Le Roman d’amour de M. Ingres/02

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Le Roman d’amour de M. Ingres
Revue des Deux Mondes5e période, tome 57 (p. 408-442).
LE ROMAN D’AMOUR
DE
M. INGRES
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS

DERNIÈRE PARTIE[1]


Ingres écrivit à M. Forestier :


« Rome, ce 2 juillet 1807.

« Mon cher monsieur Forestier, je n’oublie pas que vous vous appelez Pierre. Recevez à cet égard les vœux que je fais pour votre bonheur. Santé pour vous et toute votre chère et bonne famille. Mais j’apprends avec la plus grande peine que Mme Forestier ne se porte pas très bien, ce que j’attribue peut-être aux soins maternels pour tout ce qui l’entoure, qui lui fait souvent oublier son propre état, tant elle est bonne et sa chère fille aussi. Enfin, mes chers amis, conservez-vous pour tous ceux qui vous aiment et vous connaissent comme moi et qui vous apprécient de même... Plus vous me donnez de plus grandes preuves de la plus pure amitié, et plus je dois être sincère et vrai. Ma conscience me le reprocherait éternellement. J’en atteste donc ma bonne conscience qui, jusqu’ici, ne me reproche rien, pas même d’avoir recherché votre alliance par l’honneur de vous appartenir et par l’espoir fortuné de partager le cœur de la fille du monde la plus vertueuse et la plus aimable, celle qui a fixé mes vœux et mon cœur, et que jamais je ne pourrai remplacer. Mais, plus je l’aime, et plus je lui dois compte de son bonheur, et ne pas lui faire épouser ma misère et ma mauvaise étoile qui ne cesse de me persécuter. Elle est en croupe derrière moi et ne me quittera jamais, soit aussi qu’il puisse y avoir de ma faute ou je ne sais quoi qui fait que je suis constamment malheureux, et que rien ne me réussit. J’avoue, après cela que, n’étant pas capable de faire ni tort, ni mal à personne, je conçois assez difficilement celui que l’on me fait. Je perds la tête, et n’ai ni assez de force ni de courage pour tenir tête et repousser ce torrent d’intrigues, de calomnies, et, en vérité, je suis sur les dents. Ils ont bien réussi à me ruiner de toute façon. La suite ne me paraît guère plus consolante pour moi. Mieux je ferai pour moi et plus j’allumerai leur rage. Incapable de politique et de complaisance pour eux, je serai toujours le même et leur porterai la même franchise et la plus forte haine. J’ai Paris en horreur ; il est le théâtre de ma misère, plein de mes ennemis qui ne cherchent qu’à me perdre : leur bonheur sera de me tourmenter et jouir de mes larmes. Or donc je désire ne plus y retourner. J’aime mieux mourir ici de misère, s’il le faut, que de vivre à Paris comme au milieu d’une forêt d’assassins et de voleurs. Oui, monsieur Forestier, j’ai les yeux ouverts. L’avenir m’effraye et que serait-ce pour moi, quel tourment de plus, de faire partager à ma famille toute ma misère ? Il en est temps encore, il vous reste encore d’heureux jours à couler. Je ne veux pas les obscurcir ni les faire partager (sic), encore moins à ceux que j’aime le plus. Mme Forestier mérite un autre époux que moi ou du moins plus heureux, et, quoi qu’il en coûte à mon cœur d’un pareil aveu, j’aime encore mieux la perdre que de faire son malheur. Ce que vous me dites, dans votre lettre du 15, si juste et si sage, sur votre adorable enfant m’a touché ; vous m’avez pénétré de mes devoirs dans un acte aussi saint et essentiel à notre bonheur commun, que je n’hésite pas à m’ouvrir entièrement à vous, préférablement à tout autre. Vous êtes les seuls vrais amis que j’eusse dans Paris et, par conséquent, les seuls, après mes chers parens, auxquels je dois le reste de ma malheureuse existence pour leur être utile, si je le peux. Si j’étais capable d’oublier que je suis né peintre et par quelque autre métier devenir leur appui, je quitterais la peinture. Mais peut-être que le genre que je serai sûrement forcé d’entreprendre dans un état obscur et tout à fait retiré me réussira mieux que de continuer le genre pour lequel je suis né et qui ne m’a encore donné que crève-cœur et déplaisir. Mais je suis bien las de vivre ainsi, et je voudrais qu’un heureux accident m’enlève de sur cette terre maudite où, depuis ma naissance, je ne fais que souffrir. Mon existence ici est une inaction entière, je n’ai plus d’idées, le travail m’est pénible, je n’ai pas ma tête saine et le découragement est total ; rien ne m’a été si fatal que mon éloignement. Les lâches n’attendaient que ce moment pour m’assassiner. Mais je reviendrais qu’il en serait de même ; le branle est donné et je serais, de plus, le triste spectateur. Je verrais mes prétendus amis me tourner le dos et les premiers à me jeter la pierre. Il vaut mieux que je dise adieu à la France, et mieux au monde, si cela pouvait m’arriver pour finir mes misères. Alors peut-être on me plaindrait et on dirait : « C’est dommage, » ou, que de peintre je devienne savetier ; Mais la plus grande peine qui puisse m’arriver est que vous ne preniez mal l’aveu que je vous fais et dont au fond vous devez sentir la justesse. Vous voyez l’état présent des arts en France et leur but. C’est de vous que j’apprends le caractère maudit des artistes en général et leur noire méchanceté. Je suis, comme vous le croyez, incapable d’aller briguer des ouvrages. Le goût de ces ouvrages est affreux ; ils sont, d’ailleurs, comme une troupe de chiens après une mauvaise proie, et je ne peux enfin répondre de la beauté de mes ouvrages historiques pour venir à bout de terrasser l’envie qui s’y attachera. Que les moyens d’exécution me manquent tout de même qu’à Paris ils m’ont toujours manqué et enfin que vous apporter en dot, que chagrins et pauvretés ? Je n’ai que trop peut-être abusé de vos bontés et, malgré tout votre attachement, vos services, je ne suis pas exempt à quatre cents lieues de vous des chagrins les plus cuisans auxquels depuis luit mois je suis en proie. Si vous devez achever de lire cette lettre et y bien réfléchir, vous verrez que ce que je vous dis est malheureusement vrai et que j’exciterai en vous plus de pitié que de colère. C’est à un père que Je crois encore parler et qui doit faire grâce, s’il y a lieu, en faveur de l’état où je suis et du pur sentiment qui me guide. Ce que je vous écris n’est pas une boutade, ni un moment de désespoir. C’est ce que je ne peux m’empêcher de voir depuis longtemps et dont je vois tous les jours les malheureux progrès. Je vous les ai détaillés et fait sentir peu à peu. De plus, j’ai à payer à une personne que vous connaissez une somme de mille francs, dette à laquelle je ne comprends rien. Je n’en ai pas moins fait un billet à ordre pour la fin de ma pension. Je suis en proie à tous les tourmens et voyez quel gendre vous avez. Mais il est temps de terminer cette lettre qui me fait le plus grand mal à écrire, tant j’ai le cœur serré. Adieu, ceux que je n’ose plus appeler mes amis, mais que je ne cesserai jamais d’aimer.

« Ayez pitié de mon malheureux sort. Je ne peux plus rien dire.

« INGRES. »


M. Forestier ne pouvait pas rester sur ces lettres d’Ingres sans se manifester. Mme Forestier et Julie n’avaient plus qu’à garder le silence : c’était au chef de famille qu’il appartenait de prononcer le dernier mot. Par la riposte même d’Ingres nous devinons les grands reproches d’ingratitude et d’égoïsme dans la mercuriale du magistrat. On a dû insinuer, comme une preuve de duplicité, qu’il avait d’importans travaux chez le sénateur Lucien, grâce au directeur de l’Académie de France, Guilhon-Lethière, homme de confiance du frère aîné de l’Empereur.

C’était faux. Ingres ne reçut aucune commande de Lucien, que celle du portrait au crayon de la famille dont il fit un chef- d’œuvre. Et cette commande ne vint que très longtemps après. L’insinuation avait son prix : Ingres, libéré de toute préoccupation matérielle, reprenait sa parole à l’instant où il n’avait plus besoin de l’aide de Forestier. Si l’on examine la production d’Ingres, aux alentours de 1807, on remarque que, en dehors de ses envois de Rome, il n’eut guère de travaux, hélas ! susceptibles de l’enrichir : il exécuta le portrait de Mme Devauçay vers la fin de 1807. La délicieuse créature était l’amie de l’ambassadeur de France à la Cour du roi de Naples : évidemment ce fut l’occasion d’une recette pour Ingres. Quelle recette : quatre cents francs ! Mais il lui fallut attendre jusqu’à 1811, — quatre années ! — pour trouver à peindre d’autres portraits, celui de M. Bochet et celui de Mme Forgeot. Le portrait de Granet, en 1807, avait été offert par Ingres à son ami[2].

Non, ce n’est pas de ce côté que M. Forestier devait chercher les raisons déterminantes de la conduite d’Ingres. M. Forestier lui-même n’était pas sans reproches : il avait, manquant évidemment de psychologie, trop brutalisé le jeune artiste. Et, d’autre part, on n’avait pas suffisamment compté avec l’éloignement où s’effaçait l’image de la fiancée, où le cadre d’intimité familiale, qui avait séduit Ingres, s’estompait jusqu’à disparaître bientôt complètement.


« Rome, ce 8 août 1807. Reçue le 22[3].

