mais moi je veux être aussi « ta toute et ta dernière » !

Il l’étreignit de toutes ses forces :

— Est-ce que ça n’est pas sous-entendu, grosse bête !

 


XI


C’est maman Platbrood qui fut bien étonnée quand, le dimanche suivant, Hippolyte lui annonça qu’il fermait ses livres et prenait un après-midi de congé pour se rendre à Uccle !

— À la bonne heure ! s’écria-t-elle toute joyeuse ; tu as besoin d’un peu de distraction et la campagne te fera du bien.

Elle remarquait sa toilette très soignée :

— Mon Dieu, que tu es beau ! Et pour qui ça ?

Il l’étreignit fougueusement, comme aux anciens jours, et se sauva avec un frais éclat de rire qui acheva d’enchanter la bonne femme. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait plus entendu le son de sa gaîté !

Le temps était radieux. Dans la foule endimanchée, qui coulait lentement sur les boulevards, le jeune homme, impatient, se faufilait avec une adresse agile, sans heurter personne. Il sauta dans un tramway et arriva au bout d’une longue demi-heure sur le terrain du club anglais, où il aperçut tout de suite Michel et sa sœur au milieu d’un groupe de gentlemen et de young ladies, dont les costumes clairs égayaient les pelouses.

Déjà, Mlle Lauwers avait signalé sa présence et accourait à sa rencontre :

— Comment, c’est bien vous que voilà ! s’exclama-t-elle en brandissant sa raquette. Vous tenez votre promesse… Oh, je suis contente !

Par dessus une jupe sombre, ample, tombant à plis droits, elle portait une blouse de flanelle blanche légèrement échancrée, qui dégageait la rondeur fine de son cou et sa tête charmante, auréolée de magnifiques cheveux blonds. Son teint resplendissait de cette fraîcheur duvetée de la belle jeunesse. Elle était riante comme cette journée de printemps, et le jeune homme se sentait envahi à sa vue d’une émotion profonde.

Qu’elle lui semblait donc encore plus jolie en plein air !

— Mais oui, c’est moi, répondit-il joyeux. Ne pas tenir ma promesse ! Si je vous disais combien j’ai tremblé toute la semaine qu’il ne fît pas beau temps aujourd’hui !

Ses paroles avaient une chaleur de sincérité qui faisait plaisir à la jeune fille, car elle ne doutait pas qu’il n’eût été surtout anxieux de ne la pouvoir rencontrer aujourd’hui.

Michel était survenu :

— C’est comme Mademoiselle, fit-il goguenard ; ce qu’elle a chiquenaudé le baromètre depuis quelques jours ! Hein, crois-tu, pour un simple match !

Le ton de son frère ne laissa pas que d’étonner la jeune fille dont les joues se colorèrent vivement :

— Mais oui, dit-elle en s’efforçant d’expliquer un enfantillage, j’avoue que la pluie m’eût beaucoup contrariée. Il y a si longtemps qu’elle empêche nos réunions !

Et brusquant l’entretien :

— Venez, Master Hippoylte, que je vous présente aux amis.

On l’introduisit au milieu d’une compagnie de jeunes gens et de jeunes filles, Anglais pour la plupart, et qui l’accueillirent avec de vigoureux shake hands. Tout de suite, il fut sympathique, principalement aux misses qui se le disputaient déjà comme partenaire. Mais il s’excusa : il était venu seulement en spectateur. Du reste, il n’avait pas apporté sa raquette ; et puis savait-il encore jouer ? Il y avait si longtemps qu’il boudait le jeu.

Par politesse, il s’exprimait en anglais mais avec beaucoup de prudence et une prononciation dont il souriait-lui-même. Mais cela ne déplaisait nullement aux jeunes étrangères qui ne l’en trouvaient, of course, que plus aimable.

— Non, non, fit Miss Suzy en recouvrant toute son assurance, il faut jouer. Et puis, nous voulons connaître la manière de Paris…

Aussitôt, s’emparant de la raquette de son frère, elle la remit au jeune homme qui protestait en vain de sa maladresse et du tort immense qu’il pouvait faire à la bonne réputation de l’école française. Au surplus, il n’était pas habillé pour le tennis : son costume le handicapait beaucoup.

— Qu’à cela ne tienne, répondit la jeune fille, on vous autorise à quitter votre belle jaquette !

Il se défendait encore :

— Et mes souliers ! J’abîmerai le terrain…

C’était trop raisonner :

— Assez ! signifia Michel.

Il le poussa dans un court entreillissé comme une cage à poules et dont le sol rougeâtre, parfaitement damé, luisait sous le soleil.

On forma les camps et la partie commença.

En dépit de son manque d’entraînement, Hippolyte ne se montrait pas maladroit et se fit même remarquer par d’agiles ripostes que la galerie acclama généreusement.

Il jouait avec simplicité, évitant les ronds de jambes, les entrechats, les pointes, tout ce qui sent l’effort, l’affectation et fait de certains joueurs d’insupportables baladins. Vraiment, c’était une excellente raquette.

Miss Suzy, sa partenaire, l’avait un moment soupçonné de coquetterie, de grâces, de mignardises soi-disant françaises ; il n’en était rien. Elle admirait le naturel de ses attitudes, la décision, la sobriété, l’utilité de ses moindres gestes.

— Vous voyez bien ! applaudissait-elle à ses coups heureux.

Mais il ne s’en faisait pas accroire :

— Non, je suis médiocre ; je livre très mal. Ah, ce n’est pas comme vous !

À son tour, il admirait le jeu serré de la jeune fille, et comme chacune de ses balles rasait le bord du filet pour tomber dans le carré ennemi où elle roulait sans rebondir, morte. Et quelle vivacité, quelle prestesse dans ses parades quand elle se tenait là-bas sur la défensive ! Aucun maniérisme : elle était toute à la joie, à l’ivresse du mouvement.

Ils gagnèrent la première partie et offrirent une revanche où Hippolyte se montra d’autant plus adroit qu’il ne se sentait plus gêné par une galerie de curieux. En effet, édifiés sur ses talents, Michel et ses amis s’en étaient allés dispenser les applaudissements et les critiques dans d’autres courts. Le jeu se poursuivait, vivement disputé de part et d’autre, quand Miss Suzy vint donner contre son partenaire. Elle trébucha et fût tombée si le jeune homme ne l’avait saisie à la taille.

— Oh voilà, dit-il, c’est de ma faute !

— Voulez-vous bien vous taire !

Elle ne se redressait pas :

— Je crois que je me suis « tourné » le pied, soupira-t-elle en essayant de sourire par dessus son mal.

— Prenez mon bras, je vais vous conduire au chalet.

Leurs adversaires étaient accourus et s’offraient à aller chercher un membre du club qui était docteur.

— Oh merci bien, c’est tout à fait inutile !

Elle appuya son pied sur le sol mais ne put retenir un petit cri de douleur :

— Décidément, dit-elle très pâle, je ne pourrais avancer…

Alors, sans délibérer davantage, Hippolyte la souleva dans ses bras et sortit du stand en priant ses amis de s’enquérir de Michel.

Par hasard, il n’y avait personne dans cette partie de la plaine, de sorte que le transport de la blessée échappait à tout cortège importun.

— Vous souffrez beaucoup ? interrogeait-il d’une voix de tendre sollicitude.

Les bras noués autour du cou du jeune homme afin de se faire moins pesante, elle le regardait avec une expression complexe, mêlée de pudeur, de gratitude et de bien aise. Aussi bien, elle était étonnée de sa vigueur et de l’aisance avec laquelle il portait son fardeau.

— Non, répondit-elle, il me semble que cela va mieux. Déposez-moi, voulez-vous ?

Mais il n’avait garde de l’écouter, tant le contact de son corps souple lui causait de plaisir ; une tentation lui venait de la presser contre lui de toutes ses forces. Mais il se dominait :

— Non, non, fit-il, pas d’imprudence ! D’ailleurs, vous ne pesez pas du tout…

Et d’une voix mal affermie :

— Je suis si heureux de vous être utile à quelque chose…

Elle sembla ne pas avoir entendu, et d’un ton joyeux :

— Savez-vous à quoi vous me faites penser ?

— Ma foi non…

— À une jolie gravure qui attendrissait mon enfance : elle représente le bon Paul traversant une rivière avec Virginie sur les bras…

— J’entends, dit-il en feignant du dépit, je suis le bon Paul…

— Est-ce que cela vous fâche ?

— Oh non, mais voilà… Paul est un amoureux transi !…

Elle se mit à rire :

— Quelle chance qu’il n’y ait pas de rivière ! Hein, vous me lâcheriez au beau milieu !

Il ne put s’empêcher de la serrer contre lui comme s’il appréhendait un danger :

— Oh non, fit-il presque à voix basse, ne craignez pas cela !

Elle ne put supporter la douce flamme de son regard et ferma les yeux, envahie d’une langueur, tandis que, d’un geste inconscient, elle faisait plus étroit l’enlacement de ses bras. Et leurs visages se rapprochaient, aimantés par un mutuel désir, quand elle eut un soubresaut qui rompit le charme :

— Nous sommes arrivés, dit-elle, et voici nos amis qui viennent. Déposez la pauvre Virginie sur ce banc… Oh merci de tout mon cœur !

Il l’établit avec des précautions infinies dans un fauteuil d’osier :

— Vous savez, murmura-t-il, j’aurais bien été comme ça jusqu’au bout du monde !

Elle sourit :

— Je comprends, dit-elle, rien que pour détenir un record avec passager !

Mais il y avait de l’émotion sous sa moquerie.

Ce n’était qu’un froissement de la cheville : une jeune miss, aux poignes énergiques, eut bientôt réduit cette légère foulure.

Comme il était l’heure de partir, la jeune fille se déclara prête à regagner à pied la prochaine station de tramways, à peine éloignée d’une dizaine de minutes. Hippolyte s’empressa de lui offrir le bras et tous deux suivirent Michel et ses compagnons à quelque distance, sans prendre garde que l’on mettait bien de la complaisance à ne pas troubler leur tête-à-tête.

La route était jolie, surtout à ce moment de la journée où le soleil déclinant commençait à dorer les feuillages et les gazons des grands parcs. Ils allaient dans la douce odeur des blanches aubépines qui moussaient sur les haies.

Il semblait au jeune homme que la nature ne l’eût jamais autant captivé ; si sa mémoire lui rappelait d’autres parties champêtres avec une femme aimée, un tel souvenir, loin d’inquiéter encore son cœur, achevait de l’apaiser tant il comprenait à présent la joie meilleure, pure, salubre d’une tendresse permise.

— Ne craignez pas de vous appuyer, disait-il à sa compagne. Je veux sentir que vous avez besoin de moi…

Alors, en manière de jeu, elle se fit très lourde à son bras.

— Comme ça ? fit-elle en levant sur lui ses jolis yeux.

— Mieux que ça ! reprit-il en lui pressant le bras contre sa hanche.

Il osait à peine la regarder et se tourmentait de ne point trouver, à cette heure si opportune, les mots qu’il fallait dire pour qu’elle ne pût douter de la force de son affection.

Cependant, le chemin se raccourcissait et l’anxiété de n’avoir pas le temps d’exprimer son aveu achevait de stériliser son esprit. Comme la fatalité le veut d’ordinaire, une invincible contrainte l’obligea à choisir un sujet qui l’éloignait le plus de son idée fixe :

— Vous savez, dit-il pour rompre un silence qui devenait embarrassant, j’ai lu Kenilworth !

Contre toute attente, elle oublia de s’exclamer et s’étonna seulement que, dans son « bloquage » intensif, il eût consenti à délaisser ses livres pour s’enfoncer dans un aussi gros roman. Sans doute, éprouvait-elle quelque déception d’un changement d’entretien si brusque, alors que celui du début ne lui causait aucun déplaisir.

— Mais, fit-il un peu surpris, je vous avais promis de lire… Certes, l’ouvrage est long mais je n’ai pas eu la moindre défaillance : j’ai tout absorbé en deux nuits !

— Quel courage ! Vous m’avez maudite, je suis sûre ?

— Oh non, car je me promettais tant d’agrément à vous donner mon avis, à discuter avec vous…

— Comme je m’en veux ! Il ne fallait pas m’écouter. Est-ce qu’on lit encore Walter Scott, à votre âge !

— Mais, dit-il piqué, c’est un historien aussi…

Et il s’emballait dans le règne d’Elisabeth, quand il lui sembla que sa compagne pesait davantage à son bras et que sa marche devenait moins assurée.

— Eh bien, s’interrompit-il tout à coup, cela ne va pas ?

Elle fixait sur lui ses yeux d’azur où il crut surprendre un reproche ironique :

— Je vous ennuie, s’écria-t-il avec bonne humeur. Que vous importe, en effet, la grande Queen !

Et, comme l’on apercevait déjà le bout de la route, il s’enhardit jusqu’à ces mots :

— Au fait, j’ai bien autre chose à vous dire !

— En vérité ? encouragea-t-elle d’une figure vivement intéressée.

Mais un peu de gêne perçait sous son enjouement.

Il hésita un moment encore :

— C’est que… Vous serez sans doute très fâchée…

— Allez toujours, répondit-elle gaîment. Virginie a très bon caractère…

— Eh bien, dit-il d’une voix blanche, figurez-vous que Paul adore Virginie et qu’il n’ose pas le dire…

— Oui, je comprends, c’est un amoureux transi…

Mais c’était tout ce qui lui restait de raillerie. Cette fois, elle était violemment émue et son visage, que le jeune homme interrogeait avidement, était empreint d’un grand trouble.

Cependant, la route allait finir :

— Hélas, je ne puis vous répondre, murmura-t-elle enfin. Comme la triste Virginie, je dois partir. Une promesse m’appelle en Angleterre. Je serai absente pour quelque temps…

Elle sentit tressaillir le jeune homme et parut bouleversée de la subite altération de ses traits. Sans doute allait-elle lui adresser quelques douces paroles quand Michel les rejoignit :

— Hé, pressons-nous, voici le tramway !

Ils se hâtèrent sans plus rien dire jusqu’à la station. Mais au moment de monter en voiture avec ses amis et le gros de la troupe, Hippolyte se ravisa :

— Je retourne à pied, dit-il d’une voix sèche.

Et, saluant la jeune fille avec cérémonie :

— Au revoir, Mademoiselle, je vous souhaite un bon voyage…

Il se détourna brusquement et reprit le chemin de la ville à grands pas, le regard au pavé, indifférent au charme du magnifique crépuscule, l’âme étreinte d’une affreuse anxiété où perçait parfois, comme une petite lueur d’espérance, ce regard de tendre reproche que la jeune fille lui avait adressé au moment des adieux…


XII


Les jours passaient et Mlle Lauwers ne semblait nullement pressée de revenir à Bruxelles. C’est en vain qu’Hippolyte s’informait timidement de la jeune fille : Michel répondait évasivement. Le garçon affectait du reste de se languir fort peu de sa sœur ; elle ne lui manquait pas.

— Que veux-tu, Suzy se plaît là-bas. Rien de plus naturel : c’est une Anglaise.

Et il changeait brusquement de conversation comme si l’on se fût assez occupé d’une étrangère. Cette attitude, préméditée sans doute, était loin de satisfaire son ami, bien qu’elle ne le décourageât pas au point de le troubler dans la préparation de son dernier examen. C’est seulement un peu plus tard, quand Hippolyte eût été reçu docteur en droit, après un glorieux examen, que Michel parut tout à coup mieux disposé à satisfaire la curiosité sinon à calmer la secrète inquiétude de son compagnon. Certain jour, il lui apporta les grandes félicitations de miss Suzy ; puis, en termes enveloppés, il insinua que sa sœur était sans doute retenue dans le manoir des Jennings par un sentiment nouveau, que ses lettres n’exprimaient pas encore d’une manière formelle, mais sur quoi ses parents et lui-même savaient bien ce qu’il en fallait penser.

Au fait, il n’y avait rien là dont il fallut dissuader la jeune fille et qui pût être considéré comme une chose regrettable, bien au contraire. D’ailleurs, Suzy était une personne pleine de raison qui ne s’engagerait pas à la légère.

Cette confidence bouleversa Hippolyte. Elle confirmait ses sombres appréhensions. À présent, il ne pouvait plus douter et comprenait la soudaine réserve de miss Suzy lorsque, dans le chemin fleuri, il s’était enfin décidé à lui faire l’aveu de son amour. La jeune fille n’avait pas osé le désespérer d’un seul coup, surtout après avoir éprouvé la délicatesse et la force de son affection. Elle avait ajourné sa réponse pour se donner le temps d’adoucir les formes de son refus. Ce brusque départ pour l’Angleterre le séparait d’elle pour toujours.

Comment n’avait-il pas deviné que Mr Jennings, ce beau cavalier avec lequel elle chevauchait dans le domaine de Holywood, ne lui était pas resté indifférent ? Situation, fortune, belle santé morale et physique, le jeune homme réunissait toutes les qualités d’un prétendant heureux. Et puis, comme disait Michel, miss Suzy n’était-elle pas devenue une façon d’Anglaise ?

Jamais Hippolyte n’avait ressenti un tel accablement de tristesse. Dans son désespoir, il n’accusait pourtant que lui-même. Pourquoi avait-il mêlé tout de suite une si profonde tendresse à sa camaraderie avec la jeune fille ? Comment ne s’était-il pas souvenu de ce clair dimanche où, au milieu de la Grand’Place, on l’avait présenté à miss Jennings et à son frère ? Un garçon mieux avisé que lui, se fût peut-être douté du motif sentimental qui avait amené l’élégant gentleman en Belgique, bien qu’en interrogeant sa mémoire, il ne se rappelât chez le jeune homme aucune attitude penchée, aucun regard, aucun mot d’amoureux.

Au contraire, cet Anglais lui avait semblé froid, distant. Mais qui sait, cette réserve c’était sa grâce, son charme à lui auprès d’une enfant impressionnée par des qualités sévères en contraste avec son expansive gaîté. Elle l’aimait. Sans doute l’avait-elle aimé dès la première rencontre, dès cette première chevauchée dont elle avait parlé avec tant de joyeux enthousiasme. Et lui, le jeune Squire, comment n’eût-il pas été séduit tout de suite par cette petite étrangère si fraîche et si blonde, si charmante de vivacité et de hardiesse ?

Au milieu de ses cruels raisonnements, la pensée d’Hippolyte s’arrêtait parfois au doux souvenir de ses entretiens avec la jeune fille. Il ne songeait pas un instant à l’accuser de manège ni de coquetterie. Toute la gentillesse de ses manières, de ses paroles et même de ses regards ne lui semblait inspirée que par le désir d’adoucir un chagrin qu’elle croyait sans doute encore très vivace quand sa seule présence l’avait endormi pour jamais. Et pourtant, quel espoir ne lui avait-elle pas donné en le consolant avec tant de joyeuse bonté ?

Le sort était vraiment trop dur d’avoir voulu qu’il se méprît à ce point sur le genre d’intérêt que la jeune fille accordait à sa pauvre personne.

En perdant miss Suzy, il perdait tout courage. Auprès d’une telle femme, il avait compris que la vie serait bonne et douce. Elle seule, avec ses idées saines et son cœur vrai, lui aurait apporté le bonheur. C’était la bonne compagne, créée avec ce que chaque créature a de meilleur, qui eût tout pénétré autour d’elle de son âme aimante et fidèle.

Où retrouver maintenant la force de vivre ? Il se refusait à voyager et demeurait plongé dans une morne apathie que les affectueux reproches de sa famille et de Michel ne parvenaient pas à secouer.

Toutefois, seul entre tous, Joseph n’avait pas l’air de s’émouvoir plus que de raison de cette grande tristesse qu’il raillait et rudoyait au besoin comme une chose dont le jeune homme commençait à les fatiguer outre mesure.

— Il nous ennuie, disait-il, à toujours porter son cœur en écharpe !

Certes, il comprenait que son beau-frère ressentît quelque chagrin ; mais à son âge, pouvait-on s’abîmer ainsi dans une douleur sans espérance ? Il allait jusqu’à prétendre qu’Hippolyte manquait de virilité. Quel jeune homme à sa place ne se fût pas bientôt consolé dans les bras d’une ou de plusieurs maîtresses ?

Adolphine était scandalisée :

— Eh bien, ça est du propre !

Mais Joseph tenait bon, amusé des protestations ou du silence improbateur qui accueillaient sa manière de porter remède aux peines de cœur.

Cependant, on ne laissait pas d’être étonné dans son entourage, de la désinvolture et, pour trancher le mot, du manque de cœur qu’il affichait en cette circonstance. Lui, si généreux, si prompt à s’émouvoir de la peine des autres, si ingénieux souvent à déjouer les manœuvres du mauvais sort acharné sur ses amis, il se moquait à présent d’une passion véritable et sermonnait Hippolyte avec une dureté sarcastique qui ne faisait qu’aggraver le découragement du jeune homme.

Un soir qu’il l’avait plaisanté à table, avec plus d’entrain que de coutume, il le prit à part après le dîner :

— Pardonne-moi, lui dit-il brusquement. J’ai voulu seulement éprouver la constance de ton mal. Je ne me doutais pas qu’il fût aussi profond et je viens seulement de comprendre combien tu souffres. Espère cependant : à ton âge, les peines de cœur ne sont pas inguérissables ; à ton âge, nulle femme n’est la vraie, la seule ; à ton âge, on aime parce qu’on a besoin d’aimer et non pas uniquement parce que la personne est aimable. Souviens-toi de Hania…

Et comme le jeune homme faisait un geste de protestation :

— Oh, je sais ce que tu voudrais me répondre… Que celle-là n’était qu’une maîtresse. Ne te paye pas de mots. C’était une vraie femme. Elle t’aimait, elle était digne d’être aimée et tu l’aimerais encore si, volontairement et pour assurer ton bonheur, elle n’avait disparu de ta vie. Nieras-tu que tu l’aies passionnément regrettée ? Et tu l’as oubliée cependant, comme tu oublias pour elle la blanche passionnette de ton jeune âge… Thérèse. Oh, ne rougis pas ! Oui, une affection nouvelle a chassé pour jamais l’étrangère de ta pensée et de ton cœur. Va, on est si imparfait ! Nous ne sommes pas capables de désespérer toujours. Donc, tu guériras aujourd’hui comme la première fois, comme la deuxième fois, comme toutes les fois. Rappelle-toi ces paroles du confesseur de Roméo : « Les yeux puisent ailleurs un nouveau poison et la douleur cuisante de l’ancien est guérie ! »

— Non, répondait sourdement Hippolyte, celle-là, nulle autre ne saura jamais la remplacer dans mon cœur.

— C’est entendu ! Mais avant de t’enfermer dans quelque monastère, éprouve au moins la force de ta mélancolie. Sors de ta paresse de rêveur. Remue-toi. L’activité est bonne. Je le sais par expérience. Car ma jeunesse eut sa crise comme la tienne. Oui, moi aussi, à vingt ans, je fus une fois très sombre et très triste. Il est vrai que mon cas était plutôt intellectuel, si j’ose ainsi dire. N’empêche qu’il me faisait aussi mal. Moi, le raffiné, l’infatué de sobre élégance, je déplorais la trivialité de mon nom. Je désespérais en silence. J’étais absurdement, comiquement malheureux au point d’errer irrésolu, farouche et dépeigné, les chausses sur les talons, comme une sorte de petit Hamlet du « bas de la ville » !

Il souriait à l’évocation de cette caricature :

— Mais crois bien que ça n’a pas été long. Je me suis retrempé dans la bonne vie populaire. Je suis même devenu garde civique ! Ça m’a remis d’aplomb. Car il n’y a rien de tel, vois-tu, que de vivre bêtement, comme tout le monde. Allons, laisse-toi gouverner à ma guise. Suis mon traitement. Et d’abord, sors de ta tour et va te promener !

Or, le samedi suivant, en exécution d’une ordonnance de son médecin moral, Hippolyte s’embarquait à la gare du Nord avec sa filleule et le petit Parisien auxquels il avait depuis si longtemps promis une visite au jardin zoologique d’Anvers.

