Le Roman d’un conspirateur - Mémoires et souvenirs du baron Hyde de Neuville

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Le Roman d’un conspirateur - Mémoires et souvenirs du baron Hyde de Neuville
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 928-944).
LE
ROMAN D'UN CONSPIRATEUR

MEMOIRES ET SOUVENIRS DU BARON HYDE DE NEUVILLE[1]

Vous tous qui « faites » dans les livres, l’avez-vous assez subi, depuis six semaines, l’invariable dialogue avec l’ami qui daigne vous consulter ? — « Que faut-il emporter à la campagne ? Y a-t-il du nouveau chez le libraire ? — Énormément, toujours. Le dépôt légal continue de verser à la Bibliothèque nationale entre cinq et six cents volumes chaque mois. — C’est beaucoup par ce temps chaud. Mais quel est le bon livre, dans tout cela ? — Il y a le dernier roman de M. X.., et celui de M. Z… — Je les ai lus, sans les lire. Ils ne doivent pas différer des précédens, ni de tous les autres. — Cela dépend : il y a bien des façons d’habiller l’amour. — Il n’y en a qu’une de le déshabiller. D’où la monotonie de nos compositions, depuis qu’elles se hâtent si fort vers cet événement. Et puis, vos romans ne sont plus passionnés, ajoutent les femmes. — Nous avons d’excellentes études historiques, critiques ; très suggestives, et c’est bien écrit. Par exemple… — Assez. En vacances, je préférerais quelque chose de mal écrit, et qui m’amusât. — La première condition est fréquemment remplie, la seconde moins. Une idée ? Si vous emportiez simplement votre Littré ? — Le plus amusant des livres, en effet ; mais trop encombrant. — Ah ! nous avons encore les derniers traités de nos éminens moralistes ; vous y prendrez intérêt : ils cherchent un dieu nouveau d’une façon tout à fait neuve. — Est-ce qu’ils le trouvent ? — Comment vous dire ? On ne peut pas affirmer brutalement qu’ils le tiennent, ce qui s’appellent tenir ; mais j’en sais quelques-uns qui approchent, qui brûlent : un peu de patience, il arrive, il arrive… — Je vais à la montagne, ou à la mer ; je n’ai pas besoin de vos moralistes pour y retrouver le bon Dieu. Il s’y montre bien tout seul. — Voudriez-vous cet ouvrage d’économie politique, qui est de premier ordre, ou ce recueil de Discours parlementaires ? — Oh ! vous n’avez pas regardé le thermomètre ! — Alors, il y a Racine, et André Chénier. Il y a la Princesse de Clèves et la Nouvelle Héloïse. On n’a pas fait mieux dans le roman de passion. — (Stupéfaction des personnes a du monde. » Elles croient à une mauvaise plaisanterie, ou à un outrage, surtout quand elles ne sont pas très sûres d’avoir jamais fréquenté ces vieilles gens. D’ailleurs il leur faut du nouveau.) — Prenez donc du vieux-neuf, ces mémoires sur la Révolution et sur l’Empire que les bureaux des morts ne cessent de dégorger : Mme de Gontaut, Virieu, Hyde de Neuville. — A la bonne heure. On ne s’en rassasie jamais, cela plaît à tout le monde : à ma belle-mère, aux enfans, à leur gouvernante. Voilà mon affaire ! »

A voir notre appétit si paresseux devant l’immense production contemporaine, et si friand de ces souvenirs des temps agités, il semble que toute cette action, accumulée par nos grands-parens, soit pour notre torpeur comme le vieux calorique emmagasiné dans le charbon ; on ne se lasse pas de l’extraire de la mine, à l’usage de gens qui ne trouvent plus sur leur terre de quoi se chauffer. Le plus humble document nous enchante, pourvu qu’il ressuscite un peu de la flamme de vie dépensée entre 1789 et 1830. Les gens de ce siècle finissant, peuple heureux par définition, puisqu’il n’a plus d’histoire, vont revivre de préférence dans ces temps malheureux, mais fertiles pour l’histoire. Serait-il juste d’en conclure que les spectacles de notre époque sont moins attachans ? Ils le sont autrement : peut-être plus pour la pensée, moins pour l’imagination. Par comparaison avec les genres classiques du théâtre, on peut dire que la scène contemporaine ne laisse rien désirer à l’amateur, pour la comédie de mœurs et le drame philosophique ; pour la tragédie et le drame d’aventures, le répertoire de nos pères l’emporte. Le public de la Comédie-Française n’est pas fondé à se plaindre aujourd’hui ; il y a moins de satisfaction pour le public de l’Ambigu ; et, à certaines heures, chacun de nous a sa fringale d’Ambigu. On va la contenter chez Marbot, chez Vitrolles, et présentement dans les Mémoires du baron Hyde de Neuville. Avec la publication du troisième volume, une main pieuse et intelligente vient d’achever ce monument de famille. Il en est de plus hauts, qui abritent des morts plus imposans et plus illustres ; je n’en sais pas un plus curieux, et qui garde des os plus moulus par l’aventure.


I

C’est bien le roman d’un conspirateur, la vie de cet enragé qui, durant une période ininterrompue de quinze années, a conspiré, conspiré, conspiré. Sans compter les revenez-y, sur le tard, quand des temps plus calmes lui offraient encore une occasion. Une nuit qu’il traversait la Manche dans une barque avec George Cadoudal, comme il dormait, roulé dans son manteau, l’intrépide Breton le réveilla : « Il se souleva sur le coude, et, m’appelant de sa forte voix : — Hyde de Neuville, me dit-il, savez-vous ce que nous devrions conseiller au roi, s’il remonte sur son trône ? — Non, mon ami. — Eh bien ! reprit-il, nous lui dirons qu’il fera bien de nous faire fusiller tous les deux, car nous ne serons jamais que des conspirateurs, le pli en est pris ! » — Ce mot pourrait servir d’épigraphe au livre. C’est aussi l’histoire d’un fort honnête homme, dévoué à ses principes, plein de sens et de modération dans la maturité de l’âge. C’est enfin du meilleur Ambigu, puisque le héros, échappé par miracle à d’innombrables périls, survivant aux criminels et aux traîtres qu’il avait combattus, finit ses jours dans la considération due à un citoyen vertueux et sensible, comme on eût dit de lui au temps de sa prime jeunesse.

