Le Roman d’un enfant/75

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Paris Calmann Lévy (p. 283-287).


LXXV


Et je le vis à peine aussi, pendant les quelques semaines agitées qu’il passa parmi nous. De cette période, qui dura si peu, je n’ai que des souvenirs troubles comme on en conserve de choses regardées pendant une course trop rapide. Vaguement je me rappelle un train de vie plus gai et plus jeune ramené à la maison par sa présence. Je me rappelle aussi qu’il semblait par instants avoir des préoccupations absorbantes à propos de choses tout à fait en dehors de notre sphère de famille ; peut-être des regrets pour les pays chauds, pour l’« île délicieuse », ou bien des craintes de trop prochain départ ?…

Quelquefois je le retenais captivé auprès de mon piano, avec cette musique hallucinée de Chopin que je venais tout récemment de découvrir. Il s’en inquiéta même, disant que c’était trop, que cela m’énervait. Venant à peine d’arriver au milieu de nous, il se trouvait en situation de juger mieux et il comprenait peut-être que je subissais un réel surmenage intellectuel, en fait d’art s’entend ; que Chopin et Peau-d’Ane m’étaient aussi dangereux l’un que l’autre ; que je devenais d’un raffinement excessif, malgré mes accès incohérents d’enfantillage, et que presque tous mes jeux étaient des jeux de rêve. Un jour donc, il décréta, à ma grande joie, qu’il fallait me faire monter à cheval ; mais ce fut le seul changement laissé par son passage dans mon éducation. Quant à ces graves questions d’avenir que je voulais tant traiter avec lui, je les reculais toujours, effrayé d’aborder ces sujets, préférant gagner du temps, ne pas prendre de décision encore et prolonger pour ainsi dire mon enfance. Cela ne pressait pas, du reste, puisqu’il était pour des années avec nous…

… Et un beau matin, quand on comptait si bien le garder, l’ordre lui arriva du ministère de la marine, avec un nouveau grade, de partir sans délai pour l’Extrême Orient où une expédition s’organisait.

Après quelques journées encore, qui se passèrent en préparatifs pour cette campagne imprévue, il s’en alla, comme emporté par un coup de vent.

Les adieux cependant furent moins tristes cette fois, parce que son absence, pensions-nous, ne durerait que deux années… En réalité, c’était son départ éternel, et on devait jeter son corps quelque part là-bas au fond de l’océan Indien, vers le milieu du golfe de Bengale…

Quand il fut parti, le bruit de la voiture qui l’emportait s’entendant encore, ma mère se tourna vers moi avec une expression de regard qui d’abord m’attendrit jusqu’aux fibres profondes ; et puis elle m’attira à elle, en disant, d’un accent de complète confiance : « Grâce à Dieu, au moins nous te garderons toi ! »

Me garder moi !… On me garderait !… Oh !… je baissai la tête, en détournant mes yeux qui durent changer et devenir un peu sauvages. Je ne trouvais plus un mot ni une caresse pour répondre à ma mère.

Cette confiance si sereine de sa part me faisait mal car, précisément, en entendant ce qu’elle venait de me dire : « Nous te garderons, toi ! » je comprenais pour la première fois de ma vie tout le chemin déjà parcouru dans ma tête par ce projet à peine conscient de m’en aller aussi, de m’en aller même plus loin que mon frère, et plus partout, par le monde entier.

Cette marine m’épouvantait toujours pourtant ; je ne l’aimais pas encore, oh ! non ; rien qu’y penser faisait saigner mon cœur de petit être trop attaché au foyer, trop enlacé de mille liens très doux. Puis d’ailleurs, comment avouer à mes parents une telle idée, comment leur faire cette peine, et entrer ainsi en rébellion contre eux !… Mais renoncer à cela, se confiner tout le temps dans un même lieu, passer sur la terre et n’en rien voir, quel avenir de désenchantement ; à quoi bon vivre, à quoi bon grandir, alors ?…

Et dans ce salon vide, où les fauteuils dérangés, une chaisée tombée, laissaient l’impression triste des départs, tandis que j’étais là, tout près de ma mère, serré contre elle, mais les yeux toujours détournés et l’âme en détresse, je repensai tout à coup au journal de bord de ces marins d’autrefois, lu au soleil couchant, le printemps dernier à la Limoise ; les petites phrases, écrites d’une encre jaunie sur le papier ancien, me revinrent lentement l’une après l’autre, avec un charme berceur et perfide comme doit être celui des incantations de magie :

« Beau temps… belle mer… légère brise de Sud-Est… Des bancs de dorades… passent par bâbord. »

Et avec un frisson de crainte presque religieuse, d’extase panthéiste, je vis en esprit tout autour de moi le morne et infini resplendissement bleu du Grand Océan austral.