Le ciel bleu de cette belle matinée semblait déjà influencer favorablement le jeune homme. Obligé de surveiller les enfants, un peu étourdi par leurs gambades et leur babillage, il échappait enfin à sa rongeante tristesse et montrait un visage détendu où les grands yeux qu’il faisait parfois à ses espiègles compagnons se rapetissaient bien vite en indulgent sourire.

— Allons, un peu de calme, n’est-ce pas ?

C’était Yvonne la plus pétulante, la plus bavarde ; sa curiosité exigeait mille explications. Le petit Parisien se mêlait parfois de lui répondre, mais sans la convaincre le moins du monde :

— Non, pas toi, disait-elle en lui fermant la bouche de sa main, c’est à parrain que je demande…

Et parrain répondait, flatté de la préférence, heureux de meubler ce jeune cerveau d’idées nouvelles.

Comme ils traversaient le grand hall, ils aperçurent tout à coup une troupe de garçonnets et de fillettes qui entraient dans la gare, précédés d’un porte-bannière et d’un tambour.

— Quoi c’est, mon parrain ?

— Comment, fit le petit Parisien d’un air d’importance, tu ne vois pas que c’est une colonie scolaire…

— C’est pas à toi que je demande, reprit Yvonne très, vexée.

Il fallut qu’Hippolyte lui confirmât avec force détails que c’étaient effectivement les petits pauvres qui partaient pour la mer. Il regardait défiler la troupe enfantine, et la joie qui éclatait sur ces pâles visages, une joie dont il était un peu la cause, grâce à ses collectes du Carnaval, le remplissait d’une grosse émotion qui achevait de détourner le cours mélancolique de son âme.

Ils montèrent en wagon et le train partit. Tandis que le garçonnet, agenouillé sur le coussin, regardait à la fenêtre les mouvants aspects du paysage, Yvonne, tendrement accrochée à Hippolyte, promenait à travers le compartiment les rayons de ses grands yeux noirs.

Un couple voyageait avec eux : un vieux monsieur enfoncé dans un journal et sa femme, bonne dame quinquagénaire, dont le regard humide et attendri caressait les deux jolis enfants pour se reporter sur Hippolyte avec un air d’admiration et de sympathique envie. Le jeune homme ne doutait pas qu’elle ne brûlât de lui exprimer son ravissement à l’égard de ce blondin et de cette brunette. Aussi prenait-il grand soin de ne pas rencontrer ses yeux, dans la peur farouche de déclencher une conversation qu’il ne se sentait pas le courage de soutenir en ce moment. Yvonne, qui n’aimait pas les familiarités des inconnus, demeurait absolument réfractaire aux tendres œillades de la dame. Bientôt, elle détourna les yeux et, tendrement serrée contre son parrain, elle se mit à poser à voix haute mille questions sur les brassières, les accoudoirs, le filet et tous les dispositifs du compartiment. Elle voulait qu’Hippolyte fumât pour le voir déposer la cendre de sa cigarette dans la petite boîte de métal ajustée à la portière.

Soudain, une manette nickelée fixée au plafond l’intrigua violemment :

— Oh, quoi c’est donc ça en l’air ?

— C’est la poignée de la sonnette d’alarme.

— Pourquoi c’est faire, dis ?

— Pour avertir le machiniste qu’il doit arrêter le train, par exemple quand une dame est malade, qu’elle s’évanouit…

Yvonne réfléchissait :

— Mais si la dame est malade, elle ne peut pas tirer la poignée…

— Bête ! C’est une autre personne qui fait manœuvrer la sonnette.

De nouveau, Yvonne s’absorba pendant une seconde :

— Et si la dame est toute seule dans le wagon quand elle s’évanouit ?

— Dieu que tu es assommante avec tes questions, Vonette ! Si la dame est toute seule…

Le cas l’embarrassait fort ; soudain, retrouvant son humour d’autrefois :

— Apprends d’abord que lorsqu’une dame est toute seule dans un wagon, elle ne s’évanouit jamais ! Ça n’en vaut pas la peine !

Du coup, le vieux monsieur sortit de son journal et fixa sur le jeune homme un regard amusé, tandis que sa femme souriait béatement au ramage de la petite fille. La conversation allait infailliblement s’amorcer quand le train franchit le pont d’un canal et ralentit sa vitesse :

— Oeie, c’est déjà Malines ! s’écria la bonne dame.

Aussitôt, les deux voyageurs s’occupèrent à rassembler leurs petits paquets. Très empressé, Hippolyte se penchait déjà au dehors pour tirer le loqueteau et ouvrir la portière. Le couple salua pour prendre congé, mais en passant devant le jeune homme, la bonne dame ne put s’empêcher de caresser la fillette :

— Comme elle ressemble son papa ! Hein, c’est la petite gateie ?

Hippolyte s’inclina, un peu ahuri, mais point du tout mécontent de la méprise. Et tandis que la locomotive reprenait sa course, il songeait en souriant à sa jalousie passée et comment il s’en était guéri par l’idée fixe que la petite Yvonne lui ressemblerait fatalement un jour. Et pourquoi non, puisqu’il était impossible que son souvenir n’eût pas subjugué la tendre cordière à l’heure de l’amour…

Il avait saisi la tête de la fillette dans ses mains et la regardait avec une attention profonde. Mais oui qu’elle lui ressemblait, la bonne dame ne mentait pas…

Yvonne, charmée, dardait sur lui ses yeux noirs lumineux et soudain, dans une fougue de tendresse, elle se jeta à son cou en s’écriant :

— Ah, parrain, je suis si contente aujourd’hui ! Il y a si longtemps qu’on n’était plus sorti ensemble… Je croyais que tu ne m’aimais plus !

Et il sentait que c’était chez la fillette la même passion qu’il avait, étant petit, éprouvée pour Thérèse. Il la trouvait tout à coup grandie, moins petite fille aujourd’hui que d’habitude, déjà presque femme par certains sentiments. Il l’embrassait de tout son cœur :

— Tu es folle, disait-il, mais non, je t’aimais toujours ; seulement vois-tu…

Il s’interrompit. Encore un peu n’allait-il pas lui avouer qu’il avait eu tant de chagrin ! Il s’étonnait en ce moment que sa tristesse lui parut moins lourde, qu’elle s’allégeât de la joie qu’il donnait à cette enfant bien-aimée. Toute la partie douloureuse de son être s’était assoupie.

D’ailleurs, comment demeurer sombre quand il faisait si beau ! Dans le ciel d’un azur limpide, le soleil étincelait, étalant sa splendeur sur les champs et les prés. Et ces petites maisons blanches et roses pressées autour du clocher, comme elles riaient, joyeuses, en s’enfuyant derrière eux !

Cependant, le petit Parisien, toujours agenouillé à sa place, regardait, perdu dans une extase silencieuse. Du reste, il n’était pas bruyant ni turbulent de nature. Il ne criait jamais hors de propos, comme font les gamins de son âge. Bien qu’il fut doué d’une grande vivacité et fort dégourdi, il savait déjà ne pas être gênant ni fatigant au milieu de grandes personnes. Nul n’était plus facile à conduire, à condition qu’il sentît la supériorité de son guide, et l’oncle Hippolyte était peut-être le mentor qui lui agréait le plus et dont il eût été fâché d’encourir les reproches.

Son grand défaut, c’était d’avoir l’esprit supérieur à celui de son âge et de « blaguer » ses petits compagnons. C’est ainsi qu’il se moquait volontiers des naïvetés d’Yvonne, ce qui enrageait la petite, aussi colérique qu’elle était bonne et passionnée. Ils se querellaient tout le temps sans pouvoir néanmoins se passer l’un de l’autre. Hippolyte s’amusait de ces petites noises — de ces noisettes — au fond desquelles il apercevait déjà comme l’aurore de la grande et profonde tendresse qui les ferait un jour indispensables l’un à l’autre…

Comme il y avait plus d’une demi-heure qu’ils ne s’étaient plus chamaillés, les deux enfants éprouvèrent le besoin de se rapprocher. Yvonne, lasse d’être assise, grimpa sur la banquette et vint s’établir auprès du garçonnet qui se recula obligeamment pour lui faire place. Mais elle était fort remuante, et quoiqu’elle eût passé son bras autour du cou du petit Parisien, celui-ci, auquel ce tendre enlacement n’était nullement désagréable, ne pouvait s’empêcher de lui dire avec douceur :

— Voyons, Vonette, ne me bouscule pas comme ça !

— Mais c’est le train ! faisait-elle en riant.

— Non, non, c’est toi, tu le fais exprès ! C’est pas malin, tu sais !

Pour cette fois, elle consentit à ne pas se fâcher d’autant plus que les paysages de la route la distrayaient beaucoup. Elle poussait des exclamations à la vue des troupeaux, des rivières, des jardins pleins de fleurs et de fruits. Un arbre chargé de prunes rouges fila devant eux :

— Oh, qu’est-ce que c’est ça ?

— Comment, répondit le petit Parisien, tu ne vois pas que ce sont des prunes !

— Tu te trompes, fit-elle honteuse de son étonnement, c’est des cerises !

Il pouffa de rire. Alors, brusquement, elle se retourna :

— N’est-ce pas, parrain, que c’est des cerises ?

— Où ça ?

Mais l’arbre était déjà loin.

— Ma foi, reprit Hippolyte, René doit avoir raison. Les cerises sont passées, tandis que les prunes commencent seulement à grossir…

Elle voulut bien s’incliner devant cet avis, mais la supériorité de son camarade n’était pas une chose qu’elle fût disposée à admettre sans un brin de mauvaise humeur. Toutefois, comme le petit Parisien ne tirait aucune vanité d’avoir raison, elle oublia bientôt de le bouder et remit gentiment son bras autour de son cou. Ainsi, jusqu’à Anvers, tête contre tête, ils bavardèrent tous deux sans trop se contredire, tandis qu’Hippolyte, heureux de leur bonne entente, s’abandonnait doucement à ses rêveries coutumières.

La petite Yvonne n’avait jamais vu de grosses bêtes ni d’animaux féroces, si ce n’est dans ses livres d’images coloriées. On s’imagine l’écarquillement de ses yeux devant les multiples cages du Jardin Zoologique.

Cramponnée des deux mains au bras de son parrain, elle allait effarée, heureuse, sans entendre les moqueries de René qui, depuis longtemps familiarisé avec les hôtes des ménageries foraines et des cirques, se promenait crâne, intrépide, enfonçant entre les solides barreaux des regards de dompteur.

— Mais Vonette, disait Hippolyte attendri et égayé tout à la fois, si c’est permis d’être poltronne à ce point !

— Mais je n’ai pas peur ! faisait la petite.

Ce qui ne l’empêcha pas de se presser contre le jeune homme lorsqu’un affreux singe tomba tout à coup au bord de sa cage en tendant vers elle un long bras velu et roux.

— Allons-nous en ! s’écria-t-elle.

— Mais il est très gentil, remarqua Hippolyte. Vois comme il te regarde ! Il demande que tu lui donnes quelque chose…

C’était bien possible, mais Vonette n’aimait pas les mendiants de cette sorte. Et comme le petit Parisien, grimpé sur le garde-fou, allongeait le bras pour déposer une noisette dans la main du macaque, elle cria, suppliante, presque en larmes :

— Non. René, non, René, il va t’attraper ! Empêche-le, parrain !

Alors, ému de son bon cœur, Hippolyte la souleva dans ses bras :

— Mais il n’y a pas de danger, fit-il en baisant ses belles joues roses, regarde…

Le singe s’était emparé de la noisette avec beaucoup de délicatesse et après l’avoir cassée entre ses dents, il la tournait et retournait dans ses doigts, rejetant les éclats de coquille jusqu’à ce que l’amande brune et lisse, qu’il flaira au préalable en connaisseur, lui parut digne de sa bouche de gourmet.

Yvonne commençait à se rassurer et suivait la mimique amusante, quasi humaine de l’animal avec une attention émerveillée.

— C’est comme un petit garçon, dit-elle sans aucune malice.

— Hé, dis donc ! protesta le petit Parisien.

À cette heure encore matinale, il y avait peu de monde dans le parc ; les chemins ensoleillés et les allées pleines de fraîcheur n’étaient encore parcourues que de quelques gardiens préposés à la surveillance des cages et au ravitaillement des bêtes. Cette solitude, du reste, avait son charme et parait le jardin d’une poésie de paradis terrestre que troublaient à peine les bruits de la gare toute proche, le sifflet strident des locomotives, ces monstres modernes inventés par les hommes, et le fracas des wagons entrechoquant leurs buttoirs.

Sur les vastes et sinueuses pièces d’eau ornées d’enrochements, semées d’îlots, les oiseaux aquatiques s’ébattaient innombrables, nageant, plongeant, barbotant, poussant de sauvages cris d’allégresse, lissant du bec leur admirable plumage qui miroitait au soleil. Parfois, le rugissement des fauves imposait une sourdine au caquetage de la gent emplumée qui, inquiète un moment, reprenait bientôt toute sa turbulence.

Hippolyte s’amusait de la joie des enfants, étonné de ne plus être en proie à la pensée unique, obsédante de son chagrin. De fait, il ne se fût jamais imaginé que l’on pût prendre tant de plaisir au spectacle des bêtes de la création.

Peu à peu, Yvonne s’était enhardie ; après les casoars et les autruches, les otaries et les ours, elle ne s’étonnait plus de grand’chose. Sa curiosité commençait à se lasser. Pourtant, les pachydermes la plongèrent dans une grande stupéfaction, surtout l’éléphant qu’elle voyait pour la première fois. En dépit de son livre d’images, elle n’avait jamais cru formellement à l’existence de cette énorme bête qui lui avait toujours un peu semblé une créature fabuleuse et de pure fantaisie. Il fallait bien qu’elle se rendît à l’évidence. Le monstre se balançait devant elle en une lourde cadence, clignant ses petits yeux, agitant les pancartes de ses oreilles, allongeant entre les solides barreaux une trompe serpentine dans l’orifice de laquelle l’intrépide petit Parisien s’avisa tout à coup de déposer un « pistolet » tout entier, attention dont l’animal se montra si satisfait qu’il redressa aussitôt son tube nasal et ouvrit au-dessus de la cage une bouche rose, immense, pour quêter de nouveaux bienfaits. Alors, d’une main sûre, René lui envoya au fond du gosier un autre petit pain.

— Bien envoyé ! fit Hippolyte.

Enthousiasmée, Yvonne voulait que son ami recommençât le jeu. Mais René s’y refusa : il entendait ménager ses provisions ; après cela, il n’était peut-être plus aussi sûr de réussir et désirait en rester sur un succès. D’ailleurs, il y avait là, dans la cage voisine, le rhinocéros qui frappait la clôture de fer de son mufle cornu et réclamait à son tour une portion de gâteau.

Avec sa carapace, qui le recouvre comme des plaques de tôle boulonnée, ses jambes courtes, son épaisseur formidable, son odeur nauséabonde, cet animal n’a rien de bien sympathique. Aussi, les enfants, dégoûtés de sa brutalité et de sa laideur, pensaient-ils que cette horrible créature ne méritait aucune gentillesse de leur part. Mais Hippolyte leur dit d’avoir pitié :

— Donne-lui tout de même quelque chose, dit-il à son neveu. Est-ce que nous n’avons pas bien de la chance, nous autres, de ne pas être d’affreux rhinocéros comme lui ?

Et le petit garçon, aussitôt convaincu et peut-être attendri, plongea la main dans son sac et régala le monstre avec une générosité de prodigue.

La girafe fut le dernier ébahissement de Vonnette comme les reptiles provoquèrent ses derniers dégoûts. Après quoi, les lions et les tigres, qui somnolaient encore dans leurs cages, ne l’émurent aucunement ou du moins « pas tant que ça ». Elle se blasait. Aussi bien, midi carillonnait dans les airs comme dans son petit estomac : il était temps de déjeuner.

Donc, ils sortirent du palais des fauves et, à travers toute une collection d’aras multicolores et de cacatoès, qui se balançaient sur leurs perchoirs en les saluant de cris aigus, ils gagnèrent un joli pavillon tout blanc qui embaumait la brioche et la gaufre…

Le déjeuner fut charmant, tout égayé par le babillage des enfants qu’une superbe omelette au jambon et mille friandises rendaient loquaces ainsi que des perruches. Du reste, les multiples impressions de la petite fille commençaient à se classer ; elle faisait ses remarques, avouait franchement l’antipathie, la défiance que lui inspiraient la plupart des grosses bêtes, tandis qu’elle s’attendrissait au souvenir des jolis daims à la robe mouchetée, pleine de regrets de ne pas s’être sentie assez hardie pour leur donner des touffes d’herbe à brouter comme avait fait tantôt le petit Parisien. Mais elle retournerait leur dire bonjour. Voyant sa bravoure, Hippolyte souriait :

— À la bonne heure. Nous reviendrons un dimanche et tu feras alors une promenade sur un poney ou sur l’éléphant ! Hein, qu’en dis-tu ?

Elle trouva que c’était une bonne idée, enchantée toutefois, en son par dedans, que ce dimanche-là ne fût pas encore arrivé. Elle ne se sentait pas une âme d’amazone, au rebours de René qui, pour avoir été souvent posé sur l’épaisse croupe des chevaux de brasseurs de la rue du Boulet, se figurait qu’il était excellent cavalier et déplorait que les petits pur sang du jardin demeurassent aujourd’hui emprisonnés dans leur écurie.

Mais c’était l’heure de se rendre au port. Ils sortirent du beau jardin pour monter dans un joli tramway tout blanc qui les eut bientôt transportés au bord de l’Escaut. C’était marée haute. Sous le vol majestueux des mouettes, le fleuve rutilait, sillonné de canots automobiles, encombré de chalands aux voiles rapiécées, barbaresques, de yachts pavoisés au milieu desquels de gros steamers, qui entraient dans le port ou s’en allaient là-bas vers la haute mer, évoluaient avec prudence en faisant retentir leur profonde, voix de stentor.

Le travail venait de reprendre et, dans la lumière éclatante, c’était au ras des quais l’admirable orchestre des treuils, des engrenages, des wagons, des grues hydrauliques sur quoi brochaient le crissement des caisses, le cliquetis des chaînes, le fracas des tôles, le grincement des poulies, le sifflet de la vapeur, les cris des chefs d’équipe et des subrecargues, tout un ensemble de sons, de bruits, de cris dont rien n’égalait la grandiose harmonie.

Cette animation enfiévrée, ces nœuds de multiples besognes où chaque effort, dans le désordre apparent, allait à son but bien déterminé, comme fait une fourmilière occupée à ses œufs, remplissait Hippolyte d’une stupeur émerveillée. En face d’un tel spectacle, comme sa vie de rêveur lui semblait donc misérable, stupide ! Comme il se sentait veule ! Il avait honte de ses crises de mélancolie, des continuelles alarmes de son cœur, il rougissait de son chagrin. Ah, il fallait réagir. Cette humanité, brutalement en action, l’arrachait à la sentimentalité dissolvante, lui inspirait le désir, l’énergie de s’employer désormais à des choses utiles. Un autre homme résolu, pratique s’éveillait en lui qui voulait échapper à cette atmosphère de méditation et d’idéalisme stérile. C’était comme un renouveau d’âme, une résurrection.

Grisé par le mouvement et le bruit, il allait le long des quais et sous les hangars, dans le parfum des cordages, l’odeur étrange et forte des cargaisons accumulées. Suspendus à chacun de ses bras, les enfants gambadaient avec des cris joyeux. En observateur lyrique, il leur expliquait les manœuvres des marins et des chargeurs, les longs et merveilleux voyages de ces navires, la vie fiévreuse d’un grand port.

Soudain, un long gémissement de sirène s’éleva du côté d’Austruweel qui se répercuta au loin.

— Voyez, s’écria le jeune homme avec émotion, un grand paquebot entre dans la rade !…

En effet, un immense steamer à double cheminée virait dans le coude du fleuve et s’avançait lentement par ses propres moyens vers son dock d’attache. Sur les trois ponts, on distinguait déjà les passagers massés devant les bastingages.

Les enfants ouvraient de grands yeux.

— C’est le Kroonland, de la Red Star Line, qui s’en revient d’Amérique. Il faut lui souhaiter la bienvenue. Agitons nos mouchoirs !

 

Mais il était temps de s’en retourner à la gare. Sur les coussins du compartiment, les enfants, harassés de fatigue, s’étaient tout de suite endormis aux bras l’un de l’autre, dans un groupe charmant d’insouciance et d’abandon, tandis que le jeune homme, bien éveillé, classait les impressions douces et fortes de cette heureuse journée.

L’action ! Voilà la leçon qu’il avait apprise. L’action, voilà ce qu’il voulait substituer aux langueurs de son âme.

Mais comment agir ? Le barreau s’ouvrait devant lui. Mais c’était l’action intellectuelle cela. Certes, elle était bonne et il ne la dédaignait pas, quoiqu’il regrettât à présent de n’avoir point choisi une carrière où l’entrain physique s’alliât davantage au mouvement de la pensée. Il songeait…

— Bruxelles ! Tout le monde descend !

La ville était en rumeur :

— Édition spéciale ! Assassinat du grand-duc Ferdinand !

Hippolyte ne se doutait pas que son rêve d’action fût si près de s’accomplir…

 


Deuxième Partie














XIII


Bien avant que le conflit austro-serbe eût pris une tournure plus grave, Joseph, effrayé par les éclairs dont fulgurait déjà l’horizon, était rentré à Bruxelles avec sa famille sans vouloir écouter l’ami Mosselman qui, insouciant et léger selon son habitude, prétendait demeurer tranquillement à Blankenberghe jusqu’à la fin des vacances.

Ses appréhensions n’étaient que trop fondées. Bientôt, un grand bruit d’armes retentissait dans toute l’Europe. En hâte, les nations mobilisaient ; car, embouchant son porte-voix d’apocalypse, l’Allemagne vociférait ses ultimatums.

Le 3 août, la guerre était déclarée et la Belgique envahie quelques jours après par les hordes germaniques, sur son refus d’obéir à l’injonction du Kaiser.

Quelle stupeur dans ce doux pays ! Et puis, quel frisson de patriotisme, quelle bravoure et quels exploits ! Liège avait barré la route à l’innumérable troupeau teuton et, brisant sa ruée, sauvait la France d’une attaque foudroyante…

Hippolyte et Michel avaient dû rejoindre leur régiment dès la fin de juillet. Casernés pendant une semaine dans une pauvre école de la rue du Canal où tout manquait, même l’eau ! les « Universitaires », déprimés déjà par la préparation du dernier examen, achevaient de se démoraliser dans les promiscuités et la puanteur de ce bouge, quand l’ordre arriva enfin de gagner la frontière. Une délivrance. Ils partirent avec des cris de joie au milieu des larmes…

Parmi ceux qui les avaient vus dans cette affreuse sentine, si pâles, si malingres, si affaiblis et ankylosés par les études, personne qui les crût capables de la moindre résistance. La plupart, d’ailleurs, ne semblaient-ils pas des enfants ?… Et c’est eux pourtant que l’on envoyait là-bas pour soutenir le premier choc de la plus puissante, de la plus brutale armée du monde !

Le 6 août, un court billet d’Hippolyte informait son beau-frère de l’imminence de l’action. « Le moment est grave, écrivait-il ; l’ennemi s’avance. Nous allons combattre… N’abandonne pas notre chère maman. Tâche de calmer ses angoisses. Sois sans crainte, on fera son devoir. Adieu, toutes mes pensées sont pour vous… »

Alors les journaux contèrent l’élan, l’intrépidité de nos troupes sous l’averse de feu. Les « enfants » s’étaient comportés en héros. Quel frémissement d’orgueil dans tout le pays ! Quelle admiration à travers le monde ! Mais quelles heures pour les mères !

Joseph et Adolphine n’osaient se confier leurs sinistres pressentiments ; dévorés d’inquiétude, ils pâlissaient à la lecture des éditions spéciales, sans ressentir encore aucune fierté devant l’héroïsme des Belges. À tout instant, ils se rencontraient dans le vestibule où ils venaient interroger la boîte aux lettres. Aucune nouvelle. Pourtant, on annonçait que la batille avait cessé le mercredi soir et que les régiments de ligne se repliaient à présent en bon ordre, tandis que les forts de Liège tonnaient toujours, semant la mort dans les rangs ennemis.