Issu d’une famille d’émigrés anglais, établie dans le Nivernais, Guillaume Hyde de Neuville était né en 1776, à la Charité-sur-Loire. Il n’avait pas seize ans quand il vint se dégourdir à Paris, en 1790. N’ayant pas connu l’enthousiasme généreux de ses pareils, à l’aube de la Révolution, il la trouvait déjà rougeoyante dans un ciel assombri. A sa première visite à l’Opéra, la reine entre dans la salle ; des patriotes affectent de rester couverts devant elle, une rixe naît ; le jeune Hyde se précipite sur Ducos et arrache le chapeau du girondin ; on le dégage à grand’peine, comme il allait être écharpé. Quelques jours après, il se prend de querelle avec Théroigne de Méricourt sur la terrasse des Feuillans ; le petit aristocrate fait si bonne contenance qu’un homme du peuple, touché de sa crânerie, le tire de la bagarre. Une autre fois, apercevant le carrosse de la reine entouré par une bande de forcenés et la malheureuse princesse qui demande un verre d’eau, il se fait rouer de coups en prêtant secours à l’officier qui l’apportait. Marie-Antoinette remarqua cet enfant, toujours aux aguets sur son passage. Un jour, au sortir du Jardin des Plantes, elle dit à Madame Elisabeth, avec un regard attendri : « Voilà un bon jeune homme ! » Ce mot, ce regard, achevèrent d’enflammer le royalisme de Guillaume Hyde, en faisant de lui un séide de la beauté et du malheur.

Il abandonna ses études et se fit inscrire parmi les gentilshommes qui formaient une garde volontaire aux Tuileries. Rappelé en Nivernais quelque temps avant le 10 août, averti trop tard du danger qui menaçait la famille royale, il ne put revenir que le soir de la catastrophe. Pendant tout le procès du roi, il ne quitta guère l’assemblée : faufilé dans une tribune, il avait peine à se contenir et à comprendre la résignation de Louis XVI. Le jour de la condamnation, M. de Malesherbes sortit de la salle appuyé sur le bras du jeune royaliste. Hyde avait multiplié les démarches auprès des représentans de son département pour obtenir d’eux un vote favorable ; il les entendit avec désespoir manquer à leurs promesses dans la fatale nuit. Muni d’une recommandation de l’un d’eux, il s’était enhardi jusqu’à pénétrer chez Coffinhal, persuadé que ce théoricien de philanthropie écouterait la voix de l’humanité. Il força la porte du conventionnel, encore au lit, et ses conjurations n’eurent d’abord aucun succès. La scène telle qu’il la raconte est bien de l’époque. — « La pièce où je me trouvais était mal éclairée par un volet, entr’ouvert seulement au moment où j’étais entré : je ne distinguais qu’imparfaitement la figure de Coffinhal, encore couché au fond de son alcôve. Tout à coup, une petite voix perçante se fit entendre, semblant sortir de dessous les couvertures : « 11 a raison, ce jeune homme, disait-elle, tu devrais faire ce qu’il dit. — Tais-toi, reprit le voisin. — Je t’en prie, mon petit Coffinhal, ne laisse pas voter la mort de ce pauvre homme. » Je fus très surpris de voir mes instances appuyées par cet étrange auxiliaire, et je dois dire que ses efforts de persuasion me parurent beaucoup plus efficaces que les miens. Ils arrachèrent une demi-promesse, que je n’aurais pas obtenue seul. Il m’était impossible de douter de la position sociale de ma nouvelle coopératrice : les termes employés, les séductions mises en œuvre, ne permettaient pas d’hésitation à cet égard. »

Quand on revoit ces croquis des nouveaux maîtres du pays, surpris dans le lâché de leurs habitudes, ces peintures des violences de la canaille, ces fortes expressions de réprobation et de dégoût chez les témoins impartiaux de toute condition, il est impossible de se méprendre sur la première impression des honnêtes gens devant les hommes et les faits de la Révolution ; ils en jugèrent comme nous jugions, il y a vingt ans, les fureurs crapuleuses de la Commune de Paris. M. V. Fournel vient de nous donner une amusante publication sur le Patriote Palloy et l’Exploitation de la Bastille. Il faut la lire pour connaître les dessous grotesques d’une révolution. Cet industriel hâbleur et madré, en avance sur son temps par le génie de la réclame politique, est le véritable vainqueur de la Bastille ; il s’empare de la vieille citadelle et la débite aux badauds par menus fragmens, comme l’on débita naguère sous nos yeux les pierres des Tuileries. Il organise des cérémonies civiques pour faire aller son commerce ; partout et toujours, Palloy bourdonne, pétitionne, soumissionne toutes les basses œuvres de la Révolution. La Convention lui cède l’entreprise de nettoyer Paris des statues et des vestiges de la monarchie ; il devient le démolisseur officiel de l’ancienne France. Jusqu’à l’époque, moins heureuse pour lui, où on le retrouve mendiant et composant des cantates dans les antichambres de Napoléon, de Louis XVIII et de Louis-Philippe, Palloy est quelqu’un, il compte dans les fastes révolutionnaires. Il est patriote de son état, il signe de ce titre, accolé à son nom, dans la très faible mesure où sa main peut signer ; il en vit ; avec un peu plus de chance et de suite dans les idées, cette profession bien française, et que nous avons vue refleurir, l’eût poussé comme tant d’autres aux grands premiers rôles. Et toute sa vie n’est qu’une énorme farce qui devrait relever du théâtre de la foire !

