Le Roman d’un enfant/04

La bibliothèque libre.
Paris Calmann Lévy (p. 16-19).


IV


Je voudrais essayer de dire maintenant l’impression que la mer m’a causée, lors de notre première entrevue, — qui fut un bref et lugubre tête-à-tête.

Par exception, celle-ci est une impression crépusculaire ; on y voyait à peine, et cependant l’image apparue fut si intense qu’elle se grava d’un seul coup pour jamais. Et j’éprouve encore un frisson rétrospectif, dès que je concentre mon esprit sur ce souvenir.

J’étais arrivé le soir, avec mes parents, dans un village de la côte saintongeaise, dans une maison de pêcheurs louée pour la saison des bains. Je savais que nous étions venus là pour une chose qui s’appelait la mer, mais je ne l’avais pas encore vue (une ligne de dunes me la cachait, à cause de ma très petite taille) et j’étais dans une extrême impatience de la connaître. Après le dîner donc, à la tombée de la nuit, je m’échappai seul dehors. L’air vif, âpre, sentait je ne sais quoi d’inconnu, et un bruit singulier, à la fois faible et immense, se faisait derrière les petites montagnes de sable auxquelles un sentier conduisait.

Tout m’effrayait, ce bout de sentier inconnu, ce crépuscule tombant d’un ciel couvert, et aussi la solitude de ce coin de village… Cependant, armé d’une de ces grandes résolutions subites, comme les bébés les plus timides en prennent quelquefois, je partis d’un pas ferme…

Puis, tout à coup, je m’arrêtai glacé, frissonnant de peur. Devant moi, quelque chose apparaissait, quelque chose de sombre et de bruissant qui avait surgi de tous les côtés en même temps et qui semblait ne pas finir ; une étendue en mouvement qui me donnait le vertige mortel… Évidemment c’était ça ; pas une minute d’hésitation, ni même d’étonnement que ce fût ainsi, non, rien que de l’épouvante : je reconnaissais et je tremblais. C’était d’un vert obscur presque noir ; ça semblait instable, perfide, engloutissant ; ça remuait et ça se démenait partout à la fois, avec un air de méchanceté sinistre. Au-dessus, s’étendait un ciel tout d’une pièce, d’un gris foncé, comme un manteau lourd.

Très loin, très loin seulement, à d’inappréciables profondeurs d’horizon, on apercevait une déchirure, un jour entre le ciel et les eaux, une longue fente vide, d’une claire pâleur jaune…

Pour la reconnaître ainsi, la mer, l’avais-je déjà vue ?

Peut-être, inconsciemment, lorsque, vers l’âge de cinq ou six mois, on m’avait emmené dans l’île, chez une grand’tante, sœur de ma grand’mère. Ou bien avait-elle été si souvent regardée par mes ancêtres marins, que j’étais né ayant déjà dans la tête un reflet confus de son immensité.

Nous restâmes un moment l’un devant l’autre, moi fasciné par elle. Dès cette première entrevue sans doute, j’avais l’insaisissable pressentiment qu’elle finirait un jour par me prendre, malgré toutes mes hésitations, malgré toutes les volontés qui essayeraient de me retenir… Ce que j’éprouvais en sa présence était non seulement de la frayeur, mais surtout une tristesse sans nom, une impression de solitude désolée, d’abandon, d’exil… Et je repartis en courant, la figure très bouleversée, je pense, et les cheveux tourmentés par le vent, avec une hâte extrême d’arriver auprès de ma mère, de l’embrasser, de me serrer contre elle ; de me faire consoler de mille angoisses anticipées, inexpressibles, qui m’avaient étreint le cœur à la vue de ces grandes étendues vertes et profondes.