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Le Roman d’amour de M. Ingres/01

La bibliothèque libre.
Le Roman d’amour de M. Ingres
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 172-203).
LE ROMAN D’AMOUR
DE
M. INGRES
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS

PREMIERE PARTIE

Même pour qui croit la mieux connaître, la vie d’Ingres reste fertile en imprévu. C’est ainsi que personne ne paraît avoir connu la crise qu’il traversa, aux alentours de la vingt-cinquième année, crise morale d’une extraordinaire acuité, au cours de la quelle il songea un instant à abandonner ses pinceaux. Rien n’est indifférent chez un artiste tel que lui. A plus forte raison doit-on faire état, pour l’étude de son génie, de tout ce qui peut, en quelque mesure, nous éclairer sur les circonstances où il se développa. Le récit qu’on va lire n’a pas d’autre but que de le montrer aux prises avec les difficultés que, à l’heure la plus critique, il rencontra sur son chemin. Tous les documens qui suivent sont inédits : nous les laisserons parler, en nous bornant à les éclairer d’un bref commentaire, quand il y aura lieu.


I

Grand Prix en 1801, Ingres ne put gagner Rome qu’en 1806, lorsque le budget impérial le lui permit, ainsi qu’à quelques-uns de ses camarades. C’est pendant cette période d’attente qu’il fut présenté dans la famille d’un honorable magistrat, M. Forestier, juge suppléant, qui habitait au Petit Hôtel Bouillon, 15, quai Malaquais. En 1804, il y introduisit lui-même son père, le sculpteur ornemaniste Jean-Marie-Joseph Ingres, que les succès de son Ingrou, petit Ingres, avaient attiré à Paris.

Ingres nous a laissé le souvenir le plus attendri de la Famille Forestier en ce précieux feuillet du Louvre[1], grâce auquel nous connaissons à merveille les hôtes qui furent si accueillans à sa jeunesse. La jeune fille, dont la main traîne sur le clavecin, n’est point jolie, à beaucoup près. Son visage passerait partout inaperçu, presque insignifiant, sans l’air de bonté, de douceur, de bienveillance heureuse qui est ici comme un air de famille. Elle portait les prénoms de Anne-Marie-Julie. On l’appelait Julie. Pour Ingres, elle était la bonne Julie. Comment cela se fit-il ? En 1806, Ingres avait vingt-six ans et Julie dix-sept, étant née en 1789. Les deux jeunes gens se rencontraient presque tous les jours depuis plusieurs années. Ingres avait vu grandir sous ses yeux la fillette qu’il écoutait au piano, quand lui-même ne faisait point sa partie de violon à ses côtés. Ils s’aimèrent. Ils se le dirent. Et ce fut le début d’une idylle qui devait finir cruellement pour tous deux.

Nous possédons l’unique billet écrit, avant le départ du peintre pour Rome, par Mlle Forestier à Ingres. Il n’est pas daté, mais certainement il est du printemps de l’année 1806. Le voici :


« Ce jeudi matin.

« Monsieur, ce n’est pas sans avoir beaucoup réfléchi que j’ose me permettre de mettre par écrit ce que je n’ai pas trouvé le moment de vous dire ; mais la droiture de mes intentions, la contrainte dans laquelle on juge à propos de me tenir depuis deux mois, et, plus que tout cela, un propos que j’ai entendu tenir à papa hier matin, tandis qu’il me croyait encore endormie, tellement offensant pour moi que si ce n’était lui qui l’ait dit, il ne serait jamais oublié, ni pardonné, tout cela me force à vous écrire que je regarde comme indispensable de mettre maman au fait de ce secret qu’il m’a déjà trop coûté de lui celer jusqu’à présent. Je sais, aussi bien que vous, les raisons qui peuvent vous retenir. Elles doivent céder à la nécessité de me tirer de cet état de gêne et d’incertitude ; dites-lui simplement vos intentions pour l’avenir et demandez-lui son consentement et son appui auprès de papa qui, certainement, ne lui résistera pas longtemps. Ne craignez pas maman ; d’abord, elle vous aime particulièrement ; ensuite, quelque sévère qu’elle soit ordinairement, elle ne l’est pas pour moi, lorsqu’il s’agit d’une chose qui me regarde autant que celle-là ; employez-y, je le permets de bon cœur, cette manière aimable que peut-être moi seule connais ici et qu’ensuite il en soit question devant moi : j’y consens, malgré l’espèce d’embarras que cela doit me causer naturellement. Je le désire même, et c’est la meilleure preuve que vous pourrez me donner de votre sincérité. Je vous demande pardon de la manière dont je vous ai répondu lundi soir, quand vous m’avez demandé si j’allais vous faire chanter ; l’impatience de voir toujours papa derrière moi l’a pu seule causer. Croyez bien qu’une pareille brusquerie n’a jamais été dans mon caractère, ni dans mon cœur. Au surplus, vous me l’avez cruellement rendu, le soir, auprès du piano, par un mot dont je n’ai pas senti dans l’instant toute l’amertume. Très éloignée de l’idée que cet Italien pût vous inspirer quelque jalousie, je l’ai attribué à la langue italienne que vous n’aimez plus, et ce n’est qu’en réfléchissant après que j’ai découvert qu’il pouvait s’adresser à l’Italien lui-même, ce qui, je vous l’assure, m’a bien attristée. Pouvez-vous me soupçonner de légèreté à cet égard ? Vous en ai-je jamais donné des preuves ? Je ne le crois pas, je ne suis pas changeante, moi, et si vous obtenez une parole sûre de mes parens, soyez bien certain que ni le temps, ni l’absence ne sont capables de me faire varier un moment et qu’au bout même de dix ans vous retrouveriez toujours la même celle qui, dans tous les cas et toutes les circonstances, pourvu que vous continuiez à le mériter, vous a voué une inaltérable amitié. Adieu, monsieur.

« Cet écrit est le premier et le dernier que vous recevrez de moi en secret ; qu’il reste sans autre réponse que des actions, je l’exige, ainsi que vous me le rendiez aussitôt qu’il sera lu. Si vous êtes libre ce soir, venez nous voir. »

Ingres était mis au pied du mur. Il avait déclaré son amour à Julie. Julie, consentante, ordonnait que sa famille en fût avertie. Évidemment, la jeune fille montrait qu’elle était déjà femme de tête. Ingres était préoccupé de son avenir, — il y paraît à la lettre de Julie, — mais de cela ne s’embarrassait guère une enfant le dix-sept ans. Qu’il parle d’abord : on sauvegardera l’avenir ensuite. Il fallait qu’Ingres s’engageât, non plus par des mots, mais par un acte décisif. Il écrivit à Julie dans cette langue violente, tourmentée, d’une farouche énergie, et sans orthographe, ni grammaire, qui, jusqu’à la fin de sa vie, sera la sienne :

« Mon aimable tendre amie, je suis désolé d’avoir pu vous causer quelque chagrin. Que je suis coupable ! combien je m’en veux ! Mais vous en êtes an peu cause. Je vous aime trop, ma chère amie, pour être toujours raisonnable. Je suis bien loin de vous en vouloir avec mon affreux caractère, mais votre douceur inaltérable, vos vertus, ce charme irrésistible qui m’entraîne toujours vers vous ! Je vous aime, tour à tour, comme épouse, sœur et amie à qui je suis heureux de causer un intérêt assez fort pour consentir à une union si charmante, qui est ce que j’ambitionne le plus au monde. Ce que vous me demandez, ma bonne amie, serait déjà fait si j’en avais trouvé l’occasion. On sait qu’un peu de timidité, dont je ne suis pas exempt, m’en a empêché. Je ne suis que trop impatient de décider mon sort et le vôtre pour ne pas me déclarer (illisible) la demande (illisible) votre constance, mon aimable amie. Je dois espérer beaucoup. Ce que vous avez entendu dire à votre papa me fait une peine sensible. Comment a-t-il le cœur d’injurier sa chère fille quand il devrait vous adorer, au contraire ? Tous vos chagrins, ma bonne amie, sont les miens. Je serai trop heureux de les partager tous. Mais je ne conçois pas vos parens qui sont, d’ailleurs, si bons, si vertueux, si estimables. Cependant je leur en veux bien souvent, quoique je les aime presque autant que vous. Adieu, chère et tendre amie, je vous demande mille pardons. Veuillez être assez bonne pour me pardonner. »


Ingres présenta à la famille Forestier sa demande en bonne et due forme. Mais, comme il s’agissait d’une chose très sérieuse, c’est très sérieusement que les parens de Julie entendaient la traiter : il convenait de respecter les usages qui voulaient que le chef de famille demandât la main pour son fils. Les parens d’Ingres vivaient à Montauban. Ingres n’éprouva aucune difficulté à convaincre son père de ce que l’union d’un artiste inconnu encore avec une jeune fille de très bonne souche bourgeoise, avait de flatteur. Tout de même, il lui donna cette impression que, pour épris qu’il fût de Julie, il ne lui sacrifierait pas son art, ni même sa pension à Rome. Le moment était venu de se rendre à la Villa Médicis : s’il priait son père de solliciter la main de Julie, ce ne pouvait être que pour le jour où, ayant fait ses preuves, il reviendrait à Paris chargé des lauriers du Pincio.

C’était bien ainsi que l’entendait Ingres père. Pour lui, l’avenir de son fils n’était pas en question. N’avait-il pas déjà obtenu des commandes officielles, — et quelles commandes : à deux reprises, quand il n’avait pas encore vingt-cinq ans, le gouvernement lui demandait le portrait de Bonaparte, Premier Consul, pour l’Hôtel de Ville de Liège, puis le portrait de Napoléon Ier Empereur ! Sans doute, il ressentait l’honneur d’un mariage qui ferait entrer le fils d’un petit ornemaniste, le petit-fils d’un perruquier de la Cour des Aides, dans la bourgeoisie de robe. Mais celle-ci n’y perdait rien non plus. Ingres père prit donc la plume et, de son encre la meilleure, avec des formes charmantes, il adressa à M. Forestier la requête souhaitée par son fils.


