Le Roman d’un enfant/59

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Paris Calmann Lévy (p. 236-239).


LIX


Cependant, après ce pénible hiver passé sous la coupe du Bœuf Apis et du Grand-Singe, le printemps revint encore, très troublant toujours pour les écoliers, qui ont des envies de courir, qui ne tiennent plus en place, que les premiers jours tièdes mettent hors d’eux-mêmes. Les rosiers poussaient partout sur nos vieux murs ; ma chère petite cour devenait de nouveau bien tentante, au soleil de mars, et je m’y attardais longuement à regarder s’éveiller les insectes et voler les premiers papillons, les premières mouches. Peau-d’Ane même en était négligée.

On ne venait plus me conduire au collège ni m’y chercher ; j’avais obtenu la suppression de cet usage, qui me rendait ridicule aux yeux de mes pareils. Et souvent, pour m’en revenir, je faisais un léger détour par les remparts tranquilles, d’où l’on voyait les villages et un peu des lointains de la campagne.

Je travaillais avec moins de zèle que jamais, ce printemps-là ; le beau temps qu’il faisait dehors me mettait la tête à l’envers.

Et une des parties où j’étais le plus nul était assurément la narration française ; je rendais généralement le simple « canevas » sans avoir trouvé la moindre « broderie » pour l’orner. Dans la classe, il y en avait un qui était l’aigle du genre et dont on lisait toujours à haute voix les élucubrations. Oh ! tout ce qu’il glissait là dedans de jolies choses ! (Il est devenu, dans un village de manufactures, le plus prosaïque des petits huissiers.) Un jour que le sujet proposé était : « Un naufrage », il avait trouvé des accents d’un lyrisme !… et j’avais donné, moi, une feuille blanche avec le titre et ma signature. Non, je ne pouvais pas me décider à développer les sujets du Grand-Singe : une espèce de pudeur instinctive m’empêchait d’écrire les banalités courantes, et quant à mettre des choses de mon cru, l’idée qu’elles seraient lues, épluchées par ce croquemitaine, m’arrêtait net.

Cependant j’aimais déjà écrire, mais pour moi tout seul par exemple, et en m’entourant d’un mystère inviolable. Pas dans le bureau de ma chambre, que souillaient mes livres et mes cahiers de collège, mais dans le très petit bureau ancien qui faisait partie du mobilier de mon musée, existait déjà quelque chose de bizarre qui représentait mon journal intime, première manière. Cela avait des aspects de grimoire de fée ou de manuscrit d’Assyrie ; une bande de papier sans fin s’enroulait sur un roseau ; en tête, deux espèces de sphinx d’Égypte, à l’encre rouge, une étoile cabalistique, — et puis cela commençait, tout en longueur comme le papier, et écrit en une cryptographie de mon invention. Un an plus tard seulement, à cause des lenteurs que ces caractères entraînaient, cela devint un cahier d’écriture ordinaire ; mais je continuai de le tenir caché, enfermé sous clef comme une œuvre criminelle. J’y inscrivais, moins les événements de ma petite existence tranquille, que mes impressions incohérentes, mes tristesses des soirs, mes regrets des étés passés et mes rêves de lointains pays… J’avais déjà ce besoin de noter, de fixer des images fugitives, de lutter contre la fragilité des choses et de moi même, qui m’a fait poursuivre ainsi ce journal jusqu’à ces dernières années… Mais, en ce temps-là, l’idée que quelqu’un pourrait un jour y jeter les yeux m’était insupportable ; à tel point que, si je partais pour quelque petit voyage dans l’île ou ailleurs, j’avais soin de le cacheter et d’écrire solennellement sur l’enveloppe : « C’est ma dernière volonté que l’on brûle ce cahier sans le lire. »

Mon Dieu, j’ai bien changé depuis cette époque. Mais ce serait beaucoup sortir du cadre de ce récit d’enfance, que de conter par quels hasards et par quels revirements dans ma manière, j’en suis venu à chanter mon mal et à le crier aux passants quelconques, pour appeler à moi la sympathie des inconnus les plus lointains ; — et appeler avec plus d’angoisse à mesure que je pressens davantage la finale poussière… Et, qui sait ? en avançant dans la vie, j’en viendrai peut-être à écrire d’encore plus intimes choses qu’à présent on ne m’arracherait pas, — et cela pour essayer de prolonger, au delà de ma propre durée, tout ce que j’ai été, tout ce que j’ai pleuré, tout ce que j’ai aimé…