Que dire à la pauvre maman qui, à bout de larmes et de sanglots, méconnaissable, définitivement vieillie par l’angoisse, demeurait prostrée dans son fauteuil, muette, le regard effaré et fixe comme celui d’une visionnaire. À peine, si elle avait consenti à prendre quelque nourriture depuis le départ du benjamin. C’était une anxiété continuelle, sans soulagement. On craignait beaucoup pour sa raison. Quant au major, incapable de la réconforter, il subissait les événements en fataliste. Depuis longtemps, toute faconde l’avait quitté. Il ne parlait presque plus, enfoncé souvent dans des méditations, des souvenirs qui lui humectaient les yeux. Ses facultés baissaient du reste. L’âge était venu ; une sénilité précoce engourdissait son cerveau ; le vieil homme s’acagnardait de plus en plus à la maison, où, sans goût pour aucun travail, il errait d’une pièce à l’autre, toujours solennel et silencieux dans sa barbe grise, comme une sorte de Lothario bourgeois.

Un sombre désespoir s’emparait de toute la famille, quand le samedi matin la cuisinière de Joseph s’élança dans l’escalier en criant :

— Une lettre de M. Hippolyte ! Une lettre de M. Hippolyte !

Joseph et Adolphine tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Le « petit », comme ils le nommaient souvent, avait échappé au carnage. Quelques lignes seulement sur cette carte-lettre, mais combien émouvantes ! « Chers, rassurez vite maman et tout le monde. Comment j’existe encore, je n’en sais rien. Pas même une égratignure. Pourtant, je n’ai pas bronché. Ah, l’horrible vacarme ! Quels hurlements de détresse ! Quels spectacles d’épouvante ! Et moi qui n’avais jamais vu un mort ! Plus d’inquiétude à mon sujet. Nous voici au repos pour quelque temps… On va se refaire. Peut-être que c’est fini de combattre… À bientôt !

» P. S. — Michel vient de me rejoindre. Lui aussi est indemne. On se regarde avec stupéfaction. Serions-nous pas nos deux fantômes ? »

Quelques jours plus tard, une autre carte, timbrée de Hannut, leur apprenait que la troisième division continuait à se replier vers Louvain et qu’il n’y avait pas lieu de craindre pour le moment une action nouvelle.

Mme Platbrood était sortie de son accablement et renaissait à la vie ; la sollicitude de tous ses enfants, la confiance joyeuse de leurs exhortations, la foi naïve de la vieille Colette dans la bonne étoile d’Hippolyte, tout cela remontait peu à peu le courage de la pauvre mère et lui faisait reprendre goût à ses occupations accoutumées.

Sur ces entrefaites, Émile Platbrood, qui servait dans la garde civique d’Anvers, était tombé rue des Chartreux, apportant de fraîches nouvelles de son frère qu’il avait pu rencontrer la veille dans les environs de Waremme. On pouvait être rassuré : le « petit », un peu fatigué sans doute, se portait à merveille et ne manquait de rien. D’ailleurs, il n’était pas improbable qu’on accordât un congé aux soldats qui avaient combattu en première ligne, tout au moins qu’on permît à leur famille de les aller voir au cantonnement.

Aussitôt, Joseph avait écrit, intrigué même en haut lieu, pour que son beau-frère obtînt la faveur de venir se reposer quelques jours à Bruxelles, à l’exemple d’un grand nombre de lignards de la compagnie universitaire. Mais toutes ses démarches-échouèrent. On lui répondait qu’Hippolyte n’était pas un éclopé : le jeune homme se montrait plein de vaillance, et puis il ne demandait rien.

Soit, on irait à lui. C’est ainsi que le vendredi 14 août, Joseph annonçait brusquement qu’il partirait l’après-midi pour Louvain, dans l’espoir de retrouver le 9e de ligne cantonné, disait-on, aux alentours de la ville.

Mme Platbrood et Adolphine voulurent à toute force l’accompagner. Il n’y consentit pas sans peine tant il redoutait pour elles les fatigues et les émotions de ce voyage aventureux. Quant au major, on dut le laisser à la maison : il souffrait de la jambe et ce n’était pas le moment de s’embarrasser d’un traînard.

Les Cappellemans et les Dujardin étaient accourus à la gare avec les enfants, leur souhaitant bonne chance, les comblant de tendresses pour le cher soldat.

— De grosses baises à l’oncle Hippolyte ! criaient les petits.

Tout le monde était ému. Dans la gravité des circonstances, ce déplacement, si simple pourtant, avait pris tout de suite le caractère d’une expédition au bout du monde.

Il faisait beau mais la chaleur était accablante. On « étuvait » dans ces compartiments bondés de voyageurs dont le plus grand nombre, très nerveux et bavards, partaient également à la recherche d’un troupier bien-aimé.

Le tapage des conversations étourdissait Mme Platbrood qui, sans répit, épongeait sa face empourprée et suffoquait, malgré le flacon de sels et l’eau de Cologne que lui prodiguait Adolphine.

— Ça n’est rien, maman, on va bientôt arriver, n’est-ce pas Joseph ?

Mais le train n’avait pas sa vitesse ordinaire. Il marchait lentement, arrêtait à toutes les stations où, parfois, on le garait sur une voie d’évitement pour laisser passer des convois militaires. Tout le paysage était changé. À travers les campagnes dorées et rutilantes, des soldats cyclistes dont, par dessus les blés mûrs, on ne voyait que les bustes penchés, se hâtaient à toutes pédales ; des files de pièces d’artillerie avec leurs caissons vêtus de poussière, encombraient les routes aux abords des gros villages ; et souvent, on rencontrait un escadron de cavaliers allongés sur le talus devant leurs chevaux et qui saluaient gaîment les voyageurs au passage avec des cris et des gestes de bon accueil. Ah, cette fois, c’étaient les vraies grandes manœuvres. L’insouciance de ces hommes ajoutait peut-être à l’oppression ; tout le monde regardait, les yeux écarquillés, dans un recueillement subit, plein d’anxieuses pensées.

Adolphine s’étonnait de ces préparatifs. Elle ne pouvait croire à l’invasion :

— Est-ce que réellement, ils vont venir par ici, dit-elle à voix basse ; ça serait tout de même un peu fort !

Joseph eut un geste vague. Enfoncé dans ses réflexions, il cherchait à démêler les causes, à déchiffrer l’avenir. Quels seraient à notre égard les décrets de l’impassible Destin ? Car, profondément sceptique, il n’avait jamais cru à une Providence régulatrice pour le diriger toujours dans l’intérêt du juste et du bon. Après cela, notre actuelle souffrance était-elle une chose absolument arbitraire et inique, inutile à l’enchaînement des faits humains comme le supposait notre égoïsme à courte vue ? N’était-ce pas la rançon d’une trop longue paix ? Et d’ailleurs, le bien n’en sortirait-il pas dans la suite des temps ?… Il songeait. Mais cela n’était chez lui qu’une philosophie volante ; tout de suite, la mauvaise foi teutonne le ramenait à la révolte, à l’indignation du patriote outragé dans la générosité, la loyauté de son pays. Ah, comme il regrettait de n’être plus un jeune homme pour décharger son arme avec sa haine contre l’abominable envahisseur !

À Louvain, ils apprirent que le 9e de ligne bivouaquait depuis la nuit dans les plaines de Kessel-Loo. Mais un laissez-passer était nécessaire pour franchir les différents postes échelonnés le long de la route. Aussi, malgré leur impatience de courir au lieu de cantonnement, ils furent d’abord obligés de se rendre à la Place où, étant donné la foule qui assiégeait les bureaux, leur attente fut longue avant d’obtenir le permis de circulation. Fort heureusement, et comme ils sortaient de la gendarmerie, un landau découvert passait dans la rue de la Gare. Joseph eut bientôt fait de s’y installer avec les deux femmes.

Adolphine était ravie :

— Hein, maman, ça est une chance ! Il fait tout de même impossible pour marcher dans ce soleil !

Tout de suite, elle ouvrit son ombrelle afin de protéger la bonne dame. Et celle-ci, toujours silencieuse, et respirant avec peine, la remerciait d’un affectueux sourire par dessus le malaise que lui causait cette température sénégalienne.

— Courage, maman, faisait Joseph, ça ira mieux tout à l’heure…

Et de fait, l’éventement de la course exerçait déjà son action bienfaisante dans les poitrines. La voiture était partie d’un bon train pour s’arrêter à deux ou trois reprises sur la sommation des sentinelles. Mais après le viaduc du chemin de fer, elle roula librement à travers le populeux faubourg, pour déboucher bientôt sur la grand’route de Diest.

À présent, c’était la poussière qui incommodait les voyageurs au passage incessant des autos militaires roulant à fond de train, de motocyclettes pétaradantes, de lanciers estafettes courbés sur le col de leurs chevaux emportés comme dans une charge. Spectacle de fièvre qui effarait Mme Platbrood et la remplissait de nouvelles alarmes au sujet de son cher enfant.

Adolphine, elle aussi, s’effrayait, ne savait que penser de ce branle-bas qui augmentait d’intensité à mesure que l’on avançait à travers les épais nuages de poudre blonde soulevés par la course affolée des voitures et des cavaliers.

— Qu’est-ce qu’il y a maintenant ? Pourquoi est-ce qu’ils sont tous si pressés ? Ça est dangereux de courir si vite !

Et avec son petit mouchoir, elle époussetait à tout instant le corsage de sa mère avant de songer à prendre le même soin de sa jolie robe de tussor.

— Eh bien, on sera propre tout à l’heure !

Il y avait une solennité dans ce vertige de la route, et Joseph se taisait anxieux de ce qui se préparait à l’autre bout de ce long chemin dont le ruban se déroulait, si désert, si monotone il y a quelques jours encore, au milieu des grasses cultures et des superbes moissons d’une année d’abondance.

Brusquement, leur voiture stoppa. Ils étaient arrivés.

— Tenez, ils sont là-bas, dit le cocher en désignant de son fouet une masse sombre qui grouillait au loin sous le soleil.

Ils s’élancèrent dans un immense champ de pommes de terre dont la verdure et les semences piétinées dégageaient une odeur tiède, déjà corrompue, vireuse.

— Non, non, je sais aller toute seule ! disait Mme Platbrood en refusant l’aide de ses enfants.

Et de fait, elle marchait vivement au milieu des sillons, très pâle à présent, toute frémissante de l’impatience d’atteindre cette plaine où fourmillaient les soldats.

— Tant pis pour ma robe, s’écriait Adolphine en enjambant les fossés. Elle n’est qu’à même plus bonne qu’à teindre chez Spitaels !

Cependant, ils approchaient. Déjà l’on distinguait nettement les compagnies groupées en hémicycle à quelque distance les unes des autres, derrière les faisceaux étincelants, tandis que là-bas, tout au fond de la plaine, dans l’atmosphère vibrante de chaleur et la poussière soulevée, les batteries avec leurs caissons semblaient rouler à travers des nuées comme font les chars d’apothéose plafonnante. À présent, le bourdonnement, les éclats des conversations de ce troupeau humain arrivaient jusqu’à eux. Soudain, ils se trouvèrent au milieu de soldats égaillés qui, un peu à l’écart des régiments, s’occupaient à dresser des abris avec leur couverture de laine contre l’ardeur du soleil. Joseph s’avançait pour interroger l’un d’eux quand il poussa un cri de surprise :

— Michel !

Le soldat, qui fichait un piquet en terre, eut un sursaut et, la pipe vivement arrachée de sa bouche, dévisagea un instant le « pékin » :

— Monsieur Joseph !

Il accourait rayonnant, les mains tendues, quand la vue des dames qui approchaient en toute hâte ralentit son élan :

— Oh, dit-il en riant, c’est que je ne suis pas du tout présentable…

En effet, il ne semblait pas très débarbouillé et il y avait longtemps que sa capote déteinte, remplie de poudre et de boue séchée, n’entretenait plus aucune relation avec la brosse. Une barbe de huit jours salissait ses joues qu’elle hérissait de picots drus, pareils à ces pointes des rouleaux de boîte à musique. Dans le pli des sourcils et la cernure des yeux on voyait de petits amas de poussière encroûtée et brunie par la sueur, ce qui avivait le regard comme sous un crayonnage de théâtre. Le calot retourné sur la tête, dans la crainte sans doute que la bande rouge ne servît de cible, montrait sa doublure de lustrine déchirée, poisseuse. Vraiment, le pauvre soldat manquait d’astiquage ; mais de son énergique figure bronzée de hâle, de sa tenue débraillée se dégageait un je ne sais quoi de martial et de crâne qui écartait, même chez la bonne Mme Platbrood, le muet « och arm ! » de la commisération.

— Excusez-moi, fit le jeune homme avec une gêne attendrissante.

Mais on l’eût bientôt mis à l’aise. Tout de suite, il voulut les désintéresser de lui-même pour leur apprendre ce qu’ils désiraient savoir :

— Ah, quel dommage ! s’écria-t-il désolé. Hippolyte n’est pas avec nous. Il a dû partir en grand’garde. Vous le trouverez là-bas, sur le plateau, à une demi-heure d’ici, je crois… Ne vous inquiétez pas, il se porte à merveille…

Et, après leur avoir indiqué le chemin :

— Partez vite, vous aurez encore le temps de le rejoindre.

Il les accompagna jusqu’à la route, malgré les sentinelles qui prétendaient le retenir. Au moment de la séparation, Joseph lui promit de se rendre « au quai » pour donner de ses nouvelles.

Alors, dans le brusque élan de sa nature cordiale :

— Oui, j’irai chez votre maman, s’exclama Adolphine ; et tenez, vous pouvez une fois m’embrasser pour elle. Je le lui rendrai, savez-vous, en disant que c’est de votre part !

Le soldat souriait, un peu interdit, étreint cette fois d’une petite émotion qu’il s’efforçait en vain de cacher :

— Oh, je n’ose pas… Je suis si noir… Je vais vous salir…

— Qu’est-ce que ça fait ! répliqua la jeune femme. Allez seulement !

Et elle tendit ses belles joues sur lesquelles le troupier, après s’être essuyé les lèvres du revers de la main, déposa un baiser prudent.

— Merci, merci ! s’écria-t-il rouge de plaisir et de confusion ; c’est cela, allez les voir, dites leur qu’on pense à eux, que tout va bien… Adieu et bonne chance !

Ils éprouvaient quelque ennui de leur guignon. Mais, sans se lamenter en paroles inutiles, distraits du reste autant qu’assourdis par la course vertigineuse des automobiles qui brûlaient la route, ils avançaient silencieux, d’un pas relevé.

Bientôt, un poteau indicateur les avertit de tourner à droite et ils s’engagèrent dans un chemin étroit où les charrettes de briquetiers avaient creusé deux ornières profondes. Dans cette terre sablonneuse, la marche devenait difficile : aussi, malgré son courage, Mme Platbrood commençait-elle à traîner.

— Voyons, maman, nous allons vous donner le bras…

Cette fois, la pauvre femme ne fit aucune objection et, soutenue par ses enfants, elle chemina rouge, transpirante, héroïque dans l’ardente lumière. Néanmoins, elle trouvait encore la force de murmurer :

— Quel embarras je vous donne, n’est-ce pas ?

Ils protestaient tous deux :

— Non, non, chère, disait Adolphine, c’est beaucoup mieux comme ça qu’on se tient tous les trois, hein Joseph ?

— Du reste, encourageait celui-ci, nous serons bientôt arrivés ; un peu de ressort !

Et il dépeignait la joyeuse surprise d’Hippolyte en les voyant apparaître, ce qui augmentait les forces de la maman.

Fort heureusement, le sol se durcit, s’améliora tout à coup sur une rampe plantée de vieux arbres. Au sommet du versant, ils stoppèrent quelques minutes à l’ombre délicieuse que projetait un grand monastère.

En ce moment, un villageois qui passait leur apprit que des soldats bivouaquaient à quelque distance en arrière. Il n’en fallut pas davantage pour les remettre en haleine. La route pavée serpentait à présent sur un vaste plateau dont les cultures bigarrées sommeillaient sous le ciel flamboyant. Dans le lointain, un boqueteau soulignait l’horizon, laissant percer à travers son feuillage la façade chaudement colorée d’une vieille maison de plaisance. Aucun souffle ne circulait dans l’air surchauffé. Personne dans les champs. Un grand repos enveloppait la campagne assoupie, à peine troublé par les vagues rumeurs du jour, l’égosillement lointain d’un coq, le sourd aboi d’un molosse, le sifflet d’une locomotive, le tintement d’une cloche qui sonnait quatre heures. Dans cette tranquille splendeur d’un beau jour d’été, on eût sans doute oublié la guerre sans l’appel intermittent des clairons qui, affaibli, très doux, montait du fond de la plaine.

Adolphine émit cette pensée :

— Est-ce qu’on sait croire que tout est en déroute maintenant à cause de ces…

Mais elle n’achevait pas, de peur que le nom abhorré ne lui souillât la langue.

Soudain, elle poussa une exclamation :

— Des soldats !

En effet, c’était un bataillon de lignards qu’on apercevait là-bas, au faîte de l’ondulation du terrain, occupés à une tranchée. Alors ils se hâtèrent. Dans son impatience, Joseph abandonna le bras de sa belle-mère et courut en avant pour interroger un sous-officier qui, posté sur le talus, surveillait le travail de ses hommes.

— Platbrood, fit le sergent, après un instant de réflexion, non, connais pas. Il est probablement d’une autre compagnie…

Et, obligeant :

— Vous voyez là-bas cette petite ferme, et bien votre soldat se trouve probablement de ce côté avec l’avant-garde…

En ligne droite, à travers champs, il pouvait y avoir dix minutes de marche pour atteindre l’endroit désigné. Mais avec Mme Platbrood, impossible de s’engager dans les glèbes retournées. Force leur fut d’emprunter la route qui faisait un immense circuit. De nouveau, ils marchaient sur le plateau sans ombre.

— Pauvre maman, s’apitoyait Adolphine, il fait si chaud, n’est-ce pas ? Comme tu dois être fatiguée !

— Encore un petit effort, stimulait Joseph ; cette fois, que diable ! c’est la dernière étape…

Et la bonne dame, qui devenait pesante à leurs bras, se laissait remorquer sans rien répondre, de peur de manquer de souffle. Comme ils approchaient, Joseph prit encore une fois les devants et tomba au milieu d’une dizaine de soldats en train de se débarbouiller ou d’astiquer leur fourniment dans la petite cour de la ferme. Mais Hippolyte ne se trouvait pas avec eux.

Un jeune homme bien découplé et de bonne mine, interrompit le méticuleux empaquetage de son sac et s’avançant vers Joseph :

— Je suis Ravel, dit-il, étudiant en médecine, présentement soldat brancardier. Platbrood est un ancien camarade de chambrée. Je vous reconnais. Vous êtes venu souvent le voir à l’école de la rue du Canal…

Et comme Joseph s’excusait de ne pas se rappeler sa physionomie :

— Oh, ça se comprend, reprit-il, il y avait tant de monde dans cette affreuse caserne… Non, Platbrood n’est pas ici pour le moment. Mais soyez sans inquiétude, il se porte bien. Vous le trouverez en grand’garde, à deux kilomètres d’ici environ, là-bas près du moulin…

Une vive contrariété se peignit sur le visage de Joseph :

— C’est que ma belle-mère et ma femme m’accompagnent et nous sommes bien fatigués…

— Qu’à cela ne tienne, répondit le lignard, reposez-vous à la ferme. Platbrood sera sans doute relevé dans une heure et rappliquera forcément par ici…

— Une heure ! fit Joseph avec un profond découragement.

Il réfléchit une seconde, puis brusquant l’entretien, il remercia l’aimable Ravel pour courir informer ces dames qui l’attendaient à quelque distance, affalées sur un tronc d’arbre.

— Ça, par exemple, s’exclamait-il, c’est une persistance de déveine qu’on ne s’explique pas. La fameuse Providence se moque de nous. Vraiment, ça donne envie d’être impoli avec elle, de… l’engueuler !

Navrées, Adolphine et sa mère, les mains dans le creux de leurs jupes, la figure décomposée, ruisselante, semblaient poser une halte de saintes femmes pour un chemin de croix.

— Allons, dit Joseph, vous ne pouvez continuer à gravir ce calvaire. Demeurez ici… Je prends les devants. Ne vous désolez pas, je le ramènerai…

Et, laissant tomber la petite valise qui le handicapait, il s’élança à travers l’immense campagne. Le soulagement qu’il éprouvait à ne plus souffrir de la fatigue des autres lui enlevait toute la sienne.

En cet endroit, le terrain se relevait, très sensiblement et sur une grande étendue, jusqu’au moutier qu’on apercevait dans une bleuissante vapeur, juché sur la crête de la colline. La marche était pénible, surtout pour un citadin mal entraîné. N’importe, le jeune homme se hâtait, balançant les longs bras de son corps dégingandé, l’échine un peu courbée sur la rampe, mais les jambes vigoureuses, souples comme des ressorts pour arpenter cette houle de mottes fraîchement retournées et déjà toutes séchées, durcies par la cuisson du ciel.

Cependant, le soleil s’abaissait sur l’horizon. Il n’aveuglait plus, enveloppant les choses d’une lumière tranquille, très douce.

En ce moment, cinq heures sonnèrent distinctement à un clocher invisible. Soudain, au bord du plateau, deux hommes surgirent, dont le sombre habillement se détachait sur la claire verdure qui masquait le bas du moulin. Ils avançaient avec un miroitement au-dessus de leurs têtes…

Et Joseph stoppa brusquement pour les examiner une seconde. Nul doute, c’étaient deux soldats tout équipés, avec leur baïonnette au canon. Alors, vivement, il obliqua de leur côté dans le dessein de les interroger. Mais ceux-ci, qui venaient de l’apercevoir, firent halte, défiants à l’approche de ce grand gaillard qui accourait dans leur direction.

Deux cents mètres environ les séparaient encore quand l’un des soldats eut un haut-le-corps. Et, telle était la pureté de l’atmosphère que malgré l’énorme distance, Joseph perçut nettement ces paroles :

— Voyons, est-ce que je me trompe ? On dirait mon beau-frère…

Alors, Joseph agita des mains frénétiques, et de toute la force de sa voix :

— Hippolyte ! Hippolyte !

Déjà le soldat dégringolait la pente, bondissait dans les champs avec un bruit de gamelle résonnant sur son sac.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Vite, mon brave, dit Joseph en se détournant pour cacher son émotion. La mère et Adolphine attendent près de la ferme. Regarde, elles sont là-bas…

— Oh ! fit le jeune homme.

Et, reprenant aussitôt sa course, pâle de joie, il bondissait à travers la plaine :

— Maman ! Maman !

— Mon petit ! Mon pauvre petit !

C’est tout ce qu’elle put dire d’abord, tandis qu’elle le pressait sur sa poitrine d’une étreinte convulsive, en sanglotant. Et, lui aussi, il pleurait d’attendrissement et de bonheur sans vouloir décoller ses lèvres de la figure de la chère femme.

Et puis ce fut le tour d’Adolphine de le serrer sur son cœur.

— C’est toi, cher garçon ! Est-ce que c’est toi ? Ah, je ne sais pas le croire !

Mais Joseph venait de les rejoindre :

— Allons, je fais mes excuses à la Providence… Qu’en dites-vous ? Jamais le benjamin n’a mieux « profité ». Non, mais regardez-moi cette mine !

Le soldat, encore oppressé, se remettait doucement :

— C’est vrai, dit-il, que je n’ai pas trop à me plaindre…

Et comme on se récriait sur sa propreté, sa coquetterie presque :

— Oh, vous avez de la chance, je viens justement de me faire la barbe au moulin !

En le voyant, l’air si « bien frotté », si souriant et joyeux, Mme Platbrood sentait s’apaiser son inquiétude. Elle s’alarmait pourtant de le voir aussi pesamment chargé :

— Hein, fils, il me semble que ça doit être si lourd ce sac sur ton dos, et cette cartouchière, et encore ce fusil…

— Oui, s’exclamait Adolphine, ça est tout un bazar !

Le jeune homme souriait :

— Mais non, mais non, je suis habitué… Je deviens un véritable hoplite !

