Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie III/Chapitre I

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 253-269).

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« Tu es un imbécile ! » s’exclama Jean de Chateaubourg quand il eût entendu la confidence de son ami ; et il reprit avec conviction : « Oui, un fameux imbécile ! comment ? te voilà joli garçon, riche et titré ; tu as une position épatante dans le monde ; toutes les mères te guignent pour leurs filles et il y a aussi des jolies femmes qui sont toutes prêtes à te guigner pour elles-mêmes..… et tu vas lâcher tout ça pour te fourrer dans la politique !… Et dans quelle politique, sacrebleu ! » Il arpenta la chambre et revint se placer en face du fauteuil où Étienne s’était assis. « Es-tu fou ? » demanda-t-il.

Étienne s’amusait de son indignation, mais il en était aussi peiné. « Voilà, songeait-il, non sans amertume, comment le monde me jugera ». C’était précisément pour savoir « comment le monde jugerait » qu’il avait mis son ancien camarade de régiment au courant de ses projets. Jean de Chateaubourg avait un double titre à sa confiance. Il représentait l’opinion de ce singulier personnage qu’à Paris on appelle tout le monde et il l’exprimait avec une franchise absolue. Étienne et lui s’étaient connus au 9me chasseurs. Un jour qu’ils se baignaient en rivière, Étienne pris dans des herbes avait failli se noyer et il n’avait dû son sauvetage qu’au courage et à la présence d’esprit de Jean. De natures très différentes, ils n’avaient pas tardé à s’apprécier. Ils se revoyaient toujours avec plaisir, bien qu’ayant peu d’idées communes.

Jean menait à Paris la vie de beaucoup de jeunes gens désœuvrés ; le bal, le club et les courses lui suffisaient pleinement ; il avait un excellent cœur et nombre de qualités qui lui eussent fait honneur si elles n’avaient été annihilées par la maladie chronique de son temps et de son milieu, par cette sorte de flemme qui n’est point la paresse, car elle atteint parfois des actifs aussi bien que des inactifs, mais qui est plutôt une perversion intellectuelle, un désordre des facultés, une absence de gouvernement intérieur. Si le flemmard travaille, c’est par habitude ou pour chasser l’ennui, mais il ne croit pas à son travail. « À quoi bon ! » est le dernier mot de sa sagesse. Il se réjouit d’apercevoir les côtés contradictoires de chaque question et il prend plaisir à noter les continuels échecs et les perpétuels recommencements de l’humanité. Tout lui parait digne d’être analysé, l’important comme l’inutile, l’absurde comme le raisonnable, et de cette analyse ressort toujours quelque motif d’hésiter, de s’abstenir ou de se méfier : ce que ne manquait jamais de faire Jean de Chateaubourg.

« Es-tu fou ? » demanda-t-il de nouveau, voyant qu’Étienne ne répondait pas. — « Probablement » fit celui-ci en riant. — « Ça, reprit l’autre, je te le pardonnerais encore. La folie, c’est une carrière qui ne doit pas manquer d’intérêt, mais je n’admets pas que tu te laisses rouler par un sous-vétérinaire ». — « Qui appelles-tu un sous-vétérinaire ? » — « Vilaret, parbleu ! Il te réduit et veut t’annuler en te prenant à sa remorque ». — « Il ne me prend pas à sa remorque, puisqu’il abandonne sa circonscription pour se présenter à Rennes, en remplacement du député qu’on va élire sénateur ». — « Est-on jamais certain d’une élection ? » — « Le sénateur n’a pas même de concurrent et, quant à Vilaret, son succès ne fait pas l’ombre d’un doute. Il est tout ce qu’il y a de plus populaire en Ille-et-Vilaine et ses concitoyens n’ont cessé d’insister depuis dix ans pour qu’il pose sa candidature à Rennes ». — « Enfin si tu veux absolument être député, prends sa succession, mais au moins ne prend pas son drapeau ! » — « Je ne tiens pas autrement à être député, je t’assure ; je considère celà un peu comme une corvée, mais aussi comme un devoir. »

Jean haussa les épaules. « Oh ! les grandes phrases ! » dit-il. — « Et quant au drapeau, continua Étienne, je ne puis pas me réclamer d’une monarchie dont j’estime que le rétablissement serait nuisible à la France. Ce ne serait pas honnête ». — « Encore des grandes phrases ! répliqua Jean. Est-ce qu’il y a en politique, une démarcation fixe entre ce qui est honnête et ce qui ne l’est pas ? Est-ce que les mots de république et de monarchie représentent des états de choses tranchés ? Est-ce qu’un régime peut être blanc et un autre noir ? Tu me fais rire avec tes manières de raisonner. Si tu continues de croire à l’absolu, tu deviendras jacobin ! Il n’y a rien d’absolu. Tout est variable et relatif…… et maintenant, mon vieux, ajouta le jeune homme en changeant de ton, si nous parlions d’autre chose. Car tu sais, c’est crânement embêtant, ces sujets-là. Qu’est-ce que tu fais ce soir ? »

— « Rien, dit Étienne. Nous sommes arrivés hier de Kerarvro. Je n’ai encore vu personne ».

