Le Roman d’un enfant/09

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Paris Calmann Lévy (p. 36-42).


IX


… Deux enfants, deux tout petits, assis bien près l’un de l’autre, sur des tabourets bas, dans une grande chambre qui s’emplissait d’ombre à l’approche d’un crépuscule de mars. Deux tout petits de cinq à six ans, en pantalons courts, blouses et tabliers blancs par-dessus, à la mode de ce temps-là ; bien tranquilles, après avoir fait le diable, s’amusant dans un coin avec des crayons et des bouts de papier, — l’esprit inquiété d’une vague crainte cependant, à cause de la lumière mourante.

Des deux bébés, un seul dessinait, c’était moi. L’autre — un ami invité pour la journée par exception — regardait faire, du plus près qu’il pouvait. Avec difficulté, mais en confiance cependant, il suivait les fantaisies de mon crayon, que je prenais soin de lui expliquer à mesure. Et, de fait, les explications devaient être nécessaires, car j’exécutais deux compositions de sentiment que j’intitulais, l’une, le Canard heureux ; l’autre, le Canard malheureux.

La chambre où cela se passait avait dû être meublée vers 1800, quand s’était mariée la pauvre très vieille grand’mère qui l’habitait encore et qui, ce soir-là, assise dans son fauteuil de forme Directoire, chantait toute seule sans prendre garde à nous.

C’est confusément que je m’en souviens de cette grand’mère, car sa mort est survenue peu après ce jour. Et comme je ne rencontrerai même plus guère son image vivante dans le cours de ces notes, je vais ouvrir ici une parenthèse pour elle.

Il paraît que jadis, au milieu de toute sorte d’épreuves, elle avait été une vaillante et admirable mère. Après des revers comme on en éprouvait en ces temps-là, ayant perdu son mari tout jeune à la bataille de Trafalgar, et ensuite son fils aîné au naufrage de la Méduse, elle s’était mise résolument à travailler pour élever son second fils — mon père — jusqu’au moment où, lui, avait pu en échange l’entourer de soins et de bien-être. Vers ses quatre-vingts ans (qui n’étaient pas loin de sonner quand je vins au monde) l’enfance sénile avait tout à coup terrassé son intelligence ; je ne l’ai donc guère connue qu’ainsi, les idées perdues, l’âme absente. Elle s’arrêtait longuement devant certaine glace, pour causer, sur le ton le plus aimable, avec son propre reflet qu’elle appelait « ma bonne voisine », ou « mon cher voisin ». Mais sa folie consistait surtout à chanter avec une exaltation excessive, la Marseillaise, la Parisienne, le Chant du Départ, tous les grands hymnes de transition qui, au temps de sa jeunesse, avaient passionné la France ; cependant elle avait été très calme, à ces époques agitées, ne s’occupant que de son intérieur et de son fils, — et on trouvait d’autant plus singulier cet écho tardif des grandes tourmentes d’alors, éveillé au fond de sa tête à l’heure où s’accomplissait pour elle le noir mystère de la désorganisation finale. Je m’amusais beaucoup à l’écouter ; souvent j’en riais, — bien que sans moquerie irrévérencieuse, — et jamais elle ne me faisait peur, parce qu’elle était restée absolument jolie : des traits fins et réguliers, le regard bien doux, de magnifiques cheveux à peine blancs, et, aux joues, ces délicates couleurs de rose séchée que les vieillards de sa génération avaient souvent le privilège de conserver. Je ne sais quoi de modeste, de discret, de candidement honnête était dans toute sa petite personne encore gracieuse, que je revois le plus souvent enveloppée d’un châle de cachemire rouge et coiffée d’un bonnet de l’ancien temps à grandes coques de ruban vert.