La demande fut agréée. Puis, comme il l’avait décidé, le jeune artiste quitta Paris pour se rendre à Rome. Il partit au mois de septembre, laissant, pour le représenter au Salon, les portraits de Napoléon Ier, de M., Mme et Mlle Rivière et son propre portrait.


II

Le 11 octobre, Ingres franchissait le seuil de la Villa Médicis où l’attendait une lettre de Julie. C’est à elle qu’il écrivit d’abord, sous le couvert de Clotilde, la suivante dévouée dont la silhouette se détache à l’arrière-plan du groupe de la Famille Forestier :


« Rome, ce 19 octobre.

« Ma bien-aimée, ma bonne Julie, vous êtes un ange sur la terre. Combien vous me faites sentir mes torts ! Que j’ai de peine d’avoir douté un moment de vos tendres sentimens à mon égard, mais aussi, quel bonheur est le mien d’entendre de vous-même ces tendres assurances ! Non, ma belle, ne regrettez pas d’avoir épanché votre cœur avec celui qui vous adore et qui n’existe et ne vit que par vous. Ma charmante amie, n’ayez donc plus de regrets avec moi. Je n’aurai jamais pour vous le moindre secret, vous verrez toujours mon âme tout entière. Que de votre côté il en soit de même. Contez-moi le moindre plaisir comme le plus petit chagrin. Je vous consolerai du mieux que je le pourrai, jusqu’à ce que les vœux les plus tendres nous unissent à jamais. C’est moi qui suis malheureux, ma tendre amie, de ne vous plus voir ; il vous est impossible de vous l’imaginer, au point que, si j’en avais les moyens, je repartirais pour Paris, uniquement pour vous, mon aimable amie. J’ai relu cent fois cette charmante écriture au crayon ; je vais continuellement de la lettre au portrait. Il me semble vous voir, je vous parle, mais, hélas ! vous ne me répondez pas, il n’y a chez moi qu’un triste silence interrompu par le bruit d’une cloche ou d’une pluie qui tombe par torrens, accompagnée d’un tonnerre qui a l’air de présager l’anéantissement du monde entier. Je suis couché à neuf heures du soir et jusqu’à six heures que je me lève, je ne dors pas, je me roule dans mon lit, je pleure, je pense continuellement à vous, et je vais voir votre image qui me calme un peu, sans cependant me rendre heureux, tout le contraire. Quelquefois, dans mon mortel chagrin, je voudrais ne vous avoir jamais vue, mais cela ne dure que le temps de le penser. Ma charmante amie, mon ange consolateur, comme vos douces paroles sont bien d’accord avec vos aimables traits ? Qui vous entendrait vous verrait.

« Avec quelle peine j’ai appris les détails de notre triste séparation ! Par ce récit, ma chère, je me suis séparé de vous deux fois. Ah ! combien il m’est cher aussi cet anneau, gage de notre amour et fidélité ! Que votre père est cruel avec vous ! A Dieu ne plaise que je veuille le déprécier à vos yeux ; je n’y réussirais pas, quand j’en aurais la coupable envie, mais il faut avouer, ma tendre amie, qu’il est bien méchant quelquefois, lui qui est si bon. Il ne ressemble pas à notre bonne maman Forestier qui nous aime bien tout à fait, n’est-ce pas, ma bonne ? Je vais aussi lui écrire en particulier et ce sera sûrement dans sa réponse que vous m’écrirez, en cérémonie, mais un peu moins que dans celle du papa. Je l’aime bien, cette chère maman, presque autant que vous, parce qu’elle est bien bonne. Nous la trompons, il est vrai, mais quel mal faisons-nous ? Aucun. Elle le saurait, qu’elle ne pourrait même nous en gronder ; ainsi, ma chère bien-aimée, ne me privez pas de ce qui fait toute ma consolation présente et qui m’aide à supporter, quoique avec la plus grande peine, le vide affreux de votre absence. Ah ! chère amie, je suis bien malheureux, bien malheureux ; je n’y pourrai tenir, et malgré le vœu de Gérard[2] auquel je suis cependant bien sensible par l’intérêt qu’il prend à moi et dont je suis fier, parce que je crois le mériter un peu, il me sera impossible même d’y rester peut-être un an. Je voudrais y faire un tableau, je ne le pourrais, car il n’y a à Rome ni modèles, ni couleurs, ni toiles, etc. Ainsi, ma chère amie, croyez que je pense et que je n’oublie pas ma gloire ; elle m’est aussi précieuse que votre amour ; c’est pour vous que je l’aime, car c’est vous qui me l’inspirez, c’est à vos yeux que je veux paraître grand et mériter ce cœur que rien n’égale. Tendre amie, reposez-vous bien sur ma conduite et ma prudence comme je me repose aussi sur la vôtre, et puis je ferai tout ce que vous voudrez, vous ne pouvez m’ordonner que des choses dignes de votre cœur. Je vous obéirai en aveugle en tout et pour tout. Il m’est bien doux, ma chère, de pouvoir vous écrire ; vous me faites aimer cette occupation, qui était autrefois un supplice pour moi. Il faut cependant cesser de vous rappeler combien je vous aime, je vous le dirais jusques à demain que je ne m’en lasserais pas. Je vous embrasse, je vous couvre de baisers, malheureusement en idée, mille fois le jour, et vous ne le sauriez seulement pas ! Adieu donc, ma chère bien-aimée ; adieu, espérons en la divine Providence qui n’abandonne jamais les bons ; adieu, tendre amie, ma chère bien-aimée, adieu, adieu, songez quelquefois à votre fidèle ; écrivez-moi, par charité et rappelez-moi à notre bonne Clotilde. Il y a dix mortels jours que je suis à Rome et n’ai de vos parens aucune nouvelle.

« INGRES. »


Les nouvelles du Salon, peu rassurantes à son passage à Florence, étaient de plus en plus mauvaises. Ingres les connut indirectement, par une autre voie que celle des Forestier. Le père de Julie ne se hâtait pas de lui écrire. Le jeune artiste souffrait d’autant plus de ce silence obstiné qu’il lui paraissait s’accorder avec les violentes critiques dont ses portraits étaient l’objet dans les journaux de Paris. Depuis son départ, rien n’était venu, de son futur beau-père, calmer sa nervosité exagérée. Il lui semblait que tous ses ennemis, — il en avait de violemment obstinés à le combattre, — se lussent conjurés contre lui et, pour un peu, il eût pensé qu’ils avaient réussi à ébranler la confiance que M. Forestier devait avoir en lui. Son camarade Granger, Grand Prix de Rome de 1800, essayait vainement de lui donner du courage. « Je m’y perds, écrivait-il ; par grâce, instruisez-moi si je me suis trompé et s’il est vrai qu’on ne voit dans mes ouvrages ni dessin, ni couleur, ni sentiment. J’étouffe, je n’en puis plus. »

Le Salon était la grande affaire de sa vie, à la Villa Médicis. Il pensait à sa fiancée. Il en parlait avec toute la tendresse possible. Cependant, on voit bien qu’il avait surtout à cœur de se justifier, et devant qui, sinon devant la famille de Julie ? « Vous devez savoir, écrivait-il à ses amis, le 23 novembre, que je suis arrivé à Rome sans aucun danger, puisque voilà trois lettres que je vous envoie. Je suis fâché d’avoir donné des inquiétudes à la chère famille : c’est un signe de votre bonne amitié dont vous ne cessez de me donner des marques bien chères pour moi. Il est bien vrai que sans vous je ne saurais comment vivre dans ce moment. » La sottise des critiques qui s’érigeaient en juges infaillibles le mettait à ce point hors de lui qu’il s’écriait : « Je n’exposerai plus au Salon. » Puisqu’on l’attaquait avec cette malveillance hargneuse, Ingres allait se mettre au travail. Ah ! qu’il sera fier, le jour où il aura produit une belle œuvre, de rentrer à Paris et de s’asseoir au foyer de la famille Forestier, devenue la sienne. Déjà le charme de Rome opérait. Ingres commençait à en goûter la forte poésie et à en saisir, dans toute sa profondeur, la majesté austère. Peu à peu, Rome le prenait, Rome allait le tenir et le garder.


« Rome, le 25 décembre 1806.

« Mon cher monsieur Forestier et l’aimable famille, je suis bien privé de n’être pas aujourd’hui au milieu de vous, pour vous embrasser en vous désirant un bon commencement, un très grand nombre d’années pleines de bonheur et de félicités, que vos vertus vous méritent.

« Pour moi, je m’estimerai bien heureux tant que je pourrai avoir part à vos moindres bonnes grâces. Vous devez bien croire combien vous et les vôtres m’êtes chers et combien je vous aime, car vous êtes, sans contredit, après ceux qui m’ont donné le jour, les meilleurs amis que je puisse avoir, et je remercie en cela la divine Providence de m’avoir fait vivre en même temps que vous. Je réclame donc de nouveau votre bonne amitié et la promesse du bonheur qui m’attend à mon retour, d’être mis au nombre de vos enfans ; cette idée fait toute ma consolation et m’aide seule à soutenir le vide affreux que je suis forcé de supporter ici. Car ma position y est insupportable.

« Voilà pas encore trois mois que je suis à Rome, et il me semble y être depuis trois ans, et cependant il faudrait être aveugle ou de mauvaise foi pour ne pas avouer que c’est un climat et une ville intarissable en beautés de tout genre, en architecture pittoresque surtout et beaux effets. C’est une Babylone. Je m’occupe, en attendant mieux, à crayonner d’après, et vous faire jouir par de faibles ressouvenirs.