« Monsieur Forestier, je reçois à l’instant vos lettres. Je vois que je suis votre fléau et que ce n’est pas assez de ma propre ruine, sans y associer ceux qui, au monde, le méritent le moins. Je suis au désespoir de ce qui se passe, de l’état où je vous mets. Mon propre état est aussi douloureux. Je suis, quoi que vous en disiez, un être bien malheureux par les remords que me donne ma conduite envers vous et les chers vôtres. Mais cette conduite, telle que vous voudrez l’appeler, et qui me poignarde toutes les fois que j’y pense, je l’ai crue nécessaire au bonheur commun, puisque, malheureusement, tout ce que je vous ai dit dans ma dernière existe et que j’ose vous le rappeler d’un bout à l’autre. Mais c’est toujours moi qui fais le mal et tout retombe sur ma malheureuse tête et doublement malheureuse, puisque je vous fais ce mal avec les intentions les plus droites, croyant éviter par là de plus grands maux encore pour le reste de la vie. La timidité et le besoin de confiance ou de conduite m’a conduit dans le précipice, toujours dans l’erreur de moi-même ; me flattant, je me suis trompé moi-même et me suis pour la vie donné contre moi des armes. J’ai cru longtemps que je pouvais devenir heureux comme un autre, vous aviez fixé mon inconstance. Je jouissais d’avance de l’espoir heureux en l’honneur de vous appartenir, que j’avais sollicité et que vous m’aviez accordé avec tant de bonté ; votre aimable et vertueuse fille était tout pour moi, je n’ai pas l’art de jouer l’hypocrite et de tromper surtout ceux qui me rendaient la vie si douce. Oui, je puis dire que tant que j’ai été avec vous il n’est rien de plus vrai et de plus sincère que ce dont vous avez été le témoin. Cet heureux état a duré jusques avant mes quatre dernières lettres où vous avez eu peine de mes hésitations qui ont été le prélude de l’état où je suis et où alors, faute d’entière confiance, je vous trompais vous et moi-même. Oh ! pourquoi a-t-il fallu vous quitter et exposer au Salon ? Je suis inguérissable. Vous me forcez, monsieur, par ces aveux terribles, à une dureté de cœur qui ne m’est pas naturelle et je me fais la plus grande violence. Vous m’avez peut-être connu meilleur, et vous tous qui m’avez vu depuis plus d’un jour pouvez peut-être me rendre cette justice. Je ne peux vous cacher les remords que je ressens de vous affliger tant que je donnerais ma vie, si elle pouvait tout concilier et tout réparer. Mon supplice est d’autant plus grand que je vous aime avec autant de tendresse, autant par la reconnaissance que je dois avoir des soins et des services que vous m’avez rendus que par l’inclination que j’ai toujours eue pour vous et vos vertus. Mais, à présent, ma tête et mon cœur sont malheureusement changés. Je n’ai pu supporter l’épreuve ; en vous perdant de vue, j’ai tout perdu. Tout occupé de mon crève-cœur et des chagrins qui le causent, je ne vois qu’un avenir funeste pour moi et tout en noir. Abandonné de mes amis qui, sans doute, m’oublient, je ne crois plus à rien, je ne crois pas à moi-même. Tout ici même ne tend qu’à me faire sentir que je suis oublié et enterré, et cependant, je préfère cet état d’abnégation à être continuellement à lutter contre l’intrigue, la calomnie et la mauvaise foi. De plus, l’inconstance est un vice de caractère tel chez moi, que je n’ai jamais pu le vaincre ; j’en suis, moi tout le premier, la victime, puisque je ne finis rien. Je n’ai point de tête ni d’idées nettes ; ce que j’aime le matin n’est plus de même, le soir, à mes yeux. C’est ce qui me rend continuellement malheureux. Mes ouvrages d’aujourd’hui sont des ouvrages de Pénélope. Je dois convenir cependant que si j’avais eu le bonheur de ne point exposer au Salon, la source de mes maux, et de rester à Paris constamment, j’aurais, je crois, évité de vous causer jamais aucun chagrin, et serais peut-être devenu sociable. Dans le cas qui est arrivé, j’aurais dû me défier de moi-même, mais dans toutes mes démarches le présent me souriait et j’aurais dû m’expliquer mieux avec vous sur l’avenir. Hélas ! je m’explique lorsqu’il n’est plus temps, par les quatre avant-dernières lettres, différant toujours et n’osant m’ouvrir, j’ai écrit, par cette faiblesse, ce que je ne sentais plus, le désavouant au fond de mon cœur Depuis ce temps, mon cœur, devenu de bronze, s’est fermé, et j’ai la dureté de vous faire cette confession de foi pour ne point continuer à vous tromper. A présent, je redoute tout et ne crains rien ou, pour mieux dire, je ne sens rien ; mon cœur, je l’avoue à ma honte, n’a pu subir l’épreuve imposée naturellement par ce fatal voyage. Je ne veux point offrir à Mlle Forestier un cœur indigne d’elle, qui ne peut la rendre heureuse. Je ne me sens plus fait aucunement pour l’état qui me charmait le plus avec un cœur si parfait que le sien. Je me connais à présent trop bien. Je ne veux point vous faire, à elle et à vous, un si funeste présent. Je ne me flatte point assez, d’ailleurs, pour croire que je puisse inspirer un sentiment qu’elle ne puisse facilement détruire. Je n’ai rien en moi d’assez aimable ; l’innocence de notre commerce, connu de tout le monde, et sa seule vertu, la mettent à l’abri de tout soupçon injurieux. Tout tombera sur moi et, sans braver votre juste ressentiment, je m’y attends, mais j’aime mieux mourir que de revenir en France, à moins qu’une force supérieure et arbitraire ne m’enlève d’ici. Si mes ennemis viennent m’y troubler, je fuirai plus loin ; ce pays de Paris m’inspire une horreur qui m’est insurmontable ; ce que j’y ai souffert me fait encore frémir. Je n’ai plus de projets d’ambition, je ne sais ce que je deviendrai par la suite. Il est absolument faux que j’aie des travaux pour le sénateur Lucien. Je ne lui ai parlé qu’une fois, à Rome ; une autre fois, je ne l’ai pas trouvé chez lui, et j’en suis resté là. Quant à l’avenir, flatteur pour moi, il est vrai que je suis à Rome logé et nourri, mais mes treize piastres ne suffisent pas, après mon entretien, à me donner des modèles quand j’en ai besoin, quoique je vive dans la plus grande économie. M. Lethière peut avoir fait pour moi des choses que j’ignore, mais si on me propose jamais des ouvrages indignes de mon talent, je les refuserai net. Voilà l’avenir flatteur et la vérité, malgré le secours que j’ai reçu, toujours les mêmes nécessités. Et cependant, ce pays me plairait beaucoup si je pouvais y être heureux ; peut-être que lui seul, par ce qu’il est, aurait pu me guérir de ma frénésie si on m’avait laissé libre de faire mon temps et non me le prescrire, au moment où je respirais un peu, et que le goût naturel qui me porte à mon art s’emparait de moi, et cela par le soin de ma propre gloire sont venues des persécutions bien naturelles de votre part, mais qui ont beaucoup contrarié mes idées. Le temps s’est passé la plupart du temps sans moyens de faire, et toujours avec la fièvre des irrésolutions que mon inconstance rend encore plus pénibles. Ayant eu bien le temps de faire et de concilier mon plan d’études et d’ouvrages sérieux et essentiels, et fait tout ce que je pourrais faire, je fusse peut-être retourné à Paris tout autre. Mais, tout a été au rebours : moi me figurer que je pourrais sitôt quitter un pays qu’il faut connaître, pour en sentir tout le prix, et vous de ne l’avoir pas su prévoir. Ce n’est point, monsieur Forestier, à titre de reproche, que je vous mets ceci sous vos yeux. Vous avez toujours fait et faites ce que vous devez naturellement faire ; mais moi, j’ai fait, de la meilleure foi du monde, inconséquence sur inconséquence, dont je vous fais malheureusement les premières victimes, à ma confusion et à mon désespoir. Il fallait parler et s’entendre et ne rien arrêter. Voilà, hélas ! tout mon crime, mais puis-je après ces aveux malheureux redevenir votre gendre ? Suis-je digne du cœur de votre adorable fille et de vous ?... Quelle confiance pourriez-vous avoir en moi à présent, et puissiez-vous me pardonner, je sens que, malgré l’exemple de tant de vertus en vous réunies, mon âme est tellement aigrie et ulcérée que vous ne me trouveriez plus le même qu’autrefois. La seule vue ou la moindre contrariété m’ôterait la paix du cœur que je trouvais en vous, et tous vos soins touchans et vos bons exemples ne me donneraient la philosophie de supporter patiemment ce qui n’est pas juste et l’ambition d’être placé où je le mérite. On a donné des médailles à des êtres et moi des couleuvres à ronger. Non, je n’aurai jamais de bonheur, je suis mal né. Je renonce à la société ; mauvaise ou bonne réputation que je puisse y acquérir, au moins, je n’en serai pas le triste témoin. Je fais à présent ce dernier effort, si je puis encore faire quelque chose pour m’acquitter de ce que je dois au monde et ne plus rien devoir aux hommes que beaucoup de haine et malédictions, excepté au très petit nombre qui auront eu quelque compassion de mon sort. Je m’attends à votre mépris, je n’ai point de plus fort ressentiment à souffrir de votre part et par là vous allez m achever, et cependant croyez que, malgré la dureté de mon cœur, je trouve la place des remords que me donne l’état de votre chère famille, que je suis doublement malheureux de causer tant de désastres et que je ne sais plus aujourd’hui ; ayez encore pitié de moi. Je ne sais plus que vous dire, il y a trop longtemps que je fais trop souffrir mon propre cœur et les vôtres et trois cents lieues que je viendrais de faire à pied ne me lasseraient pas plus, sans parler de l’effort d’oser ainsi vous parler. Je dois cependant encore vous dire que, quant aux idées que vous ne voulez tracer, et des injurieuses conséquences que vous avez tirées de Lucien, et que Mlle Forestier a eu la bonté dans le cœur de chercher à effacer par ce qu’elle croyait, croyez, monsieur Forestier, que l’intérêt ne fut jamais et n’est le mobile de mes actions, et que surtout je n’ai même jamais occupé mon esprit de ce que vous pourriez donner à votre chère fille en matière de dot, et à l’avantage réel que j’avais d’être traité comme votre second enfant, que vous m’offriez si généreusement. J’ai cru qu’il était, au contraire, de mon devoir de penser aussi à son bonheur de ce même côté, tant pour ma propre satisfaction personnelle que parce que je suis persuadé très fort que la vertu d’une femme est sa véritable dot, et ce qui me rend toujours chère Mlle Forestier. J’avais donc, pour être franc (et je ne vous l’ai jamais celé), toujours vu avec peine par le soin outré de ses talens que vous vouliez réparer par là l’insouciance coupable de son mari (pardonnez-moi) ou de son peu de moyen à lui donner l’aisance de la vie. »


A Monsieur Forestier.

« Je viens de relire vos lettres. Je ne puis tenir à mes remords ; oui, j’ai perdu la tête, vous m’ouvrez les yeux, mais en grâce agréez et obtenez que je puisse rester mon temps entier à Rome où je puisse y faire ce que demande ma grande satisfaction. Je vous le demande à deux genoux, il m’est impossible de quitter sitôt un pays si merveilleux. Cette contrariété a seule fait tourner ainsi ma tête. Vous n’êtes pas, peut-être, sans le sentir comme moi. Mais l’état de mes bonnes dames m’affecte horriblement. Ayez bien soin de vous. Je n’ai le temps ni le courage de répondre à leurs bonnes raisons, leur bonté, leur douceur. Elles me tuent, m’ôtent les moyens de jamais me justifier du mal que je leur ai fait. Je n’ai point le temps de refaire une lettre, le temps me presse trop. Mais, de grâce, ne la lisez pas ou, du moins, laissez à jamais ignorer à ces dames et à vous-même ce qui est indigne et de vous et de moi. C’est pour vous seuls que je reverrai la France. Sur cela, je vous sacrifie ma forte prévention ; mais que dois-je, que puis-je espérer après vous avoir causé tant de mal ? Que cette lettre ne peut-elle vous arriver de suite ! ah ! que je serais soulagé. Mais, de grâce, je suis accablé de ce qui se passe, laissez-moi respirer un peu moins péniblement. Soignez bien madame et la bonne Julie aux pieds desquelles je me jette et aux vôtres, monsieur, bien persuadé que je ne mérite pas les pardons que je vous demande. Je souffre cruellement sur vous, mes trop bons amis.