Alors, ils lui racontèrent leur odyssée en grands détails. Que de malchance ! Ah, ça n’avait pas été commode de le dénicher…

— Pauvre chère maman ! interrompait le troupier, la tête câlinement appuyée sur l’épaule de la bonne dame ; tu sais, je ne veux plus que tu te fatigues de la sorte… Jure-moi que tu vas devenir raisonnable…

Gentiment, il la rassurait, la sermonnait avec de tendres paroles :

— Et puis, ne te chagrine donc pas comme ça. Je t’assure que je ne suis pas du tout malheureux. Il me semble même que cette nouvelle vie ne manque pas de charme… D’ailleurs, il ne faut pas toujours penser à moi seul. Est-ce qu’il n’y a pas ce pauvre papa à soigner et tes petits-enfants…

Il s’informait de tout le monde, n’oubliant personne, pas même la bonne Colette, si amusante dans sa cordiale grognonnerie. On lui rapportait les petits faits domestiques de ces derniers quinze jours, la grande sollicitude de tous les amis à son propos, les visites presque quotidiennes de Mme Timmermans qui s’intéressait vivement à lui comme à un fils ; ne le connaissait-elle pas depuis son enfance ? Et il souriait, attendri, en pensant à cette vieille créature, grotesque et si bonne, dont le sentimentalisme parlait du nez.

Oui, personne qui ne se souvînt de lui. Jusqu’à Justine, la vieille marchande d’oranges et de fruits secs de la place Sainte-Catherine qui n’oubliait jamais de demander des nouvelles du grand garçon qu’elle avait tant gâté lorsqu’il était petit.

En apprenant que les Mosselman se trouvaient encore à Blankenberghe, il ne put réprimer un geste de surprise :

— Au fait, dit-il, ils ont peut-être raison de profiter du beau temps… Il n’y a pas encore de danger immédiat…

Mais une ombre avait passé sur son front. Et comme Joseph venait de prononcer le nom de Lauwers :

— Ah, Michel, dit-il, ça c’est un brave, un « chic type ». vous savez ! Grâce à lui, sous le fort de Boncelles…

À son tour, il allait conter leurs aventures et tous trois le regardaient avec de grands yeux quand il se ravisa brusquement :

— Non, dit-il avec une figure subitement grave et un geste qui semblait vouloir écarter d’affreux souvenirs, non, pas maintenant. On vous dira ça plus tard… oui plus tard. En ce moment, ces vilaines choses sont encore confuses, en désordre dans ma tête… Il faut que tout cela se classe, vous comprenez…

Il y eut un silence anxieux ; mais Adolphine venait d’ouvrir la valise :

— Regarde, dit-elle, on a apporté quelques effets de rechange et du chocolat, des cigarettes…

Alors il s’extasia sur les chaussettes tricotées par sa mère :

— Quelle chance ! s’écria-t-il, voilà ce dont j’avais le plus besoin ! Ah, la bonne idée ! Tu penses à tout, ma chère maman !

Et il embrassait la chère femme toute rayonnante de cette joie qu’il exagérait à plaisir.

— Et voici encore des mouchoirs, une chemise, un caleçon, une petite écharpe, énumérait Adolphine, ça vient toujours à point, n’est-ce pas ?

Mais quand il vit sortir un poulet froid de la sacoche, une surprise qu’elle avait réservée pour la fin, il s’exclama :

— Ah chouette ! Je vais remettre ça à l’ami Ravel… C’est lui qui nous sert de cave aux provisions !

D’un brusque mouvement d’épaules, il se débarrassa de son sac qu’il déboucla pour y entasser toutes ces richesses.

— Est-ce que ça sait dedans ? interrogeait la grande sœur ; moi, je le mettrais plutôt ainsi, comme ça, tiens…

— Tu as raison, Phintje ! Ah, quel bon souper ce soir !

Mais le soleil, jaune comme une immense pièce d’or, s’abaissait lentement sur l’horizon. Soudain, des soldats cyclistes passèrent devant eux, éclaireurs du bataillon qui s’avançait là-bas au bout du chemin.

— Nous allons descendre dans la vallée, dit Hippolyte ; nous camperons probablement ce soir dans les environs de Linden…

Et pour les laisser sur une bonne impression :

— C’est un joli village, paraît-il, sur la route d’Aerschot. Nous n’y serons pas mal…

Mais la façon dont ils allaient regagner Louvain le tourmentait beaucoup :

— Oh, pas à pied, n’est-ce pas ? Non, maman, tu es incapable de refaire cette longue route… Je ne veux pas !…

Cette pensée le désolait. Mais Joseph le rassura : ils allaient se rendre à cette grande métairie que l’on voyait à quelque distance. Ils boiraient un verre de lait et ce serait bien le diable si l’on ne découvrait pas un méchant cabriolet pour les ramener à la ville.

— Sois tranquille, on se débrouillera !

Et ce fut la séparation. Quand les soldats eurent défilé non loin d’eux à la débandade, Hippolyte s’arracha des bras maternels :

— Bon courage, ma petite maman ! On en sortira, on en sortira !

Il courut rejoindre l’arrière-garde et suivit la compagnie non sans se retourner à chaque instant pour lancer un dernier adieu à ses parents bien-aimés. Bientôt, on le vit s’engager dans le chemin creux qui dévalait derrière le talus. Encore un éclair de sa baïonnette et ce fut tout.

Les deux femmes pleuraient silencieusement.

Alors Joseph, qui se surmontait pour ne pas céder lui-même à la contagion des larmes :

— Voyons, sacrebleu, il n’y a pas lieu d’être si triste… Jamais le petit n’a été d’aussi belle humeur, il me semble ! Quand je pense à sa mélancolie de ces derniers mois… Ma parole, il dépérissait à la ville. Allons, allons, le régime nouveau ne lui fait pas de mal, au contraire !

— Ah, gémissait la pauvre maman, j’ai tout de même si peur pour lui !

Cependant, le crépuscule commençait à étendre ses voiles grisâtres sur la campagne assoupie. Tout devenait vague, flou et le détail des choses se fondait dans la masse. Joseph et Adolphine soutenaient de nouveau Mme Platbrood, encore toute secouée de hoquets de chagrin…

Et ils reprirent leur marche, allongeant le pas afin d’atteindre à la ferme avant les dernières clartés du jour…

 


XIV


Bien que l’affection d’Hippolyte pour Mlle Lauwers fut un sentiment profond, elle avait cessé de l’absorber tout entier au milieu des graves devoirs de sa nouvelle existence. Du reste, Michel ne lui avait-il pas laissé entendre que le brusque départ de sa sœur pour l’Angleterre et le séjour prolongé qu’elle y faisait étaient sans doute motivés par la vive sympathie que le châtelain d’Holywood inspirait à la jeune fille…

Malgré l’accablement dans lequel cette demi-confidence le plongea tout d’abord, elle l’avait pourtant arraché à la torturante incertitude où il vivait. Le coup reçu, il en éprouvait comme une sorte de bien-aise. Maintenant, son cœur se faisait une raison, se résignait à ce qui était impossible. Fatigué de tête et d’âme, il réagissait sur lui-même, se désenlaçait de la tristesse, pour se retremper dans une cure de mouvement et de plein air. L’obsession d’une chère image l’avait quitté. L’action se substituait au rêve. Plus de regrets ni d’amertume. Désormais il ne voulait songer qu’à remplir son devoir avec honneur, à être un utile, un bon, un vrai soldat.

Tout de suite, il se fit remarquer par sa bonne volonté, son endurance, sa présence d’esprit au milieu des dangers. Le baptême du feu, en avant de Liège, l’avait aguerri au métier. Quoiqu’il ne se fût jamais cru poltron, encore ignorait-il ce que le premier combat réservait de surprise à ses nerfs. Le danger, à la tête de Gorgone, ne l’avait pas pétrifié. Maintenant, il ne doutait plus de son courage.

C’est lui qui s’offrait le premier pour occuper un poste avancé et découvert, remplir quelque périlleuse mission d’éclaireur. On le vit porter secours à des camarades en détresse, aider les brancardiers sur le champ de bataille au mépris de la fusillade qui n’épargnait guère les brassards blancs.

Rien ne lui semblait trop dur ni au-dessus de ses forces. Au bout de quelque temps, ce raffiné ne souffrit plus d’être privé de son tub, de ne pouvoir se débarbouiller autant qu’il voulait ; il lui suffisait d’escompter patiemment la chance de se laver demain, un de ces jours, dans l’eau crue du ruisseau. La nourriture ne lui causait plus de répugnance ; il s’accommodait de ces grosses soupes dans la gamelle, mangées debout à des heures imprévues, des soupes qui ressemblaient parfois à des pitances de dogue et dont sa faim était le seul assaisonnement. Tant pis pour ses aises ; il les oubliait. La botte de paille dans la grange ne lui était pas un matelas si dur qu’elle l’empêchât de dormir le beau sommeil des vingt ans. Il éprouvait une sorte d’orgueil à dédaigner le confortable, à vivre à la belle étoile comme le trappeur. Une coquetterie lui était restée pourtant, celle de sa bouche : la perte de ses brosses à dents lui eût semblé un gros désastre.

Il était sérieux, réfléchi, non qu’il n’aimât à rire et ne se plût à la gaîté des autres et de la sienne. Mais la pente naturelle de son esprit était plutôt la gravité.

Sans révolte ni plainte, le nouveau docteur en droit acceptait donc cette rude vie qui l’arrachait à ses travaux, à ses habitudes, aux gâteries de sa mère mais aussi à son chagrin dissolvant. Cette rapide adaptation, cette faculté de se mouler aux circonstances chez un garçon de mœurs choisies, son sentiment de la discipline, son flegme, son égalité d’humeur imposaient aux compagnons ; et Michel lui-même, qui se lamentait parfois, maugréait contre certains chefs, discutant leurs ordres, leur capacité et jusqu’à leur conduite, retrouvait bientôt auprès de lui le bon équilibre moral, son instinct de farceur, sa jovialité un peu bourrue, ses mots de haut poivre et ces énergiques apostrophes qu’il lançait dans la mêlée avec une voix criarde, comme s’il avait la pratique de Polichinelle dans la bouche. C’est lui qui dans la surprise terrifiée des premières décharges crânait gaîment :

— C’est une blague ! On travaille pour le cinéma !

Et, tireur magnifique, il déchargeait son arme dont toutes les balles portaient coup.

C’était un grand réconfort pour les deux amis d’être ensemble ; ils pouvaient s’isoler du régiment et, dans l’effusion du repos, s’entretenir d’eux-mêmes, parler de leur famille dont ils se sentaient moins à l’écart en évoquant, sans défaillance de cœur ni lâcheté de regrets, leurs bons souvenirs du « quai » et de la rue des Chartreux.

L’épreuve du danger avait encore fortifié leur amitié en y mêlant une sorte de tendresse fraternelle. Ils veillaient l’un sur l’autre. C’est ainsi que dès le premier jour, Michel avait sauvé son ami…

C’était dans l’intervalle des forts de la Meuse. Une nuit, au début d’une nouvelle action, le commandant avait demandé deux « braves » de bonne volonté pour aller reconnaître un petit bois perché sur le faîte d’une colline, à plusieurs kilomètres du front. Ils s’étaient présentés tous deux autant par envie de changer de place que par bravoure. Car il n’y avait pas moins de douze heures qu’ils tenaient au fond des tranchées.

Les instructions reçues, ils se débarrassèrent de leur sac et, armés à la légère, ils partirent dans un demi-jour fantastique de lune et d’aube. Il était trois heures du matin ; des coqs commençaient à claironner l’aurore, et bientôt le soleil émergea de l’horizon, mêlant ses premiers feux aux rubans de blanches vapeurs qui flottaient autour des arbres. Un moment assoupis, les forts s’étaient remis à tonner tandis que la fusillade crépitait de nouveau avec des alternatives de salves ou de coups détachés selon que l’ennemi et les nôtres se hasardaient hors des abris.

Dans la fraîcheur embaumée du jour naissant et le gazouillis des oiseaux, les deux soldats allaient lentement, avec prudence, le buste courbé, s’accroupissant parfois ou rampant dans les trèfles couverts de rosée. Au bout d’une demi-heure, ils étaient arrivés à proximité de la colline au pied de laquelle s’alignaient quelques pauvres cahutes aux toits effondrés. Sur le seuil de l’une des mohonnes encore intactes, se tenaient deux femmes, une vieille et une jeune, qui rentrèrent en les voyant approcher pour reparaître presque aussitôt avec une cafetière dont elles prétendirent à toute force vider le contenu dans leurs gourdes. Tandis qu’ils remerciaient et buvaient non sans plaisir, les bonnes créatures leur expliquaient en phrases éplorées qu’elles étaient seules dans le hameau abandonné, que le fils et le gendre avaient regagné leur régiment à Namur. Et une fois de plus, les soldats s’étonnaient que l’on eût dépêché vers la frontière tant de troupes qui ne connaissaient pas le pays alors que des contingents liégeois avaient été dirigés vers d’autres provinces…

— Vous n’êtes pas de chez nous, bien sûr, dit la vieille en son patois, et vous ne connaissez pas le chemin… Il ne faut pas continuer par là, vous savez. Ils pourraient vous tomber dessus…

Ils remercièrent en souriant et, malgré les objurgations de la bonne femme et de sa fille, qui finirent pourtant par se taire devant leurs gestes de silence, ils commencèrent à gravir la montagne par un sentier de chèvres serpentant entre des affleurements de roche et des tortillards dont les racines noueuses s’agrippaient entre les pierres, telles des serres d’oiseaux de proie.

Comme ils atteignaient au faîte du plateau, Hippolyte ne put retenir un cri d’admiration devant le panorama qui se déployait devant lui :

— Hé, regarde donc ! Quel spectacle !

Le brouillard venait de s’éclairer et Liège apparaissait au fond de sa cuve, arrondissant ses dômes, pointant ses flèches, étalant ses toits d’ardoise fine le long des rives du large fleuve qui la traversait d’une coulée d’or. Tout le paysage baignait dans une vapeur irisée sous le ciel rose, un peu rouge par places, comme s’il était blessé… Tableau incomparable, rêve féerique d’un coloriste qui aurait à peindre la résurrection du jour. Et ce prestige en contraste avec le fracas du canon qui secouait l’atmosphère et, répercuté par les monts, délayait longuement, interminablement, dans les airs ses échos sonores. Il semblait qu’on assistât sous le calme firmament à un de ces cataclysmes cosmogoniques qui durent accompagner le commencement du monde…

Mais Michel n’avait pas l’âme contemplative, surtout en ce moment :

— Hé, dis donc, quand tu auras fini ta cure de repos ! Prends garde de nous trahir avec ta haute taille… En avant !

De nouveau, ils reprirent leur marche rampante à travers les fourrés dans la direction du petit bois qui se trouvait encore éloigné d’une centaine de mètres. Le terrain, très inégal en cet endroit, leur fournissait d’ailleurs de continuels abris pour observer le plateau sur lequel ils n’avançaient plus qu’avec une extrême circonspection.

Comme ils se rapprochaient de la lisière du boqueteau sans rien avoir remarqué de suspect ni dans les choses ni dans les bruits, la sonnerie de ralliement d’un clairon belge retentit tout à coup à leurs oreilles.

Alors ils se redressèrent et, sans défiance, pressant le pas, ils se hâtèrent vers le bois où, bien sûr, un détachement d’avant-garde de l’aile droite signalait un mouvement de l’ennemi.

Mais à ce moment, trois casques à pointe surgirent de la futaie et se ruèrent sur eux, baïonnette au canon, en poussant des cris de bêtes sauvages, tandis qu’un quatrième personnage, sorti en même temps du couvert, et braquant un browning, criait :

— Rendez-vous !

Toute retraite semblait impossible. Cependant, d’un bond désespéré, Hippolyte s’était jeté derrière un buisson de tortillards tandis que son compagnon, après une feinte de fuite, se retournait brusquement pour décharger les cinq cartouches de son magasin, abattant deux des soldats et l’homme au revolver. À ce feu roulant, le soldat encore debout s’était arrêté stupéfait, un moment désorienté. C’était un homme de haute stature et de forte corpulence, dont le visage encadré de poils roux, encore barbouillé de sommeil, avait plutôt une expression d’hébétement que de brutalité.

Qu’allait-il faire ? Ses trois camarades gisaient immobiles, tués sur le coup. Il les regardait, stupide, ne pouvant comprendre ce massacre instantané. Il les appela, les secoua sans même songer à prendre garde d’un nouveau coup. Soudain, saisi d’une colère aussi vive qu’avait été sa surprise, il chercha le meurtrier tapi là-bas, derrière un ressaut du terrain, et qui rechargeait son arme. Mais comme il épaulait, un homme bondit sur son dos et le renversait sur le sol.

— À moi, Michel !

Ils eurent bientôt fait de lui entraver les poignets avec son ceinturon. L’homme, d’ailleurs, se débattait à peine et finit par les supplier de ne pas lui faire de mal. Il se rendait.

— Ah, canaille, s’écriait Michel, fou de rage, c’est comme ça que vous faites la guerre, vous autres ! Attends un peu, mon bonhomme…

Hippolyte bridait mieux sa langue et montrait plus de sang-froid :

— Quatre contre deux ! Ma foi, c’est encore assez honnête de la part des Prussiens qui ne se risquent d’habitude qu’à dix contre un… Mais décampons ! Il y a peut-être d’autres bougres dans le bois…

Cependant, sa colère refroidie, Michel considérait à présent ces trois cadavres qu’il avait faits et dont les vêtements humides commençaient à fumer au soleil. Certes, il croyait bien avoir déjà « descendu » quelques ennemis lorsqu’il tirait de la tranchée, mais il ne les avait pas vu tomber. Aussi, le spectacle de ses victimes étendues là à ses pieds lui « faisait quelque chose », l’impressionnait plus qu’il ne s’y fût attendu. Il eut un mouvement d’épaules :

— Ah, tant pis pour eux, c’est de leur faute !

— Ne regrette rien, dit son ami, puisque tu m’as sauvé !

Alors, ayant rechargé leurs armes, ils éparpillèrent au loin les cartouches des morts et ramassèrent vivement les fusils qu’ils suspendirent au cou du teuton. Puis, ils rebroussèrent chemin au galop, entraînant leur gros prisonnier qui se mit bientôt à souffler et à geindre, leur affirmant qu’il était inutile d’aller si vite, qu’on ne les poursuivrait pas, car il n’y avait plus de soldats dans le bois.

— Veux-tu te taire, salaud ! criait Michel que l’horrible accent tudesque enrageait de nouveau. Sois tranquille, on te fera parler tout à l’heure !

L’homme qui choppait à chaque pas et vacillait sur des jambes molles de marionnette, dégringola plutôt qu’il ne descendit de la montagne. Au bas de la pente, il était si étourdi et exténué que les amis hésitaient, délibérant s’ils n’abandonneraient pas leur prisonnier dans le fossé de la route quand une patrouille accourut à leur aide.

Amené devant l’état-major, le Prussien, un détenu de Dusseldorf, ne prit aucune attitude et s’empressa de raconter tout ce qu’on voulait savoir. Grâce à ses indications, une partie de la IIIe division qui allait être enveloppée par des forces considérables put être prévenue à temps et se replier en bon ordre sous la protection des forts.

Les deux amis furent cités à l’ordre du jour. Michel n’en croyait pas leur chance :

— En voilà une balade ! s’écria-t-il ; ah bien si je me doutais de ça il y a huit jours en reconduisant Fannette à Saint-Josse-ten-Noode !

— C’est lui qui nous a sauvés, expliquait Hippolyte aux camarades ébahis. Il tire comme un homme des prairies !

Mais l’autre protestait :

— Allons donc, c’est grâce à toi que j’existe encore… Tu bondis comme un tigre !

Le succès de cette petite expédition, cette aventure invraisemblable, ce salut miraculeux ajouta à leur bravoure. Leur prestige s’en accrut sans les faire moins modestes.

Après cet exploit, qui augmentait encore la force d’une amitié que plus rien ne pouvait altérer, les deux camarades reprirent le rang et, sans jamais désespérer, ils supportèrent le mauvais sort dans une retraite qui ne désarmait pas cependant et continuait d’entamer l’ennemi. Celui-ci se souviendra de sa première bataille en plaine qui mit un terme à la légende de ses légions invincibles. Haelen, petit nom si modeste, soudain sonore, fameux dans l’histoire de ces journées du mois d’août ! Le monde entier l’a acclamé et le retiendra peut-être comme il fait les victoires de la jeune Grèce sur le torrent asiatique…

Au lendemain de la visite de ses parents, Hippolyte avait passé quelques jours à Linden, joli village plein d’ombre, traversé par un ruisseau bien courant qui faisait tourner une roue fourrée d’une grasse mousse verte, un vrai moulin d’album.

Les deux amis logeaient dans une vieille et confortable maison de campagne entourée d’un grand parc. Quelques camarades partageaient leur bonne fortune. Joseph avait fraternisé avec tous ces jeunes gens à son second voyage à Louvain. Il retrouva Ravel, le soldat brancardier, enfant de Frameries, solide garçon à la mine réjouie, toujours content et prêt à rendre service en dépit des niches qu’on lui faisait, des taquineries dont on accablait sa première « venette ». « Ravel, tu trembles ! Ravel, tu es encore vert ! » Et c’était le gros Van Heffen, étudiant de polytechnique, un gaillard haut en couleur, qui, recalé à chaque session d’examen, ne s’en faisait aucune bile, trouvait décidément sa nouvelle vie beaucoup plus agréable que l’Université ; Vermeeren, un joli blond, très mince, élève à l’Académie de Molenbeek, grand crayonneur de charges qu’il croquait jusque dans les tranchées en chantonnant sans cesse les derniers refrains des colporteurs de romances ; le petit sergent Berrhens, très laid, la figure creuse et blafarde, la bouche sans lèvres, fendue comme celle d’une grenouille, un garçon nerveux, très résistant malgré son aspect débile et dont les manières et la langue peuples n’entamaient nullement son autorité sur ces soldats d’une éducation plus soignée que la sienne.

Enfin, c’était Chapel, un étudiant en droit de deuxième année, pâle et hâve, presque chauve déjà, avec de beaux yeux profonds, des attitudes inspirées, un être chétif mais qui « marchait » sans jamais se plaindre, soutenu par un amour-propre enragé et l’idée romanesque qu’il se faisait de son devoir ; un poète, toujours en train de rêver, de composer un sonnet aux étoiles ou à la lune, et qu’il se déclamait en dedans en faisant des gestes de mime. Avec ses manches trop longues et trop larges, son calot retourné qui lui embéguinait le crâne comme un serre-tête, il avait l’air de Pierrot soldat.

Après quinze jours de vie errante, de campement sous le ciel, les vaillants troupiers retrouvaient dans l’agréable demeure le confort de la civilisation, la sollicitude d’hôtes généreux et charmants, des repas très simples mais qui leur paraissent d’autant plus succulents qu’ils étaient servis sur une nappe à la blancheur flamande. Et puis, quelle joie de reposer dans un vrai lit ! Ils goûtèrent là quelques heures délicieuses, promenant leur flâne dans les allées du beau parc ensauvagé où vaguait l’odeur citronnée des derniers seringuas, aidant le jardinier à cueillir les fruits hâtifs, à faucher le regain, s’intéressant surtout aux soins que la gentille demoiselle des châtelains et sa femme de chambre — une jeune soubrette leste et délurée, qui avait de la Lisette ou de la Marton avec son joli bonnet, son tablier à poche et son poing sur la hanche — donnaient à la basse-cour peuplée d’une multitude de volatiles sur quoi régnaient orgueilleusement de superbes paons rouant dans le soleil…

Et puis, brusquement, une alerte les enleva aux douceurs de cet Eden, les fit courir à Aerschot où bientôt s’engageait une sanglante bataille. C’est là que le 9e de ligne, déjà si réduit après l’affaire de Liège, perdit la moitié de son effectif dans une lutte héroïque, échangeant sa vie contre la gloire…

Envoyé à près d’un kilomètre en avant des lignes pour occuper une des fermes éparses de la région, Hippolyte s’y défendit vaillamment avec une poignée de braves jusqu’à ce que la maison, enveloppée dans les rafales de la mitraille, criblée de projectiles, se fût écroulée sous un obus.