« Du jour où je vous écris, le soleil est trop chaud et le ciel est d’une limpidité ravissante. Nous venons de faire un petit voyage à Ostie, ancien port de Trajan, où j’ai par conséquent vu pour la première fois la » mer qui est retirée d’une demi-lieue de ce port depuis ce temps. Elle était un peu agitée, dans le moment où nous l’avons vue et rien au monde ne m’a jamais causé une plus grande admiration. C’est un des plus grands ouvrages de la nature, et cela rend les hommes et leurs facultés bien peu de chose. Nous espérons y retourner, ce printemps, et vous donnerai de ce pays plus de détails. Ostie n’est qu’à trois milles de Rome, entourée de marais très malfaisans, l’été, et n’est habitée que par une horde de malfaiteurs qui trouvent là l’impunité. J’aurai occasion aussi de vous faire le portrait des aimables citoyens de Rome ; ce que je peux vous dire, en attendant, est que notre situation serait ici très critique. Si les choses allaient toujours comme elles vont, ce serait fait de nous sans ressource. Je ne connais ici personne que ceux avec qui je vis et m’en trouve assez bien. Je vous enverrai avant qu’il soit peu un croquis de notre Palais et de sa belle situation. Cependant je le quitte et vais habiter une petite maison au bout du jardin, où je serai seul, et par conséquent plus libre, où j’ai une bien plus belle vue qu’auparavant, et, chose inappréciable, un bel atelier au Nord. Cette maison, qui a l’air d’un ermitage, domine sur Rome, et j’en prends possession demain. M. Suvée a mis en cela beaucoup de complaisance.

« J’attends tous les jours avec grande impatience de vos chères nouvelles ; si vous saviez comme je suis malheureux et isolé dans cette partie du monde que j’habite, lorsque j’en suis privé, vous m’écririez tous les jours. Je vous prie de me pardonner de vous envoyer des lettres aussi volumineuses ; cette indiscrétion vous vaudrait un impôt terrible en bout de l’an. Je serrerai davantage mes lignes et ne passerai jamais la feuille de papier. Je questionne tout ce qui correspond à Paris pour savoir des nouvelles du Salon, et ne peux savoir s’il est encore ouvert ou fermé. Ah ! mon cher monsieur, je ne peux encore me persuader tout ce qui m’arrive ; vous pouvez facilement concevoir l’état où je puis être, malgré vos sages conseils et vos consolations. Songez que Rome est bien éloignée de Paris et je frémis toujours lorsque je pense, et je pense toujours, car mon esprit et mon cœur sont avec vous continuellement, mais vous voudrez bien m’écrire encore plus souvent, je vous en supplie, vous adoucirez par là, de beaucoup, ma malheureuse existence. J’espère aussi que le travail intéressant que je vais bientôt embrasser me distraira un peu de ma triste situation. J’ai ici le temps de réfléchir et j’ai pensé qu’à moins de remporter à moitié fini le tableau à ! Ulysse à Paris, je ne le pourrai terminer de sitôt, qu’il vaut mieux, je crois, entreprendre un sujet beaucoup moins compliqué, plus facile à transporter tout fini et où néanmoins je puisse déployer tout le luxe de l’art, en beauté, ce qui sera même plus dans mes inclinations.

« J’ai donc pensé que lorsque Thétis monte vers Jupiter, lui embrasse les genoux et le menton pour son fils Achille (premier chant de l’Iliade) serait un beau sujet de tableau et digne en tout de mes projets. Je n’entre pas encore avec vous dans les détails de ce divin tableau qui devrait sentir l’ambroisie d’une lieue et de toutes les beautés des personnages, de leurs expressions et formes divines. Je vous le laisse à penser. Outre cela, il aurait une (telle] physionomie de beauté, que tout le monde, même les chiens enragés qui veulent me mordre, en devraient être touchés[3]. Je l’ai presque composé dans ma tête et je le vois ; j’attends donc votre avis pour faire faire la toile et l’expédier pour vous l’apporter moi-même au bout de l’an prochain à Paris, époque fixée de mon retour d’Italie, vous le savez bien. Pour ce qui est de l’exécution, vous connaissez mon ambition pour la perfection de l’art, les raisons qu’il y a pour cela. Soyez bien tranquille sur moi et mes moyens, je ferai en sorte que cet ouvrage égale en beauté les vertus et le cœur de celle que vous voulez bien me destiner et que je voudrais bien mériter. Adieu, mon cher monsieur Forestier, ménagez-vous bien, et daignez m’aimer toujours comme vous le faites et donnez-moi en grâce plus souvent de vos chères nouvelles.

« INGRES. »


« Je ne sais encore comment M. Suvée s’arrangera avec moi pour ce que je lui dois. Pour la petite somme que vous avez de reste, je vous prie de faire en sorte par M. Robillard de me faire passer trois louis qui me payeront au moins ma toile. Les deux autres louis, si je ne vous les dois par tout plein de choses que vous avez payées pour moi, j’aurais indispensablement besoin d’environ deux onces de bleu de cobalt ou une once qui coûte, je crois, dix ou douze francs la dite once chez Rey, et puis un peu de vert de Hubert, pour glacer, environ six francs. Si toutefois ces dites couleurs ne se retrouvent, les ayant achetées pour les emporter. M. Simon ayant fait ma malle les a oubliées, car je ne les y ai pas trouvées. Je l’ai même prié de voir par chez moi et chez vous si elles pourraient se retrouver. Au cas contraire, je vous prie de vouloir en charger quelque partant pour Rome. Mille pardons des soins dont je vous charge.

« Très chère madame Forestier, vous voulez bien aussi que je vous souhaite mille bonnes années et que je me rappelle à votre bonne amitié ? L’année passée, j’étais bien plus heureux. J’étais chez vous et avec vous. Quelle différence aujourd’hui, et combien je suis privé de ne pouvoir vous embrasser et toute la bonne famille réunie ! Soyez, je vous prie, mon organe près de M. Salé[4], votre cher frère, pour lui présenter mes très humbles hommages et je vous demande à tous et particulièrement à vous, ma très chère dame, votre bénédiction pour le pauvre M. Ingres et ses projets, parce qu’il espère que cela lui portera bonheur, en attendant que je me rende digne d’être votre second enfant, à quoi vous voulez bien me permettre d’aspirer bientôt. Adieu, bonne madame Forestier, je ne pourrais vivre heureux sans votre amitié. Permettez que je dise un petit mot à ma bonne Julie.

« Ma chère Julie, je n’ai point d’autres souhaits à vous faire que celui de vouloir (bien] me prodiguer les vôtres avec l’amitié et le cœur que je vous connais. M. Ingres ne cesse de vous regretter et vous demande toujours vos plus douces consolations. Tout ce qui vous connaît et vous entoure ne peut rien désirer de plus en vous et moi qui vous aime et vous apprécie le plus, daignez me payer de quelque retour, car vous faites le bonheur de ma vie, vous le savez. Adieu, ma très chère Julie, je quitte la plume pour vous embrasser du meilleur de mon cœur, vous, le cher papa et la chère maman. Adieu, mes bons et bons amis.

« Vous voudrez bien demander six francs sur mon petit argent à votre cher papa, pour les donner vous-même de ma part à la bonne Clotilde en mémoire de ce jour. Adieu, ma chère Julie. »


Le 2 janvier 1807, Ingres écrivait à Julie seule, par l’entremise de Clotilde. Que se passait-il entre M. Forestier et Ingres ? Visiblement, les reproches qui lui venaient de cette source l’exaspéraient. Son amour pouvait excuser Julie, même quand il sentait qu’elle ne le comprenait pas, mais on pressent que, à la longue, il pourrait se cabrer devant les injustices de M. et de Mme Forestier surtout s’ils persistent à le taxer d’égoïsme et d’ingratitude.


« Rome, ce 2 janvier 1807.

« Je réponds sur-le-champ à votre dernière que je reçois aujourd’hui ; mais, ma très chère amie, pouvez-vous gronder ainsi votre ami ? Votre papa a dû recevoir une lettre de dix pages, depuis celle du 22 octobre, que j’ai écrite sitôt celle de votre papa reçue, et trois ou quatre jours après, je vous ai aussi écrit où j’ai inséré un mot pour Mme Cluchard. Je serais désespéré si ces lettres, que j’ai moi-même jetées à la poste, chose que je fais toujours moi-même, étaient égarées ; j’espère cependant que non et que dans ce moment vous me rendez tous plus de justice. Qui plus est, j’ai écrit encore avant-hier trente décembre[5], au papa, à la maman et vous, ma chère, dans la même lettre où je n’ai pas oublié le jour de l’an. Ah ! mon aimable amie, pouvez-vous avoir de moi pareille idée de négligence ! Il est vrai que je m’en suis souvent rendu coupable, mais vous m’avez appris à vivre, ma chère amie, et ne vous en veux nullement aujourd’hui, au contraire, c’est la marque la plus sûre de son attachement. Mais, cependant, faites-moi la grâce d’une lettre plus gentille je vous assure que celle-ci me donne le plus grand chagrin pour tout ce que vous m’y apprenez. Et vous aussi, vous osez me dire qu’il m’est difficile de penser toujours à vous parce que je suis dans la plus belle ville du monde, ma chère amie, vous voulez aussi augmenter ici mon amertume et me désoler par ces doutes cruels. Que n’êtes-vous ici invisible, vous seriez témoin de mon désespoir et du vide affreux que je ressens de ne vous point voir. Ma dernière lettre vous dira et je vous répète pour la dernière fois, mon aimable amie, de ne plus douter de mes tendres sentimens pour vous, que plus je vais, plus mon amour pour vous prend sur moi d’empire et je ne sais comment je pourrai aller jusqu’au bout. Je ne puis m’accoutumer non plus aux soupçons injurieux de vos chers parens, m’accuser d’ingratitude et d’égoïsme : voilà ce qui me navre le cœur et il faut que je les aime bien pour leur pardonner...