Tout cela est certain ; pourtant, il n’est plus permis à l’historien de juger la Révolution comme nous jugeons la Commune, que les nouveau - venus ne jugent déjà plus comme nous, après vingt ans. Haussés progressivement par l’optique ultérieure, événemens et figures se sont établis dans la grande, la sérieuse histoire, incertaine de son verdict. Le blâme se cantonne timidement sur quelques crimes particuliers, et encore ! Le côté de farce a été éliminé de la physionomie générale. Le temps a transformé et purifié. Cela rend très pensif ; surtout quand on se reporte à des litiges encore plus anciens et définitivement classés : par exemple, à l’émancipation des communes du moyen âge, qui nous apparaît aujourd’hui comme l’un des grands et nobles efforts historiques de notre race ; quand on se représente ce que dut être l’indignation sincère des bons seigneurs devant cette abominable rébellion des vilains. Ainsi, dans quelques centaines d’années, l’histoire contemplera du même regard calme et indulgent les faits qui nous scandalisaient hier, ceux qui nous scandaliseront demain et qui tombent présentement sous la vindicte publique. Elle renverra dos à dos les conservateurs, d’honnêtes gens en général, les révolutionnaires, d’ordinaire violens et peu scrupuleux, blanchis lentement par la suite des jours. J’admire qu’on puisse se passionner pour les récriminations des partis, quand on a lu cent pages d’histoire. Mais les droits de la morale et les principes régulateurs de nos actions ? — Il n’y a peut-être qu’un moyen de leur trouver une place : c’est de maintenir que le mal est le mal, mais en admettant qu’il s’use à la longue, comme toutes les choses de ce monde, et s’abolit par l’universelle prescription. Ces déduits ne sont pas commodes. D’ailleurs, pour qui unit une conscience timorée à un grain de philosophie, il est toujours facile de ne pas plus toucher à la politique qu’aux machines infernales dont on ignore les lois d’éclatement. Allez au cloître, philosophe ! La règle y est sûre, et il n’y a que celle-là de sûre ; les autres règles de nos jugemens sont trop boiteuses, dès qu’on les regarde d’un œil froid et désintéressé, en prenant un peu de champ dans les siècles.

Hyde de Neuville ne s’embarrassait pas dans tous ces replis de pensée. Il avait le sang chaud et une belle combativité. Marie-Antoinette est encore au Temple ; son chevalier n’a qu’une idée, délivrer la reine. Il est de tous les complots que l’on ébauche, il les prépare de moitié avec le brave inspecteur Michonis. Il passe une nuit rue Charlot, le pistolet au poing, croisant les complices inconnus qui attendent comme lui le mouvement dont on les a leurrés. Il se compromet si bien qu’une amie de sa famille, Mme de Congy, l’enferme sous clé dans un galetas.

C’est en de pareils gîtes et sous une kyrielle de faux noms que l’on va perdre et retrouver sa trace jusqu’en 1805. Il s’embrouillait lui-même dans ses noms de guerre ; de telle sorte qu’un jour, dans une de nos légations à l’étranger où son introducteur l’avait annoncé sous un sobriquet convenu, il en jeta un autre à l’huissier et faillit payer cher son double personnage. Aux momens critiques, c’est toujours une femme, souvent une inconnue, qui lui donne asile et le chambre dans quelque cachette ; modistes, parfumeuses, dames de qualité, toutes lui furent bienveillantes et fidèles ; on s’explique ce bonheur persistant en regardant son portrait à vingt ans, gravé en tête du tome III. Tel devait être Chérubin chez la comtesse ; avec cet air de visage, irrésistible de grâce juvénile, il ne pouvait manquer d’intéresser. Si je ne connaissais le scrupule de l’éditeur des Mémoires, rien ne m’ôterait de l’idée qu’on a remanié les récits et les correspondances, pour les mettre au point d’une gravité impeccable. Nous avons le sentiment qu’il manque une note dans ce livre, sans doute par la volonté de l’auteur ; une note qui rendrait plus vraisemblable, avec un peu de romanesque, l’heureuse issue de tant d’aventures où une femme intervient toujours ; plus naturelles aussi ces longues lettres d’illustres amies, qui raccommodent sous la restauration la fortune politique du diplomate et veillent sur lui jusque dans l’autre hémisphère. Il y a des trous, dans cette histoire où tout le monde est angélique. Enfin, le portrait supplée à ce que le texte ne dit pas.

Pendant la Terreur, Hyde de Neuville partage ses opérations entre Paris et sa province. Là, il donne de la tablature à Fouché, commissaire à Nevers ; on le trouve parmi les instigateurs de la Petite-Vendée du Sancerrois, puis mêlé à ces réacteurs qui s’appelèrent les compagnons de Jésus. Une nuit, lui cinquième, il donne l’assaut à la prison de Villequiers, enlève à la barbe de la garnison un compagnon capturé par les bleus, et l’emporte en croupe à travers le pays, qui se croit envahi par un corps d’armée royaliste. Le 9 thermidor le rappelle à Paris, et l’on pense bien qu’il brille au premier rang de la jeunesse dorée, au club de Clichy, dans les bâtonnades de jacobins. Le 4 prairial, il rencontre dans la cour des Tuileries son proscripteur de Nevers, Fouché, qui l’aborde d’un ton fort radouci. Il devait le revoir plus sévère à quelques années de distance, ministre de la police impériale, et de nouveau plus doux dans le salon de la princesse de Vaudémont, puis dans ce cabinet de Louis XVIII où Vitrolles avait ménagé un portefeuille au régicide, malgré la vive opposition du baron Hyde. Elles mettent un reflet de fantastique dans la suite du récit, ces apparitions intermittentes du moine sanglant, toujours cauteleux sous ses incarnations successives, et qui revient de loin en loin se heurter à l’inflexible droiture de son vieil adversaire.

