Le Roman d’un enfant/29

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Paris Calmann Lévy (p. 120-125).


XXIX


Chez grand’mère, au fond de ce placard aux reliques où se tenait le livre des grandes terreurs d’Apocalypse : l’Histoire de la Bible, il y avait aussi plusieurs autres choses vénérables. D’abord un vieux psautier, infiniment petit entre ses fermoirs d’argent, comme un livre de poupée, et qui avait dû être une merveille typographique à son époque. Il était ainsi en miniature, me disait-on, pour pouvoir se dissimuler sans peine ; à l’époque des persécutions, des ancêtres à nous avaient dû souvent le porter, caché sous leurs vêtements. Il y avait surtout, dans un carton, une liasse de lettres sur parchemin timbrées de Leyde ou d’Amsterdam, de 1702 à 1710, et portant de larges cachets de cire dont le chiffre était surmonté d’une couronne de comte. Lettres d’aïeux huguenots qui, à la révocation de redit de Nantes, avaient quitté leurs terres, leurs amis, leur patrie, tout au monde, pour ne pas abjurer. Ils écrivaient à un vieux grand-père, trop âgé alors pour prendre le chemin de l’exil, et qui avait pu, je ne sais comment, rester ignoré dans un coin de l’île d’Oleron. Ils étaient soumis et respectueux envers lui comme on ne l’est plus de nos jours ; ils lui demandaient conseil ou permission pour tout, — même pour porter certaines perruques dont la mode venait à Amsterdam en ce temps-là. Puis ils contaient leurs affaires, sans un murmure jamais, avec une résignation évangélique ; leurs biens étant confisqués, ils étaient obligés de s’occuper de commerce pour vivre là-bas ; et ils espéraient, disaient-ils, avec l’aide de Dieu, avoir toujours du pain pour leurs enfants.

En plus du respect qu’elles m’inspiraient, ces lettres avaient pour moi le charme des choses très anciennes ; je trouvais si étrange de pénétrer ainsi dans cette activité d’autrefois, dans cette vie intime, déjà vieille de plus d’un siècle et demi.

Et puis, en les lisant, une indignation me venait au cœur contre l’Église romaine, contre la Rome papale, souveraine de ces siècles passés et si clairement désignée, — à mes yeux du moins, — dans cette étonnante prophétie apocalyptique : … Et la bête est une ville, et ses sept têtes sont sept collines sur lesquelles la ville est assise.

Grand’mère, toujours austère et droite dans sa robe noire, ainsi précisément que l’on est convenu de se représenter les vieilles dames huguenotes, avait été inquiétée, elle aussi, pour sa foi, sous la Restauration, et, bien qu’elle ne murmurât jamais, elle non plus, on sentait qu’elle gardait de cette époque un souvenir oppressant.

De plus, dans « l’île », à l’ombre d’un petit bois enclos de murs attenant à notre ancienne habitation familiale, on m’avait montré la place où dormaient plusieurs de mes ancêtres, exclus des cimetières pour avoir voulu mourir dans la religion protestante.

Comment ne pas être fidèle, après tout ce passé ? Il est bien certain que si l’Inquisition avait été recommencée, j’aurais subi le martyre joyeusement comme un petit illuminé.

Ma foi était même une foi d’avant-garde et j’étais bien loin de la résignation de mes ascendants ; malgré mon éloignement pour la lecture, on me voyait souvent plongé dans des livres de controverse religieuse ; je savais par cœur des passages des Pères, des décisions des premiers conciles ; j’aurais pu discuter sur les dogmes comme un docteur, j’étais retors en arguments contre le papisme.

Et cependant un froid commençait par instants à me prendre ; au temple surtout, du gris blafard descendait déjà autour de moi. L’ennui de certaines prédications du dimanche ; le vide de ces prières, préparées à l’avance, dites avec l’onction convenue et les gestes qu’il faut ; et l’indifférence de ces gens endimanchés, qui venaient écouter, — comme j’ai senti de bonne heure, — et avec un chagrin profond, une déception cruelle — l’écœurant formalisme de tout cela ! — L’aspect même du temple me déconcertait : un temple de ville, neuf alors avec une intention d’être joli, sans oser l’être trop ; je me rappelle surtout certains petits ornements des murs que j’avais pris en abomination, qui me glaçaient à regarder. C’était un peu de ce sentiment que j’ai éprouvé plus tard à l’excès dans ces temples de Paris visant à l’élégance et où l’on trouve aux portes des huissiers avec des nœuds de ruban sur l’épaule… Oh ! les assemblées des Cévennes ! oh ! les pasteurs du désert !

De si petites choses, évidemment, ne pouvaient pas ébranler beaucoup mes croyances, qui semblaient solides comme un château bâti sur un roc ; mais elles ont causé la première imperceptible fissure, par laquelle, goutte à goutte, une eau glacée a commencé d’entrer.

Où je retrouvais encore le vrai recueillement, la vraie et douce paix de la maison du Seigneur, c’était dans le vieux temple de Saint-Pierre d’Oleron ; mon aïeul Samuel, au temps des persécutions, avait dû y prier souvent, puis ma mère y était venue pendant toute sa jeunesse… Et j’aimais aussi ces petits temples de villages, où nous allions quelquefois les dimanches d’été : bien antiques pour la plupart, avec leurs murs tout simples, passés à la chaux blanche ; bâtis n’importe où, au coin d’un champ de blé, des fleurettes sauvages alentour ; ou bien retirés au fond de quelque enclos, au bout d’une vieille allée d’arbres. — Les catholiques n’ont rien qui dépasse en charme religieux ces humbles petits sanctuaires de nos côtes protestantes, — même pas leurs plus exquises chapelles de granit, perdues au fond des bois bretons, que j’ai tant aimées plus tard…

Je voulais toujours être pasteur, assurément ; d’abord il me semblait que ce fût mon devoir. Je l’avais dit, je l’avais promis dans mes prières ; pouvais-je à présent reprendre ma parole donnée ?

Mais, quand je cherchais, dans ma petite tête, à arranger cet avenir, de plus en plus voilé pour moi d’impénétrables ténèbres, ma pensée se portait de préférence sur quelque église un peu isolée du monde, où la foi de mon troupeau serait encore naïve, où mon temple modeste serait consacré par tout un passé de prières…

Dans l’île d’Oleron, par exemple !

Dans l’île d’Oleron, oui, c’était là, au milieu des souvenirs de mes aïeux huguenots, que j’entrevoyais plus facilement et avec moins d’effroi, ma vie sacrifiée à la cause du Seigneur.