« INGRES. »


Puis, plus rien... Ingres était mort pour la famille Forestier.

Mais M. Forestier et Ingres père échangeaient des lettres, dans le même temps. M. Forestier, au mois de juillet, avait envoyé à Montauban une copie du portrait laissé à Paris, où Julie, on l’imagine sans peine, dut apporter les soins les plus tendres. À cette copie s’ajoutaient les deux vues de la Villa Médicis et de San Gaëtano, copiées également par la douce Julie : le brave ornemaniste reçut ce triple envoi avec une joie infinie. La lettre de M. Forestier qui l’annonçait était bien quelque peu pessimiste. Elle donnait à entendre qu’Ingres s’attardait à Rome et qu’il y oubliait apparemment les sermens échangés. Ingres père, s’il tenait à l’honneur du mariage annoncé, avait bien plus à cœur la gloire artistique de son fils et il ne pouvait le blâmer de prolonger son séjour à la Villa Médicis jusqu’à l’exécution d’une œuvre forte. Et, d’ailleurs, M. Forestier, impressionné par les critiques du Salon de 1806, n’avait-il pas été du même avis sur la nécessité, pour Ingrou, de faire ses preuves, et de les rapporter de Rome ? « Allons, monsieur Forestier, soyez raisonnable... » On lit cela entre les lignes de la lettre à M. Forestier, écrite de Montauban, le 9 août 1807, le jour même où partait de Rome la dernière lettre, la suprême lettre d’adieu !


« Montauban, le 9 août 1807.

« Monsieur,

« J’ai reçu en son temps la caisse que vous m’avez annoncée par votre chère lettre du mois dernier, contenant une copie du portrait de mon fils et deux vues de Rome. Quoique j’attendisse beaucoup du talent de mademoiselle votre fille, je puis dire qu’il surpasse l’idée que j’en avais conçue. Qui copie de cette manière doit certainement composer avec ce génie qui caractérise les grands artistes. Tout concourt à me rendre cher ce portrait, et celui qu’il représente et la main qui a bien voulu le tracer. Recevez-en mes remerciemens et soyez assuré d’une reconnaissance égale au plaisir que ce cadeau m’a fait éprouver. Toute ma famille est aussi contente que flattée d’une telle marque d’amitié. Veuillez faire agréer ses complimens à la chère vôtre. Vous me faites part des craintes que vous avez au sujet de mon fils à Rome. Ces doutes sont bien excusables, même naturels, à un père qui n’a d’autre but que le bonheur de son enfant et qui est toujours prêt à prévenir tout ce qui pourrait lui causer la moindre peine ; mais d’après les sentimens de mon fils, ses lettres et le mérite de Mlle Forestier que j’espère bientôt nommer ma fille, j’ose croire que jamais de semblables doutes ne seront fondés.

« J’avais espéré, jusqu’à ce jour, que mon fils eût convenu avec vous qu’il ne resterait qu’un an à Rome, il ne m’en a rien dit, je pensais donc que l’époque de son retour serait déterminée par celle où il aurait fini un tableau d’histoire pour établir définitivement sa réputation. J’approuvais fort ce parti, surtout d’après la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire dans le temps, dans laquelle vous prouvez qu’il est nécessaire qu’il ne reparaisse à Paris qu’armé d’un tableau d’histoire pour répondre à ses envieux et faire cesser leurs scandaleux propos.

« D’après cela, je ne comptais pas le retour de mon fils aussi prochain. Mais dans sa dernière il me marque que son découragement est grand, qu’il ne compte plus faire un tableau à Rome, où tout est grand, qui fourmille de choses qu’on ne saurait trop étudier, mais où il n’y a pas l’ombre de cette émulation qui enfante les chefs-d’œuvre ; que, d’ailleurs, tout y est cher relativement à la modicité de sa pension ; qu’il ne désire rien tant que se rendre auprès de sa chère Julie et de son aimable famille pour pouvoir tranquillement se livrer à son art et faire un ouvrage qui le fasse enfin connaître.

« Les intentions de mon fils sont toujours les mêmes. Je lui écris aujourd’hui pour lui faire part de votre dernière. Aussitôt que j’aurai une réponse, je me hâterai de vous en faire part. Je sens tout l’honneur de votre alliance, et j’aime trop mon fils pour ne pas contribuer de tout mon pouvoir à son bonheur.

« Recevez, monsieur, l’assurance de la parfaite considération avec laquelle je suis

« Votre très humble et très obéissant serviteur.

Pour copie conforme,

« INGRES. »

Pour copie conforme : c’est que, en effet, cette lettre, M. Forestier ne l’avait pas reçue à sa date. Le père de Julie, inquiet sur le sort des copies de sa fille, expédiées de Paris en juillet, s’informa. Ingres père répondit qu’il avait remercié et il envoya copie de la lettre égarée. Des adieux d’Ingrou, pas un mot sans doute ne fut dit par M. Forestier et le petit n’avait pas donné signe de vie à Montauban. Sans quoi, la lettre qui suit, d’Ingres père à M. Forestier n’aurait jamais été écrite, — cette lettre où on le prie de s’occuper à Paris des envois d’Ingres.


« Montauban, le 5 octobre 1807.

« Monsieur,

« Retenu depuis près d’un mois dans mon lit par de violentes douleurs occasionnées par la goutte, je suis forcé d’emprunter la main d’un de mes amis pour vous renouveler mes sentimens distingués, et pour vous manifester combien j’ai été peiné en apprenant que vous n’avez pas reçu une de mes lettres en date du 9 août 1807. Je la confiai à un de mes amis qui me promit bien de vous la remettre. Il aurait mieux valu sans doute que j’eusse employé la voie ordinaire du courrier, qui m’aurait épargné ce désagrément. Soyez persuadé, monsieur, que je vous écrivis. Il est vrai que depuis cette époque j’ai été bien négligent. N’attribuez mon silence ni à l’oubli, ni à l’indifférence, vous n’êtes pas fait pour inspirer de pareils sentimens. Excusez, monsieur, cette espèce d’apathie de laquelle vous n’aurez plus à vous plaindre et intercédez pour moi auprès de Mme Forestier. Ses productions qui font l’embellissement de mon cabinet et que je contemple tous les jours avec un nouveau plaisir, rendent ma négligence moins excusable et auraient dû me rappeler les hommages que je devais à tous ses soins.

« Le porteur de la présente est M. Couderc, architecte, qui a eu l’honneur de vous connaître étant à Paris en même temps que mon fils. Je désirerais pouvoir vous donner des nouvelles récentes d’Ingrou, mais il y a très longtemps qu’il ne m’a point écrit. Vous avez été sans doute instruit qu’il vient d’envoyer deux tableaux à l’Exposition, je voudrais bien qu’il en eût la propriété. Dans ce cas, je suis certain qu’il vous a prié de les retirer. C’est ce que je désirerais de grand cœur par le plaisir que j’aurais d’en posséder un à Montauban pour l’exposer aux yeux de mes concitoyens et aux regards des élèves qui me sont confiés. Il produirait sur ces derniers une vive émulation qui ne pourrait que donner de bons résultats. Dans le cas que le gouvernement soit possesseur de ces deux tableaux, j’adresse une pétition à Monseigneur le ministre de l’Intérieur pour lui faire la demande d’un, en mettant les mêmes motifs que ci-dessus. J’ai, à cet effet, nanti M. Couderc d’une procuration en forme. Je vous prie, monsieur, de vous en entendre avec lui pour les démarches à faire à cet égard. Vous m’obligerez infiniment. Recevez d’avance mes remerciemens et soyez, auprès de Mme et Mlle Forestier, l’interprète des sentimens les plus sincères et les plus affectueux avec lesquels je vous prie de me croire,

« Monsieur,

« Votre très humble et très obéissant serviteur.

« INGRES. »


Cette fois, M. Forestier dut mettre toutes choses au point. Et la correspondance des deux pères ne se poursuivit pas plus avant.


V

Il faudrait écrire ici le mot : Fin, s’il ne nous restait encore un document à placer sous les yeux du lecteur. Et quel document !

Mlle Forestier s’était donnée tout entière à son amour. Elle vécut jusqu’à un âge très avancé et quand, d’aventure, ses familiers faisaient allusion au lointain passé et regrettaient qu’elle n’eût point épousé l’un des jeunes gens qui fréquentaient le petit Hôtel Bouillon : « Non, répondait-elle, quand on a eu l’honneur d’être la fiancée de M. Ingres, on ne se marie pas. » Mais elle avait gardé, au fond d’elle-même, une douloureuse amertume dont le récit quelle rédigea, du drame moral de 1806-1807, porte les traces. Ce récit est parvenu jusqu’à nous. Ecrit de la main de Mlle Forestier, de cette même main qui, dans le portrait du Louvre, tient un fin mouchoir destiné à sécher ses larmes, il forme un petit cahier de dix-huit feuillets, chargés, au recto et au verso, d’une écriture un peu lourde, souvent raturée, et qui décèle déjà la vieillesse commençante. Dans quelle intention Julie rédigea-t-elle son récit ? Pour qui ? Pour quoi ? Autant de points d’interrogation auxquels il nous est impossible de répondre. Le récit de Julie porte ce titre : EMMA OU LA FIANCÉE. Julie Forestier, c’est « Emma Darmençay. » Jean-Auguste-Dominique Ingres, c’est « Auguste d’Egreville. » Voici les tristes pages, telles quelles.


EMMA OU LA FIANCÉE

« ... Un jour pourtant, Emma !... » À ce mot, la tête de la jeune fille s’inclina vers les roses qui paraient sa ceinture, et leur éclat se refléta plus vivement sur l’albâtre de son teint : « Oh ! madame, regardez comme elle ressemble à son bouquet ! » Ceci s’adressait à Mme Darmençay qui, sortie depuis quelques minutes seulement, venait de rentrer : « Que lui avez-vous donc dit ? » reprit cette dernière, en fixant avec quelque inquiétude le jeune homme qui lui parlait. « Rien, ou presque rien, du moins, » fit-il en abaissant son regard sous celui de Mme Darmençay. Puis, la bonne mère les considérant tous deux avec une tendresse presque égale, sourit doucement, les fit asseoir à ses côtés, et réunissant leurs mains dans les siennes, posa sur le front de sa fille un doux baiser. Alors commença entre eux une de ces conversations dont le cœur fait seul tout le charme et tous les frais.