Étourdi, couvert de meurtrissures, il parvint à se dégager des décombres qui avaient enseveli presque tous les camarades et sortit de ce tohubohu tragique, emportant avec l’aide du petit sergent son ami Michel évanoui, tout sanglant d’un éclat de shrapnel qui lui avait ouvert un grand trou au-dessus de la tempe gauche…


XV


Le 20 août, au début de l’après-midi, ils commencèrent à dévaler des hauteurs de la ville, entre deux haies de badauds que multipliait le chômage et dont le silence, dans leur invincible curiosité, était la seule forme de protestation contre cet envahissement criminel.

Trompé par l’optimisme des journaux et le calme rassurant qui régnait au Rempart-des-Moines, Joseph ignorait l’approche des bataillons ennemis ; c’est en rentrant d’une visite au fond de Schaerbeek qu’il venait tout à coup de les rencontrer à la hauteur du Jardin Botanique. Frappé de stupeur, il demeurait cloué là, comme paralysé de la tête aux pieds, dans un état de somnambulisme éveillé. Peu à peu, ses nerfs, surexcités jusqu’à la douleur, se détendirent. Alors, surmontant sa torpeur, il regarda le défilé avec une tristesse indicible. Toutefois, ces régiments ne l’impressionnaient que par le nombre et, déjà, il se rassurait à la vue de leurs hommes qui n’avaient rien de l’étonnante stature ni, il faut l’avouer, de cette force d’acier que son esprit, sur la foi des légendes d’outre-Rhin, associait aux mots « soldats allemands ». C’étaient des hoplites de grandeur médiocre, ni beaux ni laids, bedonnant de bière pour la plupart, boudinés dans leur tunique, pas plus robustes et certainement bien moins dégourdis que les nôtres.

Ils marchaient d’un pas pesant, au son du tambour et du fifre, musique lente et sinistre qui résonnait lugubrement dans la morne lumière du jour orageux. Leurs visages hâlés, couverts d’une épaisse couche de poussière, se rayaient de sillons clairs tracés par la sueur. Rien de martial en eux, ni d’insolent. Au contraire, des yeux presque baissés comme dans la honte d’une forfaiture, quelque chose de craintif, d’en dessous et de louchant, une attitude dépouillée de morgue et qui obéissait sans doute à la consigne formelle de regarder devant soi, sans provocation.

De temps à autre, alternant avec la troupe, c’était le charroi ; une suite de lourdes voitures chargées en hauteur et couvertes de bâches, des caissons traînant leurs affûts privés de pièces, des cuisinières avec leurs cheminées de locomobiles, des fours à pains semblables à des tonneaux de vidanges, tout cela roulant avec des lamentations de freins à demi-bloqués, des crépitements d’essieux…

Puis, venaient des hussards, des uhlans, des gendarmes montant sans élégance mais avec solidité de superbes bêtes dont les fers retentissaient sur le pavé en même temps qu’ils en faisaient jaillir des fusées d’étincelles.

De stridents coups de sifflet déchiraient l’air, commandant à ces soldats comme à une chiourme.

Déjà les troupes, sous le cliquetis lumineux des baïonnettes, noircissaient tout l’immense chemin, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, jusqu’au parc de Koekelberg.

Joseph en avait assez vu. Alors, s’arrachant au magnétisme de ce cruel spectacle, il descendit le boulevard dans l’espoir de trouver un gué. Une petite dame, qui s’était dégagée de la foule en même temps que lui, le prit une seconde pour confident avec cette familiarité réflexe qui naît de l’émotion. Elle faisait une grimace de nausée :

— Oeie moi, je ne sais pas rester… Ça me fait quelque chose, ici, tenez…

Et elle appuyait sa main sur un corsage dont le galbe n’eût pas laissé de captiver l’attention en d’autres temps. Mais après quelques pas, elle s’arrêtait brusquement, s’installait de nouveau parmi les curieux, tant ces hordes l’attiraient et peut-être ce relent de suint qu’elles répandaient sous les arbres…

Joseph ne pensait plus qu’à rentrer chez lui par le plus court, car sa famille devait avoir appris maintenant la nouvelle et s’inquiétait sans doute de son absence. Il savait d’ailleurs combien la tendresse d’Adolphine était sujette aux alarmes et les dangers extraordinaires que forgeait tout de suite son imagination puérile.

Et une fureur sourdait à présent de sa consternation contre cette barrière mouvante qui l’empêchait de passer.

— Patience, patience ! mâchonnait-il pour lui-même, de par tous les dieux et diables, ceux-là ne reviendront pas !

Soudain, au mépris de la police, il profita d’un intervalle pour traverser et s’enfuit par la rue du Marais tandis que le fleuve d’hommes continuait à couler d’un flot lent et gras, telle une lourde purée grise vomie, comme une lave infecte, du volcan de la guerre…

Ce soir-là, après le dîner, il ne put résister au désir de se mêler au populaire. Adolphine le conjurait, le suppliait de rester à la maison par crainte des bagarres ; puis, voyant qu’elle ne le persuaderait pas, elle se décida à l’accompagner plutôt que d’avoir à souffrir les angoisses de l’attente.

Après une courte visite rue des Chartreux pour rassurer les parents Platbrood, ils gagnèrent la Bourse devant laquelle stationnaient des groupes très denses que la police s’efforçait en vain de disperser. Du reste, cette foule ne montrait rien d’hostile ; il semblait qu’elle éprouvait encore l’inertie de la stupeur, ouvrant de grands yeux, commentant à mi-voix l’occupation du monument par les bataillons qui allaient y passer la nuit.

Quelques sous-officiers prussiens montaient et descendaient le grand escalier, très affairés par le ravitaillement et le couchage, tandis que des soldats, envoyés en commissionnaires, erraient à l’aventure dans les rues avoisinantes, revenant sur leurs pas pour demander le chemin aux agents de la ville qui les renseignaient sans mauvaise humeur, voyant leur mine ahurie, leurs manières timides, leur très grande politesse.

Contre son habitude, Adolphine se taisait. Certes, elle ressentait une grosse émotion, mais ces ennemis qui circulaient librement à travers le badaud peuple de Bruxelles lui causaient bien moins de frayeur de près que de loin. Elle était frappée de leur allure gauche et pacifique, de la « sale couleur », de la coupe grossière de leur vêtement. Sans aller jusqu’à la pitié, elle ne pouvait s’empêcher de remarquer leur mine fatiguée, plutôt débonnaire. Sa terreur de la bête enragée s’atténuait, tournait au dédain. Toutefois, elle prenait grand souci de n’être point frôlée par aucun soudard ; au frémissement de son bras, qui le repoussait un peu de côté, Joseph devinait sa répugnance.

Ils se proposaient tous deux de gagner la Grand’Place avec cette secrète pensée que les glorieux monuments, témoins de tant de vicissitudes et des oppressions du passé, leur parleraient comme de vieux amis pleins d’expérience et leur diraient de ne pas désespérer. Mais à leur vif désappointement, la rue au Beurre était gardée, au niveau du porche de Saint-Nicolas, par un cordon de policiers qui ne laissaient passer que les habitants du quartier ou des fonctionnaires de la ville. Croyant que l’accès serait plus facile d’un autre côté, ils contournèrent les petites maisons adossées contre l’église pour enfiler le Marché-aux-Herbes. Mais comme ils passaient devant le couloir obscur de la rue Chair-et-Pain, ils s’arrêtèrent, confondus à l’aspect de deux soldats qui, embossés dans une houppelande de nuit, le casque décoiffé de sa toile, la baïonnette au canon, gardaient, immobiles comme de statues de pierre, l’entrée de la place.

C’était l’occupation. Bruxelles n’appartenait plus aux Bruxellois.

— Viens, murmura Adolphine suffoquée, oh, allons-nous-en !…

Elle le tirait par le bras sans parvenir à l’entraîner. Hypnotisé par l’affreuse grandeur du spectacle, Joseph demeurait à regarder la place déserte éclairée par les hautes lampes à arc dont la vaporeuse lumière baignait les dentelures gothiques et se projetait en éclats sur les vitrages maillés de plomb de l’hôtel de ville. À la porte de la chère Maison, des sentinelles géantes montaient la garde, saluant du port d’armes les traîneurs de sabre qui pénétraient sous la voûte au fond de laquelle resplendissait la cour d’honneur illuminée.

Et, comme il s’était avancé de quelques pas, Joseph aperçut tout à coup l’immense drapeau allemand qui pendait raide, inerte, telle une feuille de métal, au balcon de l’aile gauche.

Alors, une souffrance inexprimable crispa son cœur, comme si cet horrible étendard lui arrachait son nom de Belge. Certes, ce n’était pas le premier drapeau étranger qui s’arborait en maître de la capitale. Oui, mais comme le sentiment populaire s’était encore échauffé, depuis ces temps abolis, au souffle mûrissant de la liberté ! Et d’ailleurs, pensait-il, ces drapeaux n’avaient pu être aussi détestés que celui-ci, sinistre emblème d’une nation contre laquelle il avait une antipathie d’enfance, race brutale et vantarde, horriblement bruyante, chez laquelle tout lui déplaisait, le heurtait, sa langue, ses mœurs, sa fausse sentimentalité, son art comme son odieuse politique dont la devise se résume en ces mots : « Vivre c’est faire la guerre », race indigne d’avoir enfanté Gœthe et Beethoven, race de proie qui ose proposer sa culture quand elle déchaîne les calamités, ne respire que sang et carnage…

— Allons, viens seulement ! répétait Adolphine.

Mais il songeait toujours, accablé d’une tristesse infinie. De quelle malédiction étions-nous donc les victimes ? Quel crime nous fallait-il expier ? Dans sa consternation, il se demandait si tout cela n’était pas bonnement un tragique décor d’opéra ; il faisait effort comme pour s’évader d’un prestige…

— Oh, je t’en prie, partons ! supplia Adolphine. Moi, je ne sais plus rester, ça me fait trop de chagrin !

Partagés entre l’étonnement et la douleur, ils étaient incapables de pleurer. Et le souvenir de l’heureux passé venait se mêler à la tristesse du présent, à l’appréhension de l’avenir. Alors, serrés plus fort l’un contre l’autre, songeant à leurs petits, ils reprirent le chemin de la maison. Et le jeune homme pensait :

— Il y a là-bas, par delà les mers, une petite vallée du Nouveau Monde qu’on nomme « le doux pays du Oui » pour la bonté de ses habitants qui ne refusent jamais d’aider leurs semblables. Est-ce que la Belgique, si accueillante, si hospitalière à tous, n’a pas toujours été, elle aussi, « le doux pays du Oui » ? Ah, la bonté ne serait-elle qu’une faiblesse !…


XVI


Alors, les chaînes de la servitude commencèrent de meurtrir les habitants. Chaque jour en resserrait les anneaux, ajoutant de nouvelles douleurs à celles de la veille. Le corps ne souffrait pas, mais combien l’âme découragée ! On vivait dans un malaise d’esprit, une lassitude physique. Plus d’équilibre ; les idées, les sensations s’embrouillaient comme un écheveau. Nulle terreur, mais la paralysie. La vie était sombre, comme éclairée par une torche funèbre…

L’heure allemande, l’obligation pour les établissements publics de clore leurs portes à neuf heures, la suppression des chemins de fer, de la poste et du téléphone, les rues barrées, l’interdiction de sortir de la ville sans passeport et, bientôt, celle de franchir les frontières du pays ; la défense de vendre les journaux étrangers, combien d’autres prohibitions et entraves, qu’était-ce que tout cela auprès des perpétuelles blessures qu’infligeaient aux yeux et aux oreilles la vue de ces affreux soldats et leur langue, et les hurlements guerriers qu’ils poussaient en défilant à travers la ville !

Qui ne les a vus sabrer les bandes de toile protectrice tendues sur les boulevards et galoper dans les avenues réservées aux piétons, ne peut comprendre la rage qui s’amassait dans les poitrines contre ces brutes abhorrées.

Tous les jours, leur nombre grossissait, masses hétéroclites composées d’enfants et de barbons qui marchaient docilement, servilement avec des clameurs, comme le bétail qui meugle sur le chemin des abattoirs. On songeait au mot de Falstaff :

— Assez bons pour la pointe d’une pique. Chair à canon, chair à canon ! Soyez tranquille, my Lord, ils sont mortels, bien mortels : ils combleront un fossé aussi bien que d’autres…

Quels sont les émigrés qui sauront, un jour, se pénétrer des sentiments de souffrance endurés par ceux-là qui demeurèrent prisonniers dans la capitale ? On oubliera ces blessures profondes aux cicatrices invisibles…

Et d’ailleurs, il sera vrai de dire que Bruxelles fut encore privilégiée auprès de tant d’autres cités martyres…

Ils occupèrent les casernes, tous les bâtiments ministériels et jusqu’au Palais de Justice dont ils embrenèrent les chambres selon leur coutume, ou qu’ils profanèrent de séances dérisoires. Voyez cette photographie qui les représente dans la salle des audiences solennelles de la Cour de Cassation ! Nul respect de la Justice intangible, sacrée. Est-ce que la Justice a jamais existé pour eux ? Est-ce qu’ils connaissent le Droit et la Conscience, la Loyauté, l’Honneur ! Regardez ! Ils se vautrent, bedonnants et hilares, dans les fauteuils des magistrats, tandis qu’au premier plan, devant le fer à cheval du bureau, des sous-offs, étendus à plat ventre, sourient d’un air imbécile. Les goujats !

Mais il s’agissait d’être froid, impassible, de refouler ses larmes, de taire ses malédictions qui eussent ajouté à la joie des barbares…

Joseph s’efforçait de surmonter ses sentiments d’humiliation et de colère :

— Est-ce qu’on se fâche contre un fléau ? Est-ce qu’on ressent de la honte devant une inondation ?

Il fallait se résigner à attendre et, dans la mesure d’indépendance impartie au caractère de chacun, pratiquer la philosophie du Tourangeau, c’est-à-dire tâcher de garder cette sérénité d’esprit « conficte en mépris des maux présents et en espoir des bonnes choses futures… »

Cependant la privation de nouvelles lui était pénible ; il s’irritait de vivre, enfermé comme dans un scaphandre :

— Il n’y a plus de journaux, disait-il, alors lisons Rabelais où il n’y a pas le moindre petit mot pour pleurer !

Mais ce n’était qu’une boutade dont il se sentait incapable d’appliquer la leçon tant son cœur, barbouillé d’amertume, repoussait toute distraction intellectuelle ; tant sa pensée, incapable de trouver un refuge dans l’étude pour échapper au chagrin, volait sans cesse vers ces jeunes hommes qui défendaient la patrie.

D’ailleurs, il était fort occupé par les œuvres de bienfaisance instituées pour venir en aide à nos blessés et aux victimes de la guerre. Sa contribution charitable ne se bornait pas à des secours d’argent : il entendait payer de sa personne, visitait les malheureux, faisait de la propagande, hardi à pénétrer chez les gens, à forcer la porte des plus « retrains » auxquels sa gentille éloquence finissait toujours par arracher quelque aumône.

Toute la famille s’empressait à l’aider dans cette tâche philanthropique. Personne qui demeurât inactif ; Cappellemans et Dujardin, indépendamment de leur concours à l’œuvre de l’Alimentation, avaient pris du service dans la garde bourgeoise. Quant aux trois sœurs, revêtues du costume de la ménagère, elles faisaient la soupe dans un des réfectoires du Marché-aux-Grains. Leur talent de cuisinière, leur bonne grâce, la familiarité cordiale de leurs manières avec ces pauvres femmes et ces petits qui venaient tendre leurs pots hétéroclites à la louche de la fraternité, les avaient tout de suite rendues populaires dans le Papenvest.

Quelle différence avec ces restaurants de pauvres honteux établis dans certains quartiers riches, où les dames du comité se promenaient à travers les tables en décolleté et la cigarette aux lèvres — comme Joseph l’avait vu de ses yeux — sous prétexte de mettre tous les consommateurs à l’aise ! C’étaient les sportwomen de la charité, bien plus occupées de « paraître » que de soulager, perruches bien en plumes que des sessions de thé ininterrompues réunissaient tout le long du jour dans une salle adjacente, oasis de frivolité mondaine dans la misère du peuple.

Mais la cuisine n’était pas la seule occupation des bonnes ménagères du « bas de la ville ». Lingères habiles, elles confectionnaient des trousseaux de soldats et de blessés dans la grande maison familiale de la rue des Chartreux transformée en ouvroir. Il n’y avait pas jusqu’à Mme Platbrood qui ne voulût se rendre utile, incapable de se croiser les bras.

Toujours silencieuse, ployée sous le poids de ses tristes pensées, elle tricotait des bas et des écharpes, distraite parfois un moment par le babillage de ses filles ou l’apparition du major qui, à pas feutrés, traversait la salle sans rien voir ni rien dire, comme un personnage fantomatique de vieux burg. Une angoisse permanente lui étreignait le cœur au pressentiment d’un danger inéluctable. Sa douleur, traversée par des lueurs d’espoir aussitôt éteintes, lui oppressait la poitrine, la faisait souffrir physiquement. Sa tête, souvent, lui tournait de chagrin. Toujours, elle songeait : le cher enfant, où donc se trouvait-il à cette heure ?

Il y avait bien longtemps qu’on était sans nouvelles de lui. On savait qu’il avait échappé au massacre d’Aerschot, mais si ce n’était qu’un délai du hasard ! La pauvre mère frissonnait devant l’inconnu des mêlées futures, enviant presque pour le benjamin le sort de son ami Lauwers que sa grave blessure éloignait pour longtemps, sinon pour toujours, du théâtre de la guerre.

Parfois, au milieu de la chambre bouleversée par les ouvrières, dans les flots de toile qui, débordant de la table, boulaient sur les meubles pour ruisseler en cascade sur le tapis jonché de découpures et de chiffons, Colette introduisait une vieille connaissance et c’était un moment de repos autour du guéridon sur lequel on déposait le petit goûter de 4 heures. Mais, ni Mme Timmermans, ni Mme de Myttenaere, visiteuses assidues, ne pouvaient guère réconforter la bonne dame. Ces voisines excellentes ne savaient que la plaindre, se répandre en paroles de commisération qui affligeaient encore plus la pauvre mère en lui faisant obscurément comprendre combien la pitié, même tendre, a besoin de se voiler pour ne pas déplaire.

Il n’y avait que Mme Lauwers qui parvint à la sortir de son affaissement. Les paroles de cette vaillante femme, si affligée elle aussi, mais dont le chagrin ne larmoyait pas et savait écouter celui des autres et même l’endormir par de séduisantes raisons, l’enlevaient à ses funestes pressentiments et lui rendaient courage. D’ailleurs, elle lui apportait toujours quelque bonne nouvelle ou du moins la certitude que le 9e de ligne se reposait en ce moment loin de l’action. Et puis, avec quelle admiration, elle vantait le sang-froid, la bravoure d’Hippolyte ! Car Michel n’eût-il pas infailliblement succombé sans le dévouement de son ami ? Alors, tout attendrie, Mme Platbrood ne songeait plus qu’au blessé et se faisait de nouveau raconter comment le brave soldat avait été transporté dans une ambulance de Gand pour être ensuite embarqué à Ostende sur un bateau-hôpital dès que l’ennemi avait paru menacer les Flandres. Et tout le monde se réjouissait d’apprendre qu’après de bien mauvais jours, le jeune homme se remettait enfin de sa terrible blessure, grâce surtout aux soins de sa sœur qui, enrôlée dans la Croix Rouge anglaise avec son amie Eva Jennings, était accourue immédiatement auprès de lui à Folkestone.

Adolphine n’en revenait pas de cet heureux hasard :

— Mais, ça est une chance, s’exclamait-elle, que Mlle Suzanne était justement en Angleterre !

— Oeie oui, faisait la douce Pauline qui n’était qu’un écho, oeie oui, ça est une chance !

Tandis que Hermance, penchée sur son ouvrage, relevait sa jolie tête grave :

— Oh maintenant, il ne faut plus douter d’une rapide guérison. Mlle Suzanne doit être la plus tendre des nurses

Et, tout en lissant un ourlet sur son genou, elle songeait à l’amour malheureux de son frère, imaginant ce roman d’Hippolyte blessé, soigné par la belle et vaillante jeune fille qui, tout de suite, lui donnait son cœur…


XVII


Comme on redoutait pour Mme Platbrood la solitude des longues veillées, les trois ménages se retrouvaient presque tous les soirs rue des Chartreux. Du reste, la proximité de leurs demeures respectives et la juste confiance qu’inspiraient des bonnes très dévouées aux enfants, leur permettaient de s’absenter sans inquiétude. C’est ainsi que la maison paternelle était devenue une sorte de parloir où l’on échangeait force impressions sur les événements du jour, les faits et gestes des Bruxellois et de la garnison teutonne qui déambulait par la ville.

Joseph était un optimiste que rien ne pouvait abattre ; il opposait aux informations fâcheuses un esprit invulnérable, promenant dans la rue un visage de bois, refrénant ses bouffées de colère de peur d’ajouter à la joie des tyrans. Il se vantait de ne pas lire « leurs » affiches et frémissait d’impatience à la vue des badauds arrêtés devant cette éruption d’ordonnances, d’avis, de bulletins de victoire et capables d’absorber cette prose stupidement fanfaronne sans que leur sang ne fît qu’un tour.

— Oui, grinçait-il, il y a quelque chose qui me fâche encore davantage que leurs placards et ce sont les Bruxellois qui les dévorent goulûment ! Comprend-on qu’on fasse à ces brutes l’honneur de les lire ! Quelle complaisance et quelle stupidité ! Car on ne vise qu’à nous démoraliser avec de fausses nouvelles…

Comme sa bile s’échauffait devant ces veules bourgeois obstruant l’impasse du Parc pour voir défiler les troupes au pas de parade ! Quelle honteuse attitude ! Lui, il ne leur accordait pas même sa curiosité. Aussi, fuyait-il la cité de luxe et ses spectacles déprimants pour flâner dans les quartiers populaires. Toutes ces figures de la rue Haute, si ouvertes, si bruyantes d’expression, lui décelaient maintenant quelque chose de sombrement passionné et de férocement satirique. Il n’y avait plus de gaîté et les cas d’ivresse étaient rares. Pour peu que ces « casques » qui patrouillaient à travers la foule silencieuse, fussent observateurs, ils devaient être convaincus que leur fameux Kaiser ne ferait jamais rien de cette Marolle-là. Nos « bougres » demeuraient calmes, non par soumission mais seulement par patience, cet autre courage. Que si un jour l’espoir devait leur être enlevé, alors ils se déchaîneraient ; le sang jaillirait, et ce serait la perpétuelle émeute en dépit de la force.

Mais Joseph éloignait l’image du malheur ; ferme et confiant dans l’accomplissement de ses espérances, il avait la certitude entêtée, une foi d’enfant ; l’heure de la libération sonnerait un jour, comme une fanfare, à tous les beffrois du pays rénové par la souffrance.

En cet état d’esprit, on comprend qu’il supportait mal le moindre aveu d’une appréhension quelconque, et comme le pessimisme de son beau-frère Pierre Dujardin, surtout ce flegme malicieux avec lequel il défendait son point de vue, le mettaient parfois hors de patience. Lui, il se fût reproché de rien dire qui pût décourager personne ; il éprouvait cette injuste irritation qui retombe sur l’apporteur d’une mauvaise nouvelle.

Pierre était plutôt un résigné qui ne se faisait aucune illusion sur la durée de la guerre et ses rigueurs :

— Ne nous énervons pas, disait-il ; et puis c’est une triste occupation que la colère impuissante…

Mais Joseph enrageait contre ce mol « acceptisme » et le combattait avec passion. Il va sans dire que les femmes ne restaient pas muettes dans ces passes éloquentes et s’élançaient bravement à la rescousse de leurs époux quand ceux-ci leur paraissaient en mauvaise posture. Au fort de la discussion, il fallait entendre retentir la grosse voix d’Adolphine et ses superbes apostrophes auxquelles Hermance, toujours très maîtresse d’elle-même, opposait soudain un argument solide, bien réfléchi qui déconcertait la grande sœur par la facilité, l’élégance verbale avec laquelle il était exprimé. Heureusement, François Cappellemans, qui n’était ni un exalté ni un sceptique, savait apaiser la violence de ces controverses en interposant entre les adversaires son arbitrage de calme et robuste patriote.