Sa chambre, où j’aimais venir jouer parce qu’il y avait de l’espace et qu’il y faisait soleil toute l’année, était d’une simplicité de presbytère campagnard : des meubles du Directoire en noyer ciré, le grand lit drapé d’une épaisse cotonnade rouge ; des murs peints à l’ocre jaune, auxquels étaient accrochées, dans des cadres d’or terni, des aquarelles représentant des vases et des bouquets. De très bonne heure, je me rendais compte de tout ce que cette chambre avait d’humble et d’ancien dans son arrangement ; je me disais même que la bonne vieille aïeule aux chansons devait être beaucoup moins riche que mon autre grand’mère, plus jeune d’une vingtaine d’années et toujours vêtue de noir, qui m’imposait bien davantage…

À présent, je reviens à mes deux compositions au crayon, les premières assurément que j’aie jamais jetées sur le papier : ces deux canards, occupant des situations sociales si différentes.

Pour le Canard heureux j’avais représenté, dans le fond du tableau, une maisonnette et, près de l’animal lui-même, une grosse bonne femme qui l’appelait pour lui donner à manger.

Le Canard malheureux, au contraire, nageait seul, abandonné sur une sorte de mer brumeuse que figuraient deux ou trois traits parallèles, et, dans le lointain, on apercevait les contours d’un morne rivage. Le papier mince, feuillet arraché à quelque livre, était imprimé au revers, et les lettres, les lignes transparaissaient en taches grisâtres qui subitement produisirent à mes yeux l’impression des nuages du ciel ; alors ce petit dessin, plus informe qu’un barbouillage d’écolier sur un mur de classe, se compléta étrangement de ces taches du fond, prit tout à coup pour moi une effrayante profondeur ; le crépuscule aidant, il s’agrandit comme une vision, se creusa au loin comme les surfaces pâles de la mer. J’étais épouvanté de mon œuvre, y découvrant des choses que je n’y avais certainement pas mises et qui d’ailleurs devaient m’être à peine connues. — « Oh ! disais-je avec exaltation, la voix toute changée, à mon petit camarade qui ne comprenait pas du tout, oh ! vois-tu… je ne peux pas le regarder ! » Je le cachais sous mes doigts, ce dessin, mais j’y revenais toujours. Et le regardais si attentivement au contraire, qu’aujourd’hui, après tant d’années, je le revois encore tel qu’il m’apparut là, transfiguré : une lueur traînait sur l’horizon de cette mer si gauchement esquissée, le reste du ciel était chargé de pluie, et cela me semblait être un soir d’hiver par grand vent ; le canard malheureux, seul, loin de sa famille et de ses amis, se dirigeait (sans doute pour s’y abriter pendant la nuit) vers ce rivage brumeux là-bas, sur lequel pesait la plus désolée tristesse… Et certainement, pendant une minute furtive, j’eus la prescience complète de ces serrements de cœur que je devais connaître plus tard au cours de ma vie de marin, lorsque, par les mauvais temps de décembre, mon bateau entrerait le soir, pour s’abriter jusqu’au lendemain, dans quelque baie inhabitée de la côte bretonne, ou bien et surtout, aux crépuscules de l’hiver austral, vers les parages de Magellan, quand nous viendrions chercher un peu de protection pour la nuit auprès de ces terres perdues qui sont là-bas, aussi inhospitalières, aussi infiniment désertes que les eaux d’alentour…

Quand l’espèce de vision fut partie, dans la grande chambre nue et envahie d’ombre où ma grand’mère chantait, je me retrouvai, comme devant, un tout petit être n’ayant encore rien vu du vaste monde, ayant peur sans savoir de quoi, et ne comprenant même plus bien comment l’envie de pleurer lui était venue.

Depuis, j’ai souvent remarqué du reste que des barbouillages rudimentaires tracés par des enfants, des tableaux aux couleurs fausses et froides, peuvent impressionner beaucoup plus que d’habiles ou géniales peintures, par cela précisément qu’ils sont incomplets et qu’on est conduit, en les regardant, à y ajouter mille choses de soi-même, mille choses sorties des tréfonds insondés et qu’aucun pinceau ne saurait saisir.