Le 13 vendémiaire, Hyde de Neuville lait ses premières armes contre l’autre ennemi auquel il n’échappera plus, le général Bonaparte. La colonne où il combat est écrasée sur le quai Voltaire. Dénoncé comme réacteur fougueux, un nouveau mandat d’amener est lancé contre lui. Cela ne l’empêche pas de prendre sa part des » divertissemens en honneur sous le Directoire, de composer et de faire jouer une comédie, Constance, ou l’Heureuse journée, dans le cercle d’amies qu’il retrouvera toujours liguées pour le préserver des suites de ses imprudences : Mmes de Vaux, de Montchenu, de Damas, de la Maisonfort. Entre deux conspirations, il a pris le temps de se marier avec Mlle Rouillé de Marigny, plus âgée que lui, et dont la tendresse maternelle ne fit jamais défaut à celui qu’elle appelait le Fils, dans le langage conventionnel des lettres échangées par tous ces proscrits. Mme Rouillé, la belle-mère de Hyde de Neuville, présentait ceci de particulier qu’étant centenaire, et ancienne élève de Saint-Cyr, elle avait eu l’honneur de baiser la main de Louis XIV et celui de donner sa propre main à baiser à Napoléon Bonaparte, un jour que le premier consul, la trouvant sur son passage, voulut rendre cette marque de respect à la mémoire du grand roi. Que de choses, quels écroulemens et quelles reconstructions de mondes entre ces deux baisers ! L’esprit, saisi par ce rapprochement de noms qu’on n’attendait guère dans la courte durée d’une vie humaine, est amené à supposer un cas tout pareil : une jeune fille élevée à Ecouen, qui aurait reçu sur la joue la petite tape amicale de Napoléon, et qui figurerait de nos jours à une inauguration de chemin de fer, où M. Carnot se ferait un devoir de l’embrasser ; disons après sa réélection, vers la fin du siècle, pour comparer des périodes de temps rigoureusement égales. Laquelle de ces deux femmes pourrait se vanter d’avoir vu de plus grands changemens dans l’univers ? Je serais fort embarrassé d’en décider ; j’abandonne ce petit problème aux songeries estivales du lecteur.

La recrudescence jacobine du 18 fructidor rendit la vie plus difficile à Hyde de Neuville. On le traquait de près, d’autant plus qu’il venait de se signaler. Sur les instances de M, na de Tromelin, il s’était mis en tête de faire évader le commodore Sydney Smith, détenu au Temple avec M. de Tromelin, qui passait pour le domestique du marin anglais. Il loua une pièce dans la maison contiguë à la tour du Temple ; il y installa une demoiselle D…, dont la présence justifiait aux yeux des voisins les visites de l’ouvrier Charles Loiseau. L’ouvrier descendait dans la cave et attaquait le mur, mitoyen avec la prison. Un enfant, que Mlle D… élevait, battait le tambour pour couvrir le bruit du travail. Tout marchait à souhait, quand la dernière pierre de l’excavation vint tomber dans la cour du Temple, aux pieds du fonctionnaire de garde. Il fallut détaler et abandonner la besogne. Sydney et son compagnon n’y perdirent rien : Phélippeaux, compatriote et ami de Hyde de Neuville, fabriqua un faux arrêt de transfert et réussit à les extraire en plein jour, sous les yeux des hommes du poste qui portaient les bagages.

A partir de ce moment, il faudrait la plume de l’auteur de Monte-Cristo pour suivre notre héros dans ses entreprises et ses avatars. Tout le monde conspirait contre le Directoire ; Hyde de Neuville, élargissant ses opérations, nouait des intelligences avec les mécontens de tout bord, Sémonville, Cadoudal, Frotté, qui allumait l’insurrection dans le Perche. Paul Berry, — c’était son nom de guerre pour l’Angleterre, — fut recommandé au comte d’Artois par le chevalier de Coigny : il alla chercher à Londres des pleins pouvoirs pour organiser un vaste réseau de chouannerie. Bien qu’il ne fut pas homme à s’étonner des chimères, celles de l’émigration lui parurent dépasser la mesure ; il juge sévèrement l’enfantillage et le décousu des plans, l’incurable légèreté de ses amis et de ses maîtres. A un autre endroit de ses Mémoires, il a raconté la joie de la petite cour de Mittau, quand on y connut le premier exemplaire du calendrier républicain. Un officier russe portait cette curiosité à Pétersbourg ; on le supplia de la céder à la comtesse Balbi, toute-puissante sur le cœur de Monsieur ; elle mourait d’envie d’avoir la pièce rare. L’officier demeura incorruptible ; pendant toute une nuit, le comte de Provence copia de sa main le calendrier ; cette copie, présent de Mme Balbi, passa plus tard aux mains du baron Hyde. Pourtant la cour de Mittau était le temple de la sagesse, en comparaison du cercle français de Londres.

Les grands projets de l’émissaire furent bientôt déjoués par le 18 brumaire. A l’occasion des conférences de Pouancé, dans ce premier instant où Bonaparte s’appelait Monk pour tous les royalistes, Hyde de Neuville se présenta chez le consul avec M. d’Andigné. Il comptait sur l’éloquence de sa conviction pour gagner le maître de la France. — « L’attente fut longue. La porte s’ouvrit. Instinctivement, je regardai celui qui entrait, petit, maigre, les cheveux collés sur les tempes, la démarche hésitante ; l’homme qui m’apparut n’était en rien celui que mon imagination me représentait. Ma perspicacité me fit tellement défaut que je pris pour un serviteur le personnage que je voyais. Mon erreur s’accrut, lorsqu’il traversa la pièce sans jeter sur moi un regard. Il s’adossa à la cheminée et me regarda avec une telle expression, une telle pénétration que je perdis toute assurance sous le feu de cet œil investigateur. L’homme avait grandi tout à coup pour moi de cent coudées. Je me suis demandé depuis si mon émotion n’avait pas été le pressentiment instinctif de l’avenir. » Le premier consul l’interroge : « Que vous faut-il pour faire cesser la guerre civile ? — Deux choses, lui répondis-je : Louis XVIII pour régner légitimement sur la France, et Bonaparte pour la couvrir de gloire. — Mes paroles, loin de le blesser, parurent lui plaire. Je le vis sourire. » — Sans doute : mais comme Bonaparte jugeait la première de ces choses inutile et la seconde très suffisante, on rompit là-dessus. M. de Talleyrand, sollicité de renouer l’entretien, pria les négociateurs de dire au comte d’Artois qu’il était tout dévoué à la personne du prince, qu’il n’y avait pas d’homme plus aimable et plus digne d’être aimé, mais que nul n’avait le secret de l’avenir. Et il sourit. Les hostilités reprirent.