« ... La Providence nous récompensera bientôt des maux que nous souffrons, par des nœuds indissolubles qui vont nous unir pour la vie. Pensez-y quelquefois. La dernière lettre de votre papa vous instruira de mes projets que je voudrais que vous approuviez, mais je vous connais assez d’attachement pour moi, et de raison, pour la croire. Vous m’aimez peut-être assez pour me voir vengé des vipères qui m’entourent, que la gloire doit être la compagne de votre ami, qu’elle est nécessaire à notre état, notre bonheur commun et qu’elle peut me rendre indépendant des besoins de la vie. N’être à charge à personne et vous rendre la vie la plus douce et la plus honorable ! Je voudrais vous rendre plus heureuse qu’une reine heureuse, et pour cela faire, il faut un tableau d’abord, et puis d’autres. J’ose croire que j’aurai le talent de les faire beaux, que tout ce qui m’arrive a, je crois, doublé mes moyens, et puis l’idée que c’est pour vous, ma chère Julie, me fera faire des chefs-d’œuvre. Je ne puis donc revenir près de vous avant un an. Croyez que cette époque sera aussi un siècle pour moi et qu’il me faut le plus grand courage pour y arriver. Mais, ma bonne Julie, il le faut, vous le voyez bien ; mais soyez calme, gaie, reprenez cet air gentil que vous aviez avec moi et qui faisait mon bonheur. Je n’en serai pas jaloux, c’est moi qui le veux. Ma bonne et tendre Julie, que ne suis-je auprès de vous ! Mais à présent, on ne veut plus me plaindre, moi, on me croit très heureux, j’ose croire, ma Julie, que vous ne le croyez pas, vous. Je suis content et remercie bien l’ami Bartolini d’avoir fini mon portrait, il doit être très beau, et bien ressemblant. Pour l’autre, je suis enchanté que vous ne le trouviez pas méchant, il est bien, pour tout, l’ouvrage de mon âme et c’est peut-être celui qui a été le moins senti, ou, dis-je, le plus déchiré ; les scélérats, les monstres que je voudrais que le feu du ciel extermine ! La plaie qu’ils m’ont faite, et trop profondément, saigne encore, et je m’en vengerai de toutes manières. Rien ne peut me consoler, ni vous, chère Julie, n’y parviendrez jamais. Autant j’aime avec tendresse, autant je hais avec ténacité et fureur, mais je peux mieux employer cet entretien par de plus douces paroles faites pour vous. Je n’en puis trouver d’assez aimables pour vous peindre mon tendre amour. Je ne dors pas du tout, mais je veux que vous dormiez, vous. Songez que le seul soupçon de vous savoir malade est pour moi comme une réalité, que je mets toujours tout au pire, vous connaissant d’ailleurs si délicate. J’espère et vous jure sur votre douceur d’être bien exact à vous écrire, de vous aimer toute la vie et au delà, s’il se peut, puis de bien travailler pour vous et pour le bel art que Dieu me fait exercer ; et puis, vous savez, le bonheur du retour. Pour tout cela, si vous voulez me payer d’un peu de retour, calmez-vous, chère Julie, dormez, car je veille pour vous, dansez même, cela vous fait du bien et je vais le recommander à votre maman, je vous assure que cela me fera le plus grand plaisir et rendez-vous à vous-même. Soyez sur moi sans inquiétude, le travail va me distraire. Si j’avais la force d’être méchant avec vous, je vous ordonnerais. Croyez, ma douce amie, que je ne me servirai jamais de ce superbe mot avec vous, surtout pour vous prouver l’excès de mon attachement, en ce qui peut vous faire plaisir et vous rendre heureuse et plus qu’heureuse, ma douce amie Julie. Adieu, il faut cesser de vous parler, mais votre image me console. Adieu, l’âme de mon âme, mon aimable et douce Julie, adieu, du repos, du calme, de la santé, et pensez et aimez le pauvre Monsieur « Ingres. »


« P.-S. — Je ne saurais encore assez vous recommander de nous écrire le plus possible. Vous savez qu’à cela tient tout mon bonheur, mais songez aussi que la moindre imprudence nous trahirait et m’ôterait le seul vrai bonheur que je puisse avoir ici. Adieu, sans oublier la bonne Clotilde. Je la supplie d’avoir bien soin de vous et de nous aimer toujours. »

Est-ce là le ton d’un homme qu’on accusera un jour de duplicité ? Non seulement la lettre à Julie était d’un cœur tendre et sincère, elle respirait aussi la plus franche loyauté. Il fallait prendre le petit Montalbanais tel qu’il était : impétueux, violemment ambitieux et, avant tout, épris de son art. Il avait contre lui une meute hurlante de médiocres élèves de David, ses anciens camarades d’atelier, et d’écrivains que rien ne ferait taire, hormis peut-être les manifestations éclatantes de son génie. Il le croyait, du moins, non sans naïveté. Il était bien décidé à ne rentrer à Paris que lorsqu’il serait en état d’attester, aux yeux de tous, sa valeur. Il parlait déjà de la fin de 1807. Le délai n’était pas excessif : une année encore. Il profita du passage à Rome d’un peintre paysagiste, Thomas-Charles Naudet, pour envoyer à la famille Forestier des vues de la Villa Médicis et de San Gaëtano qui devaient parler au cœur de sa fiancée. Le Musée Ingres renferme des croquis de la même époque. On y voit la Villa, avec cette signature : Ingres d. 187 Rom. C’est 1807 qu’il a voulu écrire. On y voit aussi la chambre d’Ingres, à San Gaëtano. En ce temps-là il dessinait tout ce qui frappait son esprit ou séduisait son imagination. On a vu qu’il ne négligeait pas de prendre des vues de Rome : en effet, elles sont nombreuses dans les cartons de Montauban, soit qu’il ait rapidement enlevé un croquis, noté le détail caractéristique de la rue, précisé la couleur du décor, soit encore qu’il ait peint, voulant le garder comme un document ou comme un souvenir, le cadre propice à sa rêverie, familier à ses études. Il dessina un portrait de Naudet, et sans doute est-ce un des premiers crayons qu’il exécuta à Rome, ainsi qu’en témoigne l’inscription : J. Ingres, inventor 1806, qu’on lit sur la gravure faite, en 1808, par la sœur du modèle, Mme Caroline Naudet. C’était ouvrir à merveille la série romaine des portraits dessinés :


« Rome, ce 12 janvier 1807.

« Mon cher monsieur Forestier, la personne qui vous remet cette lettre est M. Naudet[6], artiste paysagiste, très recommandable. Il vient de parcourir l’Italie avec M. Nergard, Danois amateur, à qui j’ai vendu un dessin d’Antiochus.

« Tous les deux m’ont comblé d’honnêtetés et d’égards. M. Naudet a été, avec Granger, ma seule société depuis mon arrivée, et nous avons souvent confondu nos regrets sur Paris, en nous promenant même au Capitole, au Colisée, etc. M. Naudet est un journal vivant du pays que j’habite. Je l’ai prié de vous en parler beaucoup, ce qu’il m’a promis. Je le prie de vous peindre ma situation à Rome et mille petits détails que vingt lettres de dix pages ne pourraient dire. Je vous envoie, en outre, deux petites vues de notre belle habitation et de mon petit hermitage que j’habite à mon grand contentement. Je prierai seulement Mme Julie de vouloir bien me faire l’amitié et la grâce d’en faire deux petites copies telles quelles, sans avoir peur, parce qu’elle a tout le talent qu’il faut pour les bien faire, et vous prierai de ma part de les faire parvenir à mon papa, si je n’ai peur de vous donner encore trop de peines et de soins. Mon papa sera doublement flatté en ayant ce petit rappel et fait de la main de sa chère fille future. Je désire cependant que vous approuviez ce que je vous demande et, puisque je suis en train de demander, j’oserai encore prier Mlle Julie, chose que je n’ai pas encore osé demander, de faire une petite copie de mon portrait peint[7], comme elle voudra, dessiné ou peint et en petit, et cela, bien entendu, quand elle en aura le temps et à son aise. Ma chère famille vous en rendrait mille grâces et vous feriez en eux beaucoup d’heureux. Et moi je ne saurais que faire, car il ne m’est pas possible d’aimer plus que je ne vous aime... »


Les lettres de M. Forestier continuaient à créer un étrange état d’esprit chez Ingres. On les devine tatillonnes et, peut-être, agressives. Le jeune homme commit-il une maladresse en écrivant à son ami Gregorius sur son amour pour Julie ? Que lui dit-il, au juste ? Il eut, évidemment, un mot malheureux, qui ne pourrait nous être révélé que par la lettre même que Gregorius alla montrer au sévère magistrat du petit hôtel Bouillon, Gregorius, camarade d’atelier d’Ingres chez David, crut-il agir, dans la circonstance, en ami, ou voulut-il lui jouer un tour de sa façon ? Le tour fut joué, et Ingres dut subir la semonce de M. Forestier. Il s’en expliqua, du reste, avec sa franchise ordinaire :


« Rome, ce 17 janvier 1807.

« Cher monsieur Forestier, je réponds de suite à votre lettre datée du 25 décembre... Avant tout, je vais vous parler de ce qui me touche le plus et qui me fait la plus sensible peine. Je parle de la sottise qu’a eue M. Gregorius de vous communiquer ma lettre, ce dont je ne l’avais pas prié. Je ne sais comment qualifier une telle bêtise, manque d’usage, de tact, légèreté et inconvenance. Il est vrai qu’un mot pareil n’est pas celui qui convient à mademoiselle Forestier, et j’en suis désespéré. J’en rougis jusqu’aux yeux. Vous ne pouvez me supposer, en ceci, qu’un mot déplacé échappé à mon cœur est la seule fois où j’ai pu offenser ce que j’aime le plus au monde ; me supposer en ceci plus coupable serait me juger bien mal. Je vous demande et à mademoiselle Forestier mille excuses et pardons. Je suis, je vous assure, assez puni d’avoir pu encourir votre blâme, et cette terrible leçon me servira de préservatif toute ma vie pour paroles et actions.