— « Alors, viens avec moi à la Renaissance, voir Sarah dans Izeyl. Ce n’est pas drôle, parait-il ; mais tout le monde en parle. Après, nous irons souper chez Maire. Toi qui aimes la musique, il y a là des Tziganes qui ne sont pas de Montmartre, je t’en réponds. « Étienne accepta, serra la main de son ami et s’en alla. L’appartement de Jean était un petit entresol situé sur le boulevard Haussmann, presque en face de l’avenue de Messine : entresol élégant, mais trop quelconque ; les photographies d’actrices, les accessoires de cotillon, les cartes d’entrée au pesage et au Concours hippique, le dernier roman paru posé sur le dernier numéro de la Vie parisienne, indiquaient dès l’entrée le genre d’existence du locataire.

Étienne, sur qui les violences de Jean n’avaient pas fait beaucoup d’impression parce qu’il s’y attendait et que, d’ailleurs, sa résolution était maintenant irrévocable, descendit paisiblement vers la Madeleine. Avec la mobilité d’impression de la jeunesse, il était enchanté de revoir Paris et jouissait du bruit et du mouvement qui se faisaient autour de lui. Avril commençait ; les bourgeons précoces, les premiers fiacres découverts et quelques essais de toilettes claires annonçaient le printemps. Des vendeurs de journaux criaient le numéro sensationnel de la Patrie ou du Jour. Étienne flànait. Il examina des meubles anciens en vente chez un tapissier célèbre, trouva joli l’étalage d’une fleuriste qui exposait ce jour-là une symphonie d’œillets soufre et de jacinthes mauves, donna un coup d’œil à la devanture d’un libraire pour voir les publications récentes, fit une station chez son coiffeur et une commande chez son chapelier et finalement ayant atteint le carrefour du Grand-Hôtel, tourna dans la rue Scribe et entra au Jockey. Il y venait trois fois par an tout au plus ; la gloriole d’en faire partie n’avait duré que l’espace d’un matin et, très vite, il avait regretté de s’y être présenté tant on s’y ennuyait. L’escalier lui parut plus laid, les salons plus vides, les dorures plus banales encore que de coutume. Sur le balcon, quelques débris du second empire regardaient les femmes aller et venir autour de Old England. Dans le salon de lecture, un monsieur ronflait, le nez sur sa gazette. Étienne salua un vieux général qui errait, comme une âme en peine, d’une pièce à l’autre « Ah ! bonjour, mon cher ami… très bien, parfaitement..… et vous donc ? » s’écria celui-ci en lui serrant les mains avec effusion. Puis il ajouta : « Vous êtes toujours en garnison à Nancy ?… allons tant mieux… très belle ville, poste d’honneur !… mes amitiés à votre colonel ». Étienne se garda de le détromper, s’assit pour parcourir deux ou trois journaux, puis reprit sa route à travers Paris.

La place Vendôme, la rue de Castiglione, la rue de Rivoli et la place de la Concorde constituaient son itinéraire préféré. Rien n’était, à son sens, plus parisien que ce quartier qui appartenait au passé par son architecture et ses souvenirs et au présent par les élégances toutes modernes qui s’y donnaient rendez-vous. Succédant aux cohues et aux bigarrures des boulevards, la sobriété grandiose de la place Vendôme, la parfaite ordonnance et les proportions harmonieuses de la place Concorde charmaient son regard. Il déboucha derrière la statue de Strasbourg, à l’heure où le flot des voitures traçait, de la rue Royale aux Champs-Élysées, un arc de cercle chatoyant. Une fine poussière nacrée s’élevait autour des statues, des colonnes rostrales et des deux fontaines monumentales. À travers cette poussière, on distinguait le pérystyle grandiose de la Chambre des Députés, le jardin de la Présidence et la longue façade du Ministère des Affaires Étrangères ; puis soudain, s’élevant en l’air avec la hardiesse d’une fusée, la tour Eiffel surgissait ; et c’étaient ensuite la ligne ondulante des arbres bordant la place avec les deux trouées profondes des Champs-Élysées et de l’avenue Gabriel ; ligne encore grisâtre à peine frangée de vert clair, avec parfois la note éclatante de quelque maronnier précoce, déjà revêtu de sa toilette printanière. Çà et là, la vitre ronde d’un reverbère, les gouttelettes tombant d’une des fontaines, une pique dorée de la grille entourant l’obélisque, le métal luisant d’un harnais, recevant un rayon de soleil, le renvoyaient en étincelles diamantées. C’était un décor de féerie, la silhouette d’une cité aérienne où la vie serait aimable et facile, sans injustices et sans soucis. Étienne pensa à tout l’éclat trompeur de ce spectacle, à ce que ces gazes brillantes recouvraient d’incompréhensible et d’attristant, à tout ce qu’une ville comme Paris renferme d’efforts infructueux, de déceptions imméritées, de révoltes, de cruautés et d’inutiles souffrances… alors il regretta les bois de Kerarvro.