Hyde de Neuville les inaugura par un beau trait. Dans la nuit du 21 janvier 1800, son frère Paul et lui tendirent en noir le portique de la Madeleine, et ils affichèrent le testament de Louis XVI sur le drap mortuaire. Paris se réveilla stupéfait devant l’église en deuil. Non content de cet exploit, l’afficheur royaliste se rendit sur la place de la Révolution et y placarda les proclamations du comte d’Artois contre la statue de la Liberté, derrière le dos de la sentinelle qui gardait le monument ; il tournait autour, à mesure que le grenadier en parcourait les quatre faces. Toujours braves, spirituels et puérils ! Qui pensait à lire les proclamations de Londres ?

Son cas devint mauvais, la police consulaire ayant mis la main sur les papiers de l’agence royaliste. Sa fête fut mise à prix. Ce n’était pas un vain mot ; ses amis et complices, Toustain, Frotté, venaient d’être fusillés. Hyde de Neuville ne s’arrête pas pour si peu. Il retourne réchauffer les découragés en Angleterre, il revient fomenter l’insurrection en France. Une nuit que la mer a rejeté sa barque de pêche à la côte, poursuivi par les douaniers, il a la chance de tomber dans une maison normande habitée par ses amis intimes, M. et Mme de Vaux. Quelques jours après, un piquet de soldats se présente et fouille la maison : voilà notre homme sur le toit, « embrassant fort amoureusement une cheminée. » Un soldat lève les yeux, l’aperçoit : ce brave militaire a l’humanité de ne pas faire un geste et d’oublier ce qu’il a vu. Les hôtes du fugitif le déguisent et le voiturent à Paris. Mme de Damas le reçoit et le promène tout un soir dans les rues, à la recherche d’un asile ; désespérant d’en trouver un assez sur, elle le conduit à son propre hôtel et l’enferme dans une pièce abandonnée, où Mlle de Damas lui apporte quelque nourriture en se cachant de la domesticité. Sa protectrice croit lui avoir déniché un abri tranquille chez un M. Roi, qui loge près des barrières. Hyde de Neuville y rencontre un autre proscrit, un émigré, apprend de cet homme que leur receleur fait la contrebande : le logis est exposé de ce chef à des visites domiciliaires. Il déménage à la hâte rue du Four-Saint-Germain, chez l’honnête parfumeur Caron, dont la maison demeura par la suite le quartier-général du conspirateur. Elle était faite à souhait pour les gens de cette sorte, avec une grande enseigne ornée de fleurs sur le devant de la boutique ; on pouvait s’y blottir ; c’était la meilleure cachette aux heures d’alerte ; qui cherchera les têtes mises à prix dans une enseigne sur la rue ? Un matin, comme le condamné déjeunait avec le parfumeur, Mlle Caron, et un émigré fort bavard à qui on dissimulait soigneusement la véritable qualité du mystérieux locataire, le crieur public passa ; il criait l’arrestation et l’exécution de l’agent anglais Hyde de Neuville, fusillé dans les vingt-quatre heures. « Ah ! c’est affreux ! sanglota l’autre convive. Le pauvre homme ! c’était mon ami intime ! » Et il se pâma dans les bras de l’exécuté. La petite parfumeuse dut s’enfuir, prise du fou rire : le repas s’acheva gaîment. Une autre fois, M. Caron et sa fille crurent leur hôte perdu. Ils le ramenaient de la campagne, caché à leurs pieds sous le tablier d’un vaste cabriolet. Les douaniers de la barrière insistent pour tout visiter et font descendre les voyageurs : le proscrit bondit au milieu de ces hommes, dépiste ceux qui se lancent à sa poursuite, se jette dans l’escalier d’une maison inconnue, grimpe tout en haut, fait irruption chez trois raccommodeuses de dentelles. — « Sauvez-moi, je suis un émigré ! » — Ces bonnes filles le poussent dans une alcôve et ne le laissent partir qu’à la nuit.

Après bien d’autres aventures, BOUS le retrouvons sous les espèces du Docteur Roland, fixé dans le bourg de Couzan, près de Lyon, où il exerce la médecine qu’il sait un peu et vaccine gratis tout le canton. La reconnaissance des populations porte ce bienfait aux oreilles du préfet de Lyon : le ministre de l’intérieur décerne une médaille d’honneur au charitable praticien, que Savary recherche pour le faire passer par les armes. C’est à croire que Victor Hugo connaissait ce fait quand il inventa M. Madeleine. Entre temps, Mme de Neuville avait subi une détention aux Madelonnettes ; et Paul, le frère cadet, allait être interné au château d’If. Il y tentera plus tard une évasion d’une pureté classique : corde tressée avec la bourre d’un matelas, descente le long des rochers, barque apostée qui ne répond pas au signal, retour par le même chemin dans le cachot, au moment où le geôlier frappe à la porte.