Cette petite scène se passait dans une maison de campagne assez rapprochée de Paris. A raison de cette proximité et dans la belle saison, M. Darmençay, que d’importantes fonctions retenaient à la ville, pouvait chaque jour, après avoir pris le repas du matin avec sa famille, se rendre à ses occupations et l’heure du dîner le ramenait auprès d’elle. Au moment dont nous parlons, il était attendu avec impatience par sa femme, sa fille et le jeune homme dont il a été question plus haut, Auguste d’Egreville, c’était son nom, avait inspiré aux parens d’Emma assez d’estime et leur avait fait concevoir d’assez hautes espérances pour les déterminer à lui accorder la main d’une fille unique et tendrement chérie dont l’éducation, extrêmement soignée, avait toujours été la plus douce comme la plus continuelle de leurs occupations. La jeune personne avait sans doute apporté en naissant quelques dispositions heureuses, mais les soins de ses parens, leur goût éclairé, la délicatesse de leur tact, avaient plus que doublé l’effet des leçons qu’elle recevait des meilleurs maîtres.

Comment ce lien s’était-il formé, le voici. Auguste avait vu le jour dans une des provinces les plus éloignées de la capitale. Son père, cédant au vif désir qu’il avait exprimé de venir développer au centre des lumières et de l’enseignement les talens en tous genres que le ciel lui avait départis, l’avait envoyé à Paris dès l’âge de quinze ans[4]. Au bout de quelques années, désireux de juger par lui-même des progrès de son fils, il vint lui-même[5]. Le premier soin d’Auguste fut de présenter son père à M. et Mme Darmençay de la société desquels il faisait partie. M. d’Egreville, heureux de voir son fils admis dans une maison aussi respectée, supplia M. D... d’aider Auguste de ses conseils, et de vouloir bien le remplacer auprès de lui, s’il l’en trouvait digne. M. D... qui, déjà, portait au jeune homme un tendre intérêt, promit à M. d’E... tout ce qu’il désirait et, dès lors, celui-ci fut tranquille sur la conduite ultérieure de son fils.

Dans les diverses visites que le père d’Auguste avait faites à cette digne famille, il avait été à portée d’observer le caractère et les habitudes de la jeune Emma, ses talens assez distingués, sa modestie, son obéissance passive aux moindres désirs de ses parens, son goût pour les soins du ménage, sa figure peu remarquable, mais empreinte de candeur et de bonté. Tout lui faisait souhaiter qu’une heureuse sympathie rapprochât un jour ces jeunes gens faits, du moins il le pensait, pour le bonheur l’un de l’autre. Peu après que M. d’E... eut quitté Paris, soit que les éloges qu’il donnait souvent à Mlle D... eussent ouvert les yeux d’Auguste sur ses précieuses qualités, soit que le temps et l’expérience du monde qu’il commençait à acquérir l’eussent disposé à les apprécier, il commença à ressentir pour cette jeune personne un vif sentiment de préférence. Le respect, la confiance que lui inspirait Mlle D... lui firent naître la pensée de la choisir pour confidente de la tendresse que lui faisait éprouver Emma et de son désir de l’obtenir pour épouse. Un tact fin et délicat l’avait averti qu’une bonne mère est toujours si flattée du choix que l’on fait de sa fille, qu’il est rare qu’elle ne soit pas le meilleur avocat en semblable cause ; effectivement, discerner les vertus, les talens, les agrémens de son enfant chéri, n’est-ce pas rendre un hommage tacite aux soins qu’elle lui a donnés, aux qualités qu’elle lui a transmises ? Ainsi qu’il l’avait espéré, Mlle D... s’empressa d’instruire son époux des intentions d’Auguste et mit tout en œuvre pour le disposer à souscrire aux vœux de son protégé.

M. D... chérissait le jeune d’E..., mais il connaissait aussi ses imperfections et les redoutait pour l’enfant qu’il adorait. Cependant Auguste, né avec un cœur honnête, des passions vives et une grande puissance de génie, devait probablement atteindre au sommet de la carrière qu’il avait embrassée. Ainsi que presque tous les hommes supérieurs, il avait des bizarreries, des préventions injustes, une humeur quelquefois inégale, mais la douceur d’Emma, la solidité des principes qu’elle tenait de sa vertueuse mère, les habitudes de soumission et d’oubli d’elle-même dans lesquelles elle avait été élevée faisaient espérer que cette union serait heureuse et régulariserait ce qu’il pouvait y avoir de chancelant, de capricieux même dans le caractère d’Auguste. Pour Emma, jugeant du cœur de celui qui lui était destiné par le sien propre, incapable d’un sentiment de défiance, elle partageait, la bonne jeune fille, entre son père, sa mère et lui, les plus vives comme les plus pures affections de son âme, et les chances de bonheur semblèrent se grouper autour du jeune couple.

Tout se préparait donc à combler les souhaits d’Auguste. Le temps fixé pour le mariage approchait, et pourtant, malgré l’affection tendre que M. et Mlle D... portaient à celui auquel ils avaient accordé leur fille, une inquiétude, une tristesse indicibles s’emparaient de ces dignes parens au moment de placer entre les mains d’un étranger le sort de cette enfant qui, jusqu’alors, avait absorbé toute leur sollicitude. Auguste affligé, presque blessé de ces sentimens qui lui paraissaient une injurieuse défiance, cherchait à les effacer par les plus vives protestations, les plus tendres assurances du bonheur futur d’Emma. Celle-ci se livrait avec une joie candide à l’espoir d’être un doux lien entre ses parens adorés et celui auquel elle allait dévouer sa vie. Pour elle, son père, sa mère, Auguste, étaient l’univers ; leur bonheur, son unique désir et son unique devoir. Cependant un orage s’apprêtait à fondre sur cet édifice de félicité.

Un jour, c’était presque à la veille de celui qui devait unir les deux jeunes gens, la naïve gaîté d’Emma était excitée par la vue des parures simples, mais élégantes dont elle devait être ornée au plus beau jour de sa vie : « Maman, disait-elle avec un rire enfantin, quel dommage de n’être pas jolie pour vous plaire davantage à tous trois, mais, du moins, je me parerai de tout ce qui me siéra le mieux. » Puis, elle choisissait parmi tous ces agréables riens ce qu’elle croyait pouvoir convenir à ses jeunes années. Auguste arrive les traits bouleversés et, d’une voix altérée, fait à sa famille adoptive la lecture de l’ordre qu’il vient de recevoir du Ministre duquel il dépend, ordre qui l’oblige à partir le surlendemain pour une mission importante que l’on ne peut confier qu’à lui seul. Elle était honorable cette mission, car elle était dangereuse, et le devoir, l’honneur devaient parler plus haut que toutes les affections. Peindre la douleur de Mme Darmençay en recevant cette triste nouvelle serait au-dessus de toute expression et, malgré ses efforts pour conserver la dignité qui, d’ordinaire, ne l’abandonnait jamais, un abattement subit se répandit dans toute sa personne ; le bonheur de sa chère fille lui paraissait fortement compromis par cet événement imprévu. La pauvre Emma, frappée au cœur, restait immobile. M. Darmençay seul put trouver la force de demander à Auguste de combien de temps pourrait aller son absence : « Je l’ignore, répondit celui-ci, et qui peut même en connaître l’issue ? Encore si je partais son époux, il me semble qu’un heureux talisman me préserverait de tous les dangers et me ramènerait près de vous, mes excellons amis... » — « Eh ! pourquoi non, s’écria la tendre mère, qui, dans ce moment, n’écoutait que la voix de son cœur ? »

— « Mon amie, reprit doucement M. Darmençay, cette démarche aurait besoin d’être discutée à loisir, et nous n’avons guère le temps de la réflexion. » En effet, la soirée qui s’avançait obligeait Auguste à retourner à Paris, et les préparatifs de son voyage devaient employer presque toute la journée du lendemain. Enfin, la raison l’emporta, et cet hymen, sur lequel reposait le bonheur de toute une famille, fut remis à l’incertain retour du jeune homme[6].

Le lendemain, cruelle journée ! Auguste, accablé de fatigue et de douleur, se rendit vers le soir près de ses malheureux amis. L’affliction de M. et Mme Darmençay avait paru prendre un caractère plus calme ; la douce Emma, soumise, levait timidement les yeux vers celui qu’elle craignait de ne plus revoir et se tenait près de son père, commandant avec peine à ses larmes prêtes à couler. Tout à coup, Auguste saisissant la main de celle qu’il aimait et respectait à l’égal d’une mère : « Vous me la conserverez, n’est-ce pas, » s’écria-t-il, « c’est un dépôt sacré que je vous confie et que, plaise au ciel, je viendrai bientôt réclamer de vous. » — « Oui, » lui répondit Mme Darmençay, d’une voix qu’entrecoupaient les sanglots, car l’action tendre et passionnée du jeune homme avait fait disparaître une partie du calme qu’elle s’était imposé, « oui, je vous la garderai soigneusement, reposez-vous sur moi des soins de la tendresse. » Quelques larmes se firent jour et l’empêchèrent de continuer. Auguste profita de ce moment d’attendrissement pour supplier Mme Darmençay de lui permettre d’offrir à Emma un gage de fidélité. Mme Darmençay, d’un signe de tête, le lui ayant permis, il tira de son sein une précieuse médaille, celle-là même que le ministre lui avait remise lors d’un brillant concours dont il avait remporté le prix. Il la présenta à Emma qui, tremblante d’émotion, regardait sa mère. « Accepte-la, ma fille, » lui dit celle-ci : « en retour mets à son doigt la bague que je t’ai donnée et que tu portes depuis longtemps. » Emma détacha lentement de son doigt cette bague si chère et la présenta à Auguste qui, dans le transport de sa reconnaissance, attira son amie sur son cœur et l’y pressait tendrement, lorsque M. Darmençay jusqu’alors spectateur immobile et silencieux, voyant sa fille presque dans les bras d’Auguste, se sentit ému d’une sorte de jalousie et, saisissant vivement Emma, l’assit sur ses genoux, tandis qu’Auguste cherchait à retenir la main qui lui avait tendu l’anneau. M. Darmençay, dont le mouvement subit avait semblé dire : — « Elle est à nous, elle ne vous appartient pas encore, » craignant pourtant d’avoir affligé celui que, dès longtemps, son cœur avait adopté pour fils et, prenant lui-même la main de sa fille, la remit dans celle d’Auguste qui la couvrit de baisers, tandis que l’excellente mère contemplait mélancoliquement ce touchant spectacle.

Cependant, l’heure avançait et M. Darmençay crut devoir en avertir Auguste qui partait le lendemain d’assez bonne heure.

Emma, restée jusqu’alors dans un profond silence, tressaillit à la voix de son père qui, se levant le premier, la remit à Mme D..., se proposant de conduire Auguste jusqu’à une certaine distance. « — Adieu, mon Emma, » dit celui-ci, en lui baisant la main une dernière fois. « N’oubliez pas celui qui, loin de vous, ne vivra que de votre souvenir. Et vous, ma mère, car vous venez de me donner ce droit de vous nommer ainsi, je vous le redemande encore avec des larmes, gardez-moi le trésor que je laisse entre vos mains. » — « Ne craignez rien, mon ami, telle la voici, telle je vous la rendrai. Ma fille, dis-lui donc adieu. » — « Adieu, oui, adieu !... » Ces mots articulés avec peine furent les seuls qu’Emma put adresser à Auguste, que M. Darmençay, voulant abréger cette douloureuse scène, entraînait vers la porte. — « A demain, encore un instant avant mon départ, » s’écria Auguste. — « Venez, » dit M. Darmençay en sortant avec lui.