Mais on ne disputait pas toujours ; tout le monde se retrouvait d’accord dans la haine vigoureuse qu’inspirait l’usurpateur, et l’ironie, le haussement d’épaules avec lequel on accueillait les placards de sa commandantur. Que d’anecdotes sur ces traîneurs de sabre qui, dans leur stupide orgueil, pensaient « épater » les Bruxellois quand ils n’excitaient que leur mépris ou leur « zwanze » ! Les uns faisaient sourire, d’autres indignaient. Hélas, combien aussi qui torturaient !

Il n’y avait pas de jour qu’Adolphine ne rapportât son histoire de tramway. Car les voitures publiques étaient fertiles en scènes de tous genres et c’est là surtout que les dames bruxelloises savaient confondre, par leur indifférence, la grossièreté, la morgue ou la mielleuse politesse des teutons exécrés.

De fait, la fatuité des soudards y recevait journellement des leçons dont leur stupidité massive, carrée par la base et le sommet, ne leur permettait pas de profiter.

Quels étaient maintenant ces nouveaux soldats vêtus de gris clair et coiffés d’un shako, qui venaient tout à coup de se répandre dans la ville ?…

— Vraiment, disait Joseph, ils étonnent et font contraste… Ils apparaissent plus propres, moins lourds et vulgaires que les « casques à pointe » qui sont pour la plupart d’une saleté repoussante et dégagent comme un fumet de hyène. Leur figure n’a rien de bestial. Leurs yeux ont presque de la douceur. On dirait même qu’il y a de la timidité dans leur allure… Ce sont des Autrichiens. Certes, il est ridicule d’être Autrichien, mais personne qui ne les préfère à leurs alliés…

Et, goguenard :

— En somme, voilà un excellent renfort pour notre équipe de veilleurs de nuit !…

Par contre, sa colère se réveillait en apprenant que les agents de police avaient reçu l’ordre de saluer les officiers. Toute leur bassesse d’âme, leur bêtise d’orgueil lui semblait contenue dans ce trait. Contraindre des civils à s’incliner devant des occupants provisoires !

— Calme-toi, répliquait son beau-frère Dujardin, il est bien entendu par tous les Belges que ce salut commandé n’est qu’un pied-de-nez déguisé…

Et, à son tour, il apportait son fait divers de la journée. Comme il passait vers 5 heures, aux environs du passage à niveau de la rue des Palais, la vue d’une locomotive l’avait arrêté devant la voie ferrée. C’était une de nos vieilles machines, couverte de poussière et de boue, aux cuivres vert de grisés, et que des mécaniciens allemands s’efforçaient de mettre en marche. Mais la bête de fer résistait, crachant du feu et soufflant dans l’air une fumée nauséabonde. Parfois, ses cylindres lançaient de stridents jets de vapeur tandis que la chaudière poussait de terribles grognements. « Wou, wou, wou ! » aboyait-elle comme enragée de colère mais sans vouloir bouger d’une ligne. Non, elle n’obéirait pas à ses nouveaux maîtres. Ils pouvaient bien s’acharner, la gaver de charbon, se dépenser en manœuvres et « tripotages » de toute sorte, elle ne roulerait pas, elle ne servirait pas contre son pays.

Le jeune homme s’enthousiasmait :

— Vraiment, cette énorme masse de tôle semblait vivre. Une âme de patriote vibrait en elle, d’une force d’inertie indomptable. Et un parterre de dieux et de déesses, tout l’Olympe de Blaton-Aubert regardait, applaudissait au courage de cette farouche esclave qui résistait et insultait aux voleurs !

Parfois, dans un généreux élan d’impartialité, Adolphine transigeait avec son ressentiment et allait jusqu’à plaindre les misérables soldats qu’elle rencontrait dans la rue :

— Il y en a tout de même qui ont l’air si triste ! Et puis, ils ne sont pas tous mauvais, vous savez !

Et, dans les protestations que soulevait cette pitié inopportune, elle contait quelque histoire attendrissante, par exemple le geste de ce pauvre diable de soldat qu’elle avait vu ce matin, au boulevard, extraire à grand’ peine de sa poche un crasseux porte-monnaie pour faire l’aumône à une vieille femme qui avait vraiment l’air d’une malheureuse :

— Eh bien, on dira ce qu’on veut, ça m’a fait quelque chose…

Mais Hermance, raidie dans son mépris, ne voulait pas s’émouvoir :

— Oh, il n’est pas interdit à quelques-uns d’avoir bon cœur en passant… Malgré tout, je reste sceptique : ton soldat ne donnait pas par pitié mais pour que cela lui portât bonheur !

— Oui, ricanait Joseph, ce n’est pas la charité qu’il faisait, c’était de l’usure !

Sur le chapitre « provisions », on pense que les femmes avaient beaucoup à dire, principalement Adolphine qui, en ménagère prévoyante, et dès l’invasion, avait accumulé dans ses caves des conserves de tous genres. Joseph essayait de l’effrayer :

— C’est fort bien, approuvait-il, mais si les scélérats s’avisaient un jour de nous voler toutes ces richesses…

— Ça je voudrais un peu voir !

Elle en devenait toute rouge d’indignation, sentait frémir en elle une âme farouche d’amazone. N’empêche qu’elle n’était pas plus rassurée que cela et demeurait un instant toute pensive, occupée à découvrir des resserres inviolables.

On discutait « vivres ». Les hommes ne dédaignaient point de donner leur avis dans ces questions domestiques. D’ailleurs, ils savaient maintenant le prix de toute chose. Le moyen de ne pas regarder les vitrines des charcutiers et marchands de comestibles quand elles étalaient une telle profusion de nourriture ! Bon gré, mal gré, il fallait s’arrêter dans leur zone odorante, les contempler en artiste et surtout en gourmand. Était-ce une idée, mais il semblait que la guerre provoquât de terribles fringales. Jamais l’appétit n’avait été aussi vivement excité. Comment résister à ces boudins qui n’avaient pas le temps de refroidir et que les pratiques enfonçaient tout fumants dans leurs vastes poches. Quel défi à la tempérance !

Devant pareil amas de victuailles, toute appréhension de jeûne et de famine était impossible ; pour peu qu’on prolongeât son extase, une boulimie vous prenait et force était d’entrer dans la boutique, de se ruer en lard, cervelas, chair à saucisses, pâtés et autres cochonneries !

Rien de mieux ni d’aussi pittoresque pour le quart d’heure ; mais demain, quand le pays pressuré, vidé par l’envahisseur serait à bout de vivres, quand le pain, déjà si « mélangé », viendrait à manquer tout à fait…

Les fronts s’assombrissaient. Allons, il valait mieux parler d’autre chose.

Avait-on remarqué, comme l’on découvrait aujourd’hui de jeunes gens faibles de constitution ? Combien de parents, infatués de la belle santé de leurs fils, qui ne se vantaient plus ! À les entendre à présent, ceux-ci étaient tout à coup devenus de pauvres êtres débiles, presque rachitiques pour un peu…

C’était le cas de la veuve Verriest dont les trois fils, si vigoureux il y a encore quelques mois, étaient tombés dans un tel état de langueur qu’il avait fallu leur faire changer d’air. Il est vrai que Mme Verriest était une femme très énergique qui ne se laissait pas intimider par nos Prussiens. Elle les bravait avec insolence dans tous les tramways, marchait sur leurs pieds, se vantait même d’aller les relancer jusqu’à la commandantur où l’amenait à chaque instant quelque petite affaire de passeport ou de permis.

— Oh, c’est plus fort que moi, disait-elle, je dois leur faire voir combien je les déteste !

Elle oubliait qu’elle manquait de tact et qu’il ne lui était pas permis de les haïr à ce point tant que ses trois dadais de fils ne seraient pas au front.

D’autres jeunes gens, qui se faisaient remarquer par leur haute taille, étaient soudain retournés à l’enfance. Leurs mamans les avaient remis en culottes ! Et, ils allaient ainsi, les mollets nus et velus, comme des niquedouilles échappés d’une farce de la foire…

Oui, il fallait l’avouer : il y avait nombre de conscrits qui s’étaient dérobés à leur devoir, tel celui-ci et celui-là et cet autre, le fils du riche industriel de la rue Gillon, qu’une appendicite foudroyante avait alité le jour même de la mobilisation. Quelle désolante comédie il jouait depuis le mois d’août et dont personne n’était la dupe !

Joseph le châtiait par avance :

— Comme je plains ce pleutre et tous ceux qui, ainsi que lui, auront préféré un lâche repos ! Ils finiront bien par se détester eux-mêmes. Ils porteront sur la poitrine un écriteau de pilori et toute la vie, le dégoût les montrera du doigt !

Mais c’était l’exception, en somme ; combien d’exemples de ces braves cœurs de vingt ans, superbes de bravoure, pour qui la « patrie » n’était pas une vaine idole et qui avaient volé à son secours !

Et l’on citait le cas du petit Leemans, le fils du marchand de fer, un enfant de quatorze ans à peine, qui s’était enfui un beau matin de la maison paternelle pour aller rejoindre le grand frère au front. Comme il pleurait quand on l’avait ramené !

— Je l’ai vu, s’écriait Adolphine ; il ne sait pas se consoler. Ça est sûr qu’il filera de nouveau. Ah le brave petit !

Du reste, il n’était pas le seul : une grande effervescence régnait parmi la gosserie belge depuis qu’on savait que le prince Léopold suppliait son père de lui permettre de s’engager. Tous les gamins voulaient partir, se ranger autour de lui. Quel élan superbe ! Quelle leçon pour les « grands lâches » qui demeuraient ici à se pavaner, à griller des cigarettes, à « nocer » avec de petites dames !

Allons, le patriotisme n’était pas un sentiment tiède… Non, la prospérité ne nous avait pas avilis. La guerre réveillait tout à coup les ardeurs endormies. Jusqu’à la garde civique qui s’était réhabilitée du ridicule. Si elle avait eu ses grotesques, comme toujours, elle comptait maintenant quelques vrais héros…

Rampelbergh lui-même, que Joseph avait justement rencontré cet après-midi, Rampelbergh, l’éternel vilipendeur de la « milice citoyenne », lui avait parlé avec éloge des jeunes gardes du quartier qui n’avaient pas hésité, après leur licenciement, à s’enrôler dans l’armée régulière ; il est vrai que l’occasion lui était bonne d’exercer sa verve aux dépens des gradés qui avaient déposé les armes, surtout contre le farouche Mannebach qui, le premier de tous, avait couru remettre son épée à la commandantur !

Joseph ne voyait plus le droguiste que de loin en loin ; il le regrettait, car le vieux paillard n’était pas morose et prenait l’occupation du bon côté. En effet, Rampelbergh ne s’irritait pas contre les choses parce qu’il était bien persuadé, comme le sage, que les choses s’en moquent et que cela ne leur fait absolument rien du tout. C’est ainsi qu’il ne maugréait pas trop d’être chassé de son Château d’Or dès 9 heures du soir, malgré l’horreur de tout ce qui l’obligeait à sortir de ses habitudes. Cette fermeture des estaminets, à une heure aussi peu avancée, lui apparaissait comme une mesure destinée à tourner un jour ou l’autre à la confusion de l’ennemi.

— Vous verrez, disait-il, comme il y aura des enfants l’année prochaine… Hé ça se comprend… Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse quand on est forcé de rentrer si tôt à la maison…

Car il ne lui était pas possible d’envisager l’amour conjugal autrement que comme un pis aller, une manière de tuer le temps. D’ailleurs, il s’empressait d’ajouter avec son clin d’œil égrillard :

— Oui, mais pas avec Malvina, savez-vous !

Il avouait carrément que sa femme ne l’avait jamais autant exaspéré. Quelle pie-grièche ! Ne voulait-elle pas maintenant s’en aller, elle aussi, habiter un château en Angleterre ! Bon voyage. Le malheur c’est qu’elle ne prétendait pas partir sans lui. Alors, merci bien. Il en prenait Joseph pour juge : est-ce que c’était le moment de filer quand les petites femmes étaient si nombreuses à Bruxelles et à si bon compte ?

Cette considération le maintenait dans une philosophie sereine, exempte de haine vigoureuse à l’égard des envahisseurs qui n’exerçaient tout au plus que sa moquerie et ses quolibets de vieux Bruxellois. Par exemple, il ne pouvait s’empêcher de fulminer contre ces « garces » qui n’attendaient pas qu’on les violât et s’offraient d’elles-mêmes au stupre des barbares ; mais ce n’était peut-être de sa part que la crainte de succéder trop vite aux « boches » dans leurs bonnes grâces et d’en pâtir…

Il fallait l’avouer, certaines créatures osaient s’afficher avec ces honteux soldats. Ah, les filles de joie et le demi-monde n’étaient vraiment pas dégoûtés ! Sur ce sujet délicat, il n’y avait qu’une voix rue des Chartreux et ailleurs : de telles femmes étaient indignes ; nulle excuse ne pouvait atténuer l’ignominie de leur prostitution.

— Que voulez-vous, soupirait Joseph, les courtisanes ont dégénéré. Le temps n’est plus où les plus viles d’entre elles refusaient de coucher avec un ennemi, comme elles faisaient pour le bourreau…

Cette prétention de Malvina — la mégère non apprivoisée, comme l’appelait Joseph, — de passer le détroit pour se faire héberger par quelque lord Chesterfield voire à Buckingham Palace, ramenait naturellement la conversation sur les absents, c’est-à-dire sur tous ces Bruxellois paniqués qui continuaient à séjourner sur la côte ou s’étaient déjà réfugiés soit en Hollande ou en Angleterre, en attendant peut-être que leur épouvante les fit traverser l’Atlantique. On ne les jugeait pas avec une bien grande indulgence. Certes, il y en avait d’excusables, mais le nombre en était mince. On ne comprenait pas que les Posenaer, les Scheppens, les Verbruggen, d’autres encore, eussent passé la Manche avec tant de hâte. Ils avaient beau expliquer cette fuite par des raisons sentimentales, on était fixé sur leur bravoure. En vérité, ils ne trompaient personne non plus que cet élégant bureaucrate, un ancien collègue de Dujardin, ne donnait le change en expliquant ainsi sa retraite précipitée :

— Mes sympathies pour la France sont connues… On m’a officieusement prévenu que les autorités allemandes perquisitionneraient chez moi. Aussitôt pris, aussitôt fusillé. Donc, je m’évapore avec mes papiers !

Et Pierre de sourire avec mépris :

— Comprenez-vous ? Il quitte la pauvre ville non par lâcheté mais pour des raisons politiques. Que de gens comme lui auxquels il ne suffit pas d’être poltrons mais qui entendent encore profiter de leur couardise pour se faire valoir !

En attendant, la tourbe d’émigrés grossissait toujours. Tant mieux, c’était un bon débarras. Mais, comme il fallait craindre pour le bon renom belge que tous ces trembleurs n’abusassent de la généreuse hospitalité de l’étranger ! Combien d’entre eux qui, malgré leurs rentes, trouvaient naturel et « confortable » de se laisser héberger gratuitement en de princières demeures, de recevoir mille cadeaux sans qu’il leur vînt même à l’esprit de verser la moindre obole aux œuvres de secours !

— Et puis, vous verrez, déclarait Joseph, c’est eux qui auront souffert, c’est eux qui auront été héroïques !

Dans la revue des « manquants », le cas de Mosselman était réservé. On faisait encore crédit au cordier mais à condition qu’il ne tardât pas davantage à rentrer. Les femmes intercédaient pour lui, même Hermance qui ne lui était pas toujours aussi indulgente. On comprenait qu’il hésitât à revenir ; et c’était probablement la faute des courriers qui, arrivant au littoral, ne manquaient pas de dépeindre la situation à Bruxelles et dans le pays sous les plus sombres couleurs. Ils affolaient positivement les malheureux villégiateurs par le récit des difficultés qui les avaient arrêtés en chemin, et c’était une manière d’obtenir un bon prix de leurs messages.

Du reste, on comprenait que les moyens de communication devenaient rares et les routes difficiles, peu sûres. Rien de plus inquiétant dans ces conditions que de regagner la capitale avec une femme et quatre enfants. N’importe, on était convaincu que Ferdinand attendait le moment opportun et qu’il rentrerait seul tout au moins sinon avec les siens, car ses affaires réclamaient sa présence à Bruxelles, maintenant surtout que le bon Jérôme n’était plus là pour le remplacer.

Un soir, Adolphine, que navrait l’absence de son amie, ne put retenir ses plaintes :

— Pauvre Thérèse, gémit-elle, comme elle doit se faire du chagrin ! Elle voulait rentrer en même temps que nous autres, mais c’est encore une fois son mari avec ses histoires…

Et, malgré ses efforts pour parler à mots couverts, son indignation éclata.

Oui, c’est vrai qu’elle enrageait contre cette petite Mme Kusnick qui révolutionnait la plage depuis le mois de juillet. Bien sûr, c’était à cause d’elle que Mosselman avait prolongé son séjour à la mer…

— Oh, je ne savais pas la supporter celle-là avec ses petites mines et sa perruque jaune ! Et c’était une gaillarde ! Vous auriez dû une fois la voir quand elle prenait son bain ! Non, ça, mais d’un décolleté ! Hein, Joseph ?

Mais lui, avec une fausse pudeur :

— Oh moi, tu comprends, ça ne m’intéresse pas les dames qui se baignent. Tout de même, je me suis laissé dire que le costume de cette petite crevette était encore plus collant que nature…

— Et avec ça qu’elle se moquait de Ferdinand ! Il peut se brosser maintenant qu’elle est en Angleterre !

Pour Hermance, elle ne voyait pas ce qui pût tant les irriter dans cette affaire ; libre aux Mosselman de rester à Blankenberghe aussi longtemps qu’ils voudraient sans qu’elle y trouvât à redire, bien au contraire.

— Mais oui, fit-elle devant les mines étonnées de ses sœurs, c’est tout profit pour Hippolyte avec lequel ils peuvent correspondre bien plus facilement et rapidement que nous qui devons confier nos lettres à des courriers marrons. La poste fonctionne encore dans ces parages et je suis bien sûre que Thérèse n’oublie pas « son cher méchant garçon » !

Ma foi, c’est vrai, on n’avait pas songé à cela ; à défaut d’Émile Platbrood qui s’était vu contraint par ses fonctions de secrétaire de quitter Anvers et de s’établir provisoirement en Hollande avec sa famille, Thérèse devait s’occuper du soldat et veiller à ce qu’il ne manquât de rien. Dieu sait combien de lettres et de petits paquets elle lui avait déjà envoyés, la bonne créature !

— Oh oui, s’écria Adolphine, alors elle peut rester là-bas autant qu’elle veut, savez-vous !

Et, d’un bond joyeux, elle courut auprès de Mme Platbrood qui, absente de tous ces propos, la figure triste, recueillie, avec parfois un frémissement qui courait sur les ailes du nez, et, ses grosses lèvres projetées en avant dans une moue, tricotait silencieusement des mitaines au coin de la cheminée.

— Tu vois, maman, dit-elle en l’entourant de ses bras, tu vois qu’Hippolyte est un « petit gateie » et qu’il ne doit pas être si malheureux !

Mais la pauvre femme secouait la tête :

— Pourquoi est-ce qu’il y a si longtemps qu’il n’a plus écrit ?

Alors, dans le silence affligé, Joseph protesta :

— Allons, allons, maman, vous savez bien que les lettres passent très difficilement. Et puis, sa dernière carte était tout à fait rassurante. Il se reposait à Duffel et laissait entendre que le 9e de ligne serait désormais ménagé. Toute cette région est encore relativement très calme. L’ennemi semble renoncer à l’attaque d’Anvers… C’est dans le Brabant et le Hainaut que se livrent tous les combats et escarmouches auxquels ne participent que des régiments de grenadiers et de chasseurs. Donc, il n’y a pas lieu de s’alarmer pour le moment…

Et, pris d’une petite impatience devant ce chagrin qui se plaisait à son amertume et ne voulait pas être consolé :

— Voyons, maman, soyez un peu raisonnable… Hippolyte n’est pas un fils unique, après tout. Songez donc aux Van Hulst. Ils n’ont qu’un seul enfant et la guerre le leur a pris. En voilà qui sont vraiment à plaindre !…

Tout le monde renchérissait. Oh oui que le sort de ces pauvres gens était encore plus affreux. Pouvait-on s’imaginer les alarmes et les angoisses dans lesquelles ils vivaient depuis le mois d’août ? Ah, le supplice de ceux-là n’avait pas de nom !

Mais nulle comparaison avec celui des autres ne parvenait à adoucir le chagrin de Mme Platbrood. Certes, elle accordait quelques soupirs à toutes ses compagnes d’infortune, mais pour se renfoncer bien vite dans sa propre souffrance, sans souci de contrister les siens qu’elle oubliait presque pour ne songer qu’à ce « petit dernier », enfant privilégié que le cœur des mères chérit si souvent d’un amour plus exclusif, faisant parfois mentir le beau vers :

Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier.

Cependant, elle parut un peu soulagée lorsqu’un soir Joseph annonça l’intention d’aller rejoindre Hippolyte et de s’assurer par lui-même de la santé du garçon.

C’était toute une expédition qu’il méditait depuis quelque temps et pour laquelle il s’était déjà entraîné au footing sur les boulevards, comme un coureur du Karreveld. Car il s’agissait d’abord d’atteindre Anvers non par le nord, mais par l’ouest, c’est-à-dire en prenant la route de Gand et puis d’errer dans les enceintes de la citadelle à la recherche du 9e de ligne qui se déplaçait probablement chaque jour.

Comme les tramways vicinaux et les carrioles se faisaient de plus en plus rares, on se rendait compte des fatigues d’un tel voyage pédestre et de toutes les difficultés qui attendaient le chemineau improvisé dans une région sans cesse traversée par les troupes ennemies. N’importe, Joseph était décidé à tenter l’aventure d’autant plus qu’il ne lui déplaisait pas d’échapper pour quelques jours à la vue déprimante de ces Allemands maudits. Pierre Dujardin, que les affaires ne retenaient pas à Bruxelles comme François Cappellemans et à qui pesait son désœuvrement de rentier, avait offert de l’accompagner. Mais Joseph le refusa aimablement dans la crainte d’être retardé par un compagnon peu entraîné à la marche et qui pouvait gêner son initiative. Il préférait être seul, n’avoir à compter qu’avec et sur lui-même.

Sans doute, Adolphine s’était d’abord opposée à une excursion qui semblait présenter tant d’obstacles pénibles ; mais son amour fraternel l’avait bientôt emporté sur les appréhensions de la femme. D’ailleurs, elle avait confiance dans la vigueur et l’adresse de son mari : il savait se tirer d’affaire, se débrouiller comme on dit, et réussirait à vaincre toutes les difficultés.

Donc, bien muni de recommandations et de vœux, suffoqué d’embrassades, le voyageur partit le jeudi suivant non sans avoir promis de profiter de la moindre occasion pour envoyer des nouvelles sitôt qu’il serait arrivé à Anvers, son quartier général.

Aussi bien, comme les ordres militaires de la Place obligeaient les habitants à s’enfermer chez eux au coup de huit heures, il aurait sans doute tout loisir de griffonner ses impressions durant les longues heures de captivité à l’hôtel.

Il tint parole. Dès la semaine suivante, ses lettres parvenaient au Rempart-des-Moines, apportées par des messagers mystérieux ; notes de route qui, bien que rédigées d’une plume courante et familière, n’en forment pas moins un document de famille destiné à renseigner véridiquement, un jour, la jeune génération des Kaekebroeck sur la situation du pays et la façon de voyager au début de l’occupation étrangère.

C’est seulement à Wavre-Sainte-Catherine, au lendemain de la bataille de Haecht, que Joseph, après mille encombres, devait retrouver son beau-frère.

Il écrivait en substance : « Rassurez-vous, le petit est sain et sauf. Il s’est admirablement comporté… À présent, le 9e de ligne va prendre un long repos… »

Alors, pour un instant, l’angoisse relâcha son étreinte…


XVIII


C’était la mi-octobre. Jamais l’arrière-saison n’avait été si rayonnante ni si douce. Le soleil s’étalait sur la mer unie tandis que la plage, encore peuplée comme aux mois chauds, retentissait de cris d’enfants, toute gaie, toute blonde sous le beau ciel de Flandre.