« J’avais déjà jugé M. Gregorius comme vous et j’ai toutes les peines à me retenir pour lui écrire ce que j’en pense. Je saurai maintenant mieux placer ma confiance, ou ne la placer autre part que chez vous, car je vois que les hommes sont tous ou méchans ou des imbéciles dangereux. Je serai, en outre, trop heureux que ma lettre arrive à temps pour réparer encore une sottise. Vous me faites tous voir que j’ai beaucoup à faire pour devenir aussi vertueux que vous l’êtes. Mais j’aime la vertu et crois l’être par nature : de tels conseils que les vôtres peuvent m’y conduire...

« Je vous remercie beaucoup de tout ce que vous avez fait pour moi. La lettre que vous avez écrite est parfaite, et vous me donnez toujours des marques de votre bonne amitié. Tout ce que vous ferez sera pour le mieux, j’en suis bien persuadé et bien tranquille. Le nombre de mes amis diminue tous les jours... Mais je vous assure que rien n’est plus capable de m’étonner et m’émouvoir, que la perte de votre estime et amitié, seules choses que je sois jaloux de conserver et chérir. Pour ce qui regarde mes intérêts et ma conduite envers le sénateur Lucien, voici ce que j’en ai à vous dire. J’aimerais mieux partir demain pour aller travailler aux mines de Pologne que faire un seul dessin, serait-il d’après Zeuxis. Vous le sentirez aisément quand vous jetterez un coup d’œil sur ma situation présente et (penserez] à mes idées sur l’art. Quelqu’un qui le voit souvent, un artiste, m’a, à n’en pas douter de sa part, sondé sur sa proposition, et mes intentions. J’ai beaucoup remercié M. le Sénateur en termes très polis et lui ai fait dire que j’étais au-dessus de tout besoin physique par ma pension, que j’étais peintre et que je ne refuserais pas à faire pour lui le portrait de son cocher s’il lui en prenait l’envie, plutôt que de copier un tableau en dessin. En outre, M. Naudet m’ayant rapporté que Vicar[8] lui avait témoigné par ma réputation (le désir] de me connaître, venir chez moi et voir mes ouvrages, je l’ai prévenu en termes simples et honnêtes de vouloir bien se dispenser de venir, que j’étais dans l’intention de ne faire à Rome aucune espèce de connaissance. La force de mon talent seul peut parvenir à m’amener le sénateur Lucien, lorsque j’aurai fait un tableau, et ce tableau sera, à n’en pas douter, pour lui. J’ai donc pensé que, pour tout concilier, je ne dois pas refuser des portraits, si j’en trouve, pour me donner des moyens de le faire, car ma grande réputation pourrait encore se retarder... »


Il pensait à exécuter cette Stratonice qu’il ne devait peindre, à Rome même, que trente-cinq ans plus tard, pour le Duc d’Orléans.


Les hésitations d’Ingres devant l’œuvre à entreprendre sont communes à tous les pensionnaires de l’Académie de France. On a si bien senti la nécessité pour eux de se ressaisir, après qu’ils ont été « troublés » par les chefs-d’œuvre de Rome, qu’on ne réclame pas leur premier envoi l’année même où ils arrivent à la Villa, mais, seulement, au printemps de l’année suivante. Ingres n’échappa pas à la loi générale. Qu’allait-il faire ? Un chef-d’œuvre, il n’en doute pas, et il ne doute pas davantage que la gloire ne lui vienne très vite, et même du premier coup. C’est un cas presque sans exemple que celui d’un jeune artiste de vingt-six ans qui affirme à ce degré sa volonté, qui trace fermement la ligne toute droite qu’il suivra jusqu’au bout, prévoyant les pires difficultés, mais ayant la certitude du triomphe final. En attendant, il insistait auprès de M. Forestier, ainsi qu’auprès de Julie, pour les prier de comprendre que son retour n’était possible qu’avec le tableau où il se révélerait tout entier. Et, comme Julie lui avait écrit, en cachette, « pour la dernière fois, » c’est à elle qu’il donna directement des conseils de patience :


« Rome, ce 20 février 1807.

« Ma bonne et tendre Julie, vous devez bien m’en vouloir pour ma négligence, mais j’ai deux fois manqué le courrier. J’ai tant de choses à vous dire que je ne sais par où commencer. Mais avant tout, vous me pardonnerez, n’est-ce pas, car vous ne devez pas douter un seul instant du plaisir que j’ai à causer avec ma chère Julie. Je commence par vous dire combien je suis content que vous le soyez un peu mieux de moi, que vous ne l’avez été ; mais, chère amie, on vous a encore saignée, l’impitoyable M. Boquillon veut toujours du sang ! Quant à la lettre que vous m’avez écrite dans celle de votre papa, elle était à la vérité un peu sévère, mais juste et bonne ; gardez-vous donc de croire qu’elle ait pu me fâcher un seul instant. Vous devez à présent me connaître assez pour en douter un seul instant et croire que j’aime trop ma bonne et chère Julie pour ne pas, au contraire, la prier de me gronder toutes les fois que j’aurai pu lui déplaire... J’aime et j’approuve tous vos conseils et votre aimable sollicitude à l’égard de ce que je dois faire à Rome, mais je ne sais si vous aimez bien mon projet de faire mon joli tableau. Vous me le direz, ma chère Julie, mais croyez que je suis résolu à sortir le plus promptement possible de ce pays. Pardonnez-moi, ma Julie, d’avoir jamais pu penser de faire ici un grand tableau ; il est seulement nécessaire et pour mon art et pour mes affaires que je le fasse ici, ce petit tableau, — car à mon retour, je serais sans ressources, — pour du moins poser mon pied en arrivant, ce qui à vos yeux même me dégraderait peut-être, malgré que vous m’aimez, si j’ose le dire, et puis ma délicatesse souffre d’être à charge de la moindre chose à vos chers parens jusqu’à ce que j’aie fait un bel ouvrage qui achève de classer mon talent. Ce que vous me dites du secours que vos chers parens pourraient, en attendant, me donner, je reconnais en cela leur bon cœur, vous y mettez tant de grâce à me l’offrir et m’en parler que je suis à vos pieds plein de reconnaissance. Ce trait de votre part vous rend, s’il est possible, encore plus chère à mon cœur ; mais je ne puis me défendre de la crainte d’être à charge, et d’un peu d’amour-propre, que vous ne confondrez pas au moins avec de la fierté, ni tout autre sentiment. Ma bonne et chère Julie, faites grâce à mon scrupule qu’au fond vous ne pouvez entièrement blâmer. Vous ne pouvez plus douter de ma tendresse et savoir combien je vous aime, chère amie. Sans vous, je serais bien à plaindre. C’est vous seule qui me faites vivre et supporter la vie. Votre charmante image et vos bonnes lettres ont calmé bien souvent le désespoir le plus affreux... Songez que mon existence tient à la vôtre et que je renoncerais sans vous à cette malheureuse vie où je n’avale que des couleuvres. Ayez donc aussi pitié de votre M. Ingres, pour parler comme vous ; cela tient à ne pas vous tant désoler. Je vous adore, chère Julie, vous le savez bien. Voyez donc comme moi, je dois aussi souffrir de ne vous pas voir, mais ce qui peut me consoler un peu est de croire que vous partagez ma tendresse. Prions la Providence. Vous désirez voir mon petit hermitage, eh bien ! je vous en enverrai un petit croquis... J’apprends avec plaisir que vous avez dansé ; comme cela vous fait du bien, je voudrais que cela arrive souvent. Mais il s’en faut que je danse, encore moins ici, mais je suis plus heureux en pensant que je pourrai en sortir bientôt et arranger mes mauvaises affaires, grâces à vos chers parens qui, par leurs » offres de tout cœur, m’ont forcé de m’ouvrir à eux et de ne pas rougir de leurs services. Je suis touché de leur procédé. Ils me donnent, comme vous le voyez, toujours des preuves de leur attachement. Ils ont dû avoir bien du chagrin de vous voir ainsi malade, ma pauvre Julie, tout ce que vous avez souffert me fait frémir, tâchez de prendre un peu sur vous-même et vous bien ménager, ne pas trop travailler surtout et éviter aussi ces trop grandes courses, ma bonne Julie. J’envie le bonheur d’une feuille de papier. Que ne puis-je envoyer mes yeux pour vous voir, je vois la place où vous mettrez vos doigts et le mouvement de votre jolie petite main que j’aimais tant à serrer dans la mienne. Pensez quelquefois, et encore mieux toujours, à celui qui ne vit que pour sa bonne Julie et lui envoie mille baisers,

« INGRES. »


C’est la dernière lettre de Ingres à Julie qui nous soit parvenue. Il n’est pas probable pourtant que la jeune fille cessa là sa correspondance. En tout cas, Ingres continua à écrire à la famille Forestier.


III

Le lendemain même du jour où il suppliait Julie de ne plus donner de son sang au seigneur Boquillon, il envoya de ses nouvelles à M. Forestier. Il n’avait jamais montré une si belle humeur. La mort de son directeur l’avait bien contristé, mais elle remontait déjà à plusieurs jours, au 9 février 1907, et puis, il avait tellement conscience d’avoir eu avec Suvée les rapports les plus « honnêtes, « qu’il était en paix avec lui-même. Ses camarades de la Villa Médicis n’en pouvaient pas tous dire autant, on le pressent aux réticences d’Ingres. Seulement, comme on l’avait chapitré sur sa trop grande franchise, il limitait ses confidences :


« Rome, ce 21 février 1807.

