Le Roman d’un enfant/43

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Paris Calmann Lévy (p. 175-179).


XLIII


La tête à la portière d’un wagon qui filait très vite, je demandais à ma sœur, assise en face de moi :

— Est-ce que ce ne sont pas déjà des montagnes ?

— Pas encore, répondait-elle, ayant toujours en tête le souvenir des Alpes. Pas encore. De grandes collines tout au plus !

La journée d’août était chaude et radieuse. Un train rapide de la ligne du Midi nous emportait. Nous étions en route pour chez nos cousins inconnus !…

— Oh ! mais ça ?… voyons ! repris-je avec un accent de triomphe, apercevant de mes yeux écarquillés quelque chose de plus haut que tout, qui se dessinait en bleu sur l’horizon pur.

Elle se pencha :

— Ah ! dit-elle, oui ; cette fois, par exemple, je t’accorde ; pas très élevées cependant, mais enfin…

Tout nous amusa, le soir à l’hôtel, dans une ville où il fallut nous arrêter jusqu’au jour suivant, et je me rappelle la nuit splendide qui survint, tandis que nous étions accoudés à notre balcon de louage, regardant s’assombrir les montagnes bleuâtres et écoutant les grillons chanter.

Le lendemain, troisième jour de notre voyage qui se faisait par étapes, nous frétâmes une voiture drôle, pour nous faire conduire dans la petite ville, bien perdue en ce temps-là, où nos cousins habitaient.

Par des défilés, des ravins, des traverses, cinq heures de route, pendant lesquelles tout fut enchantement pour moi. En plus de la nouveauté de ces montagnes, il y avait aussi des changements complets dans toutes choses : le sol, les pierres prenaient une ardente couleur rouge ; au lieu de nos villages, toujours si blancs sous leur couche de chaux neigeuse, et toujours si bas, comme n’osant pas s’élever au milieu de l’immense uniformité des plaines, ici les maisons, rougeâtres autant que les rochers, se dressaient en vieux pignons, en vieilles tourelles, et se perchaient bien haut, sur les sommets des collines ; les paysans plus bruns parlaient un langage incompréhensible, et je regardais surtout ces femmes qui marchaient avec un balancement de hanches inusité chez nos paysannes, portant sur leur tête des fardeaux, des gerbes, ou de grandes buires de cuivre brillant. Toute mon intelligence était tendue, vibrante, dangereusement charmée par cette première révélation d’aspects étrangers et inconnus.

Vers le soir, au bord d’une de ces rivières du Midi qui bruissent sur des lits plats de galets blancs, nous arrivâmes à la petite ville singulière qui était le but de notre voyage. Elle avait encore ses vieilles portes ogivales, ses hauts remparts à mâchicoulis, ses rues bordées de maisons gothiques, et le rouge de sanguine était la teinte générale de ses murailles.

Un peu intrigués et émus, nous cherchions des yeux ces cousins dont nous ne connaissions même pas les portraits, et qui sans doute guettaient notre arrivée, viendraient à notre rencontre… Tout à coup, nous vîmes paraître un grand jeune homme donnant le bras à une jeune fille en robe de mousseline blanche ; alors, sans la moindre hésitation réciproque, nous échangeâmes un signe de reconnaissance : nous nous étions retrouvés.

À leur porte, sur les marches de leur seuil, l’oncle et la tante nous attendaient, accueillants, et tous deux ayant conservé dans leur vieillesse déjà grise les traces d’une remarquable beauté. Ils avaient une vieille maison Louis XIII, à l’angle d’une de ces places régulières entourées de porches comme on en voit dans beaucoup de petites villes du Midi. On entrait d’abord dans un vestibule dallé de pierres un peu roses et orné d’une énorme fontaine de cuivre rouge. Un escalier des mêmes pierres, très large comme un escalier de château, avec une curieuse rampe en fer forgé, menait aux appartements en boiseries anciennes de l’étage supérieur. Et le passé dont ces choses évoquaient le souvenir, je le sentais différent de celui de la Saintonge et de l’île, — le seul avec lequel je me fusse un peu familiarisé jusqu’à ce jour.

Après dîner, nous allâmes nous asseoir tous ensemble au bord de la rivière bruissante, sur une prairie, parmi des centaurées et des marjolaines qu’on devinait dans l’obscurité à leur pénétrante odeur. Il faisait très chaud, très calme, et d’innombrables grillons chantaient. Il me sembla aussi que je n’avais encore vu nuit si limpide, ni tant d’étoiles dans du bleu si profond. La différence en latitude n’était cependant pas bien grande, mais les brises marines, qui attiédissent nos hivers, embrument aussi parfois nos soirées d’été ; donc, ce ciel étoilé pouvait être plus pur en effet que celui de mon pays, plus méridional.

Et autour de moi, montaient dans l’air de grandes silhouettes bleuâtres que je ne pouvais me lasser de contempler : les montagnes jamais vues, me donnant cette impression de dépaysement que j’avais tant désirée, m’indiquant que mon premier petit rêve était bien réellement accompli…

Je devais revenir passer plusieurs étés dans ce village et m’y acclimater au point d’apprendre le patois méridional que les bonnes gens y parlaient. En somme les deux pays de mon enfance ont été la Saintonge et celui-là, ensoleillés tous deux.

La Bretagne, que beaucoup de gens me donnent pour patrie, je ne l’ai vue que bien plus tard, à dix-sept ans, et j’ai été très long à l’aimer, — ce qui fait sans doute que je l’ai aimée davantage. Elle m’avait causé d’abord une oppression et une tristesse extrêmes ; ce fut mon frère Yves qui commença de m’initier à son charme mélancolique, de me faire pénétrer dans l’intimité de ses chaumières et de ses chapelles des bois. Et ensuite, l’influence qu’une jeune fille du pays de Tréguier exerça sur mon imagination, très tard, vers mes vingt-sept ans, décida tout à fait mon amour pour cette patrie adoptée.