Le Roman d’un enfant/81

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Paris Calmann Lévy (p. 303-308).


LXXXI


Et un jour, comme on avait déjà dépassé la mi-septembre, je compris, à l’anxiété particulièrement grande de mon réveil, qu’il n’y avait plus à reculer ; le terme que je m’étais assigné à moi-même était venu.

Ma décision, — elle était déjà plus d’à moitié prise au fond de moi-même ; pour la rendre effective, il ne me restait plus guère qu’à en faire l’aveu, et je me promis à moi-même que la journée ne passerait pas sans que cela fût accompli, courageusement. C’était à mon frère que je voulais me confier d’abord, pensant qu’il commencerait, lui aussi, par s’opposer à mon projet de toutes ses forces, mais qu’il finirait par prendre mon parti et m’aiderait à gagner ma cause.

Donc, après le dîner de midi, à la rage ardente du soleil, j’emportai dans le jardin de mon oncle du papier et une plume, — et là, je m’enfermai pour écrire cette lettre. (Cela entrait dans mes habitudes d’enfant d’aller ainsi travailler ou faire ma correspondance en plein air, et souvent même dans les recoins les plus singulièrement choisis, en haut des arbres, sur les toits.)

Une après-midi de septembre brûlante et sans un nuage. Il faisait triste, dans ce vieux jardin plus silencieux que jamais, plus étranger aussi peut-être, me donnant bien plus que de coutume l’impression et le regret d’être loin de ma mère, de passer toute une fin d’été sans voir ma maison, ni les fleurs de ma chère petite cour. — Du reste, ce que j’étais sur le point d’écrire aurait pour résultat de me séparer encore davantage de tout ce que j’aimais tant, et j’en avais l’impression mélancolique. Il me semblait même qu’il y eût, dans l’air de ce jardin, je ne sais quoi d’un peu solennel, comme si les murs, les pruniers, les treilles et, là-bas, les luzernes se fussent intéressés à ce premier acte grave de ma vie, qui allait se passer sous leurs yeux. Pour m’installer à écrire, j’hésitai entre deux ou trois places, toutes brûlantes, avec très peu d’ombre.

— C’était encore une manière de gagner du temps, de retarder cette lettre qui, avec mes idées d’alors, rendrait pour moi la décision irrévocable, une fois qu’elle serait ainsi déclarée. Sur la terre sèche, il y avait déjà des pampres roussis, beaucoup de feuilles mortes ; des passe-roses, des dahlias devenus hauts comme des arbres, fleurissaient plus maigrement au bout de leurs tiges longues ; l’ardent soleil achevait de dorer ces raisins à grosses graines qui mûrissent toujours sur le tard et qui ont une senteur musquée ; malgré la grande chaleur, la grande limpidité bleue du ciel, on avait bien l’impression de l’été finissant.

Ce fut le berceau du fond que je choisis enfin pour m’y établir ; les vignes y étaient très effeuillées, mais les derniers papillons à reflet de métal bleu y venaient encore, avec les guêpes, se poser sur les sarments des muscats.

Là, dans un grand calme de solitude, dans un grand silence d’été rempli de musiques de mouches, j’écrivis et signai timidement mon pacte avec la marine.

De la lettre elle-même, je ne me souviens plus ; mais je me rappelle l’émotion avec laquelle je la cachetai, comme si, sous cette enveloppe, j’avais scellé pour jamais ma destinée.

Après un temps d’arrêt encore et de rêverie, je mis l’adresse : le nom de mon frère et le nom d’un pays d’Extrême Orient où il se trouvait alors. — Rien de plus à faire maintenant, que d’aller porter cela au bureau de poste du village ; mais je restai là longtemps assis, très songeur, adossé au mur chaud sur lesquels couraient des lézards et gardant sur mes genoux, avec épouvante, le petit carré de papier où je venais de fixer mon avenir. Puis, l’envie me prenant de jeter les yeux sur l’horizon, sur l’espace, je mis le pied dans cette brèche familière du mur par laquelle je montais pour regarder fuir les papillons imprenables, et je me hissai des deux mains jusqu’au faîte, où je demeurai accoudé. Les mêmes lointains connus m’apparurent, les coteaux couverts de leurs vignes déjà rousses, les montagnes dont les bois jaunis s’effeuillaient, et, là-bas, haut perchée, la grande ruine rougeâtre de Castelnau. En avant de tout cela, était le domaine de Bories, avec son vieux porche arrondi, peint à la chaux blanche, et, dès que je le regardai, la chanson plaintive : « Ah ! ah ! la bonne histoire !… » me revint à l’esprit, étrangement chantée, en même temps que me réapparut ce papillon « citron-aurore » qui était piqué depuis deux ans là-bas, sous une vitre de mon petit musée…

L’heure approchait où la vieille diligence campagnarde allait partir, emportant les lettres au loin. Je descendis de ce mur, je sortis du vieux jardin que je refermai à clef, et me dirigeai lentement vers le bureau de poste.

Un peu comme un petit halluciné, je marchais cette fois-là sans prendre garde à rien ni à personne. Mon esprit voyageait partout, dans les forêts pleines de fougères de l’île délicieuse, dans les sables du sombre Sénégal où avait habité l’oncle au musée, et à travers le Grand Océan austral où des dorades passaient.

La réalité assurée et prochaine de tout cela m’enivrait ; pour la première fois, depuis que j’avais commencé d’exister, le monde et la vie me semblaient grands ouverts devant moi ; ma route s’éclairait d’une lumière toute nouvelle : — une lumière un peu morne, il est vrai, un peu triste, mais puissante et qui pénétrait tout, jusqu’aux horizons extrêmes avoisinant la vieillesse et la mort.

Puis, des petites images très enfantines se mêlaient aussi de temps en temps à mon rêve immense ; je me voyais en uniforme de marin, passant au soleil sur des quais brûlants de villes exotiques ; ou bien revenant à la maison, après de périlleux voyages ; rapportant des caisses qui étaient remplies d’étonnantes choses — et desquelles des cancrelats s’échappaient, comme dans la cour de Jeanne, pendant les déballages d’arrivée de son père…

Mais tout à coup mon cœur recommença de se serrer : ces retours de campagnes lointaines, ils ne pourraient avoir lieu que dans bien des années… et alors, les figures qui me recevraient au foyer, seraient changées par le temps… Je me les représentai même aussitôt, ces figures chéries ; dans une pâle vision, elles m’apparurent toutes ensemble : un groupe qui m’accueillait avec des sourires de douce bienvenue, mais qui était si mélancolique à regarder ! Des rides marquaient tous les fronts ; ma mère avait ses boucles blanches comme aujourd’hui… Et grand’tante Berthe, déjà si vieille, pourrait-elle être là encore ?… J’en étais à faire rapidement, avec crainte, le calcul de l’âge de grand’tante Berte, quand j’arrivai au bureau de la poste… Cependant, je n’hésitai pas ; d’une main qui tremblait seulement un peu, je glissai ma lettre dans la boîte, et le sort en fut jeté.