Assise devant une cabine, Thérèse cousait, sans perdre de vue ses garçons et ses fillettes qui creusaient le sable près du brise-lames, au milieu d’autres marmots occupés à leurs jeux. Elle était « veuve », selon une expression consacrée, principalement au bord de la mer.

Après de longues hésitations, auxquelles le brusque départ de la petite Mme Kusnick venait enfin de mettre un terme, Ferdinand avait en effet quitté Blankenberghe la veille au soir pour rentrer à Bruxelles, promettant de télégraphier aux étapes et de revenir chercher sa famille la semaine suivante si le voyage lui semblait praticable.

Certes, depuis longtemps Thérèse soupirait après l’heure de faire ses malles ; mais quel que fût son désir de retrouver sa chère rue de Flandre et ses amis, ce n’était pas à la joie ni aux difficultés du retour que la jeune femme songeait en ce moment. Elle était munie d’une grande patience et la solitude ne lui pesait guère, non plus que l’absence de son mari, qui l’avait du reste habituée au délaissement. Parfois, interrompant sa besogne, elle demeurait un instant à contempler l’extraordinaire animation de la plage. Ces coquettes en costumes clairs, ces galantins qui leur faisaient cortège, cette jeunesse tapageuse ne pensant qu’au plaisir ; ces barques appareillant déjà pour la prochaine marée, tout l’étonnait comme une sorte de mirage. Une telle oasis d’insouciance et de sérénité était-elle possible à la cantonnade d’une horrible guerre ? Elle n’en croyait pas ses yeux.

Là-bas, dans les courts de tennis établis tout contre la mer qui se retirait, des bandes de jeunes gens bondissaient, baladins sportifs s’étudiant à des poses avantageuses, à de gracieux brandissements de raquette pour l’amour de partenaires enjuponnées. Ah, comme ils se moquaient ceux-là de l’affreuse invasion ! Que leur importait la guerre, pourvu qu’ils remportassent des « honneurs » au noble jeu de balle ! Et Thérèse les regardait avec stupeur, avec une infinie amertume aussi, pensant surtout à celui-là qui remplissait son devoir et se battait pour ces pleutres, pour ces inutiles, « pour ça », comme elle les nommait mentalement dans un accès de dégoût profond.

Hippolyte lui avait adressé de courts et affectueux billets en réponse à ses lettres, à ses menus envois de linge et de friandises. Sa dernière carte, timbrée de Wavre-Sainte-Catherine, datait du mois de septembre. Où était-il à présent ? Avait-il pu s’échapper après la capitulation d’Anvers ? Elle ne savait plus rien de lui. La veille, les journaux lui avaient appris que ce qui restait de l’armée belge se repliait sur la côte. En effet, quelques fragments de compagnies étaient déjà arrivés non loin d’Ostende, qui avaient effrayé la Reine des Plages et provoqué la fermeture immédiate de tous les grands hôtels, ces troupiers éreintés étant indésirables. Est-ce que le cher garçon se trouvait parmi les pauvres soldats en retraite ? Elle frémissait de nouveau au souvenir des sanglants combats dans l’intervalle des forts. Hippolyte était-il encore debout ? À cette question, une affreuse transe engourdissait son cœur.

Elle avait repris son ouvrage et, refoulant son émotion, s’absorbait dans l’ajustement d’une manchette quand la petite Yvonne la rejoignit, balançant un seau et une pelle de bois dans ses mains.

— Eh bien, Vonette, qu’est-ce qu’il y a ? Tu es déjà fatiguée ?

L’enfant secoua la tête :

— Non, dit-elle en laissant tomber ses jouets bariolés, mais ça m’ennuie de m’amuser…

Elle avait grandi et courait sur ses sept ans. Sa robe, très ancienne, lui tombait à mi-cuisses découvrant des genoux musclés, de jolies jambes brunes toutes parsemées de griffades et couvertes d’une chapelure de coquillages. Sous le hâle, sa figure, coiffée d’un bavolet d’une blancheur naïvement sale, semblait être devenue encore plus volontaire avec ses grands yeux vifs, bien fendus, et sa petite bouche décidée.

— Allons, toujours la même… Tu ne sais jamais ce que tu veux.

Mais ce reproche n’émut pas la fillette dont les yeux s’agrandirent davantage et se prirent à rêver dans le ciel tandis qu’elle pianotait ses dents comme un mignon clavier.

Thérèse s’était remise à coudre en continuant son doux sermonnage :

— Tu n’es jamais contente. Oh, Cécile est cent fois plus raisonnable que toi… Regarde, elle joue bien gentiment comme les autres petites filles et ne réclame jamais. Pourquoi ne pas faire comme elle ? Voyons, as-tu à te plaindre de tes frères ? Vous vous êtes encore une fois chamaillés, je suis sûre…

Vonette n’entendait pas cette affectueuse gronderie et suivait toujours sa pensée :

— Mais tu n’écoutes pas !

Et les poings sur son ouvrage interrompu, Thérèse, très surprise, regardait la petite fille. Alors, Vonette lui passa le bras autour du cou d’un geste brusque et câlin :

— Non, maman, dit-elle, je ne suis pas une méchante, une difficile… Mais il me semble que j’ai tant de chagrin !

La jeune femme se méprit à cet aveu : sans doute, l’enfant regrettait le départ de son père :

— Voyons, tu ne dois pas être triste, fit-elle en l’embrassant. Papa ne restera pas longtemps en voyage. Il reviendra bientôt et nous irons tous ensemble le chercher à la gare. Hein, ce sera très gai !

Mais ce n’était pas l’absence du cordier qui affligeait la fillette. Elle resserra l’étreinte de son bras et, tout contre la joue de sa mère :

— Sais-tu pourquoi je suis si triste ? C’est parce que parrain ne vient pas comme les autres années… Il avait bien promis pourtant…

Très émue, la jeune femme songeait au pauvre soldat chez qui les fatigues et les amertumes de la retraite annihilaient bien sûr en ce moment le souvenir de sa filleule et celui de sa tendre amie. La question d’Yvonne ravivait brusquement une inquiétude que les vociférations des crieurs d’éditions spéciales, lâchés sur la plage, transformaient en une sourde angoisse.

Cependant, Vonette attendait une réponse :

— Parrain a promis, dit-elle, alors il viendra.

Mais Thérèse ne voulait pas que la petite s’entêtât dans un vain espoir :

— Écoute, ma chérie… Ton parrain est un brave soldat qui fait son devoir. Il est à la guerre avec ses camarades et n’a pas le temps de venir nous voir, tu comprends…

Elle était oppressée. Sa voix s’étranglait dans sa gorge et des larmes perlaient au bord de ses yeux. Elle pressa tout à coup l’enfant sur son cœur et dans une crise de désolation :

— Oh, comme je suis triste, moi aussi ! Un garçon si généreux, si loyal, si bon ! Pourvu que…

Étonné de ce brusque chagrin, Vonette demeurait interdite quand soudain, dans un élan de consolation :

— Ne pleure pas, maman ! Parrain a promis, alors il viendra. Oh moi, je suis sûre qu’il viendra !

Et ses prunelles dilatées étincelaient comme celles d’une petite sibylle.

— Ah, s’écria la jeune femme, comme je voudrais te croire !

En ce moment, une bonne s’arrêta devant la cabine, et c’était Julie, la femme de chambre, qui accourait de la villa avec un billet dans la main.

— Madame, on vient justement d’apporter ce télégramme…

Thérèse ne manifesta aucune émotion :

— Je sais ce que c’est, dit-elle à Vonette ; probablement encore une dépêche de papa. Il nous annonce qu’il est bien arrivé à Gand…

Elle déplia le papier. Soudain, sa figure s’empourpra :

— Oh !

Elle était debout et, fébrilement :

— Julie, restez seulement ici avec les petits, je dois aller au télégraphe…

Et comme Vonette se disposait à la suivre :

— Non, chère, tu me gênerais. Et puis, je reviens tout de suite…

Déjà elle se hâtait dans le sable épais. Au pied de l’estran, elle s’arrêta essoufflée et sortit le billet de son corsage pour le relire.

Non, pas d’erreur possible. Alors, soulevée d’un émoi joyeux, elle monta précipitamment l’escalier de la digue et s’enfuit dans la direction de la gare, serrant sur sa poitrine le papier, très précieux, car il portait ces mots :

« Mon régiment arrivé à Lisseweghe. Pouvez-vous me loger ce soir ?

C’était signé : Hippolyte.

La villa des Flots que les Kaekebroeck avaient louée sur la digue était contiguë à celle des Mouettes occupée par les Mosselman. Appartenant à un groupe de trois maisons de même style, construites jadis pour abriter les divers ménages d’une nombreuse famille, elle tenait le milieu du bloc et communiquait avec les deux autres habitations au rez-de-chaussée et aux étages par des portes munies de verrous, donc faciles à condamner s’il arrivait un jour que les parents ne s’entendissent plus très bien entre eux ou qu’on louât chaque villa séparément, à des étrangers.

Dans la hâte du départ et l’espoir d’un retour prochain, Adolphine n’avait remporté avec elle que le nécessaire, laissant le plus gros de son bagage, et notamment le linge, à la garde de ses voisins. Cela tombait à merveille en la circonstance et Thérèse eût bientôt fait d’installer la chambre d’Hippolyte dans la demeure attenante. Elle avait bien songé d’abord à loger le soldat dans leur chambre d’ami, mais elle s’était promptement ravisée à la réflexion que le jeune homme serait plus à l’aise dans les appartements de sa sœur. Après cela, pensait-elle peut-être aussi que « c’était plus convenable » en l’absence de son mari…

Hippolyte n’était arrivé que fort tard dans la soirée et lorsque les petits et les bonnes dormaient déjà profondément. Seule, Thérèse l’attendait et la rencontre avait été émouvante, mouillée de douces larmes.

Le soldat était éreinté. Il avait le teint jaune, la joue creuse, les yeux enfoncés, éteints, la bouche serrée.

Son uniforme délavé, sale, était rempli de pièces et tenait presque de la défroque enlevé à quelque épouvantail.

Il s’excusa d’être si mal vêtu et si peu bavard tout en dévorant, d’une faim qu’il s’efforçait en vain de rendre moins gloutonne, les petits plats qu’elle lui servait avec empressement, un doux sourire de compassion sur les lèvres :

— Ne t’inquiète pas de moi. Mange, mange donc !

Une fois restauré, il tint à s’informer des enfants et en particulier de sa filleule ; puis, dans la peur de succomber à sa lassitude, il se leva brusquement, demanda la permission de se retirer.

— Mais, cher garçon, il ne faut pas te gêner pour moi, sais-tu ! Je vois bien que tu n’en peux plus… Va, on aura tout le temps de causer demain…

Et, maternelle :

— Ta chambre est préparée ici à côté. C’était celle d’Adolphine. Comme ça, n’est-ce pas, tu es tout à fait chez toi…

Il lui souhaitait bonsoir et se disposait à sortir de la maison quand elle le retint par le bras :

— Mais non, fit-elle en souriant, tu peux entrer par chez nous. Viens seulement, je vais te montrer…

Ils montèrent jusqu’au premier étage et, sur le palier :

— C’est ici, dit-elle en ouvrant la porte mitoyenne.

En même temps elle tournait le commutateur électrique et la chambre s’éclaira spacieuse, meublée d’un large lit très bas dont la couverture était faite.

Courbé, ivre de fatigue, le soldat eut pourtant un haut-le-corps à l’aspect de cette couche royale, ruisselante de blancheur. Il sembla un moment comme fasciné par tant de confort. Était-ce possible qu’il allait, lui, le misérable troupier, reposer sur ces moelleux matelas ?

— Un lit ! un lit ! s’écriait-il en extase. Mais non, je rêve, c’est un conte de fée !…

Et plein de reconnaissance :

— Oh, merci, merci, petite Madame Thérèse !

Elle eut peur sans doute de ses effusions, car elle se retira vivement :

— Ne perds pas de temps, dit-elle dans l’entre-bâillement de la porte. Vite, couche-toi et dors tant que tu veux. La bonne nuit, mon cher garçon !


XIX


Quels cris de joie lorsque, le lendemain, au milieu de la matinée, Hippolyte vint surprendre les enfants sur la plage !

Il fallut qu’il travaillât tout de suite avec eux en dépit de Vonette qui ne prétendait pas lâcher sa main et s’efforçait de l’entraîner pour l’avoir à elle seule.

— C’est mon parrain ! s’écriait-elle. Je vais me promener avec mon parrain !

Et jalouse, elle repoussait d’un bras rageur tous ceux qui s’avisaient d’approcher. Il essaya de temporiser :

— Allons, c’est entendu, dit-il en riant ; on ira tout à l’heure pêcher, nous deux, à la crevette. Mais, auparavant, laisse-moi donner quelques conseils à tes frères. La construction des forts, les tranchées, ça me connaît !

Déjà il s’était emparé d’une pelle, traçait des lignes concentriques, marquait la place des fossés, des escarpes, des contrescarpes, donnant des explications que Léon et Georges — les frères jumeaux — et la petite Cécile écoutaient avec la plus vive attention.

— Là, est-ce compris ? Bon, alors je reviendrai dans une demi-heure pour voir où en est le travail…

Et il s’éloigna avec la Vonette triomphante, accrochée à son coude.

Le jeune homme avait admirablement dormi. Sa figure ne semblait plus aussi hâve ; ses yeux avaient perdu leur profonde cernure et cette expression hagarde qu’une insurmontable fatigue leur donnait la veille. Il était fraîchement rasé et sa moustache brune, un peu plus épaisse maintenant, faisait ressortir avec un grand charme une bouche petite, joliment arquée et vermeille.

Avec l’aide adroite de Thérèse et le précieux naphte, sa capote, dont il n’avait pas voulu se séparer par obéissance aux ordres militaires, s’était subitement rafraîchie et devenait « très présentable », en dépit d’un rapiéçage un peu sommaire, hardi à de certaines places. Mais que lui importait d’être ainsi « ficelé », pourvu que son linge fût frais et qu’il se sentît par dessous la peau nette, irréprochable !

La journée était splendide et la mer chantait doucement. À pleins poumons, il aspirait la salure de l’air et un bien-aise infini lui pénétrait dans tout le corps et jusqu’au fond de l’âme. La fillette, cramponnée à son bras, se haussait tant qu’elle pouvait sur ses pieds nus, tendant vers lui des yeux chargés d’une tendresse presque amoureuse :

— Parrain, comme j’étais triste que tu n’arrivais pas ! Pourquoi est-ce que tu n’es pas venu plus tôt ?

— Il faut me pardonner, répondit-il en souriant. Oh, sois tranquille, je pensais bien à toi… Mais j’ai été retenu là-bas plus longtemps que je ne le voulais…

— Où est-ce que c’est, là-bas ?

— Oh, loin d’ici, dans un endroit que tu ne connais pas…

— Et qu’est-ce que tu faisais là-bas ?

Il demeura interdit dans l’affreuse vision que cet interrogatoire d’enfant ramenait brusquement devant ses yeux. Mais prenant sur lui, il chassa l’horrible spectre de la guerre. Aujourd’hui, il voulait tout oublier :

— Montons sur ce brise-lames, dit-il en soulevant la petite dans ses bras. Nous allons un peu voir là-bas si la mer osera nous mouiller les pieds.

— Oh oui, ça sera amusant !

Elle blottissait sa tête dans le cou du jeune homme, tout son joli corps secoué d’un frémissement craintif et joyeux :

— Oh, que j’ai peur ! dit-elle en riant. Regarde, je ferme mes yeux !

Et les lèvres collées sur la joue du soldat, heureuse, elle se laissait emporter au bout des fascines, à la rencontre des vagues que la mer poussait et rentraînait tour à tour dans le bruissement des mille petites voix cristallines de l’écume fondante…

Il n’avait obtenu qu’un congé de trente-six heures avec l’obligation de revenir au cantonnement pour l’appel de l’après-midi. Sans doute aurait-il pu enfreindre l’ordre sans qu’on lui en tînt rigueur en ces moments de désarroi et de confusion. Mais c’eût été le mal connaître que de le croire capable de négliger son devoir pour son plaisir. D’ailleurs, n’était-il pas caporal ? Il devait l’exemple.

On fut désolé à la villa des Mouettes de déjeuner sans lui, car Thérèse avait tenu à s’occuper elle-même de la cuisine dans son plaisir de fêter le soldat. Il est vrai que les plats de résistance avaient été réservés pour le repas du soir ; le jeune homme, dégagé cette fois du souci de la discipline, y ferait sans doute honneur avec un plus robuste appétit. Donc le mal n’était pas si grand. Toutefois, Thérèse sembla préoccupée tout l’après-midi. Pourvu que la situation n’eût subitement changé et que le troupier ne fût retenu à Lisseweghe ! Elle en aurait éprouvé un immense chagrin, car c’est à peine si elle avait eu le temps d’échanger quelques mots avec lui. D’ailleurs, c’est elle qui, ce matin, l’avait tout de suite poussé sur la plage pour qu’il jouît du grand air avec les enfants. Que de choses elle avait à lui dire au sujet des siens ! Que de confidences et de récits ne devait-il pas lui faire à son tour sur la pénible existence qu’il menait depuis plus de deux longs mois !

Tandis qu’elle songeait ainsi en cousant, assise comme d’habitude sur une chaise de paille à l’écart de la foule et des familles tapageuses, elle n’avait pas aperçu Hippolyte qui approchait vivement. Le soldat s’en revenait du poste, léger, content, libre jusqu’au lendemain. Il méditait de surprendre la jeune femme quand il s’arrêta tout ému à l’aspect du joli tableau qu’elle faisait dans la tiédeur blonde du soleil avec sa robe claire, sa pose gracieusement inclinée, ses gestes coquets de chemisière improvisée. Sa « charlotte » de linon lui seyait à ravir comme à une femme de Greuze. Il admirait la fraîcheur, la santé de sa carnation, sa nuque d’un ton chaud, hâlé, magnifique et qui se détachait sur la fine collerette de mousseline dont les godrons se soulevaient à la brise légère.

Cette nuque avait un je ne sais quoi de provocant qui appelait l’ardent baiser. Et le jeune homme, sans défiance, devenu chaste ainsi qu’un athlète, sentait tout à coup comme une bouffée de désir lui monter au cerveau et ses veines se gonfler et toute sa chair se tendre. Qu’est-ce donc qui se passait en lui ? Une envie brutale le prenait d’enlacer cette douce créature si charmante et si bonne, cette petite femme irréprochable qui lui avait donné le vertige du premier désir et à laquelle il ne pensait jamais sans qu’une flamme sensuelle se mêlât aux rêves de sa tendresse. Un parfum pénétrant s’exhalait de sa maturité. Qu’elle était séduisante dans la floraison de ses trente-cinq ans ! Son embonpoint, qui l’avait tant chagrinée au début et dont elle méconnaissait d’ailleurs injustement les avantages, n’avait point du tout empiré ; au contraire, ce séjour de trois mois au bord de l’océan avait atténué quelques rondeurs, un peu trop plantureuses peut-être, en leur donnant un galbe qui approchait de la perfection plastique. Un charme émanait de toute sa personne physique encore plus fort, plus troublant pour l’homme qui savait toutes les délicatesses de cette âme si simple, si transparente, si « propre »…

Hippolyte était bouleversé et son cœur palpitait comme à l’approche d’un danger quand son regard se fixa soudain sur un groupe d’enfants à demi enfoncés dans le sable. Et il reconnut Vonette à la turbulence de ses gestes, à son bonnet de travers. Un sourire détendit ses traits ; sa petite fièvre tomba. Alors, doucement, il approcha de Thérèse :

— C’est moi !

Elle sursauta :

— Dieu, que tu m’as saisie !

Mais un éclair de joie avait traversé ses yeux :

— Quelle chance ! s’écria-t-elle. Tu pourras donc encore passer une bonne nuit !

— Oh, fit-il, je ne sens plus la moindre fatigue. Ce qui n’empêche que je vais m’asseoir un peu auprès de vous, avec votre permission…

Elle ne demandait pas mieux, avide de babiller, de compléter les bonnes nouvelles qu’elle avait reçues d’Adolphine et de l’interroger, s’il y consentait, sur les terribles épreuves dont, par miracle bien sûr, il était sorti sans encombre. Mais comme ils commençaient de bavarder, insoucieux de la foule qui se répandait sur la plage à cette heure de la mode, Vonette apparut tout à coup et se précipita sur son parrain dont les genoux semblaient un siège exclusivement réservé à sa petite personne.

Thérèse ne laissait pas d’être vivement contrariée de cette intrusion de la petite : toutefois, voulant donner le change sur ses sentiments :

— Mais Vonette, comme te voilà arrangée ! Si c’est permis ! Tiens, tu es pire qu’une voden en been !

Le jeune homme souriait, amusé de cette expression où il retrouvait sa chère petite bruxelloise :

— Dites avec élégance : « comme une ramasseuse de scramoulles ! »

— Méchant ! fit-elle en lui donnant une pichenette sur le bras.

En même temps elle essayait de rajuster la robe de sa fille, de lui débarbouiller la figure tant bien que mal avec son mouchoir, attentions que Vonette subissait, en barbotant, avec beaucoup de mauvaise grâce.

— Voyons, ne fatigue pas ainsi ton parrain. Il se repose. Et puis, nous sommes en train de causer de choses qui n’intéressent pas du tout les petites filles. Retourne jouer dans le sable…

Mais l’enfant n’obéissait pas et continuait de s’installer sur les genoux du soldat. Elle suppliait :

— N’est-ce pas, mon parrain, que tu veux bien que je reste… Je ne m’amuse pas avec les autres…

Il comprit qu’il ne s’en débarrasserait pas et que le moment n’était pas encore venu de s’épancher librement avec son amie.

— Viens, dit-il à sa filleule, nous irons faire un petit tour de promenade…

— Ah bien, s’exclama Thérèse, tu en as du courage de te montrer avec une petite fille aussi mal attifée !

— Ma foi, répondit-il gaîment, je n’ai pas à faire le dédaigneux ; mon élégance et ma propreté superficielle sont très contestables…

Il lui fit un gentil sourire et s’éloigna avec sa filleule sous le regard attendri de la jeune femme. Thérèse pensait :

— Le cher garçon ! Le cher garçon qui aime tant les petits !

Et son cœur se gonflait de tendresse.

Il était quatre heures, le moment fashionable en cette saison où le soleil se hâte de plonger dans la mer.

Bien que la prise d’Anvers provoquât depuis quelques jours de nombreux départs vers la Hollande ou l’Angleterre, la plage demeurait animée, couverte de bandes de flâneurs qui se promenaient lentement entre les brise-lames.

L’uniforme d’Hippolyte excita tout de suite une grande curiosité chez les uns, un vif intérêt chez les autres, si bien que le jeune homme était à tout moment abordé, surtout par des dames qui s’informaient de son régiment et des jeunes soldats de leur parenté ou de leur connaissance, qui servaient sans doute avec lui. À sa capote fatiguée et déteinte, à la mise déjetée de l’enfant qu’il menait par la main, on le prenait pour quelque pauvre gas du pays, un fils de pêcheur venu pour embrasser ses parents. Il s’amusait intérieurement de la familiarité avec laquelle on lui adressait la parole et répondait à tout le monde avec bonne grâce, sans nulle affectation, sans chercher à détromper personne sur son compte. Car il n’avait pas la moindre vanité.

Cependant Vonette, fâchée de ces interviews successives, l’entraînait maintenant vers les courts de tennis au bout de la plage, où le sable encore légèrement humide offre une piste plus résistante. Soudain, une balle blanche égarée tomba à côté d’eux. Au même instant, le joueur maladroit, sa raquette glissée sous l’aisselle, posa la main en cornet sur sa bouche :

— Hé l’ami, renvoie donc la balle !

Hippolyte eut un haut-le-corps. Est-ce à lui qu’on s’adressait de la sorte ? Mais non, c’était impossible. Il allait poursuivre son chemin, quand de nouveau :

— Eh bien, l’empoté, ramasse donc la balle, sacrebleu !