« Mon cher monsieur Forestier, je suis très sensible à vos bons souvenirs et bons souhaits. Vous devez bien savoir combien vous m’êtes chers, mes bons amis, c’est toujours un jour de fête pour moi lorsque je reçois de vos chères nouvelles. Je dois croire que vous vous portez tous bien à présent, et même, grâce à Dieu, votre bonne et chère Julie. Ces saignées me font toujours grande peur et pour moi et pour ceux que j’aime… Ce qui m’a rendu paresseux à répondre à votre avant-dernière, c’est que j’avais à vous apprendre une triste nouvelle et elles se savent, celles-là, toujours assez tôt ; ce n’est sûrement pas moi qui vous l’apprends le premier : c’est la perte que nous venons de faire de ce bon M. Suvée. Une attaque d’apoplexie nous l’a enlevé dans l’espace de cinq minutes, dans les bras de presque tous les pensionnaires, dont quelques-uns avaient été appelés près de lui pour affaires. Moi, sitôt mon dîner, j’étais sorti pour promener. J’avais tout laissé dans l’ordre et ne suis rentré que le soir. Nous perdons un bon directeur et la société un homme vertueux. J’aurai occasion de vous parler plus au long de cet événement…

« Il y a sans doute beaucoup à profiter à Rome, mais je me suis fait une échelle de beauté qui me fait admettre ou regretter une chose belle ou moins belle, ce qui fait que les extraits que j’ai à faire ici seront moins nombreux et plus judicieusement choisis. Mais j’espère toujours en retirer une belle moisson. Je n’ai jusqu’ici [pas] fait grand’chose, et il est impossible de faire autrement : on travaillerait sans cela sans discernement et tout à côté. Les beautés de tout genre sont ici les unes sur les autres et on est assommé de voir ; ce n’est que peu à peu que l’on revient de son étonnement et que l’on voit bien. Pour le tableau dramatique, nous le ferons à Paris, où j’aurai d’autre » moyens qu’ici en tout genre, mon atelier bien clos et fermé pour tout le monde, excepté Bartolini, comme vous pouvez le penser. Je serai près de vous, mes chers et bons amis, et cela ne contribuera pas peu à me faire accoucher d’un bel ouvrage. J’apprécie beaucoup et mettrai en pratique tout ce que ma bonne dame Forestier me dit touchant ce tableau. Je compte ici en faire les esquisses. Ce pays est si calme qu’on a le temps de réfléchir et penser. J’ai aussi trouvé le temps de lire une infinité de livres d’art et autres. J’en ai beaucoup appris et j’en ai extrait de très bonnes notes que je ferai mettre au net arrivé à Paris. M. Naudet fils a dû vous voir, et vous remettre certains petits dessins et vous parler beaucoup de Rome. Mais, chose que je vous demande en grâce, c’est de ne pas faire du tout attention et me pardonner l’indiscrétion que j’ai mise à accabler de tant de copies ma bonne Julie. Je me suis laissé aller et quand j’ai vu ma lettre de loin, à l’effet, j’ai vu qu’elle était indiscrète et exigeante. Je vous demande donc en grâce de réduire ces demandes à un seul petit croquis de mon portrait...

« Allons ! mon cher monsieur Forestier, un peu d’indulgence pour mes boutades ; je rétracte mes erreurs et demande pardon à ceux que j’ai pu mal soupçonner... J’irai revoir dans quelques jours le sénateur Lucien, et verrai comme il me parlera, soyez bien tranquille, ce ne sera jamais moi qui aurai tort avec lui, et, tout ce que vous m’en dites, j’en ferai [mon] profit. Je vous remercie bien de la visite que vous avez eu la bonté de faire pour moi à M. Girodet. Tout ce que vous m’apprenez est bien flatteur et consolant pour moi. J’ai lu, aussitôt votre lettre lue, et relue bien entendu, l’épître de Boileau à Racine. Mon cher Boileau ne me quitte pas ; il n’est pas de jour où je n’en lise quelques vers. Je remercie beaucoup M. Girodet du conseil qu’il ma donné ; je la saurai par cœur, cette épître, surtout où il fait sentir l’utilité que l’on peut retirer de la jalousie de ses ennemis et en particulier des bonnes et mauvaises critiques. Il faut qu’il y ait une grande analogie entre les arts et la poésie, car son Art Poétique renferme les préceptes les plus purs et les plus simples rapportés à la peinture, et aux arts d’imitation. Il est bien malheureux, celui qui ne sait se plaire et profiter de La Fontaine et Boileau et Molière ; aussi n’ai-je pas oublié les deux premiers, et l’autre est à ma disposition. Je suis bien privé de ne point voir le tableau de M. Girodet. Je crois que ce tableau doit être plein de talent. Je vous prie de lui dire, quand vous le reverrez, combien je suis sensible à l’intérêt qu’il me porte...

« Adieu, mon cher monsieur Forestier, vous voudrez bien m’écrire sitôt celle-ci reçue et me dire que vous jouissez d’une bonne santé et qu’on ne saigne plus (Julie]. Je vous embrasse de tout mon cœur et aussi toutes mes chères dames avec qui je vais causer. « Ingres. »

Ingres donnait à entendre qu’il s’était produit, autour de la mort de Suvée, des incidens auxquels, pour sa part, il n’avait pas été mêlé. A l’heure où elle était survenue, Ingres se promenait dans Rome, « après son dîner. » Cela n’empêcha pas certaines bonnes âmes de raconter, à Paris, qu’une attaque d’apoplexie avait foudroyé le directeur de l’Académie de France, tandis qu’il discutait avec deux de ses pensionnaires, dont Ingres. La parfaite bonne grâce dont le directeur intérimaire Paris usa envers Ingres démontrerait, s’il en était besoin, qu’il n’avait pas de reproches à lui adresser. Les bontés mêmes de Suvée, qu’Ingres ne cacha point aux Forestier, parlaient aussi en faveur du pensionnaire et du directeur. Néanmoins, aux premiers récits malveillans que M. Forestier, lequel ne lui en épargnait aucun, lui communiqua, Ingres jugea bon de donner un démenti formel. La vie à Rome commençait à devenir séduisante. Grâce au ministre, heureusement influencé par Suvée, Ingres venait de toucher neuf cents francs d’arriéré, et cela le mettait au pair envers le directeur, tout en lui laissant une avance de plus de cent écus. Enfin il allait travailler sans soucis d’aucune sorte. Et même il pouvait renoncer aux avances de fonds que M. Forestier lui offrait. Il n’attendit pas le courrier ordinaire pour écrire à Paris. Tout de suite il voulut donner la nouvelle de sa libération matérielle :


« Rome, ce 1er avril [1807].

« Mon cher monsieur Forestier, je serai obligé de vous écrire deux fois, car, pour celle-ci, j’en ai à peine le temps, votre dernière étant arrivée tard, car les pluies et les giboulées de mars couvrent l’Italie et j’éprouve même, à mon château de Saint-Gaëtan, des secousses qui en font un vrai château branlant. Celle-ci est donc pour vous bien remercier de ce que vous m’aimez toujours, par les preuves que vous m’en donnez ; mais après vous avoir annoncé un malheur, vous saurez qu’il vient de m’arriver un bonheur tout récent. Trois pensionnaires avaient, sans m’en avertir charitablement, demandé par une pétition particulière au ministre de toucher l’année de l’an 14 qui leur était due comme à moi et que M. Suvée, par une économie mal entendue, nous retenait. J’étais moi-même désolé de cela, vous le savez. Le ministre, au lieu de ne l’accorder qu’à trois, l’a accordée à tous ceux qui se trouvaient dans les mêmes cas et prétentions, et comme il s’est trouvé de l’argent en caisse, le bon M. Paris nous a escompté cette somme. Pour moi, elle était de neuf cents francs. Il a retenu les vingt-cinq louis avancés à moi par M. Suvée et il me reste une centaine d’écus, et, cette grande dette payée, vous jugez si cela m’arrange et doit me faire plaisir. J’espère donc que cette lettre arrivera encore assez à temps pour vous éviter de voir M. Robillard, ce que vous m’annoncez dans votre dernière. Je suis touché de reconnaissance pour la bonté de votre cœur envers moi, mon cher monsieur Forestier. Je vous ai la même obligation, mais vous voyez qu’avec mes mois francs, que je vais toucher dès à présent, je serai assez riche pour ne rien refuser aux soins que je dois porter à mes ouvrages. Je vous dirai aussi que notre bon M. Paris a eu de grandes bontés pour moi. Mon atelier de Saint-Gaëtan n’était point plafonné, et, lorsque j’ai voulu y travailler, il en tombait des morceaux de poussière et de terre ; il m’a fait donc faire un plafond en toile, et, de plus, il m’a fait fermer ma grande croisée qui n’était qu’au couchant et qui m’aurait donné, l’été, beaucoup de soleil, et m’en a fait faire une très belle au Nord, comme mon joli petit atelier des Capucines. Tout cela a retardé un peu mes ouvrages, mais je regagnerai bien le peu de temps perdu, car tout cela était bien nécessaire, pour ne pas m’arrêter au beau milieu de la besogne. J’ai aussi reçu la lettre incluse dans celle de M. Naudet. Je suis bien enchanté du plaisir que ces petits ressouvenirs vous ont fait et je vous remercie de tout mon cœur des aimables complimens que vous m’en faites. Quant à ma chère Julie, quoique je ne la remercie pas encore, dites-lui que je suis bien reconnaissant de ce qu’elle fait pour moi et que je n’ai jamais douté qu’elle ne s’en tirât bien. Cependant je suis trop comblé de sa complaisance, et une autre fois, je serai plus discret à demander.

« Le mauvais plaisant qui parle ainsi de la mort de M. Suvée a outré la chose. Je vous dois cependant quelques détails sur cela, que je vous donnerai. Toutefois vous aurez bien souci de n’en faire part qu’à vous-mêmes qui êtes si prudens. Vous savez que mes chers camarades d’ici ne sont pas tous des saints. Notre table est un petit comité révolutionnaire et tout ce qu’on dit à Paris se sait ici, mes intimes amis à qui vous pourriez en faire part pourraient le divulguer sans penser à me faire du tort, et j’ai assez d’ennemis à Paris qui seraient enchantés de troubler ici même ma tranquillité et me faire ici des querelles à n’en plus finir, mais je ne dois avoir rien de caché et m’en acquitterai à la prochaine. Pour moi, vous savez comme j’ai vécu avec M. Suvée : je ne lui ai donné de ma vie le moindre déplaisir.