En approchant du pont de la Concorde, il aperçut trois jeunes gens qu’il connaissait : ils arrivaient par le cours la Reine et le hélèrent de loin avec des exclamations joyeuses. Quand ils furent près de lui, ils lui secouèrent la main avec toute l’apparence de la plus vive amitié ; après quoi tous quatre se regardèrent, n’ayant rien à se dire. « Tu ne viens pas à l’Agricole ? interrogea enfin l’un d’eux. Nous allons faire un petit bézigue ». Le Cercle Agricole dressait en face d’eux, sur l’autre rive de la Seine, sa somptueuse rotonde. Étienne y allait plus volontiers qu’au Jockey ; il appréciait l’excellente bibliothèque du cercle et la faculté qu’avaient les membres d’inviter des amis à déjeuner et à dîner ; mais il évitait soigneusement l’heure insipide du bézigue. « Merci, répondit-il ; tu sais que j’ai une sainte horreur des cartes ! Je crois que j’irai plutôt à la salle d’armes. » — « Ah ! fit un autre, tu es de la gomme athlétique, toi. Eh bien, tu aurais dû venir au cercle hier. Il y avait une discussion entre Harnois, tu sais, le grand Harnois.… et Champelin, celui qui est avec la petite Irma, des Folies-Bergères ; mon cher, c’était roulant ». Étienne demanda quel était le sujet de la discussion. L’autre expliqua : « Harnois prétendait que le sport est un dérivatif, tu comprends ?… et que ça enlève certaines facultés… tu comprends ?… et Champelin disait au contraire que ça en donne et ils argumentaient avec des tas de détails.… techniques ; là-dessus on s’est divisé en deux camps et tous les vieux bonzes qui étaient dans le salon de lecture sont arrivés pour dire leur mot ». Tous trois se gondolèrent à ce souvenir et celui qui avait parlé fut pris d’une quinte de toux à cause d’un corset qu’il portait depuis peu et auquel il n’était pas encore habitué.

À ce moment le vicomte d’Orbec survint et se mêla à leur groupe. C’était un homme d’une quarantaine d’années, veuf sans enfants, allant beaucoup dans le monde, confident de toutes les femmes, en sorte qu’on l’avait surnommé le « consolateur des affligées », aimable d’ailleurs et inoffensif. Il paraissait enchanté de rencontrer Étienne. « Enfin, s’écria-t-il, vous voilà revenu ! J’ai été trois fois chez vous depuis quinze jours, espérant toujours vous trouver. J’ai des choses confidentielles à vous dire ». Et il prit un air important. Ce que voyant, les bézigueurs s’en allèrent après de nouvelles poignées de mains, aussi chaleureuses que les premières. D’Orbec prit le bras d’Étienne : « Venez là-haut» dit-il, en montrant les Tuileries que longeait le quai désert. Ils pénétrèrent par la petite porte ouverte dans la muraille de la terrasse, à l’angle de la place ; puis, longeant l’Orangerie, ils marchèrent dans la direction du pont de Solférino. Étienne était intrigué. « Mon cher, dit d’Orbec après un instant de silence, vous n’ignorez pas que Monseigneur le duc d’Orléans réorganise son service d’honneur ». Il parlait avec une sorte de solennité respectueuse. « Le Prince, continua d’Orbec, est naturellement désireux d’avoir auprès de lui des représentants des grandes familles françaises. Mais il les veut jeunes, instruits, intelligents.… il y tient beaucoup… j’ai pensé à vous » ; il s’arrêta pour juger de l’effet de ses paroles. — « Merci beaucoup, dit simplement Étienne ; vous êtes très aimable d’avoir pensé à moi ; mais je vous avouerai que cela ne me conviendrait pas du tout ». D’Orbec, un peu offusqué, reprit : « Je ne vous cacherai pas, mon cher Crussène, que votre nom a été prononcé devant le Prince et que Monseigneur a daigné approuver l’idée que je me permettais de lui suggérer » — « J’en suis très touché, répondit Étienne, mais je tiens à garder toute ma liberté et, d’ailleurs, je vous le répète, un semblable poste, quelque honorable qu’il soit, ne me conviendrait pas ».