Cependant l’époque héroïque touchait à sa fin. Moins heureux que son ami, George se faisait prendre en sautant d’un cabriolet. Découragés par les catastrophes de George, de Pichegru, du duc d’Enghien, et plus encore par le verdict évident de la fortune, les conjurés posaient les armes et quittaient leurs dernières espérances. Il ne fallut rien moins que la journée d’Austerlitz pour abattre celles de Hyde de Neuville. Il renonça à lutter seul contre le maître du monde et passa en Suisse. Mme de Neuville courut sur les pas de l’empereur jusqu’à Vienne, pour obtenir un accommodement. « Vous êtes une bonne femme, » lui dit Napoléon ; mais sa clémence ne se traduisit que par un arrêt d’exil aux États-Unis. M. et Mme Hyde gagnèrent l’Espagne, où ils s’embarquèrent pour le Nouveau-Monde. L’exilé avait le cœur chagrin, la conscience tranquille ; il pouvait se rendre le témoignage que son devoir envers ses rois était épuisé, après quinze années de bonnes et loyales conspirations.


II

Le récit d’une existence désormais plus calme n’est pas dépourvu d’intérêt. Hyde de Neuville observe l’Amérique : c’est la contrepartie des Natchez. Les Onéïdas le laissent froid : « Cette peuplade est laide, elle a les jambes grêles et mal faites, la peau tannée et cuivrée, les cheveux droits et noirs… J’avoue qu’ils ne font guère aimer la belle nature dans toute sa simplicité et ne rappellent pas du tout Atala et les sauvages belliqueux que nous a peints M. de Chateaubriand. » En revanche, il étudie avec une curiosité d’homme d’État la nation nouvelle qui naît sous ses yeux ; il la juge bien, il en discerne le prodigieux avenir. Ses lettres à Mme de La Trémoille contiennent des pages prophétiques : « Je ne sais si je m’abuse, mais, en voyant de près l’Amérique, on sent quelque chose d’inconnu s’agiter dans l’avenir, on sent que l’autorité tyrannique qui pèse sur notre malheureux pays n’est pas le dernier mot du siècle qui commence, et qu’un vent nouveau a soufflé sur le monde, à la fois cause et produit de notre révolution. Celle-ci ne peut avoir une influence isolée, et il est probable qu’elle apportera des modifications dans toutes les sociétés futures. » — Le Nouveau-Monde intéresse le banni ; mais c’est vers l’ancien, vers le « malheureux pays » que ses regards restent obstinément tournés.

Il s’est lié avec Moreau : les deux compagnons d’exil passent les jours à supputer les chances de leur ennemi. Le général s’ouvre de ses projets ; à en croire son confident, il ne pensait pas alors à marcher contre son pays sous des drapeaux étrangers ; il espérait détacher quelques corps des armées impériales. « Je puis assurer que Moreau partageait à cette époque l’idée de vaincre la France par la France seule, qui était toujours au fond de toutes mes espérances, de tous mes sentimens ; je ne pouvais m’en départir. » C’est en effet le trait distinctif de notre conspirateur ; il ne fut jamais tenté d’émigrer ni de pratiquer avec le dehors, sauf pour prendre les ordres de ses princes ; il était de cette noble et forte race de chouans qui entendaient frapper l’adversaire en plein cœur, les pieds sur le sol national. Si Moreau pensait de même, ses scrupules ne tinrent pas contre les flatteries des souverains alliés. Il s’embarqua le 21 juin 1813, pour venir chercher à Dresde le boulet français qui le tua, deux mois après. Hyde de Neuville, sentant son impatience croître avec l’ébranlement de l’empire, prit la mer l’année suivante. Il se dirigeait à tout hasard vers l’Angleterre. Quand le pilote se montra, en vue de Liverpool, le passager héla cet homme en lui demandant des nouvelles de France. Il dit n’avoir pas éprouvé, dans le cours de sa vie agitée, un saisissement pareil à celui que provoqua cette réponse : « Bonaparte est à l’île d’Elbe, et Louis XVIII à Paris ! »

Rentré en France, le proscrit dépeint avec une conviction communicative la joie universelle, le soulagement de la grande détente. Ses Mémoires, concordans avec ceux de Rochechouart et avec tant d’autres, ne laissent soupçonner chez personne le sentiment que l’on se plaît à imaginer, la douleur d’une délivrance due aux armées étrangères : sentiment absent en 1814, très marqué l’année suivante, en 1815. Hyde de Neuville note tout ce qu’il y a de changé dans Paris, y compris le cœur de M. de Chateaubriand. Il avait lié connaissance avec le grand homme à Cadix, au moment du départ pour l’Amérique. L’aimable et malheureuse femme qui attendait en Espagne le pèlerin de Jérusalem les avait présentés l’un à l’autre. En 1814, la pauvre Dolorès est fort loin dans les limbes de l’oubli. « Je rencontrai M. de Chateaubriand dans le salon de la duchesse de Duras. Précédant Mme Récamier auprès de l’illustre écrivain, elle l’entourait d’hommages. » Alors se noua cette amitié qui devait commander toute la carrière politique de notre auteur et illuminer sa vieillesse d’un glorieux reflet. Pour l’instant, il est inquiet, au milieu des congratulations qu’échangent les vainqueurs ; il connaît son Napoléon, pour l’avoir longtemps combattu ; il rumine les paroles que lui a dites Sydney Smith, à son passage à Londres : « On se fait une grande illusion dans votre pays, si l’on croit que le prestige qui entoure le nom de Napoléon est détruit par les derniers revers de la France. » — Que faire pour prévenir le danger pressenti ? De la contre-conspiration, comme les brigands rangés font de la police. Hyde de Neuville sollicite une mission particulière en Italie, où il va observer de près les intrigues de l’île d’Elbe. A Livourne, il saisit la trace de ces intrigues chez « la ravissante comtesse Miniaci, » une de ces belles cosmopolites dont personne ne connaît l’origine, et qui connaissent tous les hommes, tous les rouages de la mécanique européenne. Elle retient fortement le colonel Campbell, un des quatre commissaires délégués à la surveillance de l’empereur. Notre envoyé sent de mauvais projets dans cet air de fête, il soupçonne davantage, et repart très alarmé. Retenu au passage des Alpes par un accident de voiture, il rencontre deux compatriotes dans la maison de poste, il écoute leurs propos à travers une cloison. « Ce sont des messieurs qui viennent de chez l’autre, lui dit le maître de poste ; si vous êtes si pressé de partir, ils pourraient vous donner une place dans leur chaise jusqu’aux Échelles. » Hyde de Neuville s’égaya longtemps de cette idée, faire voyager côte à côte la police du roi et celle de l’empereur.