A peine Emma, qui prêtait l’oreille à leurs derniers pas, eut-elle entendu la porte de dehors se refermer que, se précipitant dans les bras que sa mère lui tendait, ses larmes, qu’elle avait si courageusement contenues durant cette pénible soirée, coulèrent par torrent. — « Maman, ô maman, je ne le verrai donc plus, » disait-elle en pleurant, « je n’entendrai donc plus cette porte se rouvrir pour lui ? » — « Mon enfant, ne t’afflige pas ainsi. Ne t’a-t-il pas dit qu’il viendrait demain ? » — « Est-il vrai, maman, l’a-t-il bien dit ? » — « Oui, mon Emma, calme- toi, je t’en supplie. » Et Mme Darmençay, un peu sévère à l’habitude, ne trouvait plus que des paroles de tendresse pour consoler l’enfant désolé qu’elle serrait sur son cœur. — Enfin, elle se levait et dit à Emma d’aller prendre un repos bien nécessaire après des émotions aussi fatigantes. Emma ayant embrassé sa mère se retira dans sa chambre ; elle pria, pleura et, après avoir offert à Dieu le rude sacrifice qu’il exigeait d’elle, elle alla chercher le sommeil qui s’écarta longtemps de ses yeux ; puis enfin la fatigue l’absorba, elle perdit le sentiment de sa triste position, mais des rêves pénibles s’emparant d’elle lui ôtèrent les douceurs du repos.

Il était grand jour, le lendemain, lorsque Emma s’éveilla. Le peu de sommeil qu’elle avait pris, l’espérance de revoir encore Auguste, l’Espérance, si facile à nourrir dans un cœur de dix-sept ans, lui avaient rendu quelques forces. Elle se rendit à l’appartement de sa mère qui courut à elle les bras ouverts, la pressa sur son sein et lui dit : — « Courage, chère enfant, appelle à ton secours ta confiance en Dieu, ta tendresse pour ton père et pour moi. Veille aussi sur toi, ma fille, te voilà fiancée, tu es un dépôt remis à mes soins, songe qu’il n’est plus d’hommes pour toi dans le monde... » — « Maman, » interrompit vivement Emma, « ô maman, est-ce qu’il ne va pas venir encore un instant ? — « Peut-être, « dit la bonne mère qui voulait la préparer doucement, car M. Darmençay était convenu avec elle d’éviter aux deux jeunes gens la douleur des derniers adieux. — « Peut-être ne lui sera-t-il pas possible de revenir, » dit-elle en hésitant, puis, voyant sa fille pâlir : « Je dis peut-être, je n’en suis pas sûre ; mais si cela était, il faudrait encore en rendre grâce à Dieu qui t’aurait épargné un redoublement de chagrin. » En ce moment, M. Darmençay rentra seul. Emma jeta sur son père un regard douloureux et dit d’une voix entrecoupée de sanglots : « — Il est donc parti ! Je m’en doutais bien, » et, se rejetant dans les bras de sa mère, elle fondit en pleurs. Les bons parens lui prodiguèrent les plus tendres consolations. Peu à peu, cette violente crise reçut quelque adoucissement et se changea en une affliction plus calme, mais non moins touchante.

Dans les jours qui suivirent cette triste séparation, Emma eut bien de la peine à se remettre à ses occupations ordinaires. Un vide immense s’était fait autour d’elle, il manquait un mobile à ses actions qui semblaient devenir machinales, toutes ses idées s’absorbaient en une seule : l’absence d’Auguste. Son père s’affligeait de la voir dans cet état, il s’en offensait presque. Mme Darmençay, plus initiée aux secrets du cœur des femmes, était loin de s’en étonner. « Le cœur humain est vaste, disait-elle, tous les sentimens y ont chacun leur place distincte, et l’un ne saurait faire tort à l’autre. La jeune personne devenue épouse, mère, n’en est que plus tendre fille. » Par ces discours et d’autres semblables, elle modifiait un peu l’espèce d’irritation qu’éprouvait ce tendre père à la seule pensée qu’il partageait avec un étranger le cœur de sa fille[7].

Deux semaines s’étaient écoulées depuis le départ du jeune homme, et la famille commençait à s’inquiéter de ne point recevoir de lettre de lui, lorsqu’elle en reçut une de M. d’Egreville père, qui, se trouvant placé sur la route qu’Auguste parcourait [8] et ce dernier étant pressé de remplir sa mission, s’était chargé de donner à M. Darmençay des nouvelles de son fils.

La lettre de M. d’Egreville annonçait « qu’Auguste affligé, mais dans un bon état de santé, suivait le cours de son voyage et comptait écrire aussitôt qu’il serait rendu à destination. Il chargeait son père d’exprimer à ses amis toute la douleur qu’il ressentait de se voir éloigné d’eux et son empressement à venir les retrouver aussitôt que son devoir le lui permettrait. Il assurait Emma de la plus vive tendresse, d’une constance à toute épreuve, etc., etc. »

L’absence d’Auguste, sans avoir un terme absolument fixe, pouvait cependant en avoir un présumable, mais si elle ne devait pas être de moins de six mois, il eût été presque impossible qu’elle dépassât une année. Or, le premier moment de chagrin passé. Mme Darmençay ne voyait pas ce délai avec trop de peine. Sa fille venait d’accomplir sa dix-septième année ; durant ce temps, la santé de la jeune personne se fortifierait, son éducation serait complétée ; à dix-huit ans, on sait mieux ce qu’on fait, on a tout à fait la conscience des devoirs que l’on s’impose, enfin c’était encore une année durant laquelle son enfant lui appartiendrait en propre, et, malgré toutes les excellentes raisons qu’elle donnait à son mari pour le rassurer contre la crainte d’être moins tendrement aimé de sa fille, la bonne mère n’était pas entièrement exempte d’un peu de jalousie maternelle.

Cependant, le jeune ménage devait rester près d’elle, car, sans cette condition, Emma n’aurait jamais accepté même le sort le plus brillant. En attendant, on s’entourait de tous ceux auxquels Auguste portait des sentimens d’amitié. Dans ces réunions, on ne parlait que de lui, de son présent, de son avenir.

Enfin, une lettre d’Auguste vint un peu ranimer la famille affligée. « Il était arrivé à temps et en bonne santé au lieu de sa destination, mais rien ne pouvait le distraire de la peine qu’il éprouvait d’être séparé de ses chers amis. Le pays qu’il habitait était affreux ; nulles ressources contre l’ennui. Tout à ses chagrins, même au milieu de l’accomplissement de ses devoirs, il ne songeait qu’à eux, qu’à la douleur de la séparation, il ne trouvait d’adoucissement à ses maux que dans la pensée du retour, mais ce bonheur était trop éloigné pour qu’il en pût retirer une grande consolation ; donc il était le plus malheureux des hommes... » Toutes ces doléances bien sincères sans doute n’étaient pas sans douceur pour les parens d’Emma et pour Emma elle-même, car, telle est la nature de l’égoïsme qu’il se glisse dans les cœurs les plus purs, dans les êtres les moins personnels, et, quoique l’on dise souvent : « Je veux souffrir seule, que ceux que j’aime soient heureux, c’est assez pour moi ! » et mille autres discours que l’on tient de la meilleure foi du monde, il n’est pas moins vrai que nous serions profondément blessés de voir ceux que nous aimons parfaitement contens tandis qu’ils nous sauraient dans la douleur, et que nous éprouvons un véritable soulagement à voir partager nos peines surtout par ceux qui en sont l’objet.

Pendant l’absence d’Auguste, Emma charmait sa douleur en cultivant les arts qu’elle savait lui être agréables. Souvent quelques-uns de ses amis étaient invités chez M. Darmençay. On parlait du voyageur, on faisait de la musique, on causait arts : il les aimait tous, excellait dans quelques-uns et, en s’occupant de ce qu’on savait lui plaire, on semblait se rapprocher de lui. Mais tandis qu’il était ainsi le centre de toutes les pensées, Auguste, dont le caractère un peu faible manquait de tenue dans les idées, ce qui malheureusement n’est que trop souvent le partage des hommes de génie ; Auguste, dis-je, se laissait entraîner par les nouvelles connaissances qu’il avait faites dans le lieu de sa résidence. Ses lettres étaient toujours tendres, mais le désir du retour ne s’y faisait plus aussi vivement sentir. La belle saison ne lui laissait plus apparaître la contrée sous un si triste aspect. Ces tendances n’échappèrent point à M. et Mme Darmençay, qui en conçurent quelques inquiétudes. Cependant, les expressions affectueuses dont ces lettres étaient remplies, étaient de nature à les rassurer ; le moment du retour approchait, car, selon toutes apparences, la mission d’Auguste touchait à son terme, et, tout prolongement de son séjour lui serait même nuisible, à moins qu’il n’obtînt quelque grade qui l’obligeât de rester. D’autre part, quelques amis de la famille Darmençay ayant aperçu en elle des indices d’inquiétude eurent l’indiscrétion de hasarder quelques conseils, même quelques expressions de blâme ; ces discours, dictés par le zèle sans doute, mais par un zèle mal entendu, firent impression sur M. Darmençay. Ses lettres qui, jusqu’alors, avaient respiré la tendresse paternelle, devinrent insensiblement plus froides. En vain, Mme Darmençay qui, ainsi qu’Emma, ajoutait toujours quelques lignes aux lettres de son mari, cherchait-elle à pallier ce qu’elle croyait voir de blessant dans certaines phrases, dans certains sous-entendus, l’effet n’en fut pas moins fatal[9]. Auguste, frappé dans son amour-propre si ombrageux chez lui, répondit à ces lettres avec une contrainte marquée. Les tendres expressions d’Emma et de sa mère ne purent l’emporter sur les réflexions sages, mais un peu sévères, de M. Darmençay ; Auguste, pour la première fois, ne répondit point particulièrement à ces dames, sa lettre fut collective et se fit même un peu attendre. Enfin l’époque de son retour arrivait et non seulement il ne désignait aucun moment précis, mais il semblait quelquefois insinuer des possibilités de retard. Ces indices de refroidissement se firent jour de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin une lettre, telle qu’on n’aurait jamais dû en craindre de celui qui devait tant à la respectable famille, une lettre ou plutôt un coup de foudre vint écraser ceux que les hésitations d’Auguste avaient souvent affligés, mais qui, loin de redouter de lui un tel excès d’ingratitude, cherchaient toujours à se faire illusion sur ses défauts.

