Le Roman d’un enfant/21

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Paris Calmann Lévy (p. 91-93).


XXI


Le commencement des devoirs, des leçons, des cahiers, des taches d’encre, ah ! quel assombrissement subit dans mon histoire !

De tout cela, j’ai les souvenirs les plus platement maussades, les plus mortellement ennuyeux. Et, si j’osais être tout à fait sincère, j’en dirais autant, je crois, des professeurs eux-mêmes.

Oh ! mon Dieu, le premier qui me fit commencer le latin {rosa, la rose ; cornu, la corne ; tonitru, le tonnerre), un grand vieux voûté, mal tenu, triste à regarder comme une pluie de novembre ! Il est mort à présent, le pauvre : que la paix la plus sereine soit à son âme ! Mais il me semblait le type réalisé du « monsieur Ratin » de Töpffer ; il en avait tout, même la verrue avec les trois poils, au bout de son vieux nez d’une complication de lignes inimaginable ; il était pour moi la personnification du dégoûtant, de l’horrible.

Tous les jours, à midi précis, il arrivait ; je me sentais glacer par son coup de sonnette, que j’aurais reconnu entre mille.

Après son départ, j’assainissais moi-même la partie de ma table où ses coudes s’étaient posés, en l’essuyant avec des serviettes que j’allais ensuite clandestinement porter au linge sale. Et cette répulsion s’étendait ensuite aux livres, déjà peu attrayants par eux-mêmes, qu’il avait touchés ; j’en arrachais certains feuillets, suspects de contacts trop prolongés avec ses mains…

Toujours pleins de tache d’encre, mes livres ; toujours salis, traînés, couverts de barbouillages, de dessins quelconques comme on en fait quand l’esprit voyage ailleurs. Moi qui étais un enfant si soigneux et si propret en toutes choses, j’avais un tel dédain pour ces livres obligatoires que je devenais commun avec eux et mal élevé. Même — ce qui est plus étonnant encore — tous mes scrupules m’abandonnaient quand il s’agissait de mes devoirs, toujours faits à la dernière minute, à la diable : mon aversion pour le travail a été la première chose qui m’ait fait transiger avec ma conscience.

Cependant, cela allait tout de même à peu près ; mes leçons, sur lesquelles je jetais un coup d’œil à toute extrémité, étaient presque sues. Et, en général, M. Ratin écrivait bien ou assez bien sur le cahier de notes que je devais chaque soir présenter à mon père. »

Mais je crois que si, lui ou les autres professeurs qui lui succédèrent, avaient pu soupçonner la vérité, se douter qu’en dehors de leur présence mon esprit ne s’arrêtait peut-être pas cinq minutes par jour à ce qu’ils m’enseignaient, d’indignation leurs honnêtes cervelles auraient éclaté.