Le malheur avait couru derrière lui. Napoléon débarque au golfe Jouan, Louis XVIII quitte les Tuileries. Le baron Hyde déplore le départ du roi ; avec son expérience des temps troublés, il comprend que la Restauration pourra recommencer, mais qu’elle restera mortellement frappée par le souvenir de cette fuite. Cependant le bon serviteur se remet à la besogne ; peut-il maudire bien fort ces événemens ? Ils lui permettent de dérouiller ses facultés de conspirateur ! Il reprend ses anciens plans, la formation de corps volontaires qui donneront la main aux gens de la Vendée, à l’armée de Bordeaux. Le voilà parcourant les auberges de la banlieue, à la recherche des officiers royalistes qui se dissimulent. En devine-t-il un ? D’un beau geste à la Talma, il écarte les pans de son manteau, et laisse voir sur sa poitrine la croix de Saint-Louis, seul signe de reconnaissance. Il court chercher des brevets à Gand, puis en Angleterre, où Mme la duchesse d’Angoulême lui délivre une commission pour les provinces de l’Ouest. Il revient conférer avec Vitrolles dans Paris, chez le fidèle Caron ; la petite parfumeuse cache sous des flacons d’essences les papiers compromettans dont il a les poches bourrées. « Ces pourparlers et ces détours étaient des jeux d’enfans pour un conspirateur tel que moi, » écrit-il avec fierté. — Le canon de Waterloo rendit ses services inutiles. Louis XVIII rentra aux Tuileries ; les Mémoires constatent la tristesse et l’incertitude de l’opinion. « Que cette entrée à Paris ressemblait peu à la première ! Cette fois une douleur secrète pesait sur les cœurs. On sentait que la paix que Louis XVIII apportait à la France ne pouvait effacer la honte de ses revers. Mornes, abattus, peu confians en l’avenir, nous entourions nos princes… Le tableau était sinistre, car il avait pour cadre ces hordes d’étrangers qui bivouaquaient sur nos quais et sur nos places publiques. »

Envoyé à la chambre introuvable par le collège de Cosne, Hyde de Neuville s’y montra ce qu’il était partout : bon royaliste, mais entier, indépendant, souvent fâcheux pour les ministres ; un de ces excellens serviteurs que le pouvoir écarte avec soulagement. Napoléon l’avait exilé en Amérique sans y mettre de formes ; Louis XVIII mit au même exil ces formes gracieuses qui s’appellent une mission diplomatique. Nommé à la légation des États-Unis, d’où il passa à l’ambassade du Brésil, le proscrit de la veille retourna dans le Nouveau-Monde pour y représenter son roi. L’intérêt faiblit dans cette partie des Mémoires, remplie par les correspondances qui apportent au diplomate un écho lointain de la politique française. Il renaît, et très vif, avec le retour du baron Hyde en Europe, à la fin de 1822. Son ambassade de Portugal, en 1824, lui fit voir la révolution du 30 avril à Lisbonne ; il y joua un rôle dramatique et périlleux qui convenait à son humeur, à la physionomie qu’il garde sur un portrait de cette époque. Le baron y est peint dans le goût du temps, vêtu d’un habit rutilant de crachats, une dépêche à la main, séparé par une draperie tumultueuse des flots de l’Océan, où la tempête secoue un navire. Ce n’est plus Chérubin ; c’est Almaviva ambassadeur chez Sa Majesté Très Fidèle.

A partir de 1825, Hyde de Neuville est établi à Paris, très mêlé à la haute politique sous la bannière de Chateaubriand, en mesure de nous fournir des renseignemens sur les affaires du royaume et des anecdotes piquantes sur la société. J’aime bien le compte-rendu de la première audience accordée par Louis XVIII à la comtesse du Cayla : « Jeune encore, très intimidée sous l’œil investigateur et profond du roi, la comtesse s’approchait du siège qui lui avait été désigné, sans s’apercevoir qu’un guéridon sur lequel quelques papiers se trouvaient était à sa portée ; elle le renversa par un faux mouvement, et les pages de se disperser sur le tapis du cabinet. L’infortunée solliciteuse se confond en excuses, tout en ramassant les feuillets épars ; elle cherche à les classer en lisant quelques phrases d’une voix émue, s’aperçoit de sa gaucherie, et, comme toujours en pareil cas, devient plus gauche encore. Le roi sourit ; elle lui tend le manuscrit, qu’il ne reprend pas. — « Continuez, madame, lui dit-il, le charme de votre voix s’ajoutera à celui de vous voir. » — La pauvre femme perd contenance, mais revient à elle en songeant que le plus simple est d’obéir. Elle lit un rapport dont elle comprend à peine la teneur et les termes. Enfin, le roi l’interrompt en lui disant : — « Merci, madame ! je voudrais avoir souvent une lectrice aussi intelligente et charmante que vous ; revenez me voir. » — Mme du Cayla revint chaque jour, apportant au vieux roi, comme dit l’auteur des Mémoires, « une amitié qui avait toutes les délicatesses de l’amour. »