Dans cette cruelle lettre il disait « que depuis longtemps il ne pensait plus ce qu’il écrivait ; qu’il se l’était reproché, qu’il avait été retenu jusque-là par une certaine honte, n’osant avouer le changement qui s’était fait en lui, mais qu’enfin (ce sont les termes dont il ne craignait pas de se servir), qu’enfin son cœur devenu de bronze s’était fermé[10], qu’il sentait bien qu’il était leur fléau, mais qu’il valait mieux leur parler ainsi que de continuer à les tromper. « En vous quittant, j’ai tout perdu, » disait-il à M. Darmençay, et en cela il disait vrai, car cette famille avait seule le pouvoir de calmer la fougue de son caractère, et d’en fixer les hésitations ; puis il lui reprochait d’avoir pu croire qu’il supportât l’épreuve de l’absence (c’est-à-dire d’avoir pu croire à son honneur), que le pays qu’il habitait était trop admirable pour qu’il le quittât de sitôt, et que même il n’avait d’autre désir que celui de s’y fixer, etc., etc. »

Que devint donc Emma lorsqu’on ne put plus lui cacher le contenu de cette fatale lettre ! Ses sens faillirent l’abandonner ; heureusement, un torrent de larmes vint soulager la malheureuse enfant qui, pleurant sur le sein de Mme Darmençay, n’interrompait ses sanglots que pour lui dire : « maman ! comment supporter une telle douleur ! J’y succomberai, maman, je ne pourrai la soutenir. » — « Mon enfant, » répondait la tendre mère, « laisse à Dieu le soin de ton sort, songe que si d’une main il frappe, de l’autre il soutient. Qui sait si, plus tard, tu ne lui rendras pas grâce, précisément, de ce qui fait aujourd’hui couler tes larmes ? Calme-toi, mon Emma. N’afflige pas ton père et moi en restant inconsolable. Nous te restons, chère fille. N’es-tu pas le but unique de nos pensées, de nos affections et ne te rendrais-tu pas toi-même coupable d’ingratitude, si tu paraissais ne nous compter pour rien dans ton bonheur ? » — « Pardon, maman, pardon, » s’écria la pauvre Emma, craignant d’avoir blessé le cœur de sa mère, « Dieu m’est témoin que je ne veux plus vivre que pour vous deux ; mais vous m’aviez permis de l’aimer, celui qui, maintenant, me dédaigne et me fuit. Le vide qu’il a laissé dans mon âme ne se remplira jamais. » — « Il faut tâcher de l’oublier, puisqu’il t’abandonne. » — « L’oublier ? impossible, maman. » — « Si fait, mon enfant. Tu possèdes tant de moyens de distraction ; ton piano, ton chevalet, tes livres, ton aiguille, les soins du ménage, les devoirs de la société : que d’objets vont se disputer tous tes instans ! C’est à présent que tu vas sentir le prix de l’éducation que tu as reçue. C’est le moyen que Dieu te ménage pour cicatriser les blessures de ton cœur. » — « Les cicatriser, » dit Emma en redoublant ses pleurs, « dites donc plutôt que ces choses les rouvriront à chaque instant. Mon piano, n’y étais-je pas souvent accompagnée par lui ? Ma peinture, n’y excellait-il pas et ne recevais-je pas chaque jour ses conseils ? Les soins du ménage, ne m’y formiez-vous pas pour lui ? La société, ô ma mère, songez-y donc ! Si Auguste était un de ces hommes obscurs dont le nom, reste enseveli dans un cercle étroit, peut-être pourrais-je espérer ; mais non, le génie d’Auguste ne peut que se déployer avec le temps, d’immenses succès l’attendent. Je n’entendrai partout que son éloge, son nom sera dans toutes les bouches, et ce nom, que je devais m’enorgueillir de porter, jettera le trouble dans mon âme, il fera rougir mon front, non de honte, je n’ai pas mérité son affreux abandon, mais de douleur et d’indignation. » Ainsi parlait Emma et Mme D..., qui ne pouvait se dissimuler qu’il n’y eût beaucoup de vérité dans le discours de sa fille, la regarda longtemps d’un air attendri, puis la serra sur son cœur : « Je ne puis nier, ma chère enfant, que tu n’aies pendant quelque temps à souffrir de vifs chagrins ; mais, mon enfant, grâce au ciel, il n’est point d’éternelles douleurs. Dieu sait que nous ne les supporterions pas. Ainsi que l’air qui, s’interposant entre notre œil et les couleurs, affaiblit l’éclat de celles-ci, de même le temps, s’interposant entre nous et nos peines, en calme la violence, et, mon Emma, crois-en ta mère, il vient un moment où le souvenir de nos chagrins, non seulement perd la plus grande partie de son amertume, mais encore acquiert une sorte de douceur ; la conscience d’avoir supporté avec quelque courage les épreuves qui nous ont été envoyées et de s’être rendu probablement agréable à Dieu en se soumettant à ses volontés sans murmure répand dans l’âme une sérénité que rien n’efface plus ! »

Par ces tendres et pieux discours, Mme Darmençay cherchait à charmer la juste douleur d’Emma et commençait à y réussir lorsqu’une lettre de M. d’Egreville père vint encore rouvrir les blessures du cœur de cette dernière. Inquiet de son fils, dont il ne recevait pas de nouvelles, il s’adressait à la famille Darmençay pour connaître la cause d’un silence dont il ne pouvait imaginer le véritable motif, car Auguste, honteux de sa propre conduite, n’avait pu prendre encore sur lui d’en instruire son père. Il exprimait à Emma le vif désir et l’espérance de la nommer bientôt sa chère fille, et la remerciait dans les termes les plus affectueux de l’envoi qu’elle lui avait fait, peu de temps avant, du portrait d’Auguste peint par elle-même. M. Darmençay lui fit dans sa réponse la relation exacte de tout ce qui s’était passé. Ces dames ne répondirent point, M. D... s’étant chargé de dire pour elles tout ce qui convenait, et le vide se refît autour de la digne famille d’une manière encore plus sensible qu’auparavant.

Pendant ce temps, Auguste, bourrelé de remords, ne connaissait plus guère de repos, cherchait à s’étourdir sur sa situation. Ce serait peut-être ici le lieu de remonter à la cause la plus directe de son changement. Lorsque le jeune d’Egreville avait quitté la famille Darmençay, sa douleur avait été vraie, vive et même aussi profonde que son caractère avait pu le comporter, ce caractère ayant malheureusement, ainsi qu’il a déjà été dit, quelque chose de chancelant, d’indécis, et cette faiblesse qui n’accompagne que trop souvent la vivacité de l’imagination : obligé par devoir de s’occuper fortement, il consacrait ses rares momens de loisir à correspondre avec ceux dont il regrettait sincèrement d’être éloigné. Cependant peu à peu les objets présens vinrent le distraire de ces chagrins ; il fit quelques connaissances parmi des jeunes gens de bon âge, il en rencontra d’autres avec lesquels il s’était rencontré à Paris et tous s’unissaient pour le plaisanter sur sa constance : « Une de perdue, lui disaient-ils, mille retrouvées, » et ces propos continuellement répétés autour de lui commencèrent à faire impression sur cet esprit naturellement versatile. Enfin ces prétendus amis l’entraînèrent dans une maison honnête sans doute, mais peu en harmonie avec le genre de société qu’il avait fréquenté jusqu’alors. La maîtresse de la maison était du même pays. Ce fut un attrait pour Auguste. Lorsqu’on retrouve loin de son pays ou seulement d’un lieu que l’on a longtemps habité, une personne de ce lieu ou pays, il se forme aisément une sorte d’intimité dont on ne saurait s’étonner ; c’est ce qui arriva entre Auguste et Mme Fernot[11]. Celui-ci commença par la trouver belle, ce qui n’était pas absolument vrai. Mme Fernot n’était qu’ordinaire, mais la disposition enthousiaste d’Auguste la fit trouver bien au-dessus de la pauvre Emma dont les traits, en effet, n’avaient d’autre avantage qu’une expression habituelle de gaieté, de douceur et de raison.

Quoique charmé du visage de Mme Fernot, Auguste n’était pas capable de concevoir pour elle un sentiment illicite. Son cœur était vertueux, et ses fautes ne venaient jamais que de sa tête à la fois vive et faible ; il s’était donc engoué, voilà tout. ]vIme Feruot qui, malgré son peu d’éducation, ne manquait pas d’une certaine finesse, se souvint qu’elle avait laissé dans son pays une sœur pour laquelle Auguste lui semblait pouvoir être un parti tout à fait inespéré. Mme Fernot donc, sans perdre de temps, mais sans affectation, parla de sa sœur, insinua quelque chose de l’extrême ressemblance qui se trouvait entre elles, puis n’en dit plus rien. Quelque temps après, sous le prétexte d’une lettre qu’elle disait en avoir reçue, elle en parla plus au long. C’est alors qu’Auguste, adroitement subjugué par cette femme, commença à devenir inexact dans sa correspondance avec la famille Darmençay ; alors vinrent ses hésitations, puis ses désirs de retard, puis enfin cette horrible lettre qui, comme la foudre, vint écraser la bonne et malheureuse Emma.

De ce moment, Mme Fernot se voyant maîtresse du faible caractère qu’elle avait soumis, écrivit à sa sœur[12] de partir sans délai, afin de profiter le plus tôt possible d’une disposition d’esprit qui pouvait changer d’un instant à l’autre[13].

Cependant Emma, ignorant toutes les intrigues dont Auguste était entouré, conservait encore quelque espérance. Dans sa désolante lettre, il n’avait point parlé de la médaille qu’il lui avait laissée comme gage de la foi promise, ni de la bague qu’elle lui avait donnée en retour. Elle la gardait, cette médaille, elle la portait sans cesse sur son cœur, car, l’ayant fait enchâsser dans un médaillon, elle ne s’en séparait ni jour ni nuit. Elle comptait encore, la pauvre jeune fille, sur ce fonds de tendresse qu’elle croyait, non peut-être sans quelque raison, ne pouvoir s’effacer du cœur d’Auguste, mais dont, hélas ! elle ne devait plus ressentir les doux effets. Tandis qu’elle s’abusait ainsi, la sœur de Mme Fernot se rendait en toute hâte à ses injonctions. Dès lors Auguste, plus obsédé que jamais par ces deux adroites créatures, n’eut plus un seul moment de répit ; ses idées achevèrent de s’obscurcir, ses remords s’éteignirent et l’on profita de ce moment d’oubli de lui-même pour lui faire consommer son parjure.

