Le Roman d’un enfant/64

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Paris Calmann Lévy (p. 250-252).


LXIV


Ma chambre, où je ne m’installais plus jamais pour travailler, où je n’entrais plus guère que le soir pour dormir, redevint pendant ce beau mois de juin mon lieu de délices, après le dîner, par les longs crépuscules tièdes et charmants. C’est que j’avais inventé un jeu, un perfectionnement du rat en guenilles que les gamins vulgaires font courir au bout d’une ficelle, le soir, dans les jambes des passants. Et cela m’amusait, mais d’une façon inouïe, sans lassitude possible. Cela m’amuserait encore autant, si j’osais, et je souhaite que mon invention soit imitée par tous les petits auxquels on aura l’imprudence de laisser lire ce chapitre.

Voici : de l’autre côté de la rue, juste en face de ma fenêtre et au premier étage aussi, demeurait une bonne vieille fille appelée mademoiselle Victoire (avec de grands bonnets à ruche du temps passé et des lunettes rondes). J’avais obtenu d’elle l’autorisation de fixer à l’arrêtoir de son contrevent une ficelle qui traversait la rue, et venait chez moi s’enrouler en pelote sur un bâton.

Le soir, dès que le jour baissait, un oiseau de ma fabrication — espèce de corbeau saugrenu charpenté en fil de fer avec des ailes de soie noire — sortait sournoisement d’entre mes persiennes, aussitôt refermées, et descendait, d’une allure drôle, se poser au milieu de la rue sur les pavés. Un anneau auquel il était suspendu, pouvait courir librement le long de la ficelle, devenue invisible au crépuscule, et, tout le temps, je le faisais sautiller, sautiller par terre, dans une agitation comique.

Et quand les passants se baissaient pour regarder quelle était cette invraisemblable bête qui se trémoussait tant, — crac ! je tirais bien fort le bout gardé dans ma main : l’oiseau alors remontait très haut en l’air, après leur avoir sauté au nez.

Oh ! derrière mes persiennes, me suis-je amusé, ces beaux soirs-là ; ai-je ri, tout seul, des cris, des effarements, des réflexions, des conjectures. Ce qui m’étonne, c’est qu’après le premier moment de frayeur, les gens prenaient le parti de rire autant que moi ; il est vrai, la plupart étaient des voisins, qui devinaient de qui cette mystification devait leur venir, — et j étais aimé dans mon quartier en ce temps-là. Ou bien c’étaient des matelots, passants de bonne composition, qui se montrent en général indulgents aux enfantillages — et pour cause.

Mais ce qui restera pour moi incompréhensible, c’est que, dans ma famille, où on péchait plutôt par excès de réserve, on ait pu fermer les yeux là-dessus, tolérer même tacitement ce jeu pendant tout un printemps ; je ne me suis jamais expliqué ce manque de correction, et les années, au lieu de m’éclaircir ce mystère, n’ont fait que me le rendre plus surprenant encore.

Cet oiseau noir est naturellement devenu une de mes nombreuses reliques : de loin en loin, tous les deux ou trois ans, je le regarde : un peu mité, mais me rappelant toujours les belles soirées des mois de juin disparus, les griseries délicieuses des anciens printemps.