En 1828, le ministère Martignac appela le baron Hyde au département de la marine. Il y fit très bonne figure ; les choses de la mer étaient familières à ce voyageur, et il abordait la politique générale avec un esprit assagi par les années, également éloigné des ultras et des brouillons libéraux. Il céda la place à M. de Polignac avec d’autant plus de chagrin que les visions du prince Jules lui étaient connues d’ancienne date. A Londres, au temps de l’émigration, Hyde de Neuville avait vu se développer le mysticisme de son ami. Il rapporte un épisode de cette époque. Entré un soir par hasard dans une petite chapelle catholique, M. de Polignac avait été vivement frappé par la voix et la beauté d’une jeune fille qui chantait des cantiques à l’autel. Il revint souvent dans l’oratoire et se lia avec cette personne. Quand le prince paraissait, la chanteuse descendait de l’autel, venait à lui, traçait sur son front le signe de la croix et révélait à l’émigré des circonstances de sa vie connues de lui seul. Un jour enfin, dans un accès prophétique, la mystérieuse sibylle dit au visiteur : — « Dans quelques années, vous serez le dernier conseiller du roi de France et la dernière victime sacrifiée à sa cause. » — En 1830, le prince Jules s’empressa de justifier la prophétie. Hyde de Neuville disparut de la scène politique avec la monarchie pour laquelle il avait usé sa vie. Il n’était pas de ceux qui pouvaient en servir une autre. Une dernière fois, l’héroïque équipée de Mme la duchesse de Berry lui donna la tentation de conspirer ; mais l’entrain de jadis n’y était plus. Il prodigua les plus sages conseils à la noble femme, refusa de la suivre dans une aventure nuisible selon lui à la légitimité, et n’en fut pas moins arrêté à cette occasion avec son ami Chateaubriand.

L’ombre de l’illustre ami s’étend sur tout le troisième volume, en partie rempli par la correspondance de Chateaubriand ; cet appendice ne déparerait pas les Mémoires d’outre-tombe. Quelques-unes de ces lettres sont admirables : René s’y montre tout entier, avec ses rugissemens habituels quand il parle de M. de Villèle et de ses adversaires politiques, avec sa coquetterie câline, quand il veut séduire ses petites amies, les jeunes nièces du châtelain de Lestang. Le baron Hyde s’était également lié avec Lamartine de façon assez singulière. Le hasard avait fait tomber entre ses mains une lettre inquiétante, adressée jadis au poète par « une femme dont l’âme était pleine de feu et d’amour. « Il crut devoir écrire au destinataire de cette lettre pour lui restituer le précieux dépôt. Le bon Lamartine répond par quelques lignes tout à fait convenables sur la lointaine délaissée ; on sent qu’il n’a d’elle qu’un très vague souvenir ; il ne peut comprendre comment ces lettres qu’il croyait anéanties lui ont été dérobées. Et la correspondance passe aussitôt aux théories politiques dont il avait l’âme occupée, à un plaidoyer pour les Polonais. — Mais l’amitié envahissante de’ Chateaubriand ne laisse que peu de place aux autres. Après 1830, Hyde de Neuville devient le principal confident des mélancoliques souvenirs. De temps en temps, le morose charmeur s’échappe de l’Abbaye-au-Bois, pour aller passer quelques jours dans le Cher, à ce manoir de Lestang où se repose la vieillesse de l’ancien conspirateur. Les voisins accourent contempler le grand homme ; taciturne et chagrin devant eux, il retrouve après leur départ toutes ses grâces avec « les deux reines, » les nièces de son hôte. Absent, il leur écrit jusqu’au dernier jour, car il ressaisit dans ces lettres les deux grands plaisirs de toute sa vie, les seuls qui lui restent à cette heure crépusculaire : moduler des phrases superbes où il épanche son désenchantement, et tourner une jeune tête avec ces phrases. — Le glorieux ami partit le premier. Hyde de Neuville vit encore la révolution de 1848 et prévit qu’elle aboutirait à l’empire d’un Napoléon. Le proscrit, dont la tête avait été si longtemps mise à prix, mourut octogénaire, en 1857, entouré de l’affection des siens et de la considération de tous.

Si l’on pouvait réveiller les images accumulées dans les yeux que la mort a clos, voilà bien les paupières qu’il faudrait soulever, pour demander à ces miroirs de nous rendre les plus nombreux, les plus curieux spectacles que le monde d’hier ait offerts à l’un de ses spectateurs. Mais les images se succèdent et se superposent dans les yeux vivans ; déjà décolorées par l’universelle usure, la vie qui s’enfuit les abolit, elles vont rejoindre dans l’évanouissement commun les objets d’où elles émanèrent. Il n’en reste que les pâles vestiges retenus par la pensée, fixés par elle dans des livres comme celui que nous venons de feuilleter. — Après s’y être diverti, chacun rendra hommage au cœur honnête que ce livre découvre. La vie si remuée de Guillaume Hyde de Neuville fut intérieurement simple et belle. Il y en eut de plus magnifiques, en ce temps où la moisson d’hommes était haute ; il n’y en eut pas de plus droite. Consacrée à un principe, elle lut un acte perpétuel de dévouaient, ce qui est rare, à des princes qui le payèrent fort peu, ce qui l’est moins. Patriote à sa manière, il ne voulut redresser son pays que du dedans. Conspirateur d’occasion, et peut-être de vocation, il ne le fut jamais jusqu’aux lâchetés de l’assassinat : la police impériale le calomniait, quand elle mêlait son nom à l’affaire de la machine infernale. Un singulier alliage d’audace pratique et de sens très réfléchi semblait le marquer pour une destinée plus éclatante. Il ne l’a pas remplie : peut-être y fallait-il une âme moins pure et moins fière, mieux armée d’égoïsme, plus facile aux changemens. C’est encore faire son éloge d’indiquer par où il manqua les grands premiers rôles ; s’il n’eut pas toute sa mesure de renommée, raison de plus pour lui en restituer une très large d’estime et de respect.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUÉ.

  1. 3 vol. in-8o ; Plon et C°.