Les premiers temps de délire passés, Auguste se souvint du gage resté entre les mains d’Emma. Jugeant bien que cet objet accusateur ne pouvait rester entre les mains de celle qu’il avait si cruellement trahie, n’osant le redemander lui-même à la famille Darmençay, il chargea l’un de ses meilleurs amis de cette pénible démarche. Celui-ci, plein de délicatesse, honteux d’une semblable mission, mais ne voulant la céder à personne par égard pour une famille qu’il respectait et par une sorte de pudeur pour son coupable ami ; celui-ci, dis-je, se rendit chez M. Darmençay qu’il trouva malade et auquel on cacha le vrai motif de sa visite. Mme Darmençay ordonna sur-le-champ à sa fille de remettre ce qu’on lui redemandait. L’obéissante Emma se disposait à tirer de son sein le précieux médaillon, lorsqu’on la vit tout à coup pâlir, chanceler et perdre, avec sa connaissance, le sentiment de cette nouvelle peine. La tendre mère l’ayant retenue dans ses bras, profita de cet évanouissement pour lui enlever l’objet qui semblait ne lui pouvoir être arraché qu’avec la vie, puis entraînant sa fille encore évanouie, elle fit signe à l’ami d’Auguste de quitter au plus tôt un lieu que sa présence remplissait de douleur. Celui-ci se retira le cœur si navré qu’il oublia de dire ce dont il avait été également chargé qui était que l’anneau d’Emma ne lui pouvait être renvoyé en échange, attendu qu’il avait été perdu peu de temps après le départ d’Auguste, quoique celui-ci eût cru devoir dire le contraire dans une de ses lettres.

Tout était donc terminé pour Emma, quoiqu’elle ignorât encore le mariage[14] d’Auguste dont le prudent ami n’avait pas dit un mot dans la crainte d’ajouter aux chagrins de la bonne famille. Cependant force fut bien d’instruire M. Darmençay de la triste nouvelle ; mais, quelques précautions que l’on pût prendre, l’impression qu’il en ressentit altéra de plus en plus sa santé déjà gravement compromise par la dernière lettre d’Auguste. Une incurable infirmité s’établit et la jeune Emma, distraite de son malheur par un malheur plus cruel encore, n’eut plus qu’une pensée, celle de soulager son père et d’aider sa mère dans les soins du ménage. Ainsi qu’elle l’avait prévu, la culture des arts ne lui rappelait que des souvenirs douloureux, mais ils charmaient les souffrances de son père et, dès lors, elle apporta le plus grand zèle à toutes ses études. Insensiblement la marche du temps lui devint moins pénible ; son esprit se fortifia, sa physionomie reprit quelque sérénité. Uniquement vouée à la tendresse filiale, elle repoussa les propositions d’établissement qui se pressèrent autour d’elle dès qu’on la sut libre, et lorsqu’on lui en faisait quelque reproche, elle répondait avec un sourire mélancolique : « Je ne dois probablement pas me marier puisque Dieu a retiré de moi celui auquel mes parens avaient cru pouvoir confier le soin de mon bonheur ; d’ailleurs, » ajouta-t-elle un jour en posant la main sur son cœur, « je sens là que la fiancée d’Auguste ne doit plus être celle de personne. »

Enfin le ciel qui voulait éprouver dans tous les sens le tendre cœur d’Emma lui enleva cette mère si chérie dont la perte entraîna en moins d’une année celle de M. Darmençay. M. d’Égreville père avait aussi succombé au chagrin que lui avait causé la conduite de son fils[15].

Tandis que tous ces événemens se passaient, Auguste, par suite de l’instabilité de ses idées, avait quitté le lieu dans lequel il voulait auparavant fixer à jamais sa résidence[16]. Devenu de plus en plus indécis, soupçonneux, irascible, haineux même, il n’offrait à ceux qui vivaient près de lui qu’un visage soucieux, un langage brusque, souvent le découragement et l’ennui. Cependant, de retour à Paris, cette métropole de toutes les connaissances humaines, les espérances que M. D... avait conçues commencèrent à se réaliser ; le mérite personnel de M. d’E... fut apprécié à sa juste valeur. Des avantages pécuniaires, de satisfaisantes distinctions ne furent que le prélude des honneurs qui ne tardèrent pas à l’accabler. Pourtant, au milieu du tourbillon des travaux, de l’enivrement des louanges, une pensée venait sans cesse le troubler. Il respirait le même air qu’Emma ; chaque instant pouvait l’offrir à ses regards, et cette gloire qu’il avait dit si longtemps ne souhaiter que pour la déposer à ses pieds, il en faisait hommage à une autre. Cette gloire ne devait plus qu’insulter à la douleur, à l’isolement de celle dont le père en avait été la première cause. Ces réflexions assombrissaient encore son humeur et quelquefois ceux que l’entouraient avaient à en souffrir. « Je ne vous rends point heureux, leur disait-il, je le sens, et je ne suis point heureux moi-même. » Un jour, se trouvant avec des personnes qui avaient connu M. et Mme Darmençay : « Qu’est devenue, demanda-t-il avec quelque embarras, cette respectable famille qui m’a fait tant de bien ? » Quels ne durent pas être ses remords lorsque, par la réponse qu’il reçut, il apprit tous les malheurs résultés de son ingratitude !

Laissons Auguste en proie à la juste punition que le ciel lui avait réservée et retournons près d’Emma qui, exempte de tout reproche, supportait avec autant de sérénité que de douceur les épreuves que Dieu n’épargne point à ceux qu’il aime le plus.

Les années s’écoulaient, et la jeune abandonnée commençait à reconnaître la vérité de ce que lui avait dit sa vertueuse mère, « que Dieu ne permettait pas que la douleur conservât longtemps le même degré de vivacité. » En effet, les bonnes œuvres, l’amitié, la variété de ses occupations, n’effaçaient point sans doute le souvenir de ses douloureuses pertes, mais en atténuait du moins la violence. Pour elle, ses parens chéris n’étaient qu’absens, on, pour mieux dire, ils n’étaient qu’invisibles à ses yeux. Ainsi qu’elle l’avait justement pensé, l’immense réputation d’Auguste faisait souvent résonner ce nom auquel sa profonde piété ne permettait pas d’éveiller en elle aucun sentiment de haine, ni même d’amertume. Au contraire, elle se sentait presque heureuse des succès d’Auguste, « parce que, disait-elle, du moins dans ce sens, il a justifié les prévisions de mon digne père et je lui en sais gré. » Quelques amies indignées de la manière dont M. d’E... s’était conduit envers elle, lui disaient un jour qu’il était étonnant que l’idée ne lui fût pas venue d’envoyer à sa femme la correspondance d’Auguste avec sa famille et elle-même : « Votre affection pour moi vous égare, leur répondit-elle avec simplicité, moi me venger et me venger lâchement, encore ? Détruire le bonheur de cette femme qui après tout n’est coupable de rien envers moi, puisqu’il n’est pas probable qu’elle ait connu les engagemens de son mari envers ma famille. Sa tendresse pour lui s’est placée sous la sauvegarde des lois divines et humaines et j’irais troubler sa vie ? Non, jamais[17]. Laissez-moi plutôt rendre à Dieu mille actions de grâces de ce qu’il a daigné me soustraire à la plus fâcheuse des destinées : celle d’être unie à un homme dont le caractère et les principes se sont développés d’une manière aussi opposée aux miens. »

Le temps, le goût des arts, une société choisie, et, par-dessus tout, la religion achevèrent d’adoucir ce que le souvenir pouvait apporter de pénible à l’existence d’Emma. La pureté de sa conscience répandit en elle ce calme, cette tranquillité qu’aucuns des événemens de la vie n’altérèrent jamais depuis.

Pour Auguste, la position élevée qu’il s’était conquise par son mérite personnel, la faveur du souverain, la satisfaction de voir ses ennemis forcés, en quelque sorte, de suivre son char de triomphe, aucuns de ces avantages tant et si longtemps désirés par lui ne purent calmer le trouble de son âme et toujours il éprouva cette vérité incontestable que, sans exacte probité, sans le scrupuleux accomplissement de la parole donnée, il ne saurait y avoir ni bonheur, ni paix avec soi-même. »


VI

Le récit de Mlle Forestier, d’une si émouvante simplicité, comporte une part d’erreur quant aux mobiles qui dirigèrent Ingres. Il n’était occupé, en 1807, d’aucune autre femme que Julie. Il n’avait alors qu’une seule ambition : celle de réaliser quelque jour un chef-d’œuvre et, par là, de confondre ses rivaux. Qu’il soit resté, après la rupture, pendant plusieurs années sans remplir son cœur, voilà une affirmation que n’oserait énoncer aucun de ceux qui, ayant étudié l’œuvre d’Ingres, ont su y saisir son amour de la femme. Mais, de 1807 à 1813, s’il pensa à se marier, ce ne fut pas tout de suite avec Madeleine Chapelle, sa première femme, celle-là même à qui fait allusion Emma ou la Fiancée.

En 1812, Ingres était occupé d’une belle personne de vingt-huit ans, Mlle Laure Zoëga. Depuis combien de temps cela durait-il ? On nous a raconté qu’Ingres avait connu Mlle Zoëga, au temps où il était pensionnaire à la Villa Médicis. En 1812, il avait déjà quitté l’Académie depuis deux ans, le Ministre s’étant refusé à lui accorder la prolongation qu’il avait sollicitée. Le père de Laure, le célèbre antiquaire Zoëga, fréquentait chez Suvée, comme son collaborateur Piroli[18]. Il fut en rapports cordiaux avec l’architecte Paris, directeur intérimaire de l’Académie de France, en 1807, et il garda les mêmes relations avec Guilhon-Lethière qui succéda à Paris. Rien d’étonnant donc dans la rencontre d’Ingres avec Mlle Laure Zoëga. Ils se connurent et ils s’aimèrent ou, du moins, ils se le dirent, comme autrefois Ingrou et Julie. Ingres voulut épouser Laure Zoëga. De cela nous avons la preuve. Et la voici :


« Moi, soussigné, Jean-Auguste-Dominique Ingres, peintre Français, domicilié à Rome, natif de Montauban, département du Tarn-et-Garonne, âgé de trente-deux ans et... mois, fils de Joseph-Marie Ingres et d’Anne Moulet son épouse, voulant contracter mariage avec la demoiselle Laura Zoëga, née à... domiciliée à Rome, âgée de vingt-huit ans, fille de George Zoëga, décédé à Rome et de Maria Pietrucioli, décédée à Rome, supplie par le présent acte respectueux mes dits père et mère d’accorder leur consentement pur et simple au mariage que j’entends contracter avec la demoiselle susdite.

« INGRES[19]. »


Ce document prouve que Mlle Forestier n’était pas dans la vérité quand elle écrivait que, circonvenu par « Mme Fernot, » Ingres s’était détaché de Julie pour se jeter dans les bras de Madeleine. Entre Julie et Madeleine, il y eut les yeux de la brûlante Laure. Mais Laure ne dura pas plus que Julie. Elle aimait la danse. Elle se livrait sans mesure à ce plaisir qu’il n’était point difficile de se procurer à Rome. Ingres ignorait la passion de Laure. Il ne la connut que le soir où, par hasard, s’étant arrêté à la porte d’un bal populaire, il aperçut Laure qui dansait, éperdument, entre les bras d’un superbe carabinier, Ingres ne revit plus Laure Zoëga[20].