Cette fois, son sang ne fit qu’un tour. Mais d’une contrainte héroïque, il mata sa fureur :

— Reste ici, dit-il à Vonette d’un ton ferme et qui n’admettait pas de réplique. Je vais revenir tout de suite.

Alors, comme pour éprouver sa maîtrise sur lui-même, il se courba avec une nonchalance étudiée et ramassa le projectile sportif. Puis, bien redressé, il se dirigea lentement vers le court.

— Hé, l’ami, ne te dépêche pas, tu sais !

Et c’était l’autre joueur qui l’interpellait à son tour, tandis que les partenaires féminins attendaient, battant leurs courtes jupes d’une raquette impatiente.

Cependant, Hippolyte était arrivé près du filet. Déjà le joueur qui l’avait hélé le premier accourait, furieux, pour lui arracher la balle quand le soldat l’écarta d’une main rude :

— Holà ! fit-il, un peu moins de hâte s’il vous plaît et beaucoup plus de politesse !

Interdit, le damoiseau le considéra avec stupéfaction, tandis que son compagnon s’avançait pour le rejoindre.

— Apprenez, mes petits messieurs, que l’on ne tutoie pas les gens quand on ne les connaît point. Apprenez aussi que pour rien au monde je ne voudrais être votre ami, comme vous osez m’appeler…

— Eh bien quoi ! Eh bien quoi, railla le survenant. Qu’est-ce que c’est maintenant que cet oiseau-là ! Rends-nous la balle et fous le camp !

D’un geste brusque, Hippolyte lui saisit le poignet :

— Comment dites-vous ? Osez donc répéter pour voir !

— Ah, tu crois me faire peur, crâna le gaillard en essayant de se dégager pour prendre une posture d’attaque.

— Oh, Monsieur, rien ne vous fait peur, je vois bien, si ce n’est les Prussiens !

Il le maintenait toujours solidement dans sa main fine et nerveuse lorsque soudain, à un brusque effort du jeune fat pour échapper à l’étreinte, il l’étendit à la renverse sur le sable.

Les deux petites demoiselles poussaient des cris d’indignation :

— Mais ça n’est pas permis ! Ça n’est pas permis !

— Ce qui n’est pas permis, lança Hippolyte, c’est que des jeunes gens jouent au tennis quand les autres se font tuer pour eux !

Cependant, le second joueur demeurait là, hésitant :

— À vos ordres, Monsieur, si vous y tenez, invita le soldat ; à moins que vous ne préfériez vous mettre deux ou trois ou quatre contre un à la façon des Boches !

Mais celui-ci n’était pas querelleur ni dépourvu de bon sens. Il se rendait compte de sa méprise en interpellant Hippolyte comme il eût fait un domestique. Il voyait bien que le soldat n’était pas un vulgaire « piotte », que c’était même un garçon très distingué. Alors, comme son camarade redressé faisait mine de s’élancer, il lui barra le passage :

— Non, dit-il, nous avons eu tort…

Et s’adressant au soldat :

— Monsieur, excusez-nous, nous ne savions pas à qui nous avions à faire…

L’autre grommelait encore :

— Ce n’est pas une raison pour…

— Tais-toi, reprit son camarade, et laissons partir Monsieur tranquillement.

Alors, le lignard sur un ton un peu solennel :

— Messieurs, j’accepte vos excuses et consens à vous juger avec plus d’indulgence ; mais c’est à condition que, renonçant à vos jeux, vous vous engagiez dès demain dans nos rangs. Car il nous faut du monde pour repousser l’envahisseur !

Les jeunes filles s’étaient approchées et l’écoutaient, surprises de la courtoisie de ses manières, du charme de sa voix harmonieuse, bien timbrée :

— Et c’est vous, Mesdemoiselles, continua-t-il en souriant, qui persuaderez ces messieurs s’ils hésitaient à faire leur devoir. Car, n’est-ce pas que les vraies femmes n’ont jamais aimé les inutiles, les lâches ?

En même temps, il s’était avancé vers celle qui lui semblait la plus disposée à le comprendre :

— Tenez, je vous rends cette balle en signe de réconciliation et de bonne amitié si vous voulez… Adieu et souvenez-vous !

Et tous les quatre, ils se regardaient maintenant avec gêne, tandis que le jeune homme rejoignait vivement Vonette qui l’attendait là-bas en parfaite obéissance…

Le dîner fut charmant au milieu de ces têtes brunes et blondes qui évoquaient chez le soldat les douces fêtes de la maison paternelle. La nappe enlevée, il joua sous la lampe avec les enfants. Mais ceux-ci, assommés par le grand air, n’abusèrent pas longtemps de sa gentillesse à les amuser. Bientôt, leur attention faiblit. Ils tombaient de sommeil. Vonette elle-même, malgré ses efforts pour veiller, bâillait en dedans et s’endormait sur les genoux d’Hippolyte.

— Maintenant c’est bien, fit Thérèse. Dites gentiment bonsoir, et hioup, dans votre lit !

Et ce furent de bons gros baisers. Vonette, bien entendu, voulut embrasser son parrain la dernière :

— À demain ! dit-elle en fixant sur lui un regard plein de sable. Car tu ne t’en vas pas encore, n’est-ce pas, mon petit parrain ?

À cette tendre supplication, une tristesse passa dans les yeux du jeune homme. Il fit effort pour mentir :

— Mais bien sûr que non, ma chérie !

Et, demeuré seul, il songeait que demain, à cette heure, il s’en irait par les routes, bien loin, toujours plus loin de tous ceux qu’il aimait.

Cependant, Thérèse venait de rentrer dans la salle à manger :

— Qu’en penses-tu, dit-elle avec un peu d’hésitation, on pourrait peut-être faire un petit tour si tu n’es pas trop fatigué…

Elle était si heureuse à la pensée de l’avoir à présent tout à elle, de pouvoir le distraire, de dissiper la pesante mélancolie de son cœur.

Il la regardait, charmé de nouveau, comme cet après-midi sur la plage, éprouvant une joie de sa présence, de sa douce figure, de sa voix, délicieusement remué dans ses fibres secrètes par ce que le fichu Marie-Antoinette montrait de son cou et de cette gorge à la fois voluptueuse et chaste qui tendait l’étoffe du corsage.

— Fatigué ! s’écria-t-il en se relevant avec vivacité. Un petit tour ! Non, non, le tour du monde si l’on veut !

Et, baissant un peu la voix :

— Oh, certainement que nous allons nous promener et longtemps, très longtemps… Voici l’heure que j’attendais avec le plus d’impatience. J’ai tant de choses à vous dire, Madame Thérèse… Partons !

Le ciel était profond, magnifique et ils s’en allaient dans la nuit tiède, sous les yeux d’or des étoiles. Quelques personnes s’attardaient encore sur la digue.

— Descendons sur la plage, voulez-vous ? On y sera plus à l’aise pour causer.

Il sentit comme une résistance. La petite Bruxelloise se défiait :

— Oh mais non, dit-elle en retrouvant sa langue familière, il fait trop noir et puis on enfonce si fort là dedans !

Pourtant, elle se laissa entraîner. Soudain, le jeune homme s’empara de son bras :

— Voyons, murmura-t-elle, si on nous rencontrait… Non, lâche-moi, c’est plus convenable.

Mais il n’écoutait pas et l’emportait vers la mer qui chantait doucement, là-bas, sa plainte monotone. Elle se rassura du reste à ses paroles raisonnables.

— Depuis près de deux mois, je vis comme dans un enchantement sinistre. Que d’événements ! Que de désastres ! Que d’amertumes ! Par moments, il me semble bien que je ne suis plus qu’une machine, une brute. Comme je suis devenu vieux ! Dans cette tourmente effroyable, je perds la pitié et j’éprouve parfois une rancœur contre ceux-là qui…

— Ne dis pas cela, ne dis pas cela ! suppliait-elle. Oh, mon pauvre garçon, comme j’ai pensé à toi ! Raconte, raconte-moi !

— Il faudrait des heures et encore de longues heures, soupira-t-il, et puis c’est trop abominable. Cela vous déchirerait le cœur. Un jour, peut-être…

— Non, dit-elle, je suis forte, je puis entendre…

Il secoua la tête. Alors elle se mit à l’interroger :

— Et comment es-tu parti ? Ah, je n’ose m’imaginer la douleur de la pauvre maman ! Où vous a-t-on conduits d’abord ? Quand est-ce que tu t’es battu pour la première fois ?

Ses réponses, courtes d’abord, s’étendirent peu à peu et, bientôt, il parla avec abondance, décrivant le pays, les batailles et les souffrances, l’héroïsme de cette armée si petite mais commandée par un jeune chef qui était la personnification du courage et du devoir. Un mélange d’enthousiasme et de tristesse gonflait sa poitrine et cela montait dans ses paroles. Il avait assisté à tant de rudes combats ! Il était à Boncelles, à Haelen, à Aerschot, à Haecht et sur les bords de la Nèthe… Ah, le 9e de ligne avait rudement donné. Ses meilleurs compagnons, ces jeunes bacheliers de l’Université, étaient tombés presque tous. Comment la mort l’avait-elle épargné dans cette averse de feu ? À présent, il se trouvait au milieu d’inconnus, bons camarades assurément, mais sans culture, tout au moins d’éducation, de mœurs différentes. Among them but not of them, disait-il en s’excusant de sa vanité. Il était seul parmi ses frères d’armes sans un véritable ami qui le comprît, avec lequel il pût penser tout haut. Et de cela peut-être il souffrait plus que de tout le reste.

— Ah, s’écria-t-il tout à coup, j’ai du courage, certes, mais tant de chagrin !

C’était surtout le départ de Michel qui l’avait désespéré et ne cessait de lui faire un vide immense. Thérèse essayait de calmer sa peine :

— Rassure-toi, ton camarade est à Folkestone et se remet lentement. On le guérira…

Et après une légère hésitation :

— Sa sœur me l’écrivait encore dernièrement…

Elle s’attendait à quelque émotion de sa part à l’évocation de miss Suzy, mais il ne broncha pas :

— Oui, répondit-il simplement, mon frère Émile, qui a dû s’installer en Hollande pour les affaires de sa société, me tient au courant… Michel se rétablira sans doute, mais sa carrière militaire est finie. J’en suis heureux pour lui — et plus que lui, bien sûr, car c’est un brave — mais comme je le déplore pour moi !

La jeune femme ne laissait pas d’être surprise du calme qu’il avait montré en l’entendant parler de Mlle Lauwers. Se pouvait-il que le souvenir de la jeune fille se fût si vite effacé de son cœur ? Elle le plaignait de ce grand amour malheureux tout en éprouvant une aise secrète à le supposer complètement guéri de sa blessure. Elle n’avait plus de raison de souffrir de cette jalousie si tendre, si cachée… N’était-il pas redevenu son cher garçon d’autrefois quand les hasards de la vie n’avaient pas encore jeté sur sa route la belle enchanteresse, cette Hania à l’âme haute, généreuse, si digne d’être aimée…

Oui, voilà qu’elle retrouvait son chevalier d’antan. Elle le revoyait, lignard frais émoulu de la caserne, lui apportant rue de Flandre ce gros bouquet de roses, le jour de sa première sortie du Petit-Château. Et un attendrissement délicieux s’emparait de tout son être en même temps que la pression toujours plus vive du bras de son ami contre le sien lui causait une sensation indéfinissable, mêlée d’inquiétude et de plaisir.

Hippolyte s’était tu un instant. Bientôt, il reprit :

— Tout ce que nous avons fait, on le dira un jour avec détails, car le moment n’est pas venu de célébrer une campagne qui commence à peine et bien qu’elle compte déjà tant d’exploits, tant de jours d’épopée ! Et d’ailleurs il est difficile d’écrire quand la fumée de la poudre enveloppe encore les événements et que retentissent toujours les échos du canon… Que nous réserve l’avenir ? Je l’ignore, mais ce que je sais bien, c’est qu’il ne nous verra pas moins vaillants ni moins résolus à lutter jusqu’à notre dernier souffle…

Il s’exaltait. Sous l’empire d’une émotion incoercible, ses phrases se solennisaient, s’ampoulaient malgré les efforts qu’il faisait pour se maîtriser et rester simple. Dans la splendeur constellée de la nuit, sa voix résonnait par dessus le murmure monotone de la mer dont on distinguait là-bas l’indécise guirlande d’écume.

Frémissante, Thérèse l’écoutait et, sans y penser, se faisait plus lourde, plus abandonnée à son bras. Soudain, une cloche tinta d’un son net mais lointain :

— Dix heures ! s’écria-t-elle. Oh, cher, mais il faut rentrer bien vite !

C’est alors qu’il dit gravement ces paroles :

— Mon cœur déborde de gratitude envers vous, mon amie. Ce soir est l’un des plus doux moments de ma vie. Qui sait où je serai demain… Laissez-moi donc vous exprimer mes sentiments toujours refoulés… Madame Thérèse, Madame Thérèse, sachez que je n’ai jamais cessé de vous chérir comme au temps de ma jeunesse…

Brusquement, il l’avait enlacée et penchant sur elle son visage anxieux, ardent :

— Thérèse, ne veux-tu pas m’aimer ce soir comme je t’aime !

Elle défaillit presque à cette déclaration sourde, embrasée comme d’un feu couvant sous la cendre : c’était la première fois qu’il la tutoyait ainsi, la première fois qu’il l’appelait de son prénom, « tout court », et c’était ineffable.

Elle voulut se dégager mais il tenait bon :

— Oh non, fit-il d’une voix caressante, ne me repousse pas ! Car tu m’aimes aussi, je le sais bien ! Chaque fois que je me croyais en péril, il me semblait bien que je te sentais auprès de moi. Oui, tu me protégeais, parce que tu m’aimes !

Éperdue, elle se récriait à présent :

— Laisse-moi rentrer, je t’en supplie ! C’est mal, oh c’est mal ce que nous faisons !

Devant cette révolte, il renonça à la presser davantage et déliant son bras il consentit à rebrousser chemin. Cela servait d’ailleurs son idée.

Depuis longtemps, la digue avait éteint ses lampes à arc ; seules, les fenêtres de quelques villas demeuraient encore éclairées d’une lueur tranquille, tamisée par les rideaux. Tout s’endormait dans la nuit paisible.

Et parfois, on entendait une sorte de chant dans le haut du ciel sombre, un pépiement très doux d’abord et qui peu à peu s’aiguisait, s’intensifiait pour de nouveau s’adoucir et puis s’éteindre tout à fait. C’étaient des oiseaux migrateurs fuyant ces rivages vers le pays bleu…

Ils marchaient sur le sable fin, sans plus se parler, émus du désarroi de leur cœur, impressionnés par le silence que berçaient les soupirs de la mer alanguie. Mais au pied d’un brise-lames, ils durent reculer, prendre du champ pour franchir l’obstacle de maçonnerie. Alors Hippolyte ressaisit le bras de la jeune femme afin de l’aider et, alertement, avec gaîté presque, ils escaladèrent le gros dos de briques.

Une fois de l’autre côté du mur, elle voulut se reprendre :

— Laisse-moi, dis… Si l’on nous voyait maintenant !

Mais il resserra son étreinte :

— Il n’y a que les étoiles qui nous regardent… Elles sont curieuses mais si discrètes !

Et il parla de nouveau. Son amour s’exhalait, vibrait en mots tendres, passionnés tandis que, sans plus se débattre, elle laissait son cœur se fondre à cette voix soupirante du désir, que plus aucun scrupule ne pouvait dominer. Et d’ailleurs, l’atmosphère nocturne, saturée d’âcres et troublants parfums, de senteurs charnelles, achevait de les griser tous deux.

— Oh, je ne te crois pas, dit-elle enfin. Oui, tu m’as peut-être aimée ainsi jadis, mais depuis…

Et le nom de Hania, la belle étudiante, lui monta aux lèvres comme un doux reproche.

— Ah, s’écria-t-il, ce n’était qu’un faux amour, qu’un faux bonheur ! Et la preuve c’est qu’il ne me tourmente plus.

— Mais miss Suzy…

Il se recueillit un instant :

— Oui, murmura-t-il, je l’eusse probablement aimée celle-là… Je l’aimais déjà peut-être, mais elle ne m’aimait pas et je ne m’obstine jamais à forcer l’impossible…

— Tu vois bien que je n’étais pas la seule… Oh, ne t’en défends pas, c’est si naturel ! Et puis cela doit être ainsi.

Il voulait la persuader :

— Et si c’était la même femme que j’ai toujours cherchée dans les autres ?

Elle feignit de ne pas comprendre :

— Que veux-tu dire ?

Alors, il soupira ses aveux. Son amour constant, profond, refleurissait dans toute sa fraîcheur et ses émotions d’enfance. C’est elle qui lui avait donné le premier désir. Ce soir, il aspirait à ses douces caresses : il avait tant besoin de reposer son front sur un sein attendri avant de disparaître pour jamais…

— C’est toi, c’est toi, Thérèse, que j’ai toujours aimée auprès des autres femmes, toi que je retrouve enfin ! Je t’appartiens depuis si longtemps, depuis toujours. Oh, ne me repousse pas ce soir. Qui sait où je serai demain… Laisse-moi emporter le souvenir enivrant du bonheur que tu donnes… Viens !

— Mon pauvre enfant ! gémissait-elle. Oh, mon pauvre enfant, mais c’est fou, c’est impossible !

Ils avaient gravi l’escalier de la digue et se trouvaient devant la villa :

— Rentrons vite, dit-elle en s’efforçant de recouvrer une voix naturelle. Tu dois te lever de si bonne heure demain matin !

Puis, avec la volonté de secouer sa langueur, de redevenir simplement maternelle :

— Ton sac est préparé. J’y ai mis un peu de linge, du chocolat, des provisions…

Et, le ton un peu baissé, dans sa langue familière de petite Bruxelloise :

— As-tu encore de l’argent ? Ne te gêne pas… Tu dois seulement le dire, tu sais…

Devant son brusque geste de refus :

— Pourquoi, voyons, puisque je remplace ta maman ?

Mais quoi qu’elle fît pour calmer sa fièvre, il ne voulait rien entendre :

— Viens, répétait-il sourdement, viens, Thérèse, puisque tu m’aimes ! Qui sait si je te reverrai jamais !

Elle lui mit sa main sur la bouche :

— Tais-toi, tais-toi ! Est-ce permis d’avoir des idées pareilles !

Mais il s’obstinait dans ses sombres pressentiments :

— Et d’ailleurs, que m’importe de vivre si tu refuses d’être à moi !

Ils étaient entrés dans la maison :

— Allons, dit-elle très pâle, oppressée d’un immense chagrin, c’est le moment de nous séparer… Disons-nous adieu…

— Eh bien oui, adieu… pour toujours !

Ils se regardaient avec un égarement douloureux. Soudain, éperdus de tendresse, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et leurs bouches se prirent dans un long baiser…


XX


Elle s’était enfuie dans sa chambre pour étouffer ses sanglots. Longtemps, elle s’attarda à sa toilette de nuit tant elle redoutait l’insomnie. Enfin, elle se coucha. Mais le sommeil ne voulait pas appesantir ses paupières. Elle restait éveillée, se tourmentant sur son oreiller. Le baiser d’Hippolyte brûlait encore ses lèvres. La fièvre s’emparait d’elle ; un feu courait dans ses veines…

Elle songeait : le pauvre enfant sevré d’amour ! Et s’il était vrai qu’ils ne dussent jamais se revoir ! S’il était vrai que la guerre… Oh alors quels seraient ses remords de n’avoir pas donné cet instant d’ivresse au brave soldat, qui avait interposé sa poitrine devant ses chers petits !

Et puis, un attendrissement lui venait de ce qu’il s’était résigné et n’avait point voulu lui faire violence. Elle balbutiait des mots de tendresse…

Et si d’aimer sans espoir, il défiait la mort dans les rudes combats de l’avenir ? Si « le petit Werther », comme on le nommait jadis, mourait du refus d’une autre et inflexible Charlotte !…

Cependant, une pensée plus grave l’effleurait à présent, confuse encore mais qui se précisait et finit par la pénétrer d’une inexprimable amertume. Quelle douleur, quel irréparable deuil si cet être d’élite allait disparaître tout entier sans que nulle âme, sortie de la sienne, dût lui ressembler un jour et reprendre le flambeau de son noble rêve ?

Sa pensée s’égarait dans les noirs pressentiments. Cette crainte de le voir partir, auréolé de gloire, mais sans rejeton ; tant de vertus charmantes anéanties à jamais avec leurs précieuses semences, un destin si injuste, un tel crime de la mort ! cette idée ne cessait plus de hanter la tendre femme. Et, peu à peu, du fond de son être déchiré, montait une aspiration de lutter contre le néant, une espérance folle, fébrile de le vaincre !

Oui, un dessein inouï germait en elle : celui de conjurer l’irrémédiable dans le malheur en créant de la vie avec son amoureuse pitié !

Son cœur battait à coups sonores. Elle frémissait, bouleversée d’une angoisse qui ébranlait sa raison…

Soudain, à bout d’énervement et de désolation, elle sauta à bas de sa couche. Tous ses scrupules étaient emportés dans les flots de tendresse qui bouillonnaient au fond de sa poitrine. Elle ne vivait plus que sous l’influence despotique de l’heure, oubliant ce qu’elle était, sa fidélité irréprochable, ses jolies vertus. L’honnête petite bourgeoise se libérait des religions coutumières, n’acceptait plus d’autre juge que sa seule conscience. Ce soir, elle comprenait qu’il y a une morale supérieure à la morale de convention, si souvent fausse, arriérée, inhumaine ; qu’il y a de certaines fautes qui ne relèvent que de la juridiction de la Bonté, cette Bonté souveraine qui les excuse, les justifie et, parfois, les bénit comme des bienfaits…

Elle bravait les anathèmes de l’austérité, cette vertu négative, sèche et dure qui ne profite qu’à soi-même. Tant pis pour ceux qui ne comprendraient pas la grandeur, la générosité de son geste, lequel n’était plus que la forme extrême, la preuve, l’élan sublime de la pitié…

Oui, les règles de la plus rigide morale, à certaines heures de la vie, nous guident moins noblement que le cœur. La morale et le cœur, ce n’est pas la même chose…

En ne cédant pas, elle n’eût été qu’un monstre vertueux. Cette nuit, le devoir lui commandait de faire violence à sa pudeur. Elle n’était plus une femme ordinaire. Comme chez l’Hélène antique, c’était l’inexorable fatalité qui l’entraînait au voluptueux sacrifice…

Elle était sortie de ses appartements…

Sur le palier, devant la porte qui donnait accès dans la maison voisine, elle hésita encore un instant. Puis, résolue, elle entra…

Et, plus grande dans sa longue robe de nuit, elle s’avançait à travers la chambre comme la Dame Blanche des légendes.

Il écrivait fébrilement. La plume s’échappa de ses doigts. D’un bond, il fut debout, s’élança vers la bien-aimée :

— Thérèse !

Il n’en croyait pas son bonheur, demeurait comme en extase, ébloui par l’éclat de sa beauté épanouie, par la flamme de ses yeux, par cette averse noire qui ruisselait sur ses épaules…

Alors, dans une emphase joyeuse :

— Est-il vrai que voici le rêve de ma jeunesse qui s’accomplit ! Oh, chère femme, chère petite patriote, sois bénie pour ta sublime charité !

Mais elle ne voulait pas qu’il fût incomplètement heureux et, nouant la fraîcheur de ses bras nus autour du cou du jeune amant, étourdie de son propre parfum, à demi pâmée, déjà amoureuse :

— Oh, non, cher méchant garçon, ne crois pas que je fasse l’aumône ! Je t’aime ! Je t’aime ! Je suis à toi… Je me donne de tout mon cœur !

 


XXI


Il sortit de la maison, s’attarda un moment au milieu de la digue pour répondre à l’adieu désespéré de cette petite forme blanche qui l’épiait à la fenêtre…

Un dernier geste de la main, où il mettait toute la tendresse, toute la gratitude de son cœur…

Et puis, surmontant son émotion, il s’enfonça dans le brouillard de l’aube.

Heureux et pensif, le soldat marchait vers l’accomplissement de sa brève destinée…