— « Allons, fit d’Orbec avec un sourire mystérieux, je vois qu’il faut employer les grands moyens ; écoutez bien ce que je vais vous dire et promettez-moi seulement de n’en souffler mot à qui que ce soit » ; et sans attendre l’engagement du jeune homme, il continua en baissant la voix comme pour une confidence grave : « Vous ne vous souciez pas, je le vois bien, de remplir le rôle de gentilhomme de service parce que vous le trouvez monotone et pour tout dire au-dessous de vos talents. Oh ! ne vous en défendez pas ! cela est tout naturel. Vous êtes fort intelligent, vous avez des vues personnelles ; je comprends très bien votre méfiance à l’endroit d’une fonction semblable. Aussi ne serait-elle dans ma pensée qu’un prélude. Le Prince, mon cher — et il marquait, en parlant, une sorte de conviction réfléchie qui stupéfiait Étienne — le Prince est plus près du trône que vous ne le croyez. La prison, l’exil, la mort de son père l’ont mûri ; il travaille énormément, se tient au courant de tout et apporte dans le maniement des hommes et dans l’organisation de son parti, un mélange de décision et de prudence tout à fait remarquable. Il est question pour lui d’un mariage magnifique qui lui permettrait, une fois sur le trône, de renouveler au profit de la France, tout le système des alliances européennes. Enfin il a arrêté le plan de la prochaine campagne électorale et cette fois, je crois que nous tenons le succès. Vous ne devinerez jamais quelle idée simple et admirable il a eue ? » « Non, dit Étienne, je ne devine pas ». — « Eh bien ! mon cher, le Prince a jeté les yeux sur les Conseils d’arrondissement, tout simplement. Il s’est dit qu’il y avait là une force inutilisée. Jusqu’ici, les Conseillers d’arrondissement n’ont rien pu faire, emprisonnés qu’ils sont dans les règlements administratifs. Mais cette inaction leur pèse, d’autant que certains sont partis de là, pour demander leur suppression. Aux prochaines élections, tout l’effort monarchiste portera donc sur les Conseils d’arrondissement et un pointage très sérieux nous permet de compter sur une respectable majorité, au premier tour, dans 109 conseils et, au ballottage, dans 91 autres. Ce serait magnifique, n’est-ce pas ? » — « Et alors ? dit Étienne. À quoi cela vous avancera-t-il ? » — « Comment, à quoi cela vous avancera ? Mais les Conseils ainsi formés se lèveront à notre appel. » — « Ah ! Ils se lèveront ? » — « Comme un seul homme et ils constitueront, au sein du gouvernement même, des foyers d’action et d’influence royalistes. Et puis ce n’est pas tout. Le Prince donne beaucoup d’attention à la Presse en laquelle il reconnaît une des grandes forces de la civilisation moderne. Seulement, ses moyens ne lui permettent pas d’entretenir de nombreux journaux ; il a même dû supprimer la plupart des subventions, dont bénéficiaient jusqu’alors les petites feuilles de province qui, du reste, étaient loin de rapporter de la popularité en proportion de ce qu’elles coûtaient d’argent. Alors, il a eu de nouveau une idée étonnante. »

Étienne s’impatientait un peu en songeant à ses fleurets et aux coups de bouton perdus. Une horloge sonna six heures. « Oui, continua imperturbablement le vicomte, il a institué un office central, où un certain nombre de jeunes écrivains politiques sont occupés à rédiger des articles sur les questions actuelles et à présenter sous un jour satisfaisant les solutions qu’y apporterait la monarchie. Et ces articles sont expédiés à des journaux incolores qui les insèrent moyennant un léger paiement. De la sorte on dépense moins puisqu’on ne paie que les articles insérés, et ces articles, paraissant dans des journaux non taxés de monarchisme, agissent bien plus fortement sur l’opinion. Avouez que c’est très fort. » Étienne avoua. D’Orbec allait entrer dans d’autres considérations sur les chances prochaines de restauration, quand il se rappela soudain qu’il avait un rendez-vous pour 5 heures et demi — une charmante veuve qui pensait à convoler et voulait le consulter. Il prit la main d’Étienne : « Enfin, mon cher Crussène, dit-il, réfléchissez-bien. Je vois que je vous ai ébranlé. Nous en recauserons. Croyez-moi, c’est là que sont l’avenir de la France et le vôtre. » Ils s’en allèrent chacun de leur côté. Étienne, malgré son dépit d’avoir été tenu si longtemps à écouter ce verbiage ne pouvait s’empêcher de rire à l’idée des Conseils d’arrondissement, se levant « comme un seul homme» au cri de : Vive le Roi !