Le Roman d’un enfant/69

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Paris Calmann Lévy (p. 266-270).


LXIX


Le lendemain, je m’éveillai au petit jour, entendant un bruit cadencé dont mon oreille s’était déshabituée : le tisserand voisin, commençant déjà, dès l’aube, le va-et-vient de ses métiers centenaires !… Alors, la première minute d’indécision une fois passée, je me rappelai avec une joie débordante que je venais d’arriver chez l’oncle du Midi ; que c’était le matin du premier jour ; que j’avais en perspective tout un été de grand air et de libre fantaisie : août et tout septembre, deux de ces mois, qui me passent à présent comme des jours, mais qui me semblaient alors avoir de très respectables durées… Avec ivresse, au sortir d’un bon sommeil, je repris conscience de moi-même et des réalités de ma vie ; j’avais « de la joie à mon réveil »…

De je ne sais plus quelle histoire, lue l’hiver précédent, sur les Indiens des Grands-Lacs, j’avais retenu ceci qui m’avait beaucoup frappé : un vieux chef Peau-Rouge, dont la fille se languissait d’amour pour un Visage-Pâle, avait fini par consentir à la donner à cet étranger, afin qu’elle eût encore de la joie à ses réveils.

De la joie à ses réveils !… En effet j’avais remarqué depuis bien longtemps que le moment du réveil est toujours celui où l’on a plus nettement l’impression de ce qui est gai ou triste dans la vie, et où l’on trouve plus particulièrement pénible d’être sans joie ; mes premiers petits chagrins, mes premiers petits remords, mes anxiétés de l’avenir, c’était à ce moment toujours qu’ils revenaient plus cruels, — pour s’évanouir très vite, il est vrai, en ce temps-là.

Plus tard, ils devaient bien s’assombrir, mes réveils ! Et ils sont devenus aujourd’hui l’instant de lucidité effroyable où je vois pour ainsi dire les dessous de la vie dégagés de tous ces mirages encore amusants qui, dans le jour, reviennent me les cacher ; l’instant où m’apparaissent le mieux la rapidité des années, l’émiettement de tout ce à quoi j’essaie de raccrocher mes mains, et le néant final, le grand trou béant de la mort, là tout près, que rien ne déguise plus.

Ce matin-là donc, j’eus de la joie à mon réveil, et je me levai de bonne heure, ne pouvant tenir en paix dans mon lit, empressé d’aller courir, me demandant même par où j’allais commencer ma journée d’arrivée.

Tous les recoins du village à revoir, et les remparts gothiques, et la délicieuse rivière. Et le jardin de mon oncle où, depuis l’an passé, les plus improbables papillons avaient pu élire domicile. Et des visites à faire, dans de vieilles maisons curieuses, à toutes les bonnes femmes du voisinage — qui l’été dernier m’avaient comblé, comme par redevance, des plus délicieux raisins de leurs vignes ; — une certaine madame Jeanne surtout, vieille paysanne riche, qui s’était prise d’adoration pour moi, qui faisait toutes mes volontés, et qui, chaque fois qu’elle passait, revenant du lavoir comme Nausicaa, roulait d’impayables regards en coulisse du côté de la maison de mon oncle, à mon intention… Et les vignes et les bois d’alentour, et tous les sentiers de montagnes, et Castelnau là-bas, dressant ses tours crénelées sur son piédestal de châtaigniers et de chênes, m’appelant dans ses ruines !… Où courir d’abord, et comment se lasser d’un tel pays !

La mer, où du reste on ne me conduisait presque plus, en était même pour le moment complètement oubliée.

Après ces deux mois charmants, la pénible rentrée des classes, à laquelle je ne pouvais m’empêcher de songer, devait avoir pour grande diversion le retour de mon frère. Ses quatre ans n’étaient pas tout à fait révolus, mais nous savions qu’il venait déjà de quitter l’« île mystérieuse » pour nous revenir, et nous l’attendions en octobre. Pour moi, ce serait presque une connaissance entièrement à faire ; je m’inquiétais de savoir s’il m’aimerait en me revoyant, s’il me trouverait à son goût, si mille petites choses de moi, — comme par exemple ma manière de jouer Beethoven, — lui plairaient.

Je pensais constamment à son arrivée prochaine : je m’en réjouissais tellement et j’en attendais un tel changement dans ma vie, que j’en oubliais complètement ma frayeur habituelle de l’automne.

Mais je me proposais aussi de le consulter sur mille questions troublantes, de lui confier toutes mes angoisses d’avenir ; et je savais du reste que l’on comptait sur ses avis pour prendre un parti définitif à mon sujet, pour me diriger vers les sciences et décider de ma carrière : là était le point noir de son retour.

En attendant cet arrêt redoutable, j’allais au moins m’amuser et m’étourdir le plus possible sans souci de rien, m’en donner librement et plus que jamais, pendant ces vacances que je considérais comme les dernières de ma vie de petit enfant.