Le Roman d’un enfant/54

La bibliothèque libre.
Paris Calmann Lévy (p. 218-221).


LIV


— Apporte-moi, je te prie, le… deuxième… non, le troisième… tiroir de ma chiffonnière.

C’est maman qui parle, s’amusant elle-même de ces tiroirs qu’elle me demande chaque jour depuis des années, — et quelquefois pour le seul plaisir de me les demander, sans en avoir un besoin bien réel. (C’était un des premiers services que j’avais su lui rendre étant tout petit : lui apporter suivant les cas l’un ou l’autre de ces tiroirs en miniature. Et la tradition nous en est longtemps restée.)

À l’époque de ma vie où j’en suis arrivé, c’est généralement le soir que se passe cette promenade de tiroirs, à mon retour du collège, quand déjà le jour baisse ; maman est assise à sa place accoutumée, causant ou brodant près de sa fenêtre, sa corbeille à ouvrage devant elle ; et la chiffonnière, dont les différents compartiments lui deviennent tour à tour utiles, est située assez loin, dans l’antichambre.

Une chiffonnière Louis XV, bien vénérable pour avoir appartenu à nos grand-grand’mères. On y trouve de très anciennes petites boîtes peinturlurées, qui ont dû être là de tout temps et que les doigts des aïeules touchaient sans doute chaque jour. Il va sans dire que je connais tous les secrets de ces compartiments, maintenus dans un ordre immuable ; il y a l’étage des soies, qui sont classées dans des sacs en rubans ; il y a celui des aiguilles, celui des petites soutaches et celui des petits crochets. Et l’arrangement de ces choses est tel encore sans doute que l’avaient conçu les aïeules dont ma mère a continué la sainte activité.

Apporter ces tiroirs de chiffonnière, a été une des joies, un des orgueils de ma première enfance, et rien n’a changé dans leur organisation depuis cette époque-là. Ils m’ont inspiré de tout temps le plus tendre respect ; ils sont absolument mêlés pour moi à l’image de ma mère et à tout ce que ces mains bienfaisantes, si agiles au travail, ont fabriqué de jolies petites choses, — jusqu’à la dernière de ses broderies, qui fut un mouchoir pour moi.

Vers mes dix-sept ans, après de terribles revers — à une époque tourmentée que ce récit n’embrassera pas, mais dont je puis bien parler puisque j’ai déjà tant de fois, dans de précédents chapitres, empiété sur l’avenir — il m’a fallu, pendant quelques mois envisager la terreur de me séparer de cette maison familiale et de ce qu’elle contenait de si précieux ; alors, dans les moments où je me mettais à passer en revue, avec un recueillement funèbre, tous les souvenirs qui allaient m’être arrachés, une de mes cruelles angoisses était de me dire : « Jamais plus je ne reverrai l’antichambre où était cette chiffonnière, jamais plus je ne pourrai apporter à maman ces chers tiroirs… »

Et sa corbeille à ouvrage, toujours celle d’autrefois, que je l’ai priée de ne jamais changer, même malgré un peu d’usure, — et les différents petits bibelots qui s’y trouvent, étuis, boîtes pour les aiguilles, écrous pour tenir les broderies ! — L’idée que je pourrai connaître un temps où les mains bien aimées qui touchent journellement ces choses ne les toucheront jamais plus, m’est une épouvante horrible contre laquelle je ne me sens aucun courage. Tant que je vivrai, évidemment, on conservera tout tel quel, dans une tranquillité de reliques ; mais après, à qui écherra cet héritage qu’on ne comprendra plus ; que deviendront ces pauvres petits riens que je chéris ?

Cette corbeille à ouvrage de maman et ces tiroirs de chiffonnière, c’est sans doute ce que j’abandonnerai avec le plus de mélancolie et d’inquiétude, quand il faudra m’en aller de ce monde…

Très puéril en vérité, et j’en suis confus ; — cependant je crois que je pleure presque, en écrivant cela…