« Adieu, monsieur et cher ami, je suis fâché de vous faire payer un port de lettre de plus, mais je ne m’attendais pas que vous dussiez voir sitôt M. Robillard et, en cela, je vous réitère mes mille et mille remerciemens.

« Faites-moi pardonner à ma chère madame Forestier de ne pas lui écrire particulièrement cette fois, parce que le courrier me presse beaucoup, de même qu’à ma chère Julie. Embrassez-les bien toutes deux pour moi qui suis plein de reconnaissance de vos bontés.

« INGRES. »


Le moment était venu de se mettre à l’œuvre. Depuis six mois, Ingres était à la Villa Médicis et il hésitait toujours entre des sujets divers. D’abord, ç’avait été Jupiter et Thétis, puis Antiochus et Stratonice. Maintenant, c’était Hercule et les Pygmées qui le séduisait. A Toulouse, quand il préparait ses concours, à Paris dans l’atelier de David ou depuis son Prix de Rome, les fastes de la vie fabuleuse d’Hercule n’avaient pas cessé de l’intéresser. Le musée de Montauban garde des croquis, évidemment des dix premières années d’études, où Hercule exerce un rôle actif. Plus tard encore, Ingres devait tourner autour du dieu et, de sa massue formidable, essayer d’en écraser, — à l’encre ou au crayon, — la Médiocrité envahissante ! A Rome, il voulait montrer Hercule aux prises avec les Pygmées et les détruisant un à un. Symbolisme suffisamment clair de ce qu’il compte accomplir, à son tour, envers ceux qui, pendant le Salon de 1806, n’ont pas craint de s’attaquer à lui. Il avait, dans ses cartons, des dessins pris au Louvre d’après des vases grecs ou au cabinet des Estampes d’après les métopes du Parthénon. Pour l’instant donc, il était tout à Hercule.


« Rome, ce 7 avril 1807.

« Mon cher monsieur Forestier, je continue ma lettre dernière. Je suis bien aise d’apprendre que les rhumes permanens de l’hiver vous ont quittés, à tous ; moi, je me porte toujours très bien, excepté cependant que mes bras me dansent depuis quelques jours, ce qui me fait redoubler de ménagemens pour faire cesser cette petite incommodité… Pour cet été, mon atelier est terminé et je dispose mes tableaux. J’ai trouvé très heureusement par hasard une toile fine, très belle et très sèche, pour mon petit tableau ; sans cela, j’aurais été dans le plus grand embarras, ou pour la faire faire, ou pour la faire venir de Paris. À présent, rien ne me manque et vais aller comme le vent. La figure que je vais donner pour l’année est Hercule et les Pygmées. Après qu’il eut étouffé Antée, il s’endormit. Les pygmées voulurent venger leur roi et l’assaillent. Les plus hardis montent au chef. Vous voyez d’ici les drôles épisodes que cela peut me fournir. Hercule, c’est tout dire. Il y a longtemps que je n’ai fait des choses d’un caractère fort et qui me rappellent l’étude du corps humain dont il est nécessaire que je me rappelle. J’ai choisi le moment où il s’éveille et sourit en en considérant nu [pygmée] qu’il a pris dans sa main. Le reste de l’armée, il va le mettre dans sa peau de lion et l’apportera à Eurysthée. Ne soyez pas alarmé pour moi et pour le temps que cet ouvrage a l’air de demander, car ces petites figurines animeront la scène et sauveront l’aridité d’une figure académique. Je les ferai en jouant. Puissé-je ainsi un jour, nouvel Hercule, tenir et mettre dans ma peau de lion mes émules, mes détracteurs et mes envieux. Je désire beaucoup que vous approuviez ce projet, je m’attacherai surtout à rendre le tout très noble et à en sauver le risible et la farce que pourrait mettre celui qui ne serait pas pénétré de la manière dont les anciens ont rendu bien souvent de pareilles scènes, dont il y a mille exemples[9].

« Vous me demandez compte de mes plaisirs, je vous assure que je n’en ai pas ici de réels. Ce n’était que chez vous, mes chers amis, que j’en goûtais de vrais, et tout ce qui n’est pas vous ne m’est rien et si je n’étais à Rome, je ne pourrais si longtemps rester éloigné de votre aimable et douce compagnie. Je vous dirai cependant qu’en fait de plaisir, j’ai passé toute ma semaine sainte à la Chapelle Sixtine et les jours de Pâques à Saint-Pierre, qui est comme le temple de Salomon. La Chapelle Sixtine est consacrée uniquement à la sainte-semaine et au Conclave. Elle est enrichie du sublime chef-d’œuvre de Michel-Ange, le Jugement Dernier, et il a aussi peint le plafond, et le reste est tout couvert de belles peintures de Pérugin et autres très grands maîtres de la Renaissance. Rien n’est si imposant que toutes ces cérémonies, que le Pape[10], ce bon et vénérable homme, préside et tous les cardinaux. Je ne peux pas assez vous dire comme cela est beau, riche et simple tout à la fois ; mais ce que de ma vie je n’avais entendu, c’est de la musique comme le Miserere que l’on y chante trois jours de suite, ou, pour mieux dire, que l’on y exhale par des chants célestes et divins qui pénètrent l’âme et mouillent les yeux. Ce sont des versets en harmonie de voix, car vous saurez que le Pape n’a jamais d’autre instrument à sa musique. C’est son étiquette et il n’y perd pas, je vous assure. Avant le Miserere se chantent aussi les Lamentations ; c’est, en effet, un chant terre à terre et qui est bien la mélancolie elle-même et bien lamentable. Ce morceau est, à mon goût, pour le moins aussi beau et fait peut-être par sa nature plus d’effet que l’autre, j’en suis fou et vous l’enverrai noté par ma première. M. Gasse l’a écrit. Vous verrez que ce n’est rien, mais figurez-vous une voix céleste, toute seule et qui fait mal comme l’armonica tant elle file et passe insensiblement d’un ton à l’autre. Enfin, à la chute du jour, l’office de plain-chant fini, le Pape descend de son siège, il se prosterne, un grand silence prépare et annonce le chant céleste de ces voix qui commencent le Miserere. Tout dans ce moment est d’accord avec cette musique : aucune lumière, le jour baisse et laisse à peine entrevoir ce terrible tableau du Jugement Dernier dont l’effet prodigieux imprime une sorte de terreur dans l’âme. Enfin je ne sais plus que vous dire ; je suis tout ému en vous le racontant, si cela peut se raconter, car il faut le voir et l’en- tendre pour le croire. Le jour de Pâques, c’est tout autre chose. Tout ce que l’imagination peut se figurer en pompe et cérémonies en sera encore bien éloigné ; c’est tout ce qu’on peut faire de n’en être pas ébloui. J’ai été plusieurs jours que je ne voyais que le Pape, les cardinaux, et richesses d’or, d’argent, pierreries et décorations, et tout cela dans un Saint-Pierre qui est lui-même une des sept merveilles par son immensité et ses richesses. Au reste, j’aurai de quoi vous entretenir du Vatican, lui seul, tant que ma vie durera. Jugez du reste que je remets aussi, quand j’aurai le bonheur d’être toujours près de vous, puisqu’il faudrait des livres entassés et encore il faudrait voir... »


IV

Cette lettre est encore affectueuse et reconnaissante, mais c’est la dernière qui présente ce caractère. Au point où nous sommes arrivés, le drame commence. Julie a une rivale dans le cœur d’Ingres, et cette rivale qui est Rome, qui est l’art, l’emporte sur elle.

Mme Forestier avait écrit à Ingres. Nous ne savons pas dans quels termes, mais nous savons qu’ils le piquèrent au vif. Le pressait-on de rentrer ? C’était à l’heure même où le charme de Rome opérait magiquement. Avide de gloire, mais aussi avide de labeur, Ingres trouvait à la Villa Médicis ce qu’on ne lui aurait offert nulle part ailleurs : la paix du cœur, l’allégresse de l’esprit et une quiétude parfaite dans le lieu le plus divin de la Ville Eternelle. Partout, Rome lui parlait. Il était ivre de chefs-d’œuvre. Le cher atelier de San Gaëtano était pour lui aux portes mêmes du paradis : encore un pas et il en franchissait le seuil. Ce pas, il allait le faire, quand, du quai Malaquais, on le rappelait à la réalité : il fallait songer, au plus tôt, à revenir à Paris où Julie attendait l’enfant prodigue. Non, certes il ne reviendra pas encore. Il aime Julie, mais il adore son art et comment pourrait-il sacrifier celui-ci à celle-là, quand tout lui crie, au fond de lui-même, que son génie aura raison des malveillans qui le poursuivent de leur haine, pourvu qu’il accomplisse sa tâche sans faiblir ? M. Forestier, la bonne maman Forestier et Julie ne comprendraient-ils pas qu’il est déshonoré s’il ne triomphe pas avec éclat ? Ingres s’en ouvrit à M. Forestier. Le lionceau pourtant rentra ses griffes. Pas assez pour ne pas blesser cruellement le pauvre trio de l’Hôtel Bouillon :


« Rome, ce 29 mai 1807.

« Mon cher monsieur Forestier, pardonnez-moi de vous répondre un peu tard cette fois. Je pourrais vous donner quelques raisons à peu près valables, mais celle qui est plus vraie est que j’ai eu des étourdissemens de tête qui me faisaient quitter la plume. La nouvelle saison a, je crois, commencé et fini son effet sur moi, car je me porte à présent très bien ; je désire qu’il en soit de même de vous tous, mes chers amis. Dès à présent, je serai exact à répondre sitôt la lettre venue, et je vous prie de me continuer, par votre même exactitude, le plaisir de vos chères nouvelles.