Mais, décidément, Ingres en tenait pour le mariage plus que ne l’eût imaginé le pauvre M. Forestier. Il y avait alors à Rome une famille où se réunissaient un certain nombre de Français. C’était la famille de M. de Lauréal, greffier en chef de la Cour impériale. Mme de Lauréal, c’est « Mme Fernot » dans le récit de Julie. A l’époque dont parle Julie, — 1807, — Mme de Lauréal n’habitait pas Rome. Elle n’était même pas encore Mme de Lauréal, et elle ne put donc pas tenir, dans la vie d’Ingres et de Julie, la place que lui donne Emma ou la Fiancée. Ce n’est qu’en 1809 que M. de Lauréal épousa, à Florence, Mme Adèle Lacroix, née à Paris, paroisse Saint-Sulpice, en 1782, fille de Pierre-Nicaise Lacroix (fonctionnaire du ministère de la Justice sous le premier Empire), et de Reine Louis.

Adèle de Lauréal avait une sœur, Joséphine Lacroix[21], qui se fiança, à Rome, à l’architecte François Mazois, par qui Ingres fut introduit chez le greffier impérial. La malheureuse Joséphine n’eut pas plus de chance que Julie : pour des raisons demeurées obscures, elle n’épousa pas Mazois, et, comme Julie, elle refusa toujours de se marier. Les Lauréat recevaient de nombreux artistes, parmi lesquels, avec Ingres et Mazois, Granet et David d’Angers qui, dans sa Correspondance, parle volontiers de ses aimables hôtes.

Mme de Lauréal jugea-t-elle que, pour consoler Ingres de la trahison de Laure Zoëga, le mieux était de le marier ? Elle avait en France trois cousines : Sophie, Marie-Josèphe et Madeleine Chapelle. Les deux premières étaient déjà engagées. Madeleine tenait, à Guéret, un petit magasin de modes et de lingerie. Elle avait passé la trentaine et vivait auprès de sa sœur Sophie, mariée à Antoine Dubreuil, ancien violon à la maîtrise de la chapelle du roi Louis XVI, puis artiste dramatique dans la troupe Chapelle, enfin gendre de son directeur et, jusqu’en 1829 » propriétaire du grand café Dubreuil, l’établissement le mieux achalandé de Guéret.

C’est donc à Guéret que l’offre d’un mariage vint surprendre Madeleine Chapelle. L’aimable modiste, fort enjouée et très sage, ne demandait pas mieux que de l’accepter. Ses sœurs n’ayant pas mis grande hâte à trouver pour elle le mari rêvé, elle accueillit avec joie celui que, de Rome, lui annonçait la cousine Adèle de Lauréal. Quel était donc ce singulier fiancé qui frappait à la porte du petit magasin de modes de la ville de Guéret ? C’était Jean-Auguste-Dominique Ingres, qui ne devait jamais rien faire, on le voit bien, comme tout le monde et qui, voulant prendre femme, la choisissait, les yeux fermés, à quatre cents lieues de lui. Madeleine, d’ailleurs, ne se le fit pas répéter. Elle partit, non sans avoir pris ses dispositions afin que le mariage ne fût point retardé par sa faute. Elle pressa sa sœur, Mme Borel, de lui envoyer ses « papiers : » « Tu voudrais bien savoir qui il est, disait-elle. Je vais te le dire. C’est un peintre, non pas un peintre en bâtimens, mais c’est un grand peintre d’histoire, un grand talent. Il se fait de dix à douze mille livres de rente ; tu vois qu’avec cela on ne meurt pas de faim. »

Madeleine Chapelle arriva à Rome à la fin du mois de septembre 1813. Ingres aimait à raconter qu’il la vit, pour la première fois, au tombeau dit de Néron, sur la Via Cassia, où il s’était porté à la rencontre de sa fiancée inconnue. Il la reçut, les bras ouverts : c’était trente-six années de bonheur qu’elle lui apportait, — trente-six années de tendresse sans un seul nuage qui s’amoncelaient, ce jour-là, sur les deux têtes unies devant le mausolée antique.

Ingres annonça à M. Chapelle, demeuré à Châlons-sur-Marne, auprès de sa fille, Mme Borel, l’heureuse issue du voyage de sa fille Madeleine :


« Mon respectable futur beau-père,

« Votre chère fille nous est arrivée à Rome, à notre grand contentement et très heureusement. Il m’est impossible de vous exprimer la joie où je me trouve et combien je me trouve heureux de pouvoir la regarder bientôt comme ma bien-aimée épouse. Vous faire son éloge, je n’en finirais pas. Qui connaît mieux, d’ailleurs, ses excellentes qualités que son père chéri ? Il n’y a qu’à la voir un instant pour l’aimer et on l’aime encore bien davantage, plus on découvre ses excellentes qualités accompagnées de tant de douceur, débouté, et cette aimable franchise qui décèle une âme pure, fruit d’une bonne conscience. Enfin, mon cher papa, souffrez que je prenne dès à présent ce nom chéri, soyez bien assuré que ma vie entière sera consacrée à faire le bonheur de votre chère enfant ; elle m’assure aussi, de son côté, qu’elle veut bien aussi faire le mien, alors nous serons tous heureux et nous irons, et ce jour n’est pas loin, en France, vous faire jouir de cette belle union et vous serrer dans nos bras. En attendant cette heureuse époque, recevez mes tendres remerciemens de n’avoir pas différé à nous donner votre consentement, sans me connaître, en m’accordant le bien chéri, votre propre chère fille, qui, à tout moment, parle de son cher papa avec tant de tendresse, de même que de sa chère sœur à qui je vous prie de présenter mes hommages respectueux. Nous serons un peu dédommagés de ne pas jouir de votre vue par l’arrivée prochaine de votre portrait que votre chère fille dit très ressemblant. Nous le placerons bien et il sera témoin de notre bonheur. Ce moment si désiré n’est retardé que par l’arrivée de mes papiers. Nous vous en écrirons le moment en vous demandant de vouloir bien nous bénir.

« Agréez de ma part, en attendant, l’assurance de mes hommages les plus respectueux que je vous offre, mon très cher et honoré père futur, avec une bonne santé.

« Votre très reconnaissant et très respectueux beau-fils.

« INGRES. »

Le mariage d’Ingres avec Madeleine Chapelle fut célébré dans un couvent romain le 4 décembre 1813, On devait, le même jour, célébrer le mariage de Joséphine Lacroix, avec François Mazois. Il n’en fut rien fait. Pourquoi ? Mystère !

Il n’y eut pourtant pas brouille entre Mazois et les Lauréal, ni les Ingres, puisque ceux-ci restèrent en rapports affectueux avec l’architecte. Mazois était devenu le familier de la Cour du roi Murat à Naples. C’est Mazois qui fit connaître Ingres au Roi et qui lui obtint une série de commandes importantes. Murat avait acheté à Ingres, en 1809, une figure de femme endormie, dite La Dormeuse de Naples, et qui est perdue. C’est comme pendant à cette figure que, en 1813, la reine Caroline lui demanda l’Odalisque couchée, qui est maintenant au Musée du Louvre. Ingres exécuta un « petit portrait en pied » de Caroline, et il devait peindre ou dessiner toute la famille royale. Les circonstances tragiques où sombra Murat ne permirent pas la réalisation de tous ces projets.

En cette même année 1814, il arriva une grande joie dans la famille Lauréal : Adèle mit au monde une fille, dont Joséphine fut la marraine et dont Ingres fut le parrain. On l’appela Augusta. Ingres en fit un charmant dessin où Augusta s’est endormie dans un nuage.

Ingres avait trente-trois ans quand il épousa Madeleine Chapelle. Il la perdit en 1849. Il se remaria, en 1852, à Mme Delphine Ramel. Pour la seconde fois, il trouva l’affection la plus dévouée à son foyer. Quand il mourut, en 1867, à l’âge de quatre-vingt-sept ans, on put rendre cette justice à la destinée que si, après les luttes les plus âpres, elle avait enfin donné la gloire à Ingres, elle avait aussi comblé son cœur, si épris de tendresse familiale, en lui envoyant Madeleine Chapelle, dans sa jeunesse, et, au soir de sa vie, Delphine Ramel.


HENRY LAPAUZE.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Musée d’Aix.
  3. Annotation sans doute de la main de M. Forestier.
  4. Ingres avait, en réalité, dix-sept ans quand il arriva à Paris, en 1797, « un mois avant Fructidor, » a-t-il écrit.
  5. Ingres père vint à Paris en 1804.
  6. Il convient de remarquer ici que le récit ne concorde pas avec les lettres. Ingres père a demandé la main de Julie, suivant la volonté formellement exprimée par celle-ci dans son billet à Ingrou. Mais la lettre spécifie qu’Ingres devra d’abord se rendre à Rome avant d’être uni à Mlle Forestier. Il n’y a donc pas eu surprise.
  7. Cet état d’âme chez M. Forestier explique les lettres qui mettaient Ingres hors de lui-même. ‘
  8. Il y a là une inexactitude flagrante. Ingres ne revit pas son père, depuis 1804 jusqu’à la mort de celui-ci, survenue en 1814. Il ne passa pas par Montauban
  9. C’est bien ce qui ressort des lettre d’Ingres aux Forestier.
  10. Lettre du 8 août 1807.
  11. En réalité, Mme de Lauréal.
  12. A Madeleine Chapelle, sa cousine.
  13. Toute cette histoire romanesque est à peu près exacte. Mais elle ne se place pas à l’année 1807. Elle n’a rien à voir avec la brouille Ingres-Forestier : elle lui est postérieure de six années. Voyez, plus loin, notre dernier chapitre.
  14. Le mariage est de la fin de 1813, le 4 décembre.
  15. Ingres père n’était pas homme à mourir de chagrin, ni même à en avoir le moins du monde. Ce fut toute sa vie un aimable épicurien. Il mourut, en 1814, de la goutte.
  16. Il quitta Rome en 1820 pour Florence. Il s’installa à Paris, en 1824, en plein triomphe.
  17. Pourtant cette correspondance, et même ce récit de la main de Mlle Forestier. C’est dans la famille de la seconde femme d’Ingres, chez son neveu, notre regretté ami M. Guille, que nous en avons retrouvé tous les originaux.
  18. Piroli et Zoëga publièrent, en 1808, deux volumes d’après les bas-reliefs de la Villa et du Palais Albani. (Voyez Vitet, Bibliographie des Beaux-Arts, n° 1509, page 184.)
  19. Au verso (d’une autre écriture) : Du 11 déc. 1812. Acte respectueux, par M. Ingres, peintre, à ses père et mère. »
  20. Nous tenons l’anecdote de M. Guille, neveu d’Ingres, qui l’avait entendu raconter chez sa tante, Mme Delphine Ingres, seconde femme du maître.
  21. Par une étrange coïncidence, la grand’mère maternelle d’Ingres était une demoiselle Lacroix. Il n’y avait aucun lien de parenté entre les deux familles.