« Je suis à présent tout à fait à mon travail. Il y a huit jours que ma figure est terminée d’ébaucher, mais, au lieu du terrible Hercule, j’ai peint Vénus au moment où elle vient de naître, sortant des flots blanchissans de la mer. Elle est honteuse de se voir nue : le fond est la ligne de la mer, et le ciel, d’où descendent les heures qui lui apportent une couronne d’or d’un travail exquis, les autres, des colliers, des bracelets, et des vêtemens divins. Ces figures sont dans l’air, très petites et animent et font tableau. De plus, je fais pointiller sur la vaste mer, tout plein de néréides, tritons, dauphins, enfin tous les habitans de la mer, qui sortent de l’eau pour admirer la beauté divine qui vient de naître[11]. Vous voyez quelle tâche je me suis donnée : au reste, voilà mes tableaux d’inclination. Je ne doute pas qu’il ne vous plaise et que vous ne l’approuviez ; je dois aussi vous dire que, quoique je sois bien pénétré des grandes difficultés de l’art qui est toujours au-dessous de l’imagination et de ce qu’on sent, j’augure assez de mon ébauche pour aller jusqu’au bout et j’ose vous promettre beaucoup mieux que vous n’avez encore vu de moi. Sitôt que j’aurai fini, j’irai inviter le sénateur Lucien de venir le voir. Je sais par quelqu’un qu’il s’intéresse à moi, et je compte aller, au premier jour, le remercier d’un billet de comédie (qu’il a envoyé dernièrement à moi et un pensionnaire sculpteur) chez lui, où il a joué, lui et sa belle épouse[12]. J’espère achever de l’intéresser quand il sera chez moi, mais je vois d’ici que vous me blâmez d’avoir encore changé de projet. Écoutez-moi : il m’a semblé que, pour faire dignement et avec attention le sujet d’Hercule, il fallait avoir fait plus encore que je n’ai fait jusques ici et que, si j’ai le bonheur défaire un beau tableau du plus beau style, mon Hercule aura encore plus de raison, en ayant donné la preuve.

« Pour cet effet, j’aurais bien des choses à vous dire, mon cher monsieur Forestier, si je pouvais espérer d’être mieux jugé et intentionné de vous que de madame votre chère épouse, si cependant vous voulez bien m’écouter jaser sur une chose bien essentielle pour le bonheur commun. Si je me trompe, dites-le-moi sans aigreur, je vous en supplie, parce que mes intentions sont pures et droites et qu’en cela même, c’est m’assassiner que d’avoir l’air de douter. J’espère que ce sera la première et la dernière fois, de vous à moi, que nous tiendrons pareil conseil. Ainsi je vais vous ouvrir mon cœur, et vous demande de m’ouvrir de même le vôtre en père.

« Voici. Je vous prie d’envisager mon état actuel et quelle physionomie différente il devait prendre lors de mon départ de Paris, Sans ce qui s’est passé au Salon, que je crois n’avoir aucunement mérité, si on m’eût rendu justice simplement, je pouvais espérer, comme un autre, des travaux honorables, qui auraient pu concilier ma gloire et ma fortune. Mais à présent, je vois que pour me faire rendre la seule justice que je mérite, il faut que je l’emporte, l’épée à la main, que je ramène par la vertu de mon talent, et ceux à qui il faut que j’apprenne ce que c’est que le beau, et ceux qui le savent et qui ne veulent pas l’avouer, par mauvaise foi. J’ai eu beau me cacher et vous écrire que je ne tenais plus à cette vaine gloire, mais je reviens et sens qu’on ne fait rien de beau sans elle et c’est en toutes choses. Me voilà donc encore une fois remonté et plus inspiré que jamais de mon art, et d’ailleurs, par tous les chefs-d’œuvre que je vois tous les jours ici, qui m’enflamment et me donnent des remords de n’avoir pas plus fait à mon âge, quand la nature m’a fait peintre et non autre chose ; il y a trop longtemps que mes moyens sont rétrécis et que je suis comme lié et en prison. Ici à Rome, j’ai l’occasion de produire, comme jamais je ne peux la désirer plus belle, excepté le bonheur d’être toujours parmi vous, mes chers amis. J’ai à présent le plus bel atelier de Rome ; j’ai trouvé de très beaux modèles et une tranquillité inappréciable pour faire les arts ; il me semble donc que je dois profiter de tous ces avantages pour produire un bel ouvrage, qui me venge dignement de mes ennemis et qui me concilie tout. Voyez combien cela serait long à Paris, avant d’avoir trouvé seulement un atelier, et qu’il vaut bien mieux, je crois, arriver avec un tableau que de dire : « Attendez, je vais le faire, « et toujours « Attendez. » Pendant ce temps, ils parviendraient peut-être à me jouer encore de mauvais tours, et à me décourager tout à fait, et puis, je vous avoue que, vis-à-vis de vous, et du bonheur où je suis par vous appelé à devenir votre gendre, je suis jaloux d’en être encore bien plus digne près de notre Julie. Je ne peux supporter l’idée de ne pouvoir la rendre complètement heureuse, ce qu’elle mérite tant à tous égards. Qu’est-ce que vous penseriez, et elle, de me voir arriver sans moyens, et ne lui apporter pour dot que des espérances ? L’idée de vous être à charge, malgré toutes les bontés dont vous êtes capable, s’associe difficilement avec mes idées où je ne mets ni fierté, ni raideur. J’ai fait choix du tableau de Mars et Vénus dont j’ai l’esquisse peinte, que vous vous rappelez et que vous aimez, je crois. Depuis le moment où j’ai pensé à ce tableau, j’ai toujours eu le plus grand désir de le mettre à exécution. Il y a une touchante expression, avec beaucoup de beauté, et de la plus relevée ; de plus, ces beaux chevaux divins animent cette scène d’une manière très pittoresque. Je crois enfin qu’il n’en existe pas de plus beau à traiter. J’ai, de plus, le grand avantage de l’avoir beaucoup mûri et pensé, ce qui en rendra l’exécution plus facile et aisée. Je n’ai point de fond que le ciel et de beaux nuages[13]. Si donc je pouvais obtenir de vous et mes bonnes dames votre agrément sur ce projet, après que vous aurez bien pensé et pesé toutes les raisons que je peux vous donner, j’en serais content ; cela ne rendrait tout au plus mon retour plus éloigné que de quelques mois de plus, mais ce retour serait pour moi double en félicité. Je n’aurais, selon moi, rien à me reprocher, ayant fait tout ce que j’aurais pu. Quant à ma seconde figure, je ferai de même que M. Guérin[14]. Je la ferai à Paris. Mon cher monsieur Forestier, faites-moi la grâce de répondre le plus promptement possible à cette lettre que j’écris sans savoir comment elle sera reçue. Si elle vous déplaît ou que vous me donniez vos bonnes raisons, ne me dites pas : Monsieur Ingres, vous pouvez vous regarder comme parfaitement libre. Je ne veux point être libre, moi, mon esclavage est si doux avec vous puisque je suis assez heureux de vous intéresser à ce point. Ainsi donc, mon cher monsieur Forestier, j’attends ce que votre sagesse aura fait et dicté, car je m’en rapporte entièrement à votre bon jugement, et croyez que, si je me trompe, je suis invariable dans l’attachement que je vous porterai tant que durera ma vie, et que tout ce que je fais et dis est toujours pour le mieux, et vous prie de plus d’être mon avocat auprès de ma bonne dame Forestier à qui je ne sais comment parler aujourd’hui, tant sa dernière lettre m’a fait de peine. Je vous prie de me mettre à leurs pieds, jusqu’à ce qu’elles veuillent bien me relever et mieux penser de moi, ce qui me fait la plus cruelle peine. J’attends donc, mon cher monsieur Forestier, votre réponse qui doit entièrement tout finir et conclure et ne puis assez vous répéter que je ne veux rien contrarier, ni fâcher personne encore moins, et que votre chère réponse, telle qu’elle soit, ne pourra rien changer aux tendres sentimens que vous et les vôtres m’avez inspirés, je ne sais en dire davantage pour le moment ; ma première, j’espère, me conciliera tous les pardons que Dieu le veuille !

« INGRES. »


Quand cette lettre parvint à M. Forestier, Ingres en recevait une qui le déterminait encore à préciser la situation.


HENRY LAPAUZE.

  1. Ingres, à qui on rendit plus tard ce dessin, en fit don à son ami M. Coutan. En 1882, le Louvre le reçut, avec une série magnifique d’œuvres des maîtres du XIXe siècle, de Mme Schubert-Milliet, héritière, par sa sœur, du grand collectionneur Coutan.
  2. Il s’agit du peintre Gérard qui s’intéressa toujours à la carrière d’Ingres.
  3. Jupiter et Thétis, conçu en 1806, ne fut exécuté définitivement qu’en 1811 et servit de dernier envoi de Rome. Voyez notre livre : Les Dessins d’Ingres. (Jugement de l’Académie des Beaux-Arts), p. 123. — Ce tableau est au musée d’Aix.
  4. M. Salé fait partie du groupe de la Famille Forestier.
  5. Sa lettre est datée du 25 décembre 1806.
  6. Thomas-Charles Naudet, peintre et graveur, né à Paris en 1773, mort à Paris, le 14 juillet 1810.
  7. Le portrait peint d’Ingres par lui-même, en 1804.
  8. Élève de David, familier du sénateur Lucien, fondateur du musée Vicar, à Lille, sa ville natale.
  9. Ce tableau ne fut jamais exécuté.
  10. Ingres devait peindre deux tableaux de la Chapelle Sixtine qui sont parmi les plus belles et les plus complètes de ses œuvres. — Musée du Louvre (1820), don de Mme Schubert-Milliet. et Collection Legentil, ancienne Collection Marcotte (1814).
  11. Ce tableau fut interrompu par Ingres et terminé seulement en 1848. — Château de Chantilly.
  12. Ingres dessina quelques années plus tard une grande composition à la mine de plomb : la Famille de Lucien. (Collection du comte Primoli.)
  13. Ingres n’a jamais réalisé ce tableau.
  14. Guérin rentra à Paris sans avoir terminé ses années de pension à l